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Résumé

Notre article propose quelques linéaments de réflexion à propos des deux premières fictions épiques de Pierre Guyotat, décisives dans la fabrique des personnages de ce dernier : Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967) et Éden, Éden, Éden (1970). Les Carnets de bord de l’époque attestent l’abandon progressif du vocable de personnages au profit de celui de « figures ». Il s’agira de restituer le sens de cette évolution, qui exprime d’abord une critique d’ordre marxiste et matérialiste à l’endroit d’une conception bourgeoise du personnage dont la psychologie aurait éclipsé la physiologie. Une brève généalogie de la « figure » révèle qu’elle prend son origine dans les prémisses d’une ethnologie essentialiste posant les « sauvages » et le « Tiers-Monde » comme les réservoirs de corps primitifs à même de réactiver une forme épique anesthésiée en Occident. Enfin, on abordera le régime figural de signification enclenché par la « figure » puisqu’elle n’a aucune fonction narrative ni figurative. Elle est un fait opaque, non déchiffrable dans la forme habituelle du récit.

Abstract

Our paper offers some guidelines for thinking about Pierre Guyotat's first two epic fictions, which were decisive in the creation of his characters: Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967) and Éden, Éden, Éden (1970). The Carnets de bord of the period attest to the gradual abandonment of the term "characters" in favor of "figures". The aim of this article is to explore the meaning of this evolution, which is primarily the expression of a Marxist and materialist critique of a bourgeois conception of the character whose psychology is said to have eclipsed its physiology. A brief genealogy of the "figure" reveals its origins in the premises of an essentialist ethnology that sees "savages" and the "Third World" as reservoirs of primitive bodies capable of reactivating an epic form anaesthetized in the West. Finally, we'll look at the figural regime of signification triggered by the "figure", since it has no narrative or figurative function. It is an opaque fact, not decipherable in the usual form of narrative.

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Références de l’article

Quentin Morvan,

L’épopée figurale des corps dans Tombeau pour cinq cent mille soldats et Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat

, mis en ligne le 24/06/2024, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/numeros/figures-images-figura-antique-aux-theories-contemporaines/lepopee-figurale-corps

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Ressources externes

L’épopée figurale des corps dans Tombeau pour cinq cent mille soldats et Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat

Essai de généalogie et d’analyse de la « figure »

Cela revient à la mode d’avoir des personnages, mais pour moi, dès l’époque de Tombeau pour cinq cent mille soldats, ce n’était déjà plus ça du tout. L’excès y était tel, déjà, que je refusais en moi-même la désignation d’écrivain, conscient que de tels actes ne pouvaient être produits que par des créatures presque mythologiques. Depuis toujours, j’ai en moi un monde de figures, de postures, de tourments, de Passion au sens où chacune de ces figures doit témoigner, de blessures de sang en blessures de sperme, d’une vérité dont je ne connaîtrai jamais le sens1.

Pendant près de cinquante années, Guyotat, dans ses entretiens, a désigné sous le nom de « figures » les créatures peuplant ses fictions, avec un effet d’évidence spontanée qui le dispensait généralement de fournir une explication même minimale. Or la lecture des Carnets de bord couvrant la période allant de 1962 à mai 1969 permet d’appréhender les glissements successifs, les bougés notionnels qui conduisent Pierre Guyotat à peu à peu délaisser le vocable de « personnages » – qu’il utilise encore abondamment au milieu des années 1960 – pour lui préférer celui de « figures », dont l’emploi deviendra systématique au début des années 1970. Autrement dit, les Carnets de bord documentent cet état transitoire et en même temps matriciel de l’actancialité : c’est dans la décennie de leur écriture que la « figure » est née et, avec elle, un autre régime de sens et de son intellection.

Deux œuvres de fiction en particulier retiendront notre attention : celles dont les Carnets publiés sont contemporains et fixent le cadre d’élaboration conceptuelle et littéraire. Il s’agit des deux grandes fictions épiques de Guyotat : Tombeau pour cent mille soldats, publié en 1967, et Éden, Éden, Éden, publié en 1970. Ces deux œuvres franchissent un cap décisif au regard des deux œuvres précédentes : Sur un cheval et Ashby, parus respectivement en 1961 et 1964. Sans réduire l’importance de ces deux premières fictions, que Guyotat n’a d’ailleurs jamais reniées, ni céder à l’illusion rétrospective d’une téléologie qui les reléguerait au rang de brouillons adolescents situés en-deçà d’une pleine maturité artistique, force est d’admettre que Guyotat expérimente, à partir de Tombeau, une écriture nouvelle qui se révèle indissociable d’une forme particulière, qui polarisera les aspirations littéraires de l’artiste pour des décennies : l’épopée. Or c’est bien l’horizon de la forme épique (bien sûr redéfinie) qui va fonder l’exigence d’une nouvelle actancialité. Nous tenterons in fine de penser les figures de Guyotat à l’aune des théories de la figuralité afin de penser une sémiotique paradoxalement a-narrative de la figure en régime épique.

Contre le Nouveau Roman : pour des créatures nouvelles

La lecture des Carnets de l’époque montre que le choix de la forme épique, acté dès l’été 1964, va progressivement engager une refonte complète de l’appareil actanciel de la fiction : une épopée véritablement moderne ne saurait s’appuyer sur des personnages, ce vestige d’une littérature morte dont le Nouveau Roman s’obstine encore à agiter le cadavre. Dans une lettre à Claude Boncompain datée de 1966, Guyotat écrit :

Je suis de plus en plus convaincu que j’ai inventé une écriture nouvelle, une nouvelle forme de récit, barbare encore, mais authentifiée par le mouvement profond de notre époque, lequel est épique. Nos écrivains dits d’avant-garde ont peur de cette échéance, ils la retardent, ils se dissimulent derrière une partie de la découverte scientifique, ils se justifient par elle, ils sont en pleine hérésie. Moi, je crois au récit épique, seul il peut rendre compte du monde contemporain (contradictions, techniques, panique), seul, parce qu’il est un genre décisif et affirmatif, il peut correspondre au mouvement positif de ce monde. Le Nouveau Roman nous a maintenus dans ces zones inutiles : l’embryon, les conduites inachevées, etc. Il a éliminé tout ce qui fait l’homme universel et toujours nouveau – le sang, la mort, l’orgueil – et toujours mystérieux. Et ceci à cause de la terreur causée par les bestialités de la dernière guerre et des guerres de décolonisation. À nous de camper de nouveau l’homme avec sa sueur et son sang sous la peau, à nous de lâcher des créatures libres, d’accepter leurs paniques et leurs élans imprévus, de les laisser libres, littérairement, et se mouvant dans un décor non plus hostile ou générateur de nostalgie2.

Le terme de « figure » n’apparaît pas encore mais, déjà, se lit un refus farouche du personnage de récit, en tant qu’il serait pourvu d’une psychologie, fût-elle redéfinie par de nouvelles procédures narratives, comme l’expérimente alors le Nouveau Roman. Guyotat appelle de ses vœux des « créatures libres » dont le corps, dans sa matérialité physiologique, ne soit pas éclipsé par la focalisation unilatérale sur des états de conscience. On voit donc combien le choix de la forme épique s’articule étroitement à une certaine conception du personnage qu’il importe pour Guyotat de réactiver, et dont l’épopée lui semble offrir le paradigme : l’épopée et ses corps-à-corps guerriers, son cortège d’armes, de sang, de morts, données ou reçues, redonnent le primat à la matière, au réel sensible, peu à peu oblitérés par le roman bourgeois psychologisant et ses avatars les plus récents.

En effet, les grands noms de la modernité littéraire, Robbe-Grillet, Sarraute, Beckett ou encore Butor reviennent à de nombreuses reprises sous la plume des Carnets et révèlent combien les aspirations littéraires du jeune Guyotat se cristallisent contre un repoussoir. Il n’est qu’à lire cette note datée du printemps 1965 pour s’en aviser : « “Désoupçonner” la littérature, voilà mon devoir3 ». On le voit, la référence explicite à L’Ère du soupçon de Nathalie Sarraute, paru en 1956, délimite négativement l’art poétique guyotatien tel qu’il s’invente au milieu des années 1960. Guyotat récuse fermement les réflexes contemporains de suspicion grevant d’hypothèque le personnage de fiction et, derrière, l’image de l’homme dont il est le reflet. « Notre temps respecte l’homme, mais il n’a pas de héros. L’action est devenue impossible à cause du nivellement de la conscience4 ». La tétanie contemporaine du personnage de fiction a tari la veine épique : il n’y a plus de littérature de l’action, du geste, et toute possibilité d’héroïsme a été évincée. Contre l’insignifiance apparente des personnages du Nouveau Roman, prisonniers d’intrigues piétinantes et de stériles ruminations psychologiques véhiculant ce qu’il estime être une image dégradée de l’homme, mesquine et purement soustractive, Guyotat revendique l’inactualité d’un genre archaïque, « barbare encore », qui sache positivement exprimer l’homme, en sa pulsion de vie, son affirmation de liberté, « en son renouvellement perpétuel, donc en sa folie d’annexion permanente et radieuse5 ». En somme, Guyotat entend, dans un geste littéraire ostensiblement anachronique, faire œuvre épique pour court-circuiter les usages contemporains de minoration de l’homme qui ne cessent de renvoyer ce dernier à l’image moribonde de son anéantissement historique (l’expérience nazie) dont la butée insurmontable semble dorénavant lui interdire toute grandeur. En novembre 1966, Guyotat écrit :

L’épopée de notre siècle : les camps nazis… / La gauche, bouleversée par le spectacle des camps (ou bien tenaillée par le remords de n’avoir pu l’empêcher et par le remords de son défaitisme – deux racines dans l’immédiat après-guerre), a détruit les mythes avec horreur ; la grandeur lui faisant peur, elle invente le processus de désaliénation et recouvre psychologiquement cette trahison d’un voile tenace d’ennui, d’uniformité, etc., elle fait triompher les thèmes les plus négatifs de toute l’histoire de la pensée et de l’Art, elle enfante Godot, etc. Elle maintient le personnage de roman et de théâtre sur un niveau psychologique inférieur et paralysant […] / Contradiction entre l’homme nouveau, libre et heureux que tous ont rêvé du fond des camps et des sables et de la boue et de la neige mitraillés et le Godot impuissant dans tous les sens qu’ils applaudissent aujourd’hui.6

Les nouveaux romanciers méconnaîtraient le caractère épique de l’époque, son urgence historique : à trop inquiéter le personnage de fiction, la légitimité de son assise, à trop sonder les fines arcanes de sa conscience, ils ne font qu’en perpétuer une conception psychologisante médiocre, donnant lieu à des êtres paralytiques, défaits, attentistes. À cet égard, le personnage beckettien de Godot constitue un contre-modèle absolu. Il est en effet celui dont l’existence est frappée d’incertitude et qui, par son absence, engendre attentes dilatées, ratiocinations à vide et pitreries bouffonnes. Contre cette sclérose du personnage moderne de fiction, impuissant et uniforme, Guyotat entend faire droit à l’image d’un « homme nouveau, libre et heureux », débarrassé des scrupules de la mauvaise conscience contemporaine et, pour ce faire, délesté du carcan idéaliste qu’impose la surdétermination psychologique. Il s’agit en effet de réinscrire, en littérature, l’importance du strict physiologique, la littéralité nue du fait matériel : « Pour chacun de mes personnages, une psychologie sommaire, épique qui apparaît à travers les évènements7 ». L’auteur envisage ainsi l’épopée comme le genre à même d’opérer un arasement complet de la psychologie. Ordonnant gestes, réactions physiologiques et faits corporels, elle permet d’escamoter la béquille narrative de la conscience percevante et de ses délibérations morales. Contre une « littérature psychologique8 » dont participaient encore peu ou prou ses deux premières fictions, Guyotat entend « libérer [une] écriture anatomique9 ».

Contre le « virus spiritualiste » de l’Occident moribond : expériences ethnographiques et fantasme primitiviste

Pour autant, l’écueil psychologique déborde le seul cadre des considérations littéraires. Il incarne, bien plus fondamentalement, le mal d’une civilisation entière, « moralisée à outrance10 ». C’est là en effet l’une des intuitions matricielles du jeune Guyotat, qui trouvera par ailleurs à se renforcer au fur et à mesure de la politisation de ce dernier : c’est l’Occident tout entier qui, par l’essor d’une classe bourgeoise devenue hégémonique, a cessé de vivre avec son corps, recouvert sous les espèces de la morale, de l’idéalisme, de l’affectivité11. À l’Occident, « gonfl[é] de moralité12 », Il oppose un « Tiers-Monde13 » en grande partie fantasmé, dont l’horizon figurerait l’avenir de l’homme et la promesse d’une liberté des corps, enfin arrachés des rets de la morale.

Ainsi, dès 1964, Guyotat réfléchit au déplacement de son actancialité : les personnages de ses futurs récits ne sauraient se situer dans l’ancien monde, cette Europe décadente, mortellement infectée par le « virus spiritualiste sentimentaliste moraliste et politique14 ». Ils ne sauraient en reconduire les habitudes bourgeoises de psychologisme, d’anesthésie mortifère des corps et de la matière. Cette préoccupation, précoce dans l’imaginaire de l’auteur, ne fait que s’amplifier au fil des années, et culmine lors d’une intense période de voyages, effectués entre 1967 et 1968. Mû par un désir de connaissance des « primitifs et des peuples pré-développés15 », Guyotat nomadise pendant plusieurs mois dans le Sahara algérien, arpente le désert, fréquente divers villages, tribus, produit une grande quantité d’annotations, dresse minutieusement la fine description de ces lieux16. En somme, il accomplit tout un travail de documentation ethnographique, qu’il poursuit ensuite à Cuba à l’été 1967.

Force est néanmoins d’admettre que ces expériences ethnologiques, malgré la minutie des relevés et des observations, et malgré l’usage d’un lexique de plus en plus scientifique à mesure du rapprochement avec les membres de Tel Quel, alimentent en grande partie un fantasme tout personnel prenant la forme d’une réactivation quasi inchangée de l’imagerie du bon sauvage et de sa grammaire essentialiste. Il s’agit en effet, pour Guyotat, de se retremper aux sources primitives d’un « Tiers-Monde » monolithique, quintessencié en ce qu’il inverse commodément les attributs de l’Occident (psychologisme, moralisme, idéalisme bourgeois). À l’image de l’épopée, genre archaïque, « barbare encore », le « Tiers-Monde », censé offrir le vivier des actants qui en peupleront la scène, est conçu par Guyotat comme un espace régressif, lieu d’une vitalité sauvage, pré-morale. Les notes préparatoires du Tombeau sont explicites à ce sujet, qui désignent comme « idée maîtresse du livre » la « recherche imagée et personnalisée d’une vérité au-delà de la morale […] et [l’]opposition entre monde ancien (même raffiné et beau) et monde neuf (foules souillées du Tiers-Monde)17 ». Quand « le sauvage […] sent et vit par tous les pores de sa peau18 », l’Occident, quant à lui, a amputé l’homme de son corps, de ses usages, en somme de ses possibilités de vie. Contre cet Occident qui périclite et n’en finit pas d’éteindre les corps et d’absenter la matière, le « Tiers-Monde » ouvre un espace de pure immanence, délesté de la transcendance morale ; en somme, l’espace d’une humanité primitive, pleinement libre, sainement réduite aux besoins physiologiques de sa corporalité. Ainsi, la suppression guyotatienne de toute assise psychologique n’est pas seulement une opération littéraire, qui ne regarderait que l’écrivain, sa fabrique poétique : elle procède avant tout de la postulation d’une anthropologie sommaire, valorisant la naïveté infantile de corps sauvages, situés en-deçà de la maturité psychologico-morale, présumée néfaste :

Goût des hommes nus = nostalgie irrésistible de la première enfance, de l’âge ignorant des motivations de la morale. Dégoût de l’homme fait, les « sauvages » n’y atteignent jamais. Ils vivent, jouent, prient avec les gestes de l’enfance, dans une rêverie pré-morale où les facteurs et les motivations des morales traditionnelles : meurtre, viol, etc., sont ressentis par eux, intensément, comme des « cataclysmes métaphysiques », s’ils établissent un tribunal, c’est pour jouer […]19.

Il importe donc de poser ceci : les figures guyotatiennes tirent leur généalogie, du moins pour partie, d’un regard profondément fétichiste porté à l’endroit des corps « sauvages » (et prolétaires20). Réifiés, perçus comme des surfaces corporelles à la réflexivité sommaire, les hommes des « foules souillées du Tiers-Monde » ont constitué pour le jeune Guyotat la matrice de sa réflexion au sujet des personnages de fiction. Guyotat le reconnaît explicitement : « Le fait qu’ils ne parlent pas, que je ne leur prête, apparemment, aucune vie intérieure, rejoint cette obsession tenace que j’ai quand je voyage : à quoi pensent-ils ?21 ». Les « figures » garderont en effet quelque chose de la candeur infantile, riante, de l’atavisme ludique dont il affuble les « sauvages ». À propos du général de Tombeau, qui finira par troquer son uniforme contre une vie de débauche, de jeux sexuels et badins avec une autre figure appelée Pino (dans des scènes d’ailleurs fort invraisemblables, situées en dehors de toute cohérence psychologique), Guyotat écrit dans ses Carnets : « Au fond, je peins tous mes personnages dans leur vie embryonnaire : le Général, je le prends dans son intérieur de bébé : ses tentations, etc., ses cacheries22 ». Ainsi, la « vie embryonnaire » des personnages de Guyotat, qu’il commence à appeler « figures » dès octobre 196823, prend ses racines dans « la lassitude de tous les personnages “civilisés”24 » et son corrélat : le fantasme fétichiste d’une innocence archaïque des corps, d’un état originaire et pré-civilisé de l’homme, dont les fictions à venir chercheront à reproduire la scène. Les Carnets de l’époque attestent le dessein de décrire un « monde neuf : monde marxiste, sain, naïf, communautaire, sans rites, enfants élevés par la communauté (le bordel en serait une image dérisoire et folle) » : mais ce monde, présenté comme « neuf », est en réalité pensé comme un regressus vers la nudité primitive des corps. L’imaginaire guyotatien érige le « Tiers-Monde » en avenir de l’homme car il l’a préalablement institué en l’image de son enfance primordiale. Par conséquent les « figures » obéissent à un principe fondamentalement involutif qui les reconduit à un âge premier de l’insouciance (ignorant la morale), à une vie intérieure embryonnaire, strictement végétative, aux possibilités corporelles majorées, c’est-à-dire, pour Guyotat, proprement épiques. 

La créature et son créateur : quelle auctorialité de la figure ?

Il convient de mettre en regard le geste littéraire de dépsychologisation exercé par Guyotat à l’endroit de ses personnages et la posture auctoriale mise en avant, tant les deux s’avèrent étroitement liés. Lors des années d’écriture de Tombeau et, à plus forte raison, d’Éden, Guyotat tient un discours hostile à toute valorisation de la figure de l’auteur et à l’idée même d’une subjectivité créatrice au principe d’une œuvre. Guyotat établit lui-même une relation d’homologie entre le refus de la subjectivité auctoriale et le vide psychologique de ses personnages :

Mon livre passait par moi, j’en étais le dépositaire, très bien. Mais moi je ne suis rien. Ma vie privée ne m’intéresse pas […]. Je me moque de ce que je suis. À l’extrême limite, je ne commence à vivre que lorsque j’écris, c’est-à-dire lorsque je ne suis plus arbitre de moi-même […]. Je dépasse ma psychologie, mon caractère, ou plutôt le caractère qu’on m’attribue. […]. Si dans ce livre il n’y a presque plus de trace de psychologie, ni d’individualisme, c’est que réellement en moi la chose est en passe d’être complètement éliminée. […] [P]our moi cette psychologie est une peau morte. […]. Ce livre passe par moi, sans doute, mais il ne s’arrête pas au Je. Il y a, de la même manière, un personnage dans le livre qui est un produit mathématique de l’Histoire, les évènements passent par lui mais ne s’y arrêtent pas. Il n’a plus de sentiment. […]. Il n’est plus que le dépositaire de ce qui survient. Il n’y a plus rien chez lui du romantisme révolutionnaire qui animait le premier chef. Le je du deuxième chef est complètement effacé25.

Nous reviendrons ultérieurement sur le personnage dont il est ici question, Béja, figure importante du Tombeau pour cinq cent mille soldats. Ce qu’il importe de noter à ce stade, c’est la manière dont Guyotat entend opérer un double « dépassement de la psychologie » : à l’échelle extra-fictionnelle de l’auctorialité et simultanément à l’échelle intra-fictionnelle de l’actancialité. Un tel dépassement engendre une horizontalisation de la relation auteur-personnage : les deux instances sont postulées égales, situées sur un même plan d’immanence, et ramenées aux processus physico-organiques de leur anatomie. On sait en effet combien l’auteur, à mesure de son engagement communiste et de son rapprochement avec les membres de Tel Quel (qui, à la fin des années 1960, connaît un net infléchissement de son discours dans le sens d’un marxisme scientiste), déploie toute une scénographie auctoriale26 visant l’objectivation radicale de l’acte de création. L’écriture du texte est alors régulièrement présentée comme réductible à « l’utilisation […] des phénomènes biologiques simultanés du corps écrivant27 », dont, exemplairement, la pratique masturbatoire. Il s’agit en somme de désubjectiver l’intentionnalité créatrice et ce qu’elle charrie d’idéalisme en ramenant l’acte littéraire à l’impersonnalité de processus physico-organiques. Or il semble qu’une telle posture auctoriale actualise en fait un principe énoncé à l’échelle diégétique : la mort de Dieu. Tombeau pour cinq cent mille soldats peut en effet se lire comme l’exposé méthodique, mené sur un mode épique, des conséquences de la mort de Dieu, cadre théorique posé dès le seuil de l’œuvre : « Les vainqueurs avaient vaincu sans peine : ils avaient pris une ville qui se débarrassait de ses dieux28 ». Cette éclipse des transcendances de jadis, qui engendre un monde de prédations et d’esclavage, est présente à la conscience des personnages : loin de la déplorer, ils y voient une délivrance, et l’accueillent avec extase. Une des figures du premier chant, Iérissos, s’écrie : « J’entre dans l’incroyance avec un tremblement de joie. Mon front, je le veux écrasé et serré par l’arceau d’une litière, et mes épaules souillées par les vomissures. Ô doute, seule éternité29 ». C’est que le monde détranscendantalisé de l’incroyance, même s’il entraîne la guerre de tous contre tous, ouvre à la liberté radicale des corps. Et dans cet espace d’immanence, l’être humain n’est plus la créature de son créateur : il est arraché au statut d’exception que justifiait son origine divine, pour embrasser une existence purement animale (voir la mention de la litière dans la dernière citation), vouée à un quotidien de domination et d’avilissement. Ainsi, l’échelle diégétique enregistre elle aussi une disparition de la transcendance, et la « figure » de Guyotat, du moins dans les deux fictions épiques envisagées dans cette étude, désigne le nom du personnage logé sur la scène de cette absence, tant divine qu’auctoriale.

Aussi c’est bien ce retrait des transcendances qui suspend les coordonnées morales. Dans ses Carnets, Guyotat écrit : « Liberté à l’intérieur du décor écrit : pas d’intervention de l’auteur. Franchir ce rideau de chair, alors tous les gestes de ce bordel s’expliquent et se justifient, même selon la morale commune30 ». Le postulat d’un « rideau de chair » étanche entre l’auteur et ses personnages est éclairant : une cloison opaque sépare leurs intériorités. L’auteur ne saurait pénétrer la conscience de ses personnages, accéder aux motifs et intentions cachés. Aussi c’est l’inaccessibilité des contenus psychologiques qui fonde le caractère strictement a-moral de la fiction, en empêchant de subordonner les faits consignés à des béquilles justificatives ou explicatives. Les figures sont ainsi statutairement définies comme des « rideaux de chair » : c’est-à-dire des blocs organiques d’opacité, non solubles dans un régime de signification de type psychologico-moral ; des formes de vie, n’ayant pour tout attribut qu’une liberté absolue31 et dont le récit peut, dès lors, explorer à l’envi les potentialités corporelles. L’auteur a cessé de rendre transparents ses personnages, c’est-à-dire rapportables à une grille d’intellection humaine. Les coordonnées psychologiques, qui jusque-là servaient de substrat partageable entre le lecteur et les personnages, sont évacuées à la faveur de purs effets de présence, d’une factualité mate, non fléchée par une intentionnalité : « Je refuse psychologie particulière [sic] et voulue différente pour chacun de mes garçons et de mes filles. Mais les différences se font d’elles-mêmes : Draga est dur, Pétrilion est tendre32 ». Ainsi, l’absence de psychologie, engendrée par le retrait d’une extériorité auctoriale, provoque l’auto-engendrement du récit et l’autonomisation des actants. Le « personnage » était le vestige d’un genre bourgeois où l’auteur jouait au démiurge, dotant ses créations d’une psychologie, d’un état civil, d’une identité personnelle, en bref d’une structure d’intelligibilité. La figure devient le nom de l’être peuplant un espace de pure immanence où l’auteur se retranche derrière la libre scénographie de créatures indépendantes33. La caractérisation des personnages n’émane donc plus de l’instance auctoriale. Elle est immanente à la fiction, et ne concerne que des états strictement somatiques (dureté, tendreté, beauté, etc.)

La Figure : un devenir-visible du personnage de fiction

Ce principe poétique liant l’autonomie des actants de la diégèse au choix d’une focalisation exclusive sur des états corporels s’incarne parfaitement dans une référence que Guyotat mobilise abondamment lors des années d’écriture : l’artiste comme caméraman. Dans un entretien daté de 1967, Guyotat évoque sa volonté de produire une écriture qui « soit fidèle à la matière, comme peut l’être une caméra de télévision en train d’opérer dans la fièvre de l’évènement » : de même que « le reporter braque son objectif sur l’évènement et, en tant qu’individu, disparaît », l’acte d’écriture ne doit pas être autre chose que la rencontre « sans aucun intermédiaire, de la machine qui prend et de l’instant34 ». Un tel discours s’inscrit de plain-pied dans la scénographie auctoriale objectivante que nous évoquions précédemment. L’instance écrivante, semblable à une « caméra de télévision », court-circuite la médiation subjective de l’auteur. L’écriture ne fait qu’enregistrer mécaniquement des faits, et s’identifie à une opération de captation brute du réel :

« Mon » livre peut faire penser à l’œil-télévision pur, en ce sens que j’y suis contemporain de ce que j’écris et de mon imagination, et en ce sens aussi que la télé recréé le monde épique (dans la mesure où elle montre des faits sans les commenter, en direct) et prépare une nouvelle vision du monde35.

Les guillemets encadrant le déterminant possessif signalent d’emblée la distance entre l’auteur et le texte écrit. Les deux sont strictement « contemporains », c’est-à-dire que l’instance auctoriale n’entretient pas de rapport d’antériorité ou de surplomb vis-à-vis de la fiction36. Par conséquent, elle ne saurait revendiquer un statut de concepteur à l’endroit des actants qui peuplent cette dernière. Dans une telle scénographie auctoriale, le texte n’est plus qu’un « œil-télévision » qui ramasse l’acte d’écriture sur l’instantané de l’enregistrement. Dès lors, l’auteur n’a ni l’omniscience ni la conscience prospective qui lui permettraient de commenter, d’interpréter les faits, de les flécher vers un telos. Guyotat associe cet « œil-télévision » à une vision épique du monde : l’épopée serait le genre littéraire ajusté à la forme d’un monde détranscendantalisé, démoralisé, réduit à une succession de phénomènes, c’est-à-dire l’à-plat nu de la matière. L’épopée, en opérant un arasement de l’appareil psychologico-idéaliste, n’est ainsi pas autre chose qu’une économie du visible, un ordonnancement des corps dans ce visible. Elle déploie une structure phénoménologique serrée qui épuise entièrement les figures qui s’y meuvent : elles ne sont qu’un visible en action. Nous retrouvons là l’essentiel des éléments définitoires établis par Julie Sermon dans la typologie des figures qu’elle propose. Si ses analyses portent sur les pratiques dramaturgiques, leurs conclusions s’avèrent également fécondes s’agissant de l’œuvre fictionnelle de Pierre Guyotat tant le rêve d’une immanence théâtrale et d’une présence brute la traverse. Julie Sermon écrit en effet que la « première et grande spécificité du mot “figure” est de poser la question du visible : dans son sens le plus général, le terme désigne des formes qui s’offrent au regard, une réalité perçue de l’extérieur, dont on perçoit seulement les contours37 ». De même, il nous semble que la figure de Guyotat, si elle appartient bien évidemment au domaine de la fiction textuelle, participe en tous points de cette redéfinition du personnage engendrée par ce que Julie Sermon appelle « le régime figural » de certaines dramaturgies modernes :

Dès lors, on va concevoir le personnage, non plus seulement comme un être de fiction (c’est-à-dire, comme une identité dont les paroles et les actes valent en tant qu’ils révèlent une subjectivité et donnent forme à une histoire imaginaires), mais aussi – voire exclusivement – comme un être scénique (c’est-à-dire, comme une entité qui s’offre à la vue, et dont la réalité du corps en scène est productrice, en tant que telle, de formes, de signes et d’images).38

Ainsi, la scénographie auctoriale du caméraman postule une actancialité semblable à celle d’une scène de théâtre. Ce sont des corps mécaniquement enregistrés par la focale impersonnelle d’une caméra dont l’extériorité les prive de leur intelligibilité. Les personnages sont des créatures autonomisées (non inféodées à une unité transcendante, comme le sens, le sujet, ou l’auteur), réduites à leur apparaître dans un espace déterminé. Les instances habituelles de cohérence, permettant de subsumer une multiplicité de phénomènes sous un principe unitaire (une attitude, un acte, une intention, une personnalité), sont pulvérisées par un émiettement de gestes et de postures corporelles. Ceux-ci surgissent donc dans l’abrupt d’une phénoménologie inchoative39 : les actions ne s’enchaînent pas selon la loi d’un sens dont chacune constituerait un moment signifiant ; au contraire, chacune ne vaut que pour l’évènement de sa propre manifestation, élevée à la puissance d’un pur commencement. Le cadrage serré et quasi myope de la caméra épique, située à l’échelle rase des membres, dérobe les corps à toute possibilité de contours synthétiques. Ce « brouillard de l’absolue proximité40 » fragmente l’unité du corps et atomise l’image plénière du personnage : « les membres agissent souvent seuls, sans contrôle du personnage41 ».

Les figures obéissent donc à un strict principe phénoménologique (elles ne sont pas autre chose que des phénomènes), qui les inscrit dans un visible. C’est que la figure se situe à la jointure de la figurine : elle en partage une certaine proximité avec les arts plastiques, et tend à s’actualiser dans un espace à trois dimensions. Il n’est qu’à lire les notes préparatoires de Guyotat : la caractérisation actancielle y est en grande partie posée dans les termes exclusifs d’une description extérieure. Guyotat y inscrit des principes normatifs qu’il entend appliquer : « Nourrir mes personnages, éviter qu’ils ne soient trop hiératiques, trop statues42 » ; « Maintenant, faire courir tous les personnages (dionysiaque)43 ». De telles préoccupations pourraient être celles d’un cinéaste ou d’un peintre ; en revanche, référées aux spécificités du médium littéraire, elles sonnent étrangement. C’est qu’elles font des figures non pas des personnes humaines mais de purs phénomènes physiques, dont il s’agirait de maximiser l’élan, la force vitale. Pèse en effet sur les figures, fonctionnellement réductibles à des flux physico-organiques, l’injonction absolue de produire la plus grande quantité d’énergie orgastique, de fluides corporels. Aussi le bordel en offre le cadre optimal, en tant qu’il met en branle une dynamique sexuelle itérative, engendrant une combinatoire possiblement infinie de situations corporelles.

Là où un personnage recèle toujours un substrat commun avec l’image d’une personne humaine, la figure abolit tout jeu spéculaire avec une référence anthropique : elle n’est que le support, a-narratif, d’un nombre maximum de figurations. Ce terme est en effet omniprésent dans les entretiens qui suivent la publication d’Éden, et consignés dans Littérature interdite. En pleine période telquelienne, alors qu’il rejette avec force tout rapport « représentatif » au texte, y suspectant de la naïveté et une forme de compromission avec les forces réactionnaires, Guyotat ne fait néanmoins pas l’économie du vocable de « figuration » qui de prime abord semble reconduire les mêmes impensés que le « fantasme représentationnel44 » ou le « réflexe […] d’analogie45 ». Guyotat évoque avec insistance la « figuration bestiale et sexuelle46 » de son texte, « sa figuration sociale47 » inséparable de « toute une figuration végétale, ou minérale48 » ; de même, il identifie le processus d’écriture à « la production clinique de la figuration49 ». Bref, les exemples ne manquent pas et semblent articuler les « figures », dont Guyotat commence à systématiser l’appellation au moment de la parution d’Éden, et cette exigence de figuration dont elles sont les dépositaires.

Là où un personnage traditionnel de fiction ressortit à une fonction essentiellement narrative puisque, doué d’une psychologie modulable dans le temps, il est le pivot perceptif d’un récit et le truchement identificatoire du lecteur, la « figure », a contrario, court-circuite ce dispositif de mise en intrigue. Elle ne saurait véritablement s’inscrire dans la progressivité d’un continuum temporel et n’engendre de ce fait aucune « tension narrative » au sens où Raphaël Baroni l’a définie50 : elle n’est l’objet d’aucun enjeu dont la trame pourrait constituer le développement. En d’autres termes, la figure ne recèle pas d’indétermination de nature à susciter une curiosité, tout du moins une cristallisation affective de la part du lecteur ; elle n’offre aucune aspérité dont l’énigme mériterait d’être dépliée graduellement. Elle n’est qu’un corps étendu dans l’espace et dont l’hypertrophie descriptive des détails visuels51 émousse, par usure cognitive du lecteur, la tensivité intrigante. À la demande de sens du lecteur (toute signification est indexée à une directionnalité), la « figure » oppose le mutisme de sa présence obtuse et surdéterminée, et produit des figurations en chaîne, c’est-à-dire des situations visuelles, juxtaposées les unes aux autres reconfigurant, de façon sérielle, le donné actanciel et matériel (tel outil, tel vêtement, tel meuble, etc.). Autrement dit, la figuration est une scénographie combinatoire. Elle épuise les possibilités d’inscription de corps dans un environnement déterminé. Un tel dispositif sériel rompt le fléché narratif en articulant, en solution de continuité, des séquences autonomes : des figurations, que Guyotat nomme aussi dans ses Carnets « cellules épiques52 ».

Étude du fonctionnement de la figure en régime fictionnel

L’étude généalogique de la figure a permis d’établir les différences fonctionnelle et conceptuelle entre cette dernière et un personnage habituel de fiction. Si la figure n’est donc pas soluble dans des enjeux narratifs de mise en intrigue, il convient de s’interroger sur le régime de signification qu’elle active. Aussi nous aimerions, dans le dernier temps de notre réflexion, proposer l’étude de quelques exemples concrets puisés dans les fictions épiques. Évoquons tout d’abord Béja, le deuxième chef des rebelles dans Tombeau pour cinq cent mille soldats, figure désubjectivée à laquelle Guyotat liait son geste de retrait auctorial :

Béja ayant tué Illiten, lequel, à cause du pouvoir et de son état de révolté, appartenait encore à l’ancien monde, alors que lui, Béja, ni chef, ni second, ni sujet, ni inspiré, mais choisi, provoqué par le destin, produit mathématique du destin historique, parole et non plus bouche, premier homme auquel aucune sorte de dieu ne pouvait convenir, premier homme à ne point prier, premier homme sans cœur, sans raison, sans cruauté, sans mère, corps traversé par la vie, mais ne pouvant la retenir, corps sans limites, forme, chiffre, signal, Béja, peu après la révolte manquée du bordel d’enfants, commença de préparer une offensive totale53 […].

La saturation d’attributs essouffle la phrase, multiplie les incidentes, grève la syntaxe d’un irreprésentable. Béja est soigneusement distingué d’Illiten, le premier chef rebelle qui « appartenait encore à l’ancien monde », le monde de la morale, du sujet, du personnage : le vieil Occident moribond. Béja est quant à lui défini de façon soustractive : la phrase, en accumulant ce qu’il n’est pas, le dérobe à toute saisie conceptuelle de même qu’à toute lisibilité diégétique. En effet, Béja incarne de fait le rôle de « chef », et de « second » parmi le camp des rebelles. Par conséquent, annuler la validité de telles propriétés revient à renier rétroactivement les coordonnées actancielles disposées par l’ordre narratif. Le verbe, assignant l’actant à une action et donc à l’amorce d’un récit, est postposé à la toute fin, comme pour signaler sa contingence : l’offensive qu’il s’apprête à fomenter importe peu puisque Béja, « produit mathématique du destin historique », transcende déjà la simple rationalité narrative et se situe sur un autre plan. Il n’est déduit d’aucune ascendance, d’aucun modèle préalable (pas de dieu, pas de mère) ; il ne recèle aucun affect (sans cœur, sans cruauté) ; il est un corps, passagèrement dépositaire d’un principe vital qui l’excède et qui, après lui, activera d’autres corps. Et effectivement, malgré cette présentation qui paraît attribuer à Béja une importance décisive (l’adjectif « premier » revient par trois fois), il sera délaissé par le récit sitôt l’offensive victorieuse, et le cardinal assassiné. Figure essentielle des six premiers chants, il sera évincé lors de la dernière partie, qui se concentrera exclusivement sur deux figures, Kment et Giauhare. Autrement dit, le chant final, censé donner à voir la naissance du nouveau monde, enfin débarrassé des oripeaux de morale religieuse, éclipse celui-là même qui en préparait l’avènement et qu’un effet d’annonce avait auréolé d’une fonction messianique. Partant, la montée dramatique, entée sur l’attente prospective du rôle de Béja, déprogramme les enjeux qu’elle avait suscités, et finit par s’annuler elle-même. Ainsi, l’exemple de Béja met à nu le fonctionnement de la « figure » : elle déhiérarchise la chaîne actancielle, et reconduit chaque personnage – et même, plus largement, chaque étant – au principe d’une égalité statutaire. Aucune figure ne prime sur une autre, ni ne détient le pouvoir de focaliser une séquence narrative. Les figures sont des faits qui n’ont pas vocation à se dissoudre dans une utilité narrative ultérieure. Elles coupent court au jeu narratif du finalisme téléologique et se révèlent ainsi des personnages abstraits, au sens où elles ne sont pas dotées d’enjeux narratifs. Elles en sont les dépositaires transitoires et quasi aléatoires.

Enfin, l’onomastique des figures est toujours signifiante. « Béja » convoque explicitement le toponyme algérien Béjaïa, qui désigne une ville à l’est d’Alger. Guyotat, qui connaît ce lieu et s’y est déjà rendu, n’ignore pas non plus que cette ville fut rebaptisée Bougie pendant la période coloniale : « Bougie vient de Bougie d’où venait la stéarine…54 ». Par antonomase, le nom de la ville a fini par renvoyer au petit cylindre de cire. Or il n’est pas anodin qu’une figure revête un nom propre réifié en un nom commun. On l’a dit, la figure ne prétend à aucune espèce de ressemblance humaine, et désamorce tout jeu identificatoire. Quand l’intellection des personnages habituels est indexée sur une conscience humaine postulée comme partageable, établissant une continuité, voire une identité, entre ces êtres de papier et le lecteur, les figures, quant à elles, sont réduites à la littéralité asignifiante de leur-être là et, en cela, ne sont pas statutairement différentes d’une chose. Une des figures de Tombeau, Fabienne, dit ceci à propos d’une ancienne histoire d’amour : « C’était encore le temps de la morale et de l'affection. Maintenant je ne vis plus, je ne pleure plus, je n'aime plus, jamais tu ne me feras sourire ou pleurer, je suis une pierre55 ». L’ancien temps, celui de L’Occident moralisé, était celui de l’affection, de la psychologie : dorénavant, l’espace fictionnel ouvert par Tombeau et Éden marque l’époque des personnages chosifiés et des présences brutes. Quoi qu’il en soit, par ce baptême original (Béja, soit Bougie), Guyotat arrache son personnage à la logique restrictive de la mimèsis pour brasser toute une épaisseur signifiante. C’est en effet toute une histoire coloniale qui affleure, en particulier l’histoire coloniale de la langue française, ses effets de circulations et de transcriptions phonétiques avec la langue arabe dont Guyotat fera ensuite grand usage dans son œuvre dite en langue ; c’est également toute une mémoire personnelle de l’auteur qui est activée par ce toponyme ; Béja fait aussi entendre bougie, et figure la scène d’une intersection de l’animal (cire d’abeille, suif de bœuf) et de l’humain (manufacture humaine), véritable matrice de l’œuvre guyotatienne ; Béja, enfin, suggère par une discrète paronomase le nom de Maurice Béjart, chorégraphe célèbre dont les Carnets révèle la connaissance de l’œuvre tout autant que l’attirance sexuelle pour le corps des jeunes danseurs. Ainsi, le nom de Béja opère le feuilletage de plusieurs couches de sens, tressant l’autobiographique, le fantasme personnel et l’histoire collective.

Si le personnage s’ajuste mal aux charnières narratives qui devraient le rendre lisible, si l’on peine à circonscrire la nature exacte de son statut, c’est que les figures de Guyotat ne sont pas des personnages mais des faits qui, comme l’a écrit Donatien Grau, sont « beaux et esthétiquement pertinents à partir du moment où, dans leur liberté, ils peuvent mettre ensemble des substances séparées, à partir du moment où ils opèrent une réunion56 ». La figure est donc une res, un fait dont la fonction est de conjoindre d’autres faits, de coudre ensemble des hétérogènes. Aussi n’a-t-elle pas d’ontologie propre, sa structure étant essentiellement relationnelle. La figure produit du sens par conjonction, contacts, télescopages. S’identifiant ainsi à une chose (une chose en soi, qui ne vaut pas pour un regard extérieur, à qui elle exprimerait un sens ou raconterait une histoire), la figure trouve à s’articuler au sein d’agencements complexes, de figurations, au contact d’autres choses. La figure, enfin, est une chose dont aucune métaphysique ne préjuge de l’appartenance catégorielle. Les catégories ontologiques sont poreuses, une figure peut s’appeler Bougie, d’autres s’appellent Valentin Chevelure57, Cendre58, d’autres encore portent le nom de villes ou de localités59. Dans ses Carnets, Guyotat songe à nommer des personnages « Batelier60 », « Bouclier61 », « général Massacrier, général Angiosperme62 ». C’est qu’un certain cratylisme hante la poétique onomastique de Guyotat : nommer les êtres comme des choses, c’est les transformer en choses et les ramener à la ductilité de la matière, à sa force d’agrégation et de fusion. L’onomastique des figures exprime leur tension vers un dehors du langage : la figure, chosifiée par son nom, transcende le textuel et accède aux dimensions d’une présence brute.

Or il nous semble que la figure guyotatienne, la trouée du processus représentationnel qu’elle engage et la plasticité pour ainsi dire statuaire de ses contours, ressortit tout à fait à ce que, dans le sillage de Jean-François Lyotard et de son essai Discours, Figure, un pan de la critique moderne a théorisé sous le nom de « figural ». Le concept de « figural » désigne génériquement « le champ des interactions entre forme linguistique et forme non linguistique63 », et s’applique en particulier aux champs des arts plastiques dont il permet de penser la possibilité d’un sens qui ne soit pas inféodé à l’ordre discursif de la représentation. En cela, il permet une redéfinition du fondement même de la pensée occidentale, profondément logo-centriste, qui a longtemps annexé le visible en le rendant déchiffrable dans la seule forme du code linguistique. En effet, dans le régime occidental de l’art, a fortiori dans son ordonnancement perspectiviste, le visible est subordonné à la charpente discursive d’un lisible. Autrement dit, il doit être capitalisable dans la forme d’un discours, d’une histoire qui le structure et l’oriente. Comme l’explique Olivier Schefer :

Le projet figuratif se constitue en effet comme effort de subordination des figures visibles à des figures lisibles et idéales. Le visible donne à voir (incarne, met en scène, figure) un texte, une historia au sens albertien du terme. L’acte pictural de la composition, nous dit à ce propos Alberti, consiste à articuler visible et lisible, à faire lire un texte (allégorie mythologique ou texte biblique), à rendre manifeste l’historia. […]. Ce qu'occulte (parce qu'il n'en a pas besoin) le projet figuratif, c'est l’opacité et l’irréductibilité du visible au lisible. Dégager ce visible comme tel est bien la protestation initiale qui conduit sur la voie du figural, de la figure purement visible64.

Le contour figuratif absente le visible sous des formes intelligibles : les aspérités du réel, son désordre, sont décantés par la grammaire d’un lisible. Or, contre la ratio occidentale dont l’esthétique figurative est prisonnière du logos, le figural est l’ouverture à une réalité a-discursive, une brèche faite dans l’emprise du textuel à travers les mailles duquel affleure un pur visible. Comme le résume Olivier Schefer, « le figural ou la pure figure fait sens sans faire histoire : quelque chose est à voir et à comprendre qui ne peut se dire mais seulement se montrer65 ». Or la figure guyotatienne, strictement réductible à son apparaître, à la littéralité mate de sa présence, accomplit bien une opération figurale qui déjoue les mécanismes discursifs de signifiance et bloque les réflexes de lisibilité narrative. Séparée de tout référent externe comme de toute instance surplombante, elle troue l’ordre discursif et exprime la pure présence du fait : « Supprimer toute psychologie. Des faits, c’est tout66 ».

La figure guyotatienne est donc un corps qui, parce qu’il débordera toujours la clôture d’un sens, recèle une fonction a-narrative. Tombeau esquisse encore les jalons d’une trame narrative : le récit est émaillé de figurations juxtaposées mais suit néanmoins la progression d’une intrigue. Pour autant, un certain usage du présent a déjà tendance à lisser les coordonnées temporelles et résorbe l’épaisseur chronologique dans l’instantané d’un présent brut. Les séquences oniriques et les embardées chronologiques sont coulées dans une même phrase égale, sereine, qui présentifie chaque corps. Le refus de recourir aux tiroirs temporels habituels inscrit les actants dans un présent aplati, indéfini, piétinant67 : un présent quasi didascalique enté sur l’ici et maintenant d’une scène. Or Éden, Éden, Éden radicalisera cette abolition de la chronologie narrative par présentification radicale en les insérant dans la chaîne d’un dispositif sériel. En effet, dans Éden, la figure obéit à un postulat vitaliste qui, décuplant ses facultés athlétiques tout autant que son énergie sexuelle, l’inscrit dans une structure itérative de figurations, dont chaque série ménage des variations : un ordre combinatoire épuise les possibilités d’interactions entre figures, de matières décrites, de muscles contractés, de liquides brassés.

Ainsi il n’y a pas tant progression narrative que rotation actancielle, réagencements scénographiques. Soit un bordel, dans lequel un maquereau, nommé « maître de foutrée », dirige les affaires et exploite plusieurs putains mâles, comme Wazzag, Khemissa ou le « pied-bot ». Si le bordel sert, à l’échelle diégétique, à optimiser les échanges et s’assurer de leur parfaite rentabilité, il joue également comme dispositif fictionnel destiné à transcender les déterminations organiques d’une corporalité humaine en arrachant celle-ci à un cadre réaliste. Le bordel est un lieu épique qui n’est pas justiciable d’une quelconque vraisemblance : il fonctionne comme un opérateur dont la fonction est de majorer, en les rationalisant, les possibilités figurales. Par exemple, les allers et venues des clients permettent de parcourir tout un éventail de classes socio-professionnelles, dont chacune implique une texturation spécifique de la matière (la graisse de l’ouvrier mécanicien, le sucre de l’ouvrier dattier, le sang du boucher et de son commis, et ainsi de suite). La séquence des foreurs est exemplaire : elle multiplie les lieux d’étreintes (resserre, cagibi, couloir, comptoir, toilettes, jardinet), les accessoires (couteau, brin d’orge, clé, cigarette), les vêtements (short, jeans, lunettes de plastique vert, espadrilles), les contacts avec les animaux (guêpes libérées d’un essaim, tarentule, crapaud), et engendre une combinatoire des partenaires sexuels (entre le foreur bouclé, le foreur rasé, le foreur blond, le jeune crépu, le foreur brun, le pied-bot, Wazzag et Khamssieh).

Comme l’écrit Julie Sermon à propos des figures peuplant les œuvres télévisuelles de Samuel Beckett, et en reprenant l’analyse de Gilles Deleuze, « le corps du personnage se donne à voir, sans que ses mouvements ne soient sujets à interprétation : ils ne visent, […] qu’à “épuiser” la situation, par combinaison et permutation des motifs, sans projet narratif68 ». Les figures, ainsi conçues, n’ont pas tant une identité narrative qu’elles ne sont le support d’ identités plastiques, reconfigurées par le jeu changeant des postures, accessoires (scéniques), mimiques, matières touchées.

Conclusion. L’évènement figural du fait épique

Même si Pierre Guyotat ne semble avoir jamais donné de véritable assise conceptuelle à son usage du terme de « figures », il n’empêche que son geste de refondation actancielle s’inscrit dans le phénomène plus large d’une crise du personnage contemporain de fiction. Ce geste de refondation procède de prémisses ethnologiques qui rejouent, somme toute banalement, une grammaire orientaliste d’époque, reléguant les « sauvages » du « Tiers-Monde » dans une préhistoire morale érigée en valeur refuge contre l’ordre bourgeois.

En revanche, il rejoint, dans sa réalisation, une reconfiguration des formes plastiques dans laquelle des artistes aussi différents que Francis Bacon ou Jean Genet convergent dans un même choix du terme de figures pour désigner des personnages dont la présence visible excède tout enjeu herméneutique. La peinture, le théâtre : deux pratiques artistiques qui ont polarisé les aspirations littéraires de Guyotat, et auxquelles il faudrait ajouter le cinéma, et la musique. C’est que la fiction de l’auteur porte en elle le rêve d’une sortie du langage et de son unidimensionnalité, et donne à voir ce paradoxe d’un texte libéré de toute référence mais tendu vers son dehors.

Aussi la refonte statutaire des actants, ramenés à la littéralité de leur être-là, rejaillit du même coup sur les procédures de sens de la sémiotique narrative. L’épopée telle qu’elle est mise en œuvre dans les fictions de Guyotat n’est plus tant une forme narrative, procédant éventuellement d’un dispositif de mise en intrigue, qu’une textualisation essentiellement phénoménologique, une mécanique factualisante : des faits, des choses, inassimilables par les courroies habituelles du récit. Chez Guyotat la figure procède donc bien d’une économie figurale du sens, puisqu’elle donne à voir une présence non soumise à la loi de l’intelligible : elle n’a pour toute fonction que de relier, être prétexte à contacts. Le devenir-visible du personnage s’inscrit donc dans une poétique de l’intersection des étants, dont l’identité plastique se conjoint en permanence avec une extériorité et par là reconfigure sans cesse ses contours. Une telle poétique s’étend à des dimensions cosmiques dans Tombeau, où un nivellement scalaire situe à égalité animaux, minéraux, astres, bougés microscopiques de la flore, et humains. La mise en place d’un dispositif sériel de permutations dans Éden, Éden, Éden ramène aux dimensions réduites du bordel les figures, en les dissociant de leur assise cosmique mais en radicalisant le phénomène a-narratif de mise en contact. Un tel geste littéraire vise ainsi une désanthropocentrisation de l’actancialité : le personnage y perd son privilège, son pouvoir focalisant, et il est humblement ramené à la chaîne indéfiniment conjonctive du visible.

Notes

1

Entretien avec Jean-Luc Moreau, Jean-Didier Wagneur, « Guyotat ci-devant écrivain », Roman, n° 7, juin 1984, repris dans Pierre Guyotat Divers : textes, interventions, entretiens, 1984-2019, Paris, Les Belles Lettres, 2019, p. 40.

2

Pierre Guyotat, lettre à Claude Boncompain, 16 juin 1966, citée dans Catherine Brun, Pierre Guyotat : essai biographique, Paris, Léo Scheer, 2005, p. 147

3

Pierre Guyotat, Carnets de bord (1962-1969), Paris, Lignes-Manifeste, 2005, p. 121 (avril 1965).

4

Ibid., p. 67 (début 1965).

5

5 Roger Borderie, « Entretien avec Pierre Guyotat : à propos de Tombeau pour cinq cent mille soldats », Les Lettres Françaises, 4 octobre 1967, repris dans Pierre Guyotat, Littérature interdite, Paris, Gallimard, 1972.

6

Pierre Guyotat, Carnets de bord, op. cit., p. 193 (novembre 1966).

7

Ibid., p. 85 (été 1964).

8

Pierre Guyotat, Divers, op. cit., p. 79.

9

Pierre Guyotat, Carnets de bord, op. cit., p. 472 (novembre 1968).

10

Ibid., p. 253 (juin 1967).

11

« Sur des réactions et des désirs physiologiques, géographiques, l’homme, depuis qu’il existe a plaqué des réactions affectives et des désirs métaphysiques », ibid., p. 134 (été 1965).

12

Ibid., p. 166 (fin 1965).

13

L’expression de « Tiers-Monde », omniprésente dans les Carnets de bord, n’est bien sûr pas propre à Guyotat. Inventée en 1952 par le démographe Alfred Sauvy, elle est rapidement popularisée et connaît un usage hégémonique à la fin des années 1960, notamment de la part d’une frange de la gauche anticapitaliste promouvant les processus de libération nationale dans les pays extra-européens.

14

Pierre Guyotat, Carnets de bord, op. cit., p. 256 (juillet 1967).

15

Ibid., p. 301 (octobre 1967).

16

Dans une lettre à Claude Boncompain datée du 3 février 1967, Guyotat dresse le détail de cette description : « […] tentes, peaux, lait de chamelle, caravanes, sandales sahariennes[,] vents de sable[,] mosquées, marchés rutilants (étoffes, sel, gemme, viande de chameau, piments, fers forgés, animaux vivants ou morts, etc.)[,] dunes, touffes, mirages, chameaux morts déchirés la nuit par chacals et loups, […] », cité dans Catherine Brun, Pierre Guyotat : essai biographique, op. cit., p. 177. La syntaxe énumérative préfigure celle des fictions épiques, et notamment la phrase sisyphéenne d’Éden, Éden, Éden, mue par un mouvement interminable d’exhaustion du réel.

17

Pierre Guyotat, Carnets de bord, op. cit., p. 65 (fin 1964).

18

Ibid., p. 137 (août 1965).

19

Ibid., p. 237 (mai 1967).

20

« Pourquoi aime-t-on les criminels, les ouvriers manuels ? Parce qu’ils sont nus, parce qu’ils vivent avec leur corps. Ce sentiment révèle : hantise, obsession, regret de l’état sauvage, naturel », ibid., p. 102 (octobre 1964).

21

Ibid., p. 569 (février 1969).

22

Ibid., p. 126 (mai 1965).

23

Voici la première occurrence, dans les Carnets, du terme de « figure » au sens de « personnage » : « […] c’est par la sexualité que le Tiers-Monde est révélable et touché […] : tout autour des actes sexuels de mes figures est entraîné un environnement, un mouvement d’objets révélateurs du plus profond avenir du Tiers-Monde : utilisation nouvelle (apparemment maladroite) des objets et des formes occidentales. Donner à la description de la sexualité (= avenir de l’homme, après le marxisme), le feu vert, donné jadis à la psychologie », ibid., p. 449 (9 octobre 1968). Il est à noter que les figures sont associées au « Tiers-Monde » et, plus spécifiquement, à la sexualité de ce dernier, supposément constitutive de son identité et de son avenir. Or l’accouplement de ces deux termes, posé en principe poétique fort, s’inscrit pleinement dans le phénomène d’orientalisme sexuel propre à la France postcoloniale des années 1960 et 1970, et analysé par Todd Shepard dans Mâle décolonisation : l’homme arabe et la France, de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne, 1962-1979, C. Baude (trad.), Paris, Payot, 2017.

24

Pierre Guyotat, Carnets de bord, op. cit., p. 128 (été 1965).

25

Pierre Guyotat, Littérature interdite, op. cit., p. 16.

26

Nous empruntons ce concept à José-Luis Diaz. Voici comme il le définit : « La scénographie telle que je la définis n’est pas d’abord affaire de discours, de mise en texte, d’adoption d’un dispositif d’énonciation, de choix générique, stylistique, etc. Elle fonctionne d’abord au plan des postures adoptées, des images de soi proposées et de la prise de rôle. En adoptant une scénographie, l’écrivain ne répond pas d’abord ni seulement à ces questions : comment écrire ? comment poser sa voix ? quel genre choisir ? Mais à la question plus large, et qui les englobe toutes : qui être ? Qui être en tant qu’écrivain sur la « scène littéraire », Ruth Amossy et Dominique Maingueneau, « Autour des “scénographies auctoriales” : entretien avec José-Luis Diaz, auteur de L’écrivain imaginaire (2007) », Argumentation et analyse du discours, 3, 15 octobre 2009 (en ligne : http://journals.openedition.org/aad/678 ; consulté le 19/11/2022). Le concept est particulièrement opératoire puisqu’il permet une herméneutique de l’auctorialité qui s’adosse non seulement aux discours d’accompagnement, lieux privilégiés de l’auctoritas, mais aussi aux images auctoriales que les fictions peuvent éventuellement receler.

27

Pierre Guyotat, Littérature interdite, op. cit., p. 33. Il convient de remarquer, dans une telle scénographie auctoriale, la perméabilité du fictionnel et de son dehors auctorial : telle circonstance matérielle et/ou corporelle de l’acte d’écriture peut directement infléchir l’univers fictionnel.

28

Pierre Guyotat, Tombeau pour cinq cent mille soldats, Paris, Gallimard, 1967, p. 7.

29

Ibid., p. 50.

30

Pierre Guyotat, Carnets de bord, op. cit., p. 524.

31

« Éden n’a rien de religieux ni de vague : il représente le moment et le lieu où le corps sera tout à fait libéré (> marxisme intégral) », ibid., p. 585.

32

Ibid., p. 149 (je souligne).

33

Ce rêve d’une immanence et d’une liberté totales, et dont la scène théâtrale offre le paradigme, ne quittera jamais Guyotat. Dans Coma, il écrira : « Pour moi, le théâtre idéal serait, est quelquefois déjà, que le créateur disparaisse au profit de sa créature, que les créatures parlent, se répondent hors de son contrôle », Coma, Paris, Gallimard, 2006. Voir aussi : « Mais en même temps, ce moi, il lui [l’artiste] faut parfois l’oublier ; les figures qu’on invente se chargent de vous expulser et de conduire l’action à leur guise : ici se tient justement la limite entre le littérateur et le créateur », Pierre Guyotat, « Lecture(s) », entretien avec David Lespiau, Cahier critique de poésie, n° 1, éditions Farrago, 2000, repris dans Divers : textes, interventions, entretiens, 1984-2019, op. cit., p. 185.

34

Pierre Guyotat, Littérature interdite, op. cit., p. 12-13.

35

Pierre Guyotat, Carnets de bord, op. cit., 248 (juin 1967).

36

« Fond-forme, distinction absurde puisque le mouvement d’imagination et de rédaction est simultané. On ne sait pas ce que l’on va écrire quand on se met à table », ibid., p. 92 (septembre 1964).

37

Julie Sermon, « Construction du personnage et dramaturgie du jeu en régime figural », dans www.pourunatlasdesfigures.net, dir. Mathieu Bouvier, La Manufacture, Lausanne (He.so) 2018, consulté en ligne le 13/08/2023.

38

Ibid.

39

« Fréquence (à conserver) de la virgule suivant le sujet et juste avant le verbe (ex. : “le singe, jette…”) révèle la “non-inspiration” : sujet posé, on réfléchit pour lui faire agir quelque chose d’inconnu encore », ibid., p. 553 (février 1969).

40

Michel Foucault, Dits et écrits, vol. 2 : 1970-1975, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », 1994, p. 75.

41

Pierre Guyotat, Carnets de bord, op. cit., p. 460 (octobre 1968).

42

Ibid., p. 141.

43

Ibid., p. 549. (février 1968)

44

Pierre Guyotat, Littérature interdite, op. cit., p. 27.

45

Ibid., p. 29.

46

Ibid., p. 32.

47

Ibid., p. 49.

48

Ibid., p. 66.

49

Ibid., p. 45.

50

« Cela commence par une redéfinition de l’intrigue : si cette dernière constitue simplement le squelette de l’histoire racontée, alors elle n’est pas d’une grande utilité pour les études littéraires, mais si on la conçoit comme un dispositif dont la fonction est d’intriguer le lecteur, alors l’analyse des rouages qui visent à accomplir cet effet se révèlera très riche […] », F. Wagner, « Des mécanismes de l’intrigue à l’enseignement de la littérature. Entretien avec Raphaël Baroni. Propos recueillis par Frank Wagner », Cahiers de Narratologie, no 34, 21 décembre 2018 (je souligne).

51

Voir par exemple : « Wazzag […] retire le miroir brisé – dans lequel, les soirs d’orage sur la steppe, au haut de son bordel déserté, ses chiens frissonnants rôdant, enduits de vieux foutre, dans la salle, sous la lumière secouée, le maitre de foutrée regarde le dessous duveté de son amas sexuel rabattu sur le bas-ventre […] », Pierre Guyotat, Éden, Éden, Éden, Paris, Gallimard, 1970, p. 103-104.

52

Pierre Guyotat, Carnets de bord, op. cit., p. 54. Le terme de « cellule » revient régulièrement sous la plume des Carnets et semble désigner une brève unité narrative. Guyotat l’associe à la musique dodécaphonique et son langage sériel.

53

Pierre Guyotat, Tombeau pour cinq cent mille soldats, op. cit., p. 402-403.

54

Ibid., p. 564.

55

Pierre Guyotat, Tombeau pour cinq cent mille soldats, op. cit., p. 401 (je souligne : le terme fait entendre, par syllepse, une onomastique réifiante).

56

Donatien Grau, « L’enfance de l’art », Critique, vol. 824-825, 2016, p. 45.

57

Le personnage de Valentin Chevelure provient d’Ashby, deuxième fiction de Guyotat, publiée en 1964. Se devine déjà en filigrane la conception d’un personnage dissocié de ses coordonnées psychologico-narratives, et prétexte d’agencements, de conjonctions.

58

Personnage de Tombeau pour cinq cent mille soldats.

59

Voir par exemple dans Tombeau les personnages de Camerone (nom d’une localité mexicaine) ou de Bactriane (région historique d’Asie centrale).

60

Pierre Guyotat, Carnets de bord, op. cit., p. 57.

61

Ibid., p. 118.

62

Ibid., p. 125. Les plantes « angiospermes » correspondent aux plantes à fleurs.

63

Laurent Jenny, La Parole singulière, Paris, Belin, 2009, p. 90.

64

Olivier Schefer, « Qu’est-ce que le figural ? », Critique, n° 630, novembre 1999, p. 915.

65

Ibid., p. 916.

66

Pierre Guyotat, Carnets de bord, op. cit., p. 143 (automne 1965).

67

Un exemple entre mille : « Le gouverneur a, de sa première femme, deux enfants : Serge et Fabienne ; leur mère naturelle, après une longue maladie, meurt, sa main prise dans la broderie du drap », Tombeau pour cinq cent mille soldats, op. cit, p. 65 (je souligne). La mère de Serge et Fabienne meurt dans un présent inchoatif lors même que sa mort est censée appartenir à un passé révolu.

68

Julie Sermon, « Construction du personnage et dramaturgie du jeu en régime figural », op. cit.

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Figures et images. De la figura antique aux théories contemporaines ?

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Figures et figuration. Le modèle exégétique

Représentation visuelle, représentation textuelle

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