Les gravures créées par Gustave Doré pour le Livre de la Genèse permettent de comprendre comment il illustre la Bible.
La répartition des gravures
Alors que la première édition de décembre 1865 ne comportait que 27 gravures pour la Genèse, celle de 1866, qui sert de référence, en ajoute 3 sur « une table supplémentaire » d’où un total de 30. A ces gravures il faut ajouter 10 dessins publiés en 1868 dans le volume La Sainte Bible. Photographies, qui n’ont pas été gravés, mais montrent la créativité de Gustave Doré, qui a donc créé 40 dessins pour la Genèse.
Répartition des images par rapport au texte
Les gravures sont publiées en suivant l’ordre du texte biblique, mais elles ne sont jamais en regard des versets correspondants. La « Création de la Lumière » est placée en tête de volume et c’est la création d’Eve qui ouvre la Genèse ; les autres gravures se succèdent toutes les 6 pages, tandis que les chapitres du texte se déroulent plus rapidement : ainsi la dernière planche de l’histoire de Joseph se trouve, dans l’édition de 1866, p. 196, au chapitre XIX du Livre des Nombres, bien loin de celui de la Genèse. Les gravures n’illustrent donc pas à proprement parler le texte en regard : elles construisent leur propre itinéraire, suivi mais autonome, dans le livre.
Les gravures sont réparties selon les chapitres de la Genèse : 10 gravures et 3 supplémentaires concernent les 11 premiers chapitres, de la Création jusqu’à la tour de Babel ; puis les 10 gravures suivantes, avec 3 supplémentaires, concernent le cycle d’Abraham-Isaac ; enfin 10 autres avec 4 supplémentaires, sont dédiées au cycle de Jacob-Joseph.
Le choix des épisodes
Pour Gustave Doré il ne s’agit pas de mettre de façon systématique la Bible en images mais de mettre en valeur quelques passages par ses gravures. Il suit les principaux chapitres et leurs héros, en privilégiant certaines scènes et en en refusant d’autres de façon très personnelle.
Origines du monde et de l’humanité
La représentation de la création est limitée à la création de la lumière.
La partie concernant Adam et Eve est réduite à la création d’Eve et à leur expulsion du paradis, sans évoquer la tentation ni la chute.
Mais Abel et Caïn sont bien présents par leurs offrandes et par le meurtre d’Abel.
Noé est quasiment absent : en 1865, il est réduit à l’Arche échouée ; en 1866, Doré ajoute la malédiction de Cham. Mais ni les animaux de l’Arche, ni l’arc en ciel de l’Alliance ne sont mis en images. La tour de Babel en revanche, a toute sa place.
Les Patriarches
Gustave Doré privilégie les Patriarches : Abraham, Isaac, Jacob et Joseph.
Le cycle d’Abraham est centré sur la vocation d’Abraham, qui reçoit la promesse de la terre de Canaan, qu’il doit partager avec Loth. La visite des anges lui promet une descendance : Agar, avec sa descendance illégitime, est expulsée. Le sacrifice d’Isaac est un peu escamoté. Eliezer va chercher une femme pour Isaac, Rebecca, qui est bien accueillie.
La dernière image concerne l’ensevelissement de Sara, un épisode qui n’est pour ainsi dire jamais représenté à l’image. Gustave Doré, par sa composition, établit un rapport inédit entre les deux Testaments, entre Sara mise au tombeau et les femmes devant le tombeau vide du Christ.
Jacob et Joseph
Pour le cycle de Jacob, les choix sont plus surprenants. Il faut attendre l’édition de 1866 pour voir la bénédiction de Jacob par son père, l’épisode le plus célèbre du cycle dans la tradition iconographique. Doré ajoute également la réconciliation finale entre Jacob et Ésaü, privilégiant ainsi la relation entre les deux frères : Jacob vole la bénédiction due à Ésaü, prie et se réconcilie finalement avec lui.
Jacob rêve aussi qu’il est privilégié par Dieu : c’est le songe de Jacob, où lui apparaît une échelle céleste, un épisode qui lui s’inscrit dans une longue tradition iconographique. Doré y tire parti magistralement de son art de l’ombre et de la lumière, qu’il a su développer avec la technique de la gravure sur bois debout : l’effet de lumière nimbant de façon surréelle le paysage qui environne le personnage se retrouve dans les épisodes suivant du départ chez son oncle Laban, où il rencontre Rachel, de la prière nocturne, et de la lutte avec l’ange de Dieu.
Pour l’épisode où Joseph, le fils préféré de Jacob, est vendu par ses frères à des nomades qui l’emmèneront en Égypte, Doré se démarque à nouveau de la tradition iconographique en ne représentant pas, ou pas directement, ni Joseph jeté dans un puits, ni la tunique de Joseph, faussement tachée de sang, restituée à Jacob.
Pour l’épisode où Joseph, le fils préféré de Jacob, est vendu par ses frères à des nomades qui l’emmèneront en Égypte, Doré se démarque à nouveau de la tradition iconographique en ne représentant pas Joseph jeté dans un puits : il a par ailleurs réalisé un dessin représentant la présentation à Jacob de la tunique de Joseph faussement tachée de sang, mais ne l'a pas fait graver.
Pour les épisodes égyptiens qui suivent, l’interprétation des rêves de Pharaon, les retrouvailles de Joseph devenu puissant avec ses frères, la venue de Jacob, Doré construit des décors jusque là inédits dans l’iconographie biblique, qu’il emprunte aux descriptions archéologiques de l’Égypte réalisées à l’occasion de la campagne de Napoléon.
Les modes de représentation
Le goût du tragique
L’illustration biblique relève de la peinture d’histoire et à ce titre toute une iconographie classique s’est développée au dix-septième et au dix-huitième siècles identifiant les épisodes bibliques représentés à des scènes de tragédie, impliquant un certain cadrage de l’action, une condensation du temps narratif, un système des regards assurant l’effet tragique avec des moyens théâtraux.
La tragédie classique n’est plus nécessairement le modèle de référence de Gustave Doré, qui produit du tragique avec d’autres moyens, plongeant ses personnages dans de vastes paysages oniriques noyés d’ombre ou au contraire baignant dans une lumière étrangement inquiétante. Pour Adam et Eve chassés du Paradis, par exemple, Doré a hésité entre deux dessins, qui n’accordent pas la même place respective à l’homme et à la femme, et ne font du coup pas porter le tragique sur le même personnage : mais dans les deux cas, l’expression personnelle de la figure en proie au désespoir produit son effet par l’immersion du spectateur dans un cauchemar sans paroles, très éloigné de la scène théâtrale et de ses déclamations.
La scène tragique est une unité autonome, qui tient sa cohérence du respect des unités de lieu, de temps et d’action. Gustave Doré quant à lui ne s’interdit pas de créer deux images successives et de développer le tragique dans cette succession. Ainsi pour Caïn et Abel, il représente d’abord les offrandes à Dieu, puis le meurtre accompli, non simplement comme les jalons d’un récit, mais surtout comme un assombrissement progressif, et une aggravation de la solitude de Caïn, dont la posture face à son frère tué répète et accentue celle devant son sacrifice : la jalousie n’a pas seulement causé le meurtre ; elle en a en quelque sorte anticipé les postures et le dispositif.
Dans le cycle d’Abraham, Doré recourt au même jeu de cause à effet avec ses deux gravures concernant Agar, d’abord chassée par Abraham, puis abandonnée au désert, avec le même effet de répétition ou d’écho, d’assombrissement et de précipitation onirique vers la mort.
Le sacrifice d’Isaac par Abraham est une représentation fameuse et habituelle, abondamment exploitée par l’iconographique tragique théâtrale classique, à laquelle elle offre tous les ingrédients de la scène : espace resserré de la représentation, en haut du mont Moriah, suspens dramatique du couteau levé d’Abraham contre son fils, mais arrêté par l’ange, expressions mêlées d’horreur, de soumission, voire de révolte des protagonistes.
Mais Doré recherche d’autres effets, et le tragique pour lui est ailleurs. Il exécuté le dessin du Sacrifice mais ne retient pas l’image pour la gravure. Il choisit plutôt Isaac portant le bois du sacrifice, intériorisant ainsi le tragique.
De même pour l’histoire de Joseph : une fois celui-ci vendu par ses frères, on attend la scène où ces derniers vont apporter une robe ensanglantée à Jacob pour confirmer la mort de son fils. Or Doré a bien produit le dessin, mais ne l’a pas retenu pour la gravure.
Avec le Déluge le tragique devient morbide : l’événement prend une grande place, puisqu’il a droit à deux gravures successives, « Le Déluge » et une « Scène du Déluge », qui est une sorte de gros plan à partir de l’image précédente : Doré ne procède pas par succession narrative, mais par intensification.
Les deux images sont fortes, sinistres et désespérantes, et sur la troisième, intitulée « Noé envoie une colombe sur terre », on ne voit que l’Arche, au-dessus des cadavres : le héros est à peine esquissé à une fenêtre.
Un espace ouvert et mystérieux
Si le tragique renvoie au romantisme de Doré, les paysages y invitent aussi. Ce sont de vastes paysages, qui ouvrent au rêve et dont l’infini appelle à la méditation.
« Il lui faut […] des montagnes escarpées. Des lointains mystérieux. Des créatures étranges, dragons ou autres. Des arbres tordus. Des cataclysmes de la nature. D’une manière générale, les images de Gustave Doré apparaissent surchargées de détails. Mais ceux-ci ne nuisent jamais à la composition générale. Il y a une sorte d’équilibre dans l’instable et d’harmonie dans l’excès1. »
Plusieurs scènes permettent de construire de grands espaces sans limite. Certaines sont publiées en format « paysage », comme « Abraham entrant en Canaan », ce qui n’aide pas à la manipulation de l’ouvrage ! Pour « le combat de Jacob avec l’ange », la forêt de Delacroix est remplacée par un paysage largement ouvert. Et pour « Abraham et les trois anges », Doré a fait deux dessins, l’un où la divinité est au centre de l’infini, et l’autre où tout est resserré sur l’événement de la visite.
Le goût de la théâtralité
L’effet tragique développé par Gustave Doré diffère donc du tragique classique et de son modèle théâtral scénique. Cela ne veut pas dire pour autant que Doré renonce à la théâtralité. On lui a même reproché un goût trop accentué pour l’intensité dramatique de ses compositions.
Comment définir cette théâtralité qui n’est pas celle de la tragédie classique, et qui n’est pas structurée, cadrée par l’espace clos, ou semi-clos, de la scène théâtrale ?
C’est d’abord une théâtralité de l’écrasement. On le voit bien dans la scène du meurtre d’Abel, dans celle d’Agar dans le désert, ou dans l’épisode de la Tour de Babel, où l’homme apparaît écrasé par la tour qu’il magnifie.
C’est ensuite une théâtralité de l’illumination : les scènes théâtrales sont construites sur de fort contrastes entre lumière céleste et ténèbres inquiétantes, avec de puissants effets de clair-obscur. Dans « Adam et Eve chassés », la lumière divine éclaire l’ensemble à contre-jour et fait de chaque branche d’arbre un danger pour le couple. Pour « Jacob se rend en Égypte » et encore plus pour la « Prière de Jacob » le clair-obscur est porté au maximum.
Dans « Caïn et Abel offrant leurs sacrifices », le personnage de Caïn se retournant vers Abel pour le regarder d’un air jaloux est particulièrement féerique et inquiétant.
Parfois, Doré semble sacrifier à la théâtralité classique : installés dans un décor fait de flammes et de fumées, les protagonistes de la « Fuite de Loth » semblent prendre les attitudes grandiloquentes des grandes tirades de tragédie. Pourtant à y regarder de près, c’est essentiellement la femme de Loth qui emprunte une posture théâtrale : figée en statue de sel, muette, elle figure le monde mort auquel Loth et ses filles sont en train d’échapper. Pour peindre l’ancien monde, Doré recourt aux anciennes modalités du tragique : mais Loth et ses deux filles qui fuient au premier plan répètent la composition d’« Adam et Eve chassés », avec le même effet tragique, noyé dans un vaste paysage de cauchemar et intériorisé dans les expressions des figures.
Tout se passe comme si Doré, à chaque fois, se donnait le choix du théâtral, pour ensuite le récuser. Pour la rencontre de Rébecca et d’Eliezer au puits, il a produit deux dessins. Le plus théâtral des deux n’a pas été retenu. C’est la même chose pour les deux dessins de Joseph reconnu par ses frères. Parfois alors même que le récit biblique mobilise de vraies ressources théâtrales, Gustave Doré refuse de les exploiter : il traite la « Bénédiction de Jacob par Isaac » comme s’il n’y avait aucune supercherie. La rencontre de Jacob et de Rachel (« Jacob chez Laban »), a donné naissance à trois images : aucune ne joue sur l’émotion amoureuse.
Entre romantisme et réalisme
Malgré ce détachement, ce refus d’effets trop faciles, Émile Zola le critique comme « plus près des romantiques que des artistes contemporains2 ».
Mais Gustave Doré, soutenu par Théophile Gautier, se place volontiers dans un mouvement romantique de seconde génération, celui qui a redécouvert Rembrandt et son clair-obscur, celui qui cultive l’imagination, et qui reste très vivant en Angleterre : le succès de Doré outre-Manche puis outre-Atlantique, y compris pour ses productions picturales, s’explique en grande partie par cette particularité.
Mais le romantisme du clair-obscur n’exclut pas un certain réalisme des milieux. Doré ne s’intéresse pas aux milieux sociaux et aux types qu’ils produisent, mais aux milieux naturels et urbains ; il est attentif aux paysages, aux architectures, aux costumes dans lesquels il s’agit de camper les scènes. Le temps est révolu au dix-neuvième siècle où l’artiste mettait en scène des personnages bibliques vêtus comme ses contemporains, entourés des fabriques, des plantes et des végétations de son pays. Il s’agit désormais d’inventer un milieu biblique, une couleur locale, les décors et les vêtements qui seront quelques décennies plus tard ceux des premiers peplums.
Ainsi, pour la construction de la Tour de Babel, Doré entend reconstituer techniquement un chantier antique de l’époque babylonienne (même s’il fait erreur en y plaçant des chevaux…). Pour l’arrivée de Rebecca, il dessine une caravane comme les peintres orientalistes du temps pouvaient en peindre à Maroc ou à Alger, en Égypte ou à Jaffa. Pour Joseph, qui vit au cœur de l’Égypte pharaonique, il convoque les gravures et les premières photographies qui arrivent de Karnak, de Louksor ou de Thèbes. La scène qui représente Joseph interprétant les songes du roi se passe dans un temple aux colonnes de lotus, dont le mur du fond est sculpté de bas-reliefs : Doré colle au plus près des images qui lui parviennent d’Égypte. Il produit deux dessins, en tout semblables sauf pour le mur du fond : il retiendra pour la gravure celui où il a dessiné l’ankh, symbole semblable à la croix latine, qui lui permet d’inscrire la généalogie chrétienne jusque dans la reproduction archéologique apparemment la plus fidèle. Pour la scène de « Joseph reconnu par ses frères », Doré a pris comme cadre et décor un dessin archéologique de Karnak.
Doré n’est jamais allé au Proche-Orient ni en Égypte. Il n’est pas non plus l’initiateur de cette nouvelle manière de représenter l’époque biblique : peu avant lui, le graveur et géographe Otto Delitsch (Illustrirte Pracht-Bibel, 1862) avait introduit ce souci du milieu. Doré l’imite parfois, pour le Déluge par exemple, avec ses grappes d’hommes et de femmes essayant d’échapper à la mort, et surtout avec son Arche posée sur la terre ferme. Mais il imite aussi Jules Schnorr de Carolsfeld (Die Bible in Bildern, Leipzig, Wigand, 1860) qui, quelques années seulement auparavant, recourait encore, dans la veine néo-classique, à une élégante stylisation : on en retrouve l’inspiration dans « La création d’Eve », « L’Arrivée de Rébecca » ou « La Bénédiction d’Isaac ».
La Préhistoire
Il ne s’agit pas seulement d’une plus grande fidélité à l’histoire, mais d’une révolution dans la manière de penser l’histoire, non plus comme un récit, mais comme un monde et un milieu.
La prise en compte des milieux permet à Doré de déborder de l’Histoire. La Préhistoire est alors en pleine émergence. Linné et surtout Buffon, en reculant la date de la création de la terre, avaient commencé à penser le monde d’avant les hommes, et les hommes d’avant l’invention de l’écriture. De 1838 à 1841, Boucher de Perthes, considéré comme l’un des inventeurs de la Préhistoire, publie De la création : essai sur l’origine et la progression des êtres, suivi, de 1847 à 1864, des Antiquités celtiques et antédiluviennes. L’Univers avant les hommes, de Pierre Boitard, est publié en 1861, avec de nombreuses illustrations de l’auteur, dont des représentations d’animaux préhistoriques.
Lorsque Doré dessine le Déluge, il l’installe dans ce milieu, avec sa végétation démesurée et ses animaux fantastiques. Le dessin retenu pour la gravure du Déluge montre un homme et son cheval ; l’autre, très proche par la composition, valorise un monstre imaginaire : Doré a-t-il finalement éliminé la représentation d’une faune antédiluvienne qui n’était pas conforme au dogme de la Création du monde en 6 jours ?
Notes
Illustrer la Bible
Dossier dirigé par Serge Ceruti depuis 2023