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Résumé

Le Livre de Judith occupe une place à part dans le corpus biblique. Reçu comme canonique par les catholiques, il est considéré par les protestants comme un roman. La tradition juive accorde toute sa place à Judith, mais à partir d'un autre texte. Judith existe donc à la fois dans la Bible et en dehors d'elle. De fait, l'histoire de Judith est un vrai roman. On suit dans cet article les avatars de sa représentation à l'image. Le Moyen Âge a donné à Judith une signification à la fois politique et religieuse, dans une perspective allégorique où l'histoire de Judith préfigurait celle de l'avènement du Christ. Mais le meurtre d'Holopherne cadre mal avec une préfiguration de la Passion : pour cette raison, on fait entrer en scène Achior, l'Ammonite vertueux, qui disparaîtra de la scène à l'époque moderne. Le Caravage puis Artemisia Gentileschi révolutionnent alors l'image de Judith, qu'ils désacralisent : décapitant Holopherne devant un ciel vide, Judith prend la revanche des femmes sur l'oppression masculine. Parallèlement, et dans un cadre beaucoup plus conventionnel, la production, considérable, des Judith modernes délaisse peu à peu le récit de la libération des Juifs au profit de la création d'une icône de la femme, dont l'épée devient un simple (et sublime) attribut de la féminité.

Abstract

The Book of Judith occupies a special place in the biblical corpus. Accepted as canonical by Catholics, it is considered a novel by Protestants. Jewish tradition gives Judith her rightful place, but from a different text. Judith therefore exists both in the Bible and outside it. In fact, the story of Judith is a true novel. In this article, we follow the avatars of her representation in images. The Middle Ages gave Judith both political and religious significance, in an allegorical perspective in which Judith's story prefigured that of the coming of Christ. But the murder of Holofernes did not fit in well with a prefiguration of the Passion: for this reason, Achior, the virtuous Ammonite, was brought into the picture, but he disappeared from the scene in modern times. Caravaggio and then Artemisia Gentileschi revolutionized the image of Judith, desacralizing it: beheading Holofernes in front of an empty sky, Judith takes women's revenge on male oppression. At the same time, and in a much more conventional setting, the considerable output of modern Judiths gradually abandoned the story of the liberation of the Jews in favor of the creation of an icon of womanhood, in which the sword becomes a simple (and sublime) attribute of femininity.

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Références de l’article

Serge Ceruti, Stéphane Lojkine, , mis en ligne le 26/08/2024, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/ressources/illustrer-bible/representer-judith-entre-histoire-portrait

Les enluminures et les tableaux évoqués dans cet article sont commentés en détail par S. Ceruti dans les notices d'Utpictura18. On y accède soit directement en cliquant sur les images illustrant l'article, soit depuis le bouton ⍈ des Ressources externes (5e à gauche).

Le livre de Judith

La version hébraïque originelle du Livre de Judith a peut-être existé mais elle est perdue. Le texte n’existe qu’en grec et fait partie de la Bible des Septante, que seuls les catholiques et les orthodoxes reconnaissent comme canonique ; c’est pourquoi ce livre n’existe pas dans les bibles protestantes. Et quoique le livre de Judith ne figure pas dans la bible hébraïque, son histoire est connue dans la tradition juive la plus orthodoxe par le biais du Siddour1, qui la rattache à la fête de Hanoucca, la Pâque juive.

Siddour afghan
Siddour afghan du IXe siècle, découvert en 2001 par Moishe Rosenfeld

Histoire et roman

Le livre de Judith utilise, en les adaptant, quelques données historiques, mais c’est un vrai roman qui met face à face le général Holopherne et Judith. Le livre est divisé en 16 chapitres et deux compositions poétiques, les prières de Judith. Le contexte est celui du retour des Juifs de Babylone, après leur déportation pendant 50 ans. Mais le nom d’Holopherne, qui est Perse, ne s’accorde guère avec celui de Nabuchodonosor dont il est censé être le général : ce roi babylonien est mort en 562, plus de vingt ans avant le retour d’exil des Juifs.

L’histoire commence par l’invasion de la Judée par Holopherne. Le général a la réputation de tout détruire et de piller les sanctuaires, alors que le temple de Jérusalem vient d’être reconstruit. Après de vaines tentatives des Juifs pour arrêter la guerre, Holopherne fait le siège de Béthulie2, dont les habitants souffrent vite de faim et de soif : la révolte gronde contre le chef de la ville, qui promet que Dieu les sauvera en cinq jours.

Judith à Béthulie

C’est alors que Judith entre en scène. C’est une jeune veuve et une belle femme (Judith 8, 4-7). Elle invite chez elle deux anciens de la ville et commence par les réprimander sur la promesse inconsidérée qu’ils ont faite au peuple que Dieu les sauverait en cinq jours (8, 10). Est-ce qu’on sait les desseins de Dieu ? Elle leur annonce qu’elle va quitter la ville le soir même avec sa servante pour une action extraordinaire qu’elle ne peut pas leur révéler. Après s’être lavée et parfumée, avoir quitté ses habits de veuve pour des habits de fête, pour séduire les yeux des hommes qui la verraient (10, 3), elle part pour le camp ennemi avec sa servante et déclare aux gardes assyriens du camp qu’elle vient voir Holopherne pour l’aider à devenir le maître de toute la région.

Judith dans la tente d’Holopherne

Introduite auprès du général elle lui affirme qu’elle veut trahir (11, 3). Pendant trois jours elle va et vient du camp ennemi vers l’extérieur, où elle va prier et faire ses ablutions pour rester pure. Ce va-et-vient a pour but d’installer une habitude qui paraît naturelle aux soldats du camp, de la part d’une prostituée juive.

Un banquet organisé par Holopherne pour ses officiers va donner l’occasion à Judith de passer à l’action :

Le quatrième jour, Holopherne donna un banquet auquel il invita seulement ses officiers, non compris ceux des services. Il dit à Bagoas, l’eunuque préposé à ses affaires : Va donc persuader cette fille des Hébreux qui est chez toi de venir avec nous pour manger et boire en notre compagnie. Ce serait une honte pour nous de laisser partir une telle femme sans avoir eu commerce avec elle. Si nous ne réussissons pas à la décider, on rira bien de nous. Bagoas sortit donc de chez Holopherne et entra chez Judith. Cette jeune beauté daignerait-elle venir sans tarder en présence de mon maître ? Elle sera à la place d’honneur en face de lui, boira avec nous un vin joyeux, et deviendra aujourd’hui même comme l’une des filles des Assyriens qui se tiennent dans le palais de Nabuchodonosor. — Qui suis-je donc, répondit Judith, pour m’opposer à Monseigneur ? (12, 10-14)

Il faut noter ici l’enchaînement typiquement romanesque des événements selon une logique de vraisemblance. Le banquet oblige en quelque sorte Holopherne à inviter Judith, qui s’est fait reconnaître comme une prostituée ; et Judith ne peut qu’accepter cette invitation : ce qui vient d’un général vaut ordre.

Judith donc se pare (12, 15) : il faut comprendre qu’elle s’habille comme si elle allait coucher avec Holopherne. Elle entre dans la tente du général et s’installe devant lui : sous le charme, il boit beaucoup. A la fin du banquet, les officiers s’en vont, Bagoas laisse seuls dans la tente Judith et Holopherne « effondré sur son lit, noyé dans le vin » (13, 2) : Judith est là pour servir les besoins du général, tout le monde le comprend et y acquiesce.

Judith et Holopherne - Horace Vernet

Holopherne décapité

Judith demande alors à sa servante de faire le guet à l’entrée de la tente et après une courte prière silencieuse, elle passe à l’action :

Elle s’avança alors vers la traverse du lit proche de la tête d’Holopherne, en détacha son cimeterre, puis s’approchant de la couche elle saisit la chevelure de l’homme et dit : Rends-moi forte en ce jour, Seigneur, Dieu d’Israël. Par deux fois elle le frappa au cou, de toute sa force, et détacha sa tête. Elle fit ensuite rouler le corps loin du lit et enleva la draperie des colonnes. Peu après elle sortit et donna la tête d’Holopherne à sa servante, qui la mit dans sa besace à vivres, et toutes deux sortirent du camp comme elles avaient coutume de le faire pour aller prier. (13, 6-10)

Judith soulève les cheveux d’Holopherne pour pouvoir le décapiter. Par ce geste, elle répète celui de Dalila trahissant Samson (Juges 16, 19-20). Dans les cheveux réside la force de l’homme, et symboliquement cette force par ce geste passe d’Holopherne à Judith. Judith et sa servante sortent ensuite sans éveiller l’attention grâce au petit manège des prières et ablutions mis en place les jours précédents.

Judith et Holopherne (marquetterie de la cathédrale de Bergame) - Lorenzo Lotto
Judith montre la tête d’Holoferne au peuple - Bloemaert
Judith présentant la tête d’Holopherne aux habitants de Béthulie - Solimena

Victoire des Béthuliens

La tête d’Holopherne est ensuite suspendue aux murailles de la ville. Lorsque les Assyriens s’aperçoivent de la mort de leur général, ils s’enfuient. Les Béthuliens les poursuivent et s’emparent du camp. Quant à Judith, elle chante une longue prière d’action de grâces, elle est fêtée par tous et le Grand prêtre la bénit.

La Judith médiévale

L’histoire biblique médiévale ne se transmet et diffuse ni strictement, ni exclusivement par le texte biblique. Toutes sortes d’histoires circulent : Bible historiale de Petrus Comestor (Pierre le Mangeur) ou Historia Scholastica (1169-1173), Bible d’Acre3 (1250-1280), et plus généralement toutes les Bibles moralisées qui fleurissent à partir du XIIIe siècle.

Toutes ces adaptations bibliques font référence à Judith, dont l’action extraordinaire est lue comme un exemple pour les Croisades. Le poème de Gautier de Belleperche, la Chevalerie de Judas Macchabée4, contient également une histoire de Judith, avec une variante intéressante : à son retour à Béthulie, qui se fait sans encombre dans la version de la Septante, Judith fait l’objet d’une enquête de la part d’Achior, pour attester que la tête est bien celle d’Holopherne. Cette péripétie provient d’une tradition juive différente de celle véhiculée par la Septante et la Vulgate. Autre variante, la fête commémorant l’histoire de Judith, qui est normalement la fête de Hanucca, est dans certaines versions médiévales désignée comme « jour de Cambyse » (Petrus Comestor, Macé de la Charité, Gautier), ou « Fête des Chambres », qui peut faire référence à Souccot, la fête juive des Tentes, ou à la tente même d’Holopherne5.

L’épisode spectaculaire d’Holopherne décapité qui va à partir de la Renaissance focaliser l’attention des peintres, ne focalise pas nécessairement au Moyen Âge toutes les attentions. Dans un régime de représentation narratif, l’enluminure se partage entre différentes séquences du récit. Les manuscrits enluminés répartissent l’illustration du récit entre ses différentes séquences, et les miniatures ne représentent pas nécessairement, ni exclusivement la décapitation.

La Bible d’Utrecht

Le texte de cette Bible a été copié à Utrecht en 1443 par Gerard Wesselszoon de Deventer et enluminé par la première génération des enlumineurs hollandais ayant travaillé pour les ateliers d’Utrecht. Le Livre de Judith débute au folio 3 du second volume, et court jusqu’au folio 8, avec 12 enluminures. La première est un H historié représentant la décapitation d’Holopherne, scène qui est à nouveau représentée au moment où elle arrive dans le récit, au verso du folio 7 : l’enlumineur signale ainsi la décapitation comme emblème de l’ensemble du récit.

Judith dans la tente d’Holopherne (Bible d’Utrecht, KB 78D38 II, F7v)
Judith donne la tête d'Holopherne à sa servante (Bible d'Utrecht, KB 78D38 II, F3r)

La composition des deux miniatures est similaire, avec la tente d’Holopherne grande ouverte, au mépris de toute vraisemblance, pour permettre au lecteur de voir toute la scène. Mais la raison de cette ouverture n’est pas principalement visuelle : elle est d’abord allégorique. La tente par excellence dans la Bible, c’est le tabernacle, ou Tente du rendez-vous, où est entreposée l’arche d’alliance pendant la Traversée du Désert. Le Temple de Jérusalem est explicitement construit comme une réplique de ce tabernacle, avec son rideau de séparation, derrière lequel l’arche demeurait cachée. Ce rideau dans la tente — le voile du tabernacle — joue un rôle essentiel dans la symbolique figurative chrétienne : il articule l’Ancien Testament, où Dieu ne se manifeste que derrière lui, et reste caché, au Nouveau Testament, à la fin duquel, à la mort du Christ, il se déchire. Sur nos miniatures représentant la décapitation d’Holopherne, les pans de toile ouverts de la tente sont noués aux deux piquets des angles à la manière dont on représente le rideau noué et ouvert du tabernacle. Ce rideau noué et ouvert est un élément essentiel de l'iconographie religieuse chrétienne, qu'on retrouve derrière les représentations des évangélistes et de la Vierge en majesté. Il vient rappeler que le chrétien, par la grâce du Christ, a un accès direct à Dieu, qui restait caché dans l’ancienne loi. Le meurtre d’Holopherne dans la tente préfigure ainsi le sacrifice du Christ, qui lui-même est identifié à l’arche d’alliance dans la tente. Ainsi, l’épisode romanesque et semi apocryphe de Judith est replacé au chœur de la théologie chrétienne.

Un autre intérêt de la Bible d’Utrecht est le caractère systématique de la représentation qu’elle propose du récit du Livre de Judith. Toutes les séquences du récit ont le droit à leur image, alors que les représentations ultérieures ne se focaliseront plus que sur quelques scènes, et bientôt sur la seule scène de la décapitation.

Achior met Holopherne en garde contre les Israélites (Bible d'Utrecht, KB 78D38 II, F4v)

Le retour des ambassadeurs bredouilles auprès de Nabuchodonosor qui les avait envoyés demander du renfort dans sa guerre contre les Mèdes (F3v), le plaidoyer d’Achior, roi des Ammonites auprès d’Holopherne pour le dissuader de s’attaquer aux Israélites (F4v), les remontrances des Béthuliens assoiffés contre Ozias (F5v), figurent le débat politique, et même plus précisément l’échec du discours et de la représentation politique. Judith n’est pas une figure morale ou héroïque isolée : Judith vient pallier un blocage du politique.

Judith reçoit la bénédiction du grand prêtre Ioakim (Bible d’Utrecht, KB 78D38 II, F8v)
Echec des ambassadeurs de Nabuchodonosor (Bible d'Utrecht, KB 78D38 II, F3v)

 

La dernière miniature représente la résolution de ce blocage : le grand prêtre Ioakim vient en ambassade depuis Jérusalem remercier publiquement Judith devant les Béthuliens assemblés (F8v). Dans le texte biblique, c’est chez elle que Joakim remercie Judith. L’enlumineur en transposant la scène en extérieur, devant le peuple assemblé, introduit une symétrie avec l’échec des ambassadeurs de Nabuchodonosor qui ouvrait le récit. Nabuchodonosor entouré par ses ambassadeurs renvoyait l’image de confusion et d’anarchie que donne un pouvoir purement laïc reposant sur la force. Judith agenouillée devant Ioakim sous le regard des Béthuliens ramène l’ordre, sur un modèle politique qui est celui de l’Église : Ioakim est un évêque qui donne sa bénédiction.

Le Speculum humanæ salvationis (Miroir du salut de l’homme)

Au début du XIVe siècle, on voit apparaître une nouvelle manière, typologique, d’aborder l’histoire biblique : c’est le Speculum humanæ salvationis, dont les plus anciens manuscrits datent de 1324. Il ne s’agit plus de dérouler un récit biblique, mais de dégager des images exemplaires. Les images sont disposées deux par deux. Une scène de l’Ancien Testament est confrontée à une scène des Evangiles : l'Ancien Testament préfigure ; les Evangiles confirment. Ancienne et Nouvelle Lois ne se réduisent d'ailleurs pas aux seuls textes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Du côté de l'ancien monde avec ses signes avant-coureurs, on sollicite à côté de la Bible canonique l'histoire de Cyrus ou les légendes entourant la sibylle ; du côté du nouveau monde qui vient confirmer les signes antérieurs, on adjoint aux Evangiles toute une tradition allégorique qui s'est développée autour de la Passion du Christ. Dans le cas qui nous intéresse ici, il importe donc peu que l'authenticité du Livre de Judith soit contestée, et la Compassio Mariae qui lui est associée relève de la liturgie chrétienne plutôt que des Evangiles.

Marie écrase le démon. Judith s'apprête à décapiter Holopherne (Speculum Humanae salvationis, Hs-2505, F56v)
Marie écrase le démon. Judith s'apprête à décapiter Holopherne (Speculum humanae salvationis, Bnf FR188, F34r)

De nombreux manuscrits enluminés du Speculum humanae salvationis nous sont parvenus. L’appariement des scènes est grosso modo toujours le même, et le Livre de Judith y est sollicité, dans chaque exemplaire, deux fois. Sans surprise, une des scènes sélectionnées est celle qui confronte Judith à Holopherne endormi dans la tente du général. Le choix de l’autre scène est plus surprenant : il s’agit d’Achior attaché à un arbre par les soldats assyriens, un épisode du début du Livre de Judith tombé dans l’oubli depuis.

Flagellation du Christ. Achior attaché (Speculum Humanae salvationis, Hs-2505, F36v)
Flagellation du Christ. Achior attaché (Speculum humanae salvationis, Bnf FR188, F24v)

On se souvient que l’histoire de Judith débute par la campagne menée par Nabuchodonosor contre Arphaxad, le roi des Mèdes. Nabuchodonosor sollicite l’aide de ses alliés au Liban, en Syrie, en Galilée, en Samarie, tous refusent. Après la victoire contre les Mèdes, Nabuchodonosor entend reprendre en mains le contrôle de ses alliés infidèles : c’est là qu’Holopherne intervient ; son armée sème terreur et destruction jusqu’à venir camper aux portes de la Judée (3, 9). Mais les Israélites, au lieu de se soumettre comme les peuples voisins, se préparent au combat (5, 1). Holopherne tient un conseil de guerre, dans lequel Achior, roi des Ammonites, prend la parole. Les Ammonites sont de vieux ennemis des Israélites, Achior se retrouve donc tout naturellement dans le camp d’Holopherne. Pourtant, il rapporte à Holopherne l’histoire des Juifs depuis Abraham et invite le général à la prudence. Un Dieu puissant les protège : s’ils ont péché contre leur Dieu, on peut les attaquer ; mais « s’il n’y a pas d’injustice dans leur nation », il vaut mieux s’abstenir (5, 20-21). Furieux, Holopherne fait saisir Achior, le mène devant Béthulie et là, aux sources situées en contrebas, alors que les Israélites criblent les Assyriens de pierres, ceux-ci ont juste le temps de ligoter Achior avant de s’en retourner auprès de leur général (6, 13). Les Israélites descendent alors de leur ville et libèrent Achior, à qui Ozias offre un banquet. Le Speculum formalise l’épisode comme Achior attaché à un arbre par les Assyriens.

Judith décapite Holopherne (Speculum humanæ salvationis, KB 10C23, F33v)
Marie triomphe du démon (Speculum humanæ salvationis, KB 10C23, F33v)

Achior attaché à un arbre est couplé avec la flagellation du Christ, et Judith s’apprêtant à décapiter Holopherne vient avec Marie. Achior et Judith ne se suivent pas, et le lecteur n’est pas nécessairement invité à faire un lien entre les deux épisodes : c’est la lecture allégorique qui prime, qui interpète Achior maltraité par les soldats d’Holopherne et attaché à un arbre comme la préfiguration du Christ attaché à une colonne et flagellé, et Judith exterminant Holopherne avec son épée avec la Vierge Marie exterminant le démon avec les instruments de la Passion. Comme nous l’avons vu à propos de la Bible d’Utrecht illustrée par les Maîtres de la première génération, l’histoire de Judith préfigure l’avènement du Christ, dont la Passion permet de passer du règne de la Loi (l’Ancien testament) au règne de la Grâce, que symbolisaient les rideaux ouverts de la tente d’Holopherne.

Marie triomphe du démon (Speculum humanæ salvationis, KB 10B34, F30v)
Judith décapite Holopherne (Speculum humanæ salvationis, KB 10B34, F30v)

Il faut reconnaître que l’allégorie était un peu tirée par les cheveux. On peut penser que l’auteur du Speculum humanae salvationis, en répartissant la préfiguration entre deux épisodes, la rend plus acceptable : impossible de voir en Holopherne une préfiguration du Christ ; en revanche les tribulations d’Achior, puni pour avoir raconté l’histoire du peuple juif devant Holopherne, préfigurent de façon plus acceptable la Passion du Christ. Le personnage qui préfigure le Christ dans cette histoire, c’est Achior.

Dans la décapitation d’Holopherne, ce n’est pas le Christ, mais la Vierge qui est désormais préfigurée : Marie tire sa force des instruments qui ont torturé son Fils comme Judith a tiré sa force de l’épée même d’Holopherne, avec laquelle elle le tue. L’identification du propriétaire de l’épée à la victime de la Passion, peu productive, s’estompe au profit de celle de la juive guerrière à la regina cœli chrétienne.

Judith de la Renaissance aux Lumières

Le Moyen Âge lègue donc en quelque sorte à la Renaissance deux figures de Judith : l’une, plus proche du récit biblique, est essentiellement politique. Judith rétablit un ordre politique du monde bloqué à la fois par la fureur guerrière des Assyriens et par l’attentisme sans stratégie de Ioakim. Judith a un plan, met en œuvre une stratégie : Judith est politique. L’autre figure s’écarte du récit : figure du salut, chemin pour le salut, elle s’autonomise dans le moment suspendu où elle tient l’épée au-dessus de la tête d’Holopherne. Dans le Speculum humanæ salvationis, Judith ne décapite pas Holopherne : soulevant les cheveux du général endormi (ce détail, nous l’avons vu, est dans la Bible, voir Jdt 13, 6), elle s’apprête à le décapiter.

La construction moderne de la figure de Judith, puissamment érotisée par le geste même de la décapitation, va renverser l’allégorie médiévale : la disparition progressive du récit au profit de la seule scène de la décapitation, voire d’une figure hors-scène de Judith, estompe l’enjeu politique ; et l’érotisation de Judith rend impossible l’identification mariale. Cela ne veut pas dire que la représentation des moments qui précèdent ou qui suivent la décapitation d'Holopherne disparaisse soudainement, ni complètement. En témoignent par exemple la marquetterie de la cathédrale de Bergame, où Lorenzo Lotto représente Judith et sa servante traversant le camp d'Holopherne une fois le meurtre accompli, avec une belle tente-tabernacle ouverte (1530), ou le tableau de Botticelli sur le même sujet (1470). Plus tardivement, Bloemert, puis Solimena, représentent encore Judith montrant la tête d'Holopherne au peuple de Béthulie (1593, 1730).

Judith et Holopherne (marquetterie de la cathédrale de Bergame) - Lorenzo Lotto
Judith montre la tête d’Holopherne au peuple - Bloemaert
Judith présentant la tête d’Holopherne aux habitants de Béthulie - Solimena

Judith décapitant

Les deux tableaux de Judith les plus célèbres sans doute et les plus spectaculaires sont celui réalisé par le Caravage en 1599, et celui d’Artemisia Gentileschi, peint vers 1620. Le Caravage nous montre Judith en train de détacher la tête du tronc, alors que le visage d’Holopherne passe de la vie à la mort : l’action n’est donc saisie ni avant qu’elle ne commence, Judith méditant de décapiter (comme dans le Speculum humanae salvationis), ni après qu’elle est achevée, Judith tendant la tête à sa servante pour qu’elle la mette dans un sac (comme dans la Bible d’Utrecht). Tous les regards convergent vers cette tête dont la bouche ouverte et le regard partant déjà dans le vague expriment l’horreur des derniers instants. La tente ne structure pas l’espace du tableau, n’en fournit pas l’architecture : toile rougeoyante froissée dans le fond, elle donne la couleur de l’événement sanglant. Elle est aussi la dernière chose que voit Holopherne, qui a cherché à se retourner pour échapper à la lame de l’épée : un Ciel vide, rouge sang.

Judith et Holopherne - Caravage

Quant à Judith, elle n’est ici ni glorieuse, ni triomphante, ni affriolante : la main qui tranche est sure, mais la mine est dégoûtée. Pour le Caravage, qui flirte toujours avec le scandale, ce n’est pas une affaire de grands discours ; c’est une affaire de boucherie.

Artemisia Gentileschi reprend le dispositif imaginé par le Caravage, pour lui donner un autre sens : c’est toujours le même moment où, dans la tente d’Holopherne, Judith décapite le général, qui se voit mourir. Retourné sur sa couche, il ouvre la bouche pour un dernier souffle d’agonie et ses yeux deviennent fixes. Comme chez le Caravage, l’épée cisaille et le sang coule. Mais l’expression des deux femmes à l’ouvrage change du tout au tout : finie l’horreur ou le dégoût ! Toutes les deux, elles maintiennent fermement le gaillard qui se débat, et elles prennent leur revanche : ce violeur de femmes va payer6 ! L’épée horizontale du Caravage, qui marquait la distance des femmes d’avec la chose à exécuter, devient avec Artemisia épée verticale de la domination reconquise, de la vengeance et de la détermination.

Judith tranchant la tête d’Holopherne (version de Naples) - Artemisia Gentileschi
Judith tranchant la tête d’Holopherne (version de Florence) - Artemisia Gentileschi

Portraits en Judith

Au fond l’organisation de la représentation sur le modèle de la scène, organisation qui domine dans la peinture classique, s’accommode mal de l’histoire de Judith. La scène est un instrument de condensation du récit, qu’elle ramène à l’unité sensible d’un événement. Or de Judith, ce n’est pas un événement qu’on veut retenir, mais une figure. La veuve en noir a su se métamorphoser en séductrice sublime et chamarrée, puis en meurtrière sanglante et déterminée. La tentatrice tueuse se donne à voir comme redoutablement désirable et dans le même temps se réserve, se soustrait au désir masculin même qu’elle suscite. Cette soustraction, cette réserve est marquée par l’épée qu’elle arbore, dont la signification castratrice devient flagrante.

Dans les portraits de femmes en Judith, l’épée, la tête même d’Holopherne deviennent les instruments, ou même simplement les témoins de la jouissance esthétique que procure une éblouissante beauté féminine. Tel portrait de femme en Judith par Cranach ou par le Titien pourrait aussi bien être un portrait de Salomé ou, en troquant l’épée pour un couteau, une image de Lucrèce. Quelle que soit l’histoire, la lame et la perspective de la mort signifient la femme.

Salomé - Cranach
Judith avec la tête d’Holopherne - Cranach

 

Judith et la tête d’Holopherne (autrefois Salomé) - Titien
Judith et Holopherne (version de Detroit) - Titien

Notes

1

Le Siddour est un livre de prières, mises par écrit à partir du IIe siècle de notre ère. Les siddourim varient notamment selon les communautés et leurs traditions, mais respectent tous à peu près la même organisation interne, avec tous une section pour Hanoucca, la Pâque juive, qui célèbre la libération des Juifs de l’eclavage égyptien.
En marge du Siddour, le Megillat Yehudith, écrit à la fin du XIVe siècle à partir d’un récit composé probablement au XIe siècle, était destiné à être lu à l’occasion de Hanoucca. L’histoire de Yehudith, littéralement la Juive, ressemble très fortement à celle de la Judih biblique. Voir A.M. Dubarle, Judith: formes et sens des diverses traditions II : textes, Rome, 1966, p. 140–53.

2

Béthulie, qui devient dans l’histoire de Judith le centre névralgique de la résistance du peuple juif contre l’envahisseur, n’a pas d’autre existence historique que dans ce texte. Ernest Renan a imaginé comment le roman de Judith avait pu être conçu à Béther, villégiature cossue à l’ouest de Jérusalem, après le siège de Jérusalem en 70 par l’empereur Titus. L’histoire transposerait le traumatisme de la défaite et le renverserait en victoire imaginaire. Ernest Renan, Les Evangiles et la seconde génération chrétienne, Calmann Lévy, 1877, chap. 2, p. 36-38.

3

La Bible d’Acre. Genèse et Exode, éd. par Pierre Nobel, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, « Annales littéraires », 2006. Pendant la période d’occupation franque, de 1099 à 1291, Jérusalem et Acre ont connu une production artistique remarquable.

4

J. R. Smeets, Le Fragment de La Chevalerie de Judas Machabee de Gautier de Belleperche contenu dans le ms. Garrett 125 de la Princeton University Library. Edition critique : prolégomènes, Leyde, The Hakushi Press, 1985.

5

Pierre Maurice Bogaert, « Un emprunt au judaïsme dans la tradition médiévale de l’histoire de Judith en langue d’oïl », Revue théologique de Louvain, 2000, 31-3, p. 344-361.

6

6En 1611, Agostino Tassi, qui donnait des cours de peinture à Artemisia, la viole. Le procès qui suit découvre un homme abominable et confronte la jeune femme à la torture, prévue dans la procédure. Tassi est condamné à cinq ans d’exil, la peine n’est jamais exécutée. La Judith d’Artemisia Gentileschi constitue en quelque sorte une réponse artistique au viol subi. VoirMarthe Coppel-Batsch, « Artemisia Gentileschi (1593-1653). Sexe, violence, peinture », Adolescence,‎ 2008, p. 365-387 .

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