Façonner-figurer-feindre ou l’inlassable fingo ergo sum
Toutes proportions gardées, ce serait là comme l’équivalent du cogito du philosophe dans la conscience de l’artiste, le fingo ergo sum de celui-ci, formulé dans les termes concrets qui conviennent1.
Les arts ont conjugué le mot « figure » et ses dérivés (figurabilité, figural, figuration, défiguration) selon des contextes historiques et théoriques différents, les modelant comme l’on peut pétrir de la boue ou un mot. À proximité du terme « figure », effleurent ceux de « forme », « signe » et « image ». L’indécision est dans cette proximité et ces glissements qui nuancent le sens de « figure ».
Quelles seraient leurs déclinaisons dès lors que ces mots sont articulés à des faits visuels ? Du figurable indiciel à la figure de figure, du ténu abstractif d’une figure à la mise en abyme de figures, cette typologie pose ainsi une grille de lecture synthétique du figurable en art.
Figurabilité en art
Le mythe est une ligne de vie, une figure d’avenir plutôt qu’une fable fossile2.
Toute figure et sa faisabilité portent sur la limite et le passage, sur l’entre. Elle est une transformation de la chose à l’échantillon, de la particule au signe, de la perception à la reconnaissance du signe figuré, ce que résume la formule de Juan Gris : « … d’un cylindre, je fais une bouteille, une certaine bouteille3 ».
D’une projection géométrique, la figure passe à un vecteur de réalité, puis aux effets de narration et de l’interprétation désignée par Freud comme des « situations visualisables4 ». Quel meilleur exemple de « situation visualisable » que celle d’une figure légendaire réunissant symbolique et fantaisie : la chimère. Composite, elle est un avatar créé par le bricolage qui ajoute ou retranche un fragment d’aile, de griffe ou d’écaille, comme pour tout monstre créé dans le plus ou le moins du normatif. Qui dit chimère, dit métamorphose, c’est-à-dire une contre-nature du couple forme-figure. Le tableau de Louis Welden Hawkins présente un des exemples les plus remarquables de composite entre chimère et sphinx, unissant le lumineux immatériel au terreux rampant, accolant le pictural évanescent au sculptural d’une gargouille.
Quand on parle de métamorphose, ne serait-ce qu’étymologiquement, on parle d’un au delà de la morphologie statique, autrement dit, du passage sensible entre forme, figure et transfiguration. Sont explorés le transformatif et les variations de l’apparence qui créent de l’identité sans identique. Ainsi, la chimère est devenue une figure unique, singulière, sans modèle. Elle est une création en soi, à l’état pur.
La métamorphose questionne la limite du représentable en art, avec cette apparition de créatures qui, une fois le réel dévissé, sont déboîtées, démembrées en fragments de corps avant de se recomposer finalement en figures. Sont troublées l’optique, la désignation et la logique des espèces par ces opérations de démontage et de greffe pour créer un figural improbable, donc irremplaçable. Peut-on parler de « lapsus figuratifs » ou plutôt au contraire d’une « pensée formelle » selon l’expression de C. Einstein5 ? S’agit-il d’une échappée inconsciente ou bien d’une structuration élaborée ?
La métamorphose questionne aussi le pouvoir des récits qui ouvrent sur l’invention reliée à l’altération pour des possibilités infinies. En perpétuelle modification, la métamorphose est une stase, la pause d’un ruban de formes en mouvement. Principe cinétique, elle crée la singularité, l’unicité du monstre qui s’inscrit dans une famille sans commune mesure ni commune peau.
Ainsi, dans ce tableau-ci, la chimère est une figure de l’altérité inventée mais aussi un effet de collage manqué, de l’inachèvement perpétuel dans ce temps étiré, mis sur pause entre deux états de la finitude des corps. Peut-on parler de défiguration ? Il s’agit plutôt de l’évolution de fragments corporels en un tout vivant, improbable, mais personnalisé, nommé.
Du figurable indiciel à la figure de figure
À partir des notions de trace, de structure prégnante et de la mise en abyme d’une figure, on peut décrypter l’amplitude des éventualités se déployant du figurable indiciel à la figure de figure.
Figurable indiciel
Le figurable indiciel émerge au sens strict dès que la trace évoque un marqueur. Dans la performance de D. Oppenheim, Position de lecture pour brûlure (au soleil) au second degré, il s’agit d’un objet, celui d’un livre-marqueur.
S’exposant à la brûlure solaire, un ouvrage sur le torse, l’artiste laissa le livre s’imprimer et s’incorporer à même sa peau. Sur le corps rougi, brûlé, se forme une double page blanche qui indexe l’origine de l’art : la blancheur d’une feuille ou d’une toile.
Le livre signale un retrait, une marque d’absence, un évanouissement de tout texte et de toute transmission ; il naît de lui-même avec sa forme reconnaissable repoussant la couleur rouge de sa couverture sur ses bords, en marge, sur la peau brûlée. Son titre Tactics argumente la démonstration de la performance qui traverse les formes pour affirmer l’art comme acte stratégique, lui aussi au second degré. Peut-on appliquer à la peau le mot « paratexte », dans le sens employé par G. Genette, « lieu de transaction : lieu privilégié d’une pragmatique et d’une stratégie6 » ou privilégier le concept d’ostension « qui représente le premier niveau de la signification active7 » ? Assurément.
Autre blanc, autre figurable indiciel dans un texte littéraire, celui d’un calligramme proposé par Apollinaire, dans la revue Sic (n°17, Mai 1917). C'est le texte lui-même qui est devenu l'ombre de l'objet, son entour. Les objets se nichent en un creux blanc dans le texte, au cœur de ce qui les décrit. Dans ce texte qui discourt sur les choses et sur leur créateur Picasso, les objets deviennent un espacement, un intervalle, une rupture de texte. Le calligramme ne suit pas l'image de ce qu'il évoque, mais il déploie l'écriture autour, comme une ombre grise. Ce calligramme fonctionne par l’écart du texte devant la présence fantomatique des objets figurés, dans cette esthétique de la déformulation8, selon l’expression de K. Schwitters.
Ces deux exemples de la performance d’Oppenheim et du calligramme d’Apollinaire sont caractéristiques de ce changement « déformulé » du lire et du voir, de leur renversement : le blanc des objets de Picasso repousse le texte du calligramme, la marque blanche du livre surgit de la peau d’Oppenheim. La lecture s’efface pour privilégier le voir du livre et des objets, dans cette archéologie de signes qui apparaissent en blanc, en absence de texte. Peut-on parler exactement de désécriture ou doit-on plutôt percevoir le blanc comme une figure indicielle ?
Figuration en germe
Le rapprochement de faits visuels et de textes d’artiste suffira-il à éviter le rappel de débats sur l’abstraction et la figuration ? Débutons par l’unité élémentaire, le point qui relie le processus créateur à la germination pour Paul Klee. « Devenu ainsi le pôle, le centre prépondérant, le point revêt une signification cosmo-génétique. À ce phénomène correspond le concept d’origine (par exemple la génération) ou mieux encore la notion de germe9». L’ordre biologique et l’ordre pictural étant confondus, l’œuvre d’art se conçoit comme un organisme avec des unités tels le point et le plan qui germinent.
Ce fut aussi l’approche de F. Kupka s’opposant aux peintres sensationnistes voués à une perception passive. Il affirmait le passage des formes naturelles à une forme-structure, avec le dynamisme de la nature qui se prolonge dans le vocabulaire plastique. L’engendrement et la mobilité sont non seulement au niveau des formes mais aussi au niveau du processus créateur. « Que les peintres et les sculpteurs essaient de faire comme elle (la nature). Que leur regard pénètre au delà de la surface, de même qu’ils savent deviner, à travers les habits, le corps des belles femmes que le hasard leur fait coudoyer dans les salons ou croiser dans la rue10. »
Dans son tableau Les Touches de piano. Le Lac, F. Kupka met en scène la fusion du sonore et du visuel, avec les touches d’un piano qui s’élèvent rythmiquement vers les ondes de la surface d’eau pour atteindre la rive de l’espace figuratif.
La propagation des touches picturales en signes figuratifs fait bouger l’espace optiquement mais aussi abstraitement. Nous le voyons, l’abstraction transparaît sous les motifs, dans le passage subtil des doigts aux touches, puis des rides d’eau aux reflets. La surface du figuratif est perturbée par le mouvement souterrain abstrait qui module le mouvement ondulatoire et la partition musicale, F. Kupka parlant « d’association instrumentale », en intégrant le fragment « mental » dans le mot « instrumental »11. L’abstraction voile et repousse la figure à l’arrière-plan tout en la modifiant.
Ainsi s’expose le figural comme une procréation mouvante qui laisse germiner les signes sur la surface, pressentie par des artistes et écrivains comme un plan vivant. Pour W. Kandinsky, le contenu de la peinture abstraite est « sous la peau de la nature », avec cette attirance pour l’abstrait confondu parfois au rêve d’invisible ou à une transcendance inavouée.
En deçà de la division du figuratif et de l’abstrait, l’art se joue en actes avec leurs restes : les œuvres, dans ce mouvement de transformation qui retient de l’étymologie du terme image/imago,-inis, le sens de chrysalide, cocon de gestation et non celui de fantôme ou ombre d’un mort.
Face à la série Ice Out de Jane D. Marsching, sommes-nous devant un relevé topographique, un labyrinthe existentiel ou plutôt une surenchère de références et de transferts entre figuration et abstraction ? Rappelons le processus de cette série de cinq tirages hybrides : « Entre 1845 et 1853, H. D. Thoreau a noté dans ses journaux le jour où la couverture de glace hivernale de Walden Pond avait pratiquement fondu… Un logiciel traduit la direction et la force du vent en pas de danse12. »
Dans cette série apparemment abstraite, il y a, de facto, un paysage, le vent, la glace, un étang, des pas de danse, les notes d’H. D. Thoreau, un logiciel, tous ces éléments disparates participant d’un processus de « pensée unissante, intemporelle13 », nouée au monde où tout est récit, déjà inscrit et présent dans la nature, Mère-Nature.
Figures « Thèmes-cadres »
Pour J. Bialostocki14, les figures sont des « thèmes-cadres » car, présentant la même structure, la même pose, mais variant d’identité selon le contexte. Ainsi en est-il de ces figures agonisantes ou dormantes qui s’incarnent en gisant révolutionnaire, en corps douloureux de Pietà, en dormition de la Vierge ou en renversement de corps livré au cauchemar, représentées par les peintres G. Bellini, J-L. David ou H. Füssli… Ces figures relèvent d’une généalogie et d’une histoire modélisante qui les rendent permutables, semblables, et cependant, différentes selon le cadre narratif. Exemplaires sont les figures du gisant ou de la veuve vertueuse, les plus représentées durant le XVIIIe siècle, dans la posture horizontale de la couche funèbre15 ou du sol pour le gisant, et dans celle, orthogonale, pour la veuve vertueuse, éplorée, assise au bord d’un lit ou sur une chaise, au centre de tissus-mouchoirs.
Réitérée et décalquée pour d’autres figures et d’autres corps, la figure devient ici un hiéroglyphe immédiatement décodable dans cet ensemble prolifique de semblables, uniquement différenciés par la narration scénique.
Figures & Narration
Revenons à la norme du corps dans l’histoire de sa représentation en art. Il fut un motif récurrent, un invariant qui prit l’aspect soit d’une forme, soit d’un signe, soit d’une figure. Ces trois aspects sont repérables dans le tableau Le Peintre dans son atelier d’H. Matisse.
Quand le corps est forme, il est un devenir de la matière, du pigment à la silhouette, de l’empreinte au contour.
Quand le corps est modèle, il est le trait d’union entre le naturel du nu et le leurre de l’art ; il est parfois une forme inaccomplie.
Quand le corps devient figure, il est un porte-manteau, revêtu par les accessoires, le décor, la gestique, autrement dit par la narration, l’istoria16. Dans ce tableau de Matisse, la figure, fabriquée par l’art, y apparaît comme celle du peintre, emblématique d’une fonction signalée par le décor de l’atelier (miroir, fenêtre, tableau dans le tableau), les accessoires et les postures. Cette figure du peintre est porteuse de mémoire, de référence à d’autres scènes d’atelier, autoportraits, fictions, transferts mythologiques ou divins selon les récits d’Apelle ou de Protogène. Aussi, dans ce tableau, le miroir est-il sans tain, ni reflet ni image, les visages sans traits, le corps du peintre est plié à la géométrisation de la chaise, similaire à celle du chevalet. Le peintre siège dans ce triangle clos, avec son regard passant du modèle au signe peint sur la toile. La figure est ici l’insigne de son histoire.
Dans ce dernier cas du corps-figure, se déclinent trois degrés de la narration autour de la représentation du corps. Le premier degré, par la posture, costume et lieu, suffit à la signalétique. Telle une lavandière, figure d’un labeur, corps générique d’un usage domestique. La question du qui ne se pose pas, mais plutôt du quoi, sans nom.
Au second degré, la narration étant symbolique, la figure est un prototype codifié, à voir et à lire en tant qu’ordonnance impériale ou sentence religieuse (Charlemagne, Capitulaire Admonitio generalis 3, 789)17. Le Christ du dimanche est un corps douloureux, blessé par les outils des artisans et paysans qui travaillent durant le jour sanctifié du dimanche. La narration est alors un catéchisme visuel, promulguant un interdit, spécifique du caractère symbolique et didactique de l’iconographie religieuse. La figure impose les dogmes par un visuel pédagogique. À des fins de persuasion et de conversion, Le Christ du dimanche instruit, enseigne dans cette refondation du textuel, non plus à lire mais à voir. La figure est ici l’écho d’une parole divine ou impériale, exemplaire et édifiante.
Au troisième degré de la narration, la figure revêt le corps pour une allégorie, une convocation de la réflexion sur le visible et l’invisible. Le tableau de P. de Camprobìn, Le Gentilhomme et la Mort, expose la figure de la mort sous le voile féminin ainsi qu’une scène de séduction : le jeune homme salue élégamment une dame qui, sous son tulle noir, est l’allégorie de la mort.
Son œil aguicheur, en forme de monocle, nous fixe, nous scrute et nous observe dans notre devenir mortel. Sa main vivante tient gracieusement le voile dissimulant le crâne, tout comme notre peau enrobe notre squelette à venir. Ce memento mori nous intégrant par la figure, passeur de la mort, est notre miroir. Nous nous voyons décomposés entre peau et os, dans ce dialogue figuratif créé par des antinomies (séduction-effroi, beauté-laideur, féminin-masculin). La narration fait de la figure le moyen terme d’une introspection et d’une réflexion pour le spectateur et le peintre, exposés au passage du temps et à leur absence à venir.
Ce tableau est une traversée de l’existant reporté au survivant, avec la figure comme seul relais qui raccorde, relie, transporte la présence de regard en regard jusqu’à l’absence dans la mort. L’ambiguïté de cette allégorie est élaborée par la double narration d’une scène de séduction, de galanterie, voilant celle d’une évocation du seuil de vie. Pour les grammairiens latins, l'allégorie est une figure de rhétorique, celle de « la métaphore continuée »18, selon l’expression de Quintilien, ce qui alourdit la signification du visuel par la figure.
Ce troisième degré de la narration fut aussi exploré par R. Magritte réinitialisant la peinture comme un effet philosophique dont les images opèrent par la déchirure du réel. Dans le tableau La Durée poignardée, s’agit-il de représenter un temps mort, de tuer le temps ou de faire un rappel des vanités avec bougie, miroir, pendule ? Ce tableau est un exercice de logique, développé par des signes figuratifs qui s’enchaînent l’un à l’autre -cheminée, feu, fumée, locomotive- comme les arguments d’un raisonnement déductif.
De quel côté du miroir sommes-nous avec ce prolongement de la pendule en son reflet ? Ne sommes-nous pas toujours en retard sur le sens des signes ou plus encore médusés, pétrifiés par ce mouvement contraire d’une locomotive surgissant et d’une pendule arrêtée ? Devons-nous nous figer ou partir, nous retourner comme Orphée avec ce revirement qui cloue le regard ? La Durée poignardée est une image interdite, dérobée, conséquence de la lucidité : « Cette métamorphose s’appelle la durée poignardée… J’ai pensé à réunir l’image d’une locomotive à l’image d’une cheminée de salle à manger dans un moment de présence d’esprit. J’entends ainsi ce moment de lucidité…19 ». Voici exprimés le flux analogique et l’induction d’un signe à l’autre qui s’enchaîne dans un transport en commun. M. de Certeau rappelle :
Dans l’Athènes d’aujourd’hui, les transports en commun s’appellent metaphorai… Les récits pourraient également porter ce beau nom : chaque jour, ils traversent et ils organisent des lieux ; ils les sélectionnent et les relient ensemble ; ils en font des phrases et des itinéraires. Ce sont des parcours d’espaces20.
Dans ce tableau, sont proposés des parcours d’une locomotive à la place d’un tuyau de poêle, d’une pendule à son reflet, des parcours de figures de rhétorique qui composent des phrases de dérèglement visuel entre antithèse et paradoxe.
Figure de figure
Dans sa performance After David, L. Ontani préleva une figure de guerrier dans un tableau de J. L. David, pour l’incarner dans sa posture et sa nudité, tout en la désignant de son doigt, reproduite dans un livre ouvert. Imitant et incorporant ce personnage venu d’un tableau de David, reprenant sa pose et ses accessoires, il en montre l’origine : la figure peinte, l’image.
Un transfert est opéré de la figure du tableau à sa présence corporelle dans le réel. Projetée dans l’espace du spectateur de la performance, cette figure picturale est reproduite, descendue du tableau ou sortie du livre. L’artiste traduit, interprète la figure en appliquant une double reproduction, celle d’une figure picturale en l’imitant comme le modèle incarné et celle de la photographie du tableau dans un livre. La figure peinte par David devient un corps performant et un fragment de reproduction photographique. Figure de figure, le corps de l’artiste vient décliner une filiation, une généalogie dont l’origine est une figure fictive.
Plus subtil est le jeu de la défiguration de la figure, choisi par l’artiste Michel-Ange qui, en glissant son autoportrait dans la peau écorchée de Saint Barthelemy, se représente sur une nébride (imiout), cette outre de dépouille animale ayant contenu les membres dispersés ou les humeurs d’Osiris, qui, une fois vide, était enroulée autour d’un pieu. La nébride est le signe de la transformation post-mortem de tout humain.21
Identiquement, dans le détail de cette fresque peinte par Michel-Ange, la dépouille flasque et informe est liée au couple du Saint et de l’artiste, avec l’opposition magistrale entre un volume anatomique et une chute de peau.
La figure de Saint Barthélemy laisse choir l’image de son créateur, Michel-Ange, qui utilise cette nébride comme autoportrait et signature. Avec son visage sur la peau d’un écorché vif, le peintre est présent comme le point de chute finale de son œuvre. Si l’on se souvient du commentaire de P. Barocchi, dans son Traité, sur les peintres tels Michel-Ange : « [Ils] croient être quittes pour avoir peint un saint en ayant mis tout leur talent et toute leur application à lui tordre les jambes,… ; à lui donner une posture forcée, à la fois inconvenante et laide22 » ; on note que les termes « inconvenance » et « laideur » s’appliquent à la figure de saints et martyrs. Fustiger, dans ce Traité, la laideur (brutto) et l’inconvenance (sconvenevole), revient à exemplariser la figure comme effet des vertus de beauté, de grâce et de convenance. Que fait donc Michel-Ange, a contrario, si ce n’est tirer la figure vers la laideur et l’inconvenance, la retourner comme on retourne un tableau pour voir son envers. Le peintre vient apposer la défiguration sur son portrait, en reniant tout dogme de la beauté et de la grâce, et en s’exposant décomposé, informe et évidé, et ce dans sa propre œuvre. Michel-Ange se représente comme l’envers du Deus Pictor, Dieu Peintre.
Le visuel photographique a aussi surenchéri sur la figure de figure dès lors qu’il utilisa un dos comme écran de projection sur lequel une autre ombre vient se plaquer.
Ce plan d’ombre masculine, accolée à la figure féminine, est un cache de l’image, et un retour vers l’obscur de la chambre noire. Ces deux figures sont capturées par l’objectif de L. Friedlander pour mettre en abyme le processus photographique dans le couple du noir aveugle et de la lumière ; en accolant deux figures, face contre dos, est exposé le processus technique de la photographie entre lumière et noir.
En conclusion, ce parcours de la trace indicielle à la mise en abyme de figures permet de classifier, en une typologie synthétique, l’éventail des figurabilités en art. Cependant, quelle que soit la méthode de classification, reste ouverte et posée la question de la réception et de la perception d’une figure. Ce qui ouvre sur l’interstice laissé à l’interprétation du figural.
Est-il un seuil au rêve ? « Dans les rêves les mieux interprétés, on doit souvent laisser un point dans l’ombre, on remarque là un nœud de pensées que l’on ne peut défaire23 ».
Notes
Gaston Bachelard, Introduction à l’ouvrage de Paul Diel, Le Symbolisme dans la mythologie grecque, Étude psychanalytique, Paris, Payot, 1952.
Liliane Meffre, Carl Einstein (1885-1940). Itinéraires d’une pensée, Sorbonne Université Presses, 2002.
Umberto Eco, La Production des signes, Paris, Librairie Générale Française, 1992, p. 79 : « Notons que lorsqu’on veut s’exprimer par ostension, une forme de consensus tacite ou explicite doit avoir établi le niveau de pertinence à considérer ».
Kurt Schwitters, « Die Merzmalerei, La Peinture Merz », revue Der Zweemann, Hanovre, n° 1, novembre 1919.
Claude Lévi-Strauss, Œuvres, Paris, La Pléiade, éd. Gallimard, 2008, p. 796 : « La pensée sauvage ne distingue pas le moment de l’observation et celui de l’interprétation,… ».
Robert Rosenblum, L’art au XVIIIe siècle. Transformations et mutations. Paris, éd. G. Monfort, 1983, p. 39.
Dominique Rigaux, Le Christ du dimanche, Histoire d’une image médiévale, Paris, éd. L’Harmattan, 2005.
Cicéron, Quintilien, Saint Augustin, L’invention de l’Orateur, Patrice Soler éd., Paris, éd. Gallimard, 2021, p. 251.
Harry Torczyner, « Lettre à Hornik », René Magritte, Signes et Images, Paris, Draeger Vilo, 1977, p. 81.
Une représentation de nébride est visible dans une scène d’offrande de Sethis Ier à Osiris (Temple d’Abydos).
Paola Barocchi, Trattati d’arte del Cinquecento : fra Manierismo e Controriforma, Roma, Laterza, 1960-1962, II, p. 33 : « … e par loro haver pagato il debito, quando hanno fato un santo ; e haver messo tutto l’ingegno, e la diligenza in torcerli le gambe,… ; e farlo sforzato, di sforzo sconvenevole e brutto ».
Figures et images. De la figura antique aux théories contemporaines ?
1|2024 - sous la direction de Benoît Tane
Figures et images. De la figura antique aux théories contemporaines ?
Présentation du numéro
Figures et figuration. Le modèle exégétique
Le « peuple figuratif », entre lecture figurale et anthropologie structurale
La figure de Moïse comme grand homme chez Pétrarque
Les amours de Pyrame et Thisbé et le divin
Représentation visuelle, représentation textuelle
La figure de la licorne
Fonction de l’image dans les descriptions jésuites de la Chine et des Indes orientales
Marqué d’une croix : l’espace de la figure dans la poésie de Jørn H. Sværen
L’épopée figurale des corps dans Tombeau pour cinq cent mille soldats et Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat