Les chants XXXII et XXXIII du Roland furieux sont construits à partir d’un espace tout à fait particulier : il s’agit du Château de la Roche Tristan. Ce château met en question au chant XXXII les règles de l’hospitalité chevaleresque et courtoise ; d’autre part, les peintures qu’il renferme, et qui font l’objet d’une longue description au chant XXXIII, sont le prétexte pour l’Arioste à une vigoureuse sortie contre les invasions françaises en Italie et contre la guerre en général.
À bien des égards, donc, ce château est un anti-château.
En effet, au chant XXXII, sous couvert de rapporter une très ancienne coutume médiévale remontant à Tristan, l’Arioste imagine pour le château des règles d’hospitalité délirantes. Au principe sacré de l’accueil, à la protection due au visiteur, il substitue un système d’expulsion où seule subsiste la loi du plus fort. La performance du banquet, qui identifie la représentation du château médiéval à la célébration de la communauté chevaleresque réunie, est ainsi systématiquement empêchée, détruite.
Au chant XXXIII, la description des peintures prophétiques créées par Merlin sur les murs de la salle du banquet permet à l’Arioste de dresser un véritable réquisitoire, non seulement contre la France impérialiste de François Ier, mais contre l’injustice et l’inutilité de la guerre en général : après les valeurs courtoises, ce sont les valeurs agonistiques qui sont ici clairement dénoncées au nom de l’humanisme. Après la performance du banquet, c’est la performance du combat qui devient impossible et perd toute signification.
Le château cristallise donc la déconstruction humaniste des valeurs et des performances médiévales.
Le chant XXXII
Pour le chant XXXII, les éditions Valgrisi et Franceschi proposent l’une et l’autre des gravures fondées sur l’opposition des châteaux. Trois châteaux sont mis en regard : la forteresse d’Arles au premier plan, où Brunel est châtié ; la forteresse de Montauban au second plan où Bradamante reçoit d’inquiétantes nouvelles de Roger par l’intermédiaire d’un chevalier gascon ; le château de la Roche Tristan enfin au fond, où est représenté le banquet interrompu. En Arles, la loi médiévale s’exerce, mais pour punir et non pour célébrer ; à Montauban, la loi est suspendue : Roger est absent, Bradamante attend, rien ne se passe ; à la Roche-Tristan, enfin, la loi est rétablie, mais une loi parodique, ridicule.
L’édition Valvassori et l’édition Nucio d’Anvers privilégient le combat de Bradamante aux portes du château. Le modèle sémiologique de la performance, de l’affrontement agonistique, est évident, mais il est en quelque sorte barré, raturé par la pluie : le détail trivial déconstruit la performance. Dans la gravure d’Anvers, Bradamante n’a même plus d’adversaire à terrasser. C’est face à un cheval dont le cavalier a vidé les arçons qu’elle se tient, lance relevée.
Au dix-huitième siècle, l’enjeu idéologique du chant XXXII n’est plus compris. Dans l’édition Brunet, Monnet dessine un détail narratif sans importance, le moment où un berger indique à Bradamante comment se rendre au château de la Roche Tristan. C’est le cheminement narratif, le voyage de Bradamante qu’il semble important de représenter ; la narration n’est plus le prétexte à nouer entre elles les performances ; elle devient l’enjeu fondamental du récit. Cochin représente Bradamante au moment où celle-ci plaide pour Ulanie, que les lois du château devraient expulser. Le dépit d’Ulanie est un détail psychologique absent de chez l’Arioste, qui transforme le problème de la célébration du banquet en une scène de genre et de moeurs, une dispute familiale à la Greuze : Le Fils ingrat ne met-il pas en scène en quelque sorte une expulsion ?
Le chant XXXIII
Pour le chant XXXIII, les éditions Valgrisi et Franceschi privilégient la représentation des peintures de Merlin, expliquées à Bradamante et à Ulanie par le seigneur du château. Dans l’édition Valgrisi, la galerie de peinture est encore représentée du dehors, mais occupe déjà entre le tiers et la moitié de la gravure (voir la gravure) ; dans l’édition Franceschi, la galerie est représentée du dedans, le lecteur-spectateur est supposé présent par effraction à l’intérieur du château ; la galerie occupe les trois quarts de la gravure, tous les autres épisodes du chant étant resserrés dans une sorte de paysage en fenêtre, que l’on peut d’ores et déjà considérer comme l’espace vague d’un dispositif scénique.
Dans toutes les autres éditions du XVIe siècle, les exploits chevaleresques occupent une place plus importante, et l’exposition des peintures est minorée, malgré l’insistance du texte, qui présente cette gigantesque ekphrasis à la fois comme un tour de force du poète et comme le clou des merveilles de Merlin. Dans l’édition Nucio d’Anvers et dans l’édition Rampazetto les peintures sont carrément absentes : ce sont les hauts faits de Roger chez le Sénape qui sont privilégiés. Cette tendance s’accentue dans les éditions du dix-huitième siècle, où les harpies sont jugées décidément plus pittoresques. Plus proche de l’édition Valgrisi, l’édition Valvassori oppose une moitié droite de gravure dédiée aux peintures et une moitié gauche dédiée aux combats.
La mise en scène du seigneur du château de la Roche Tristan décrivant les peintures de sa salle des banquets à ses hôtes avait pourtant de quoi exciter l’imagination des graveurs, puisqu’elle représentait précisément l’articulation entre texte et image, sur laquelle travaille toute illustration d’un livre. Par cette ekphrasis, l’Arioste faisait entrer l’image dans son texte, comme par les gravures, les dessinateurs faisaient entrer le texte dans leurs images. L’ekphrasis était un passage obligé de l’écriture épique : Homère avait décrit le bouclier d’Achille dans l’Iliade ; Virgile, celui d’Énée dans l’Énéide. C’est à ce titre, que l’Arioste se lance dans l’exercice virtuose du chant XXXIII. Mais les premiers graveurs ramènent leurs illustrations aux codes convenus de la performance chevaleresque ; quant aux graveurs récents, ils ne veulent plus retenir du récit que le merveilleux du conte oriental, les monstres et les merveilles de l’Éthiopie. La spécificité du chant XXXIII se perd. Ce n’est que dans le bref intervalle du tournant du siècle que les deux éditions Valgrisi et ranceschi auront saisi l’enjeu sémiologique essentiel de ce chant XXXIII.
… à propos du Sénape, dit aussi le « prêtre Jean »
Le prêtre Jean est le nom d’un roi-prêtre chrétien médiéval mythique, qui aurait régné sur un vaste empire localisé d’abord en Asie centrale, puis, plus tard, en éthiopie. Il apparaît pour la première fois dans la Chronique d’Otto de Fresingen, qui aurait entendu parler d’un puissant souverain chrétien régnant en Orient en 1145 par un eacute;vêque syrien venu à la cour du pape à Viterbe. En 1177, le pape Alexandre III écrivit une lettre au « presbyter Iohannes », dans l’espoir d’en faire un allié des princes européens dans leur lutte contre l’Islam en Méditerranée. À cette époque on croyait que le prêtre Jean était le souverain d’un pays d’Asie, près de l’Inde.
Pendant la Ve croisade, au début du XIIIe siècle, les Croisés recueillirent en Égypte des informations concernant l’éthiopie. C’est ainsi que les souverains chrétiens de Nubie et d’Éthiopie, luttant pour défendre leur foi, furent connus en Europe. Le prêtre Jean d’Inde, dont la légende était plus ancienne, fut alors identifié aux empereurs d’Éthiopie, probablement parce qu’en Europe l’Inde et l’Éthiopie étaient souvent confondues. Jusqu’à la Renaissance, on crut que seul un mince détroit séparait l’Éthiopie du sub-continent indien.
Dans les documents du XVe siècle, le prêtre Jean prend le nom d’At Senab, qui est une corruption de l’arabe Abd as-Salib, traduction égyptienne de l’éthiopien Gäbrä-Mäsqäl, le serviteur de la croix, le titre officiel de certains empereurs éthiopiens, notamment d’Amda-Seyon Ier (1314-1344).
Au XVIe siècle, le Sénape n’apparaît pas seulement chez l’Arioste. Dans La Jérusalem délivrée du Tasse, Clorinde est la fille du Sénape : héroïne guerrière, elle reçoit le baptême de son amant Tancrède, qui l’a mortellement blessée au combat sans la reconnaître, avant de mourir entre ses bras.
(d’après Enrico Cerulli)
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