Le récit de voyage, sous ses diverses formes, est depuis longtemps associé à des pratiques visuelles. Voir, regarder et contempler sont des notions ancrées dans la majorité des récits de voyage. Ce regard est ensuite transféré dans le texte, sous forme écrite ou visuelle. À partir du XVIIe siècle, la découverte systématique des terres situées à l’est de l’Europe a progressivement fait de l’Orient un sujet de représentation – récits de voyage illustrés, eaux-fortes, gravures, peintures et croquis. Au XVIIIe siècle, les illustrations dans les récits de voyage en viennent à jouer un rôle plus important dans la perception des lieux et des personnes1. D’un point de vue esthétique, selon Christina Ionescu, « l’interaction du verbal et du visuel, du scriptural et du pictural, du texte et de l’image [...] ajoute des couches de sophistication et renforce l’imagination2. » Lorsque l’on parle d’illustrations de livres, la question de la dépendance de l’image par rapport au texte est au centre du débat théorique. Roland Barthes3 a soulevé cette question sans toutefois fournir de réponse ; Peter Wagner4 souligne l’importance de considérer le texte et l’image comme interdépendants dans la manière dont ils établissent le sens ; Antoine Compagnon inclut l’illustration dans la « périgraphie » tandis que Gérard Genette classe celle-ci dans le « paratexte », tous les deux plaçant l’illustration dans une zone intermédiaire entre le texte et le hors-texte5. Malgré ces interprétations diverses du rôle que joue l’illustration au sein du texte, il est admis que celle-ci entretient une relation dynamique avec le texte, fournissant « un moyen d’appuyer – en le précisant, en le clarifiant, en l’amplifiant ou en le prolongeant – le message verbal, ou même d’obscurcir ou de contester l’affirmation textuelle6 ».
Notre article se penche sur les illustrations ou l’absence de ces dernières dans les récits de voyage des Jésuites en Orient aux XVIIe et XVIIIe siècles. L’ouverture des horizons liée aux découvertes de nouvelles routes maritimes suscite une véritable fascination pour le voyage. Parmi les pays nouvellement visités, l’Inde et la Chine occupent une place privilégiée et cette curiosité pour les pays asiatiques est nourrie, entre autres, par les témoignages écrits des missionnaires, notamment les Jésuites. Les auteurs dont les œuvres forment le corpus de cet article sont Pierre Du Jarric, Athanase Kircher7 et Jean-Baptiste Du Halde. Nous les avons choisis en fonction d’un double critère : d’une part, malgré l’engouement de l’époque pour le voyage, aucun de ces trois Jésuites n’est parti en mission, et ils pourraient au mieux être décrits comme des « voyageurs de salon » ; d’autre part, la notoriété de leurs récits de voyage, et l’intérêt qu’ils ont suscité après leur publication ne pouvaient manquer de retenir notre attention. Leurs ouvrages, les Histoires mémorables...8 (1608-1614), la China Illustrata9 (1667) et la Description de la Chine10 (1735) ont été des best-sellers de leur époque, comme le prouvent leurs rééditions successives en France11. Les critiques travaillant sur les récits de voyage remarqueront que les images sont une partie indissociable de la littérature viatique. Ainsi, les récits de Jean de Léry ou d’André Thévet sur le Brésil contiennent maintes illustrations de cette région. Ce n’est pas le cas pour les récits de voyage vers l’Orient. L’œuvre de Du Jarric sur l’Inde orientale est dépourvue d’images, tandis que la China Illustrata et la Description de la Chine sont richement illustrées. Ainsi, nous avançons l’hypothèse que l’image devient un outil indispensable dans les récits de voyage vers l’Asie à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle, servant d’outils pour authentifier ou présenter une nouvelle vision de l’Orient.
L’absence d’illustration : Pierre Du Jarric et les Indes orientales
Pierre Du Jarric est un jésuite né à Toulouse en 1566. La Biographie universelle de Michaud ne nous fournit pas beaucoup de détails sur sa vie, mais nous savons qu’il est entré dans la compagnie de Jésus en 158212. La grande ambition de sa vie était de partir en mission dans les pays lointains, mais ce rêve ne sera jamais réalisé. Cette déception l’oblige à trouver d’autres voies pour répandre le message du Christ. Ainsi, Du Jarric s’engage sur le chemin de l’enseignement et sur celui de l’écriture. Il devient professeur de théologie morale au collège de Bordeaux et il publie, entre 1608 et 1614, une vaste fresque en trois volumes intitulée Histoires des choses plus memorables advenues tant ez Indes Orientales que autres païs, de la descouverte des Portuguais, en l’establissement & progrez de la foy chrestienne et catholique.
En principe, Du Jarric s’était seulement proposé de traduire en français les relations publiées par les Jésuites italiens et espagnols sur les établissements que la société venait de fonder en Amérique. Mais, comme chaque correspondant ne traitait qu’une province, le lecteur ne pouvait avoir qu’une idée incomplète des travaux des missionnaires dans le nouveau monde ou dans les pays d’Asie et d’Afrique. Du Jarric renonce donc à ce projet et décide de choisir dans la relation de chaque missionnaire ce qu’il y avait de plus intéressant. Il compose ainsi l’ouvrage dont il est question. Les Histoires de Du Jarric sont divisées en trois volumes et chaque volume est subdivisé en deux livres. Le premier volume (livres I et II) parle de la vie de saint François Xavier et de l’œuvre des missionnaires Jésuites dans l’Inde du sud (Travancore, Cochin, Calicut, Vijaynagar, Bengale) jusqu’en 1599. Le deuxième volume (livres III et IV) brosse un panorama de l’Inde musulmane sous le règne d’Akbar ainsi que des travaux missionnaires en Afrique, en Chine, au Japon et au Brésil. Il traite le même thème dans son dernier volume, mettant le lecteur au courant de toutes les tentatives des Jésuites jusqu’en 1610. Le récit de Du Jarric a connu un succès énorme auprès du public français. Dans cet article, nous nous concentrons sur le rapport entre le texte et l’absence (à l’exception de la page de titre) d’image dans la partie indienne de cet ouvrage.
Les Histoires ne sont pas un récit original mais une compilation. L’auteur a voulu faire part aux lecteurs des missions entreprises par les Jésuites aux Indes orientales et son livre est dépourvu d’illustrations. Or cette absence ouvre grand la porte à ce que Mieke Bal appelle des « récits littéraires inventés à partir d'une expérience visuelle13 ». En d’autres termes, la lecture du texte peut engendrer des images mentales. Ainsi, Jean-Jacques Wunenburger remarque dans son essai Philosophie des Images :
Si par son étymologie et son histoire, l’image a une relation privilégiée avec les représentations visuelles, le terme s’applique aussi à des représentations linguistiques […]. L’image littéraire, jumelle de l’image visuelle, élargit ainsi la catégorie, par une procédure sémantique d’analogie motivée, tout en introduisant une forte hétérogénéité d’expériences mentales14.
Dans le cas de Pierre Du Jarric, cette « hétérogénéité d’expériences mentales » est créée par des passages ou des anecdotes descriptifs et comme le dirait François Hartog « décrire, c’est voir et faire voir15 ». L’anecdote ci-dessous, par exemple, témoigne du zèle missionnaire de François Xavier qui va même jusqu’à lécher les plaies d’un malade et sucer le pus lors de son séjour à Venise :
Or entre ces malades il y en avoit un chargé de bubes ou de pustules, desquelles sortait une matiere si vilaine, & si puante, qu’il n’y avoit personne qui la peut supporter. Et sur tous M. Xavier en avoit une grande horreur. […] il commance à nettoyer ces ulceres chancreuses avec plus de soing & diligence que de coutume, à celle fin de vaincre cette répugnance de nature ; toutefois il ne pouvoit encore la surmonter du tout jusqu’à ce qu’il fit une chose qui semblera aux délicats bien estrange, mais non pas nouvelle à ceux qui ont lu les histoires des saincts. C’est qu’il se mit à licher les playes de ce pauvre ulcéré, voire, qui plus est, à sucer la matière qui en decouloit16.
Dans ce passage l’auteur joue avec les impressions sensorielles du lecteur, en particulier la vue et l’odorat. Ainsi l’utilisation des mots comme « chargé de bubes ou de pustules » ou « si puante » servent à créer l’image mentale d’un souffrant dont la peau est couverte de papules infectées qui diffusent une odeur désagréable. Cette anecdote peut également être interprétée au niveau symbolique. Les missionnaires sont les hommes élus de Dieu, qui avaient pour but de parler du christianisme, de répandre le message du Christ partout dans le monde et de sauver les « âmes perdues ». Cette expérience à l’hôpital prépare François Xavier à devenir un « médecin des âmes ».
Il est indéniable qu’un projet religieux motive la publication de ce récit. Dans l’avant-propos de son premier volume, Du Jarric souligne l’importance d’entreprendre « une conquête spirituelle des pays inconnus17 » pour son lectorat et la citation qui suit confirme cette affirmation :
Nous avons peu voir & cognoistre le mesme en plusieurs choses qui sont arrivées de nostre temps, & singulierement en la descouverte des Indes, & tout plein d’autres païs, qui nous estoient incogneus, advenue depuis cent ans en ça ou environ. Car il semble que Dieu prevoyant qu’en ces derniers siecles la Foy de son Eglise devait estre combatuë & abbatuë en plusieurs endroits de l’Occident et du Septentrion, tant par la puissance des Turcs, ennemis jurés du Christianisme, que par l’audace et impieté des Heretiques de ce temps, a daigné jetter l’œil de sa misericorde […] pour esclairer des rayons de sa lumiere tant de peuples et nations auxquelles la bonne nouvelle de salut acquis aux hommes par le merite du précieux sang de Iesus-Christ, Sauveur du monde, n’estoit encore parvenuë18.
Ainsi, le projet principal de Du Jarric est de faire part aux lecteurs des possibilités d’évangélisation offertes à cette population lointaine et de témoigner de l’activité apostolique des Jésuites. La page de titre du deuxième volume confirme notre hypothèse, car elle illustre non seulement les principaux missionnaires des Indes Orientales, saint François Xavier et le père Gaspar Barzé, mais aussi ceux qui ont été massacrés comme le père Rudolf Aquaviva et le père Gonzale Sylveira. On y représente la scène de martyre de ces missionnaires. Un Jésuite tient le crucifix dans sa main tandis que les autochtones l’étranglent avec une corde.
Les anecdotes de ce genre côtoient celles qui décrivent les croyances hindoues. Voici une description que Du Jarric fournit à ses lecteurs de leurs idoles :
Or jaçoit qu’en tous ceux-cy, ils honorent le diable principe, & derniere fin de l’idolaterie : si est-ce que non contens de cela, ils adorent aussi en sa propre figure, c'est-à-dire de la façon qu’on a accoustumé le peindre parmy nous ; & autant laid, hideux & difforme, qu’on le peut imaginer : Car ils le figurent avec deux visages, l’un à la teste et l’autre au dessoubs du ventre, portant ses cornes en tous deux, des griffes aux pieds, & aux mains ; ayant la barbe faite de mesme, que celle d’un bouc puant & vilain. Mais afin qu’il tienne bien la morgue, & qu’il paroisse quelque chose de grand, ils luy couvrent le chef d’une grande thiare, ou mitre à trois couronnes : & le representent assis sur une belle chaire19.
La description ci-dessus n’a que peu de traits communs avec l’iconographie indienne mais ce passage semble confirmer que Du Jarric avait très peu de sympathie pour les religions autres que le christianisme. Le véritable objet de son ouvrage était de décrire la religion hindoue afin d’en faire ressortir les faiblesses et de prouver la supériorité du christianisme. Le prosélytisme est toujours omniprésent. En reprenant un argument topique, compenser le succès des protestants en Europe par la conversion des peuples lointains, Du Jarric semble insister sur la nécessité de cette mission.
Cependant une deuxième interprétation s’impose. La description de l’idole hindou ci-dessus est un calque du deumo de Ludovico di Varthema. Ce voyageur bolonais avait visité le Kerala entre les années 1503-1508 et il raconte ses pérégrinations indiennes dans l’Itinerario publié en 1510. Varthema affirme que le roi indien adorait un Diable (connu sous le nom de Deumo). Le temple de ce deumo est décrit par Varthema de la manière suivante :
La chapelle du Roy de Calicut en son palais est faicte toute carrée et a deux pas de large par chascun carrée et haulte environ neuf piedz […]. Et au milieu de la dicte chapelle, il y a ung dyable faict de cuivre, assis en une chayre faicte aussi de cuyvre. Le dict dyable tient une couronne faicte ainsi que la couronne du pape20 […] et le dict dyable a encore quatre cornes et quatre dentz et la bouche tres grande, le nez, les yeux terribles et les mains sont faictes en façon d’ung crochet et les piedz en façon d’ung coq : en sorte que c’est une chose tres epouvantable à veoir21.
Le livre de Varthema a connu un succès énorme et le deumo devient l’archétype des démons adorés par les peuples des Indes orientales. L’image ainsi que la description de ce monstre seront reprises par un grand nombre de voyageurs européens, y compris Pierre Du Jarric. Pourtant la question qui se pose est celle-ci : pourquoi Du Jarric, qui est si méticuleux et prudent avec ses sources, a-t-il établi un parallèle entre les dieux ou diables indiens et le pape ? L’idole indienne porte sur sa tête une « triple couronne » qui ressemble à la tiare pontificale tandis que les quatre dents et les quatre cornes sont des caractéristiques attribuées au dragon de la littérature apocalyptique.
Nous n’avons pas une réponse claire à cette question mais nous sommes d’avis que cette description pourrait constituer une critique voilée du pape qui se mêlait de la politique interne de la France et de le mettre en garde contre l’essor du gallicanisme. En comparant le pape avec les dieux-monstres des Indes orientales, Pierre Du Jarric semble mettre en garde les membres de sa Compagnie contre une part importante de l’opinion publique française qui militait pour réunir les confessions catholiques dans une église gallicane, indépendante de Rome à l’instar de l’église anglicane. Selon Du Jarric, les Jésuites français avaient intérêt à s’entendre avec le roi de France. Il fallait concilier les intérêts de la Compagnie avec ceux du royaume car au milieu de tant d’ennemis, le roi était, par la force des choses, celui sur lequel ils pouvaient le mieux s’appuyer.
Les travaux consacrés aux relations entre le texte et les arts visuels soulignent que les images sont des ajouts précieux au texte. Les Histoires de Pierre Du Jarric sont dépourvues de ce support visuel mais l’auteur va pallier ce manque en insérant des anecdotes descriptives qui engendrent une hétérogénéité des images mentales. Le texte de Du Jarric est, de ce fait ouvert à de multiples interprétations, et cela ressemble à la tradition protestante des pratiques de lecture. Le protestantisme, en permettant l’accès individuel à l’Écriture, avait conféré à chaque croyant le droit à une interprétation personnelle des livres sacrés. Les Histoires de Du Jarric abondent en anecdotes descriptives et, comme le dit Marc Soriano, les formes brèves comme la fable, le conte ou l’anecdote « étaient peu appréciées au XVIIe siècle par le pouvoir politique parce que c’étaient des genres qui permettaient de tout dire et de dire sans dire »22. Ainsi on pourrait penser que les anecdotes indiennes de Du Jarric cachent un message implicite. L’absence d’images dans son ouvrage pourrait être une stratégie politique pour présenter une vision alternative du sous-continent indien et promouvoir ses idées politico-religieuses sur la réforme catholique, les libertés gallicanes et les relations entre l’État et l’Église.
Interaction entre le texte et l’illustration : la China Illustrata d’Athanase Kircher et la Description de la Chine de Du Halde
Si l’ouvrage de Du Jarric est dépourvu d’illustrations, les travaux d’Athanase Kircher et de Du Halde non seulement font voir que le texte et l’image constituent deux composants intégraux aux écrits des Jésuites à partir de la deuxième moitié du XVIIe, mais ils fournissent maints exemples pour illustrer les divers rapports entre les deux.
Selon D. Van Tuyl, traducteur de la China Illustrata, le père Athanase Kircher, érudit Jésuite, a publié quarante ouvrages majeurs en latin sur des sujets allant des sciences naturelles aux études orientales, dont les influences persistent jusqu’à nos jours23. Sa China Illustrata a vu le jour en 1667. Kircher s’est appuyé sur les sources écrites des Jésuites comme Pierre Du Jarric, sur les récits oraux des missionnaires de retour au pays et sur diverses sources occidentales telles que Marco Polo. En plus de 200 pages, ce livre tente de donner aux Européens une image de l’Empire chinois et des pays voisins. Il montre comment la Chine est apparue aux premiers missionnaires et voyageurs européens. L’ouvrage de Kircher donne un aperçu de l’ancienne Chine avant l’arrivée des Européens, et dépeint également les changements provoqués par l’introduction des idées occidentales en Chine.
La Description de la Chine, en quatre volumes (environ 700 pages chacun), est composée des lettres des missionnaires compilées par Du Halde, qui n’est jamais allé en Chine. Cependant, celui-ci est considéré comme un des premiers orientalistes et savants à avoir présenté de façon systématique la Chine à l’Europe. Le premier volume brosse le tableau des 15 provinces de la Chine centrale et du nord. De plus, il compile une liste de toutes les dynasties de la Chine, de 2070 avant J.C. jusqu’à la dynastie Qing. Dans le deuxième volume, à part les renseignements présentés déjà par d’autres auteurs (gouvernement et politique, agriculture, produits de porcelaine et de soie, traits des Chinois), les lecteurs trouvent des descriptions de la physionomie des Chinois, ainsi que de leurs langue, cérémonies et techniques utilisées dans l’imprimerie. Le troisième volume propose une introduction aux religions chinoises, passe en revue les connaissances des Chinois dans le domaine des arts et des sciences, offre des informations supplémentaires sur la géographique des régions tartare et mongole. Il contient aussi les traductions françaises de quelques œuvres classiques que tous les intellectuels chinois lisaient à l’époque. La China Illustrata et la Description de la Chine comportent tous les deux un nombre considérable d’illustrations tout au long du livre.
Dans l’introduction de son livre, Book illustration in the long eighteenth-century, Christina Ionescu reprend la division des illustrations de livres du XVIIIe siècle en trois grands groupes proposée par Breitenbach : illustrations en tant qu’accessoires principalement décoratifs qui n’ont souvent que très peu de rapport avec le texte du livre ; illustrations au sens propre du mot illustrare qui servent à accentuer ou à faciliter la compréhension du texte ; illustrations « indispensables » en ce sens que l’accent principal est mis sur les images, le texte ne jouant qu’un rôle secondaire d’explication24. Ionescu postule la clarté et l’efficacité de cette division, tout en suggérant que celle-ci pourra être révisée, affinée ou élargie. Un examen des illustrations de la China Illustrata et de la Description de la Chine nous permet de conclure que d’un côté, ces trois groupes se présentent également dans les récits des Jésuites sur la Chine des XVIIe et XVIIIe siècles, que de l’autre, l’interaction entre le texte et l’image ne consiste pas forcément dans la domination de l’un ou de l’autre. En effet, le texte et l’image peuvent se compléter et s’enrichir mutuellement.
L’Illustration orne et facilite la compréhension du texte
Dans la China Illustrata et la Description de la Chine, comme dans de nombreux ouvrages de l’époque, les fleurons et vignettes scandant les chapitres ont souvent une fonction décorative en remplissant les vides de la page (voir Figures 1, 1b, 2 et 3).
Pourtant, la page de titre de la China Illustrata (Figure 4) mérite d’être examinée de plus près25.
On y remarque la présence des deux anges qui tiennent le sceau de la compagnie des Jésuites. Il n’existe pas de lien direct entre cette image et les textes à l’intérieur de l’ouvrage. Autrement dit, celle-ci n’interprète ni n’enrichit ces textes portant sur la Chine et d’autres cultures orientales. Constitue-t-elle alors purement un décor du livre ? À notre avis, sa fonction va bien au-delà d’être décorative par sa capacité de satisfaire le goût du lecteur à plusieurs niveaux. Si l’on admire cette image comme un objet d’art indépendant, elle ressemble d’un certain point à une œuvre d’art exclusivement « spatiale » dont parle Jacques Derrida, identifiant deux manières d’interpréter ce type d’art :
D'une part, il y a l'idée de son mutisme absolu, l'idée qu'il est complètement étranger ou hétérogène aux mots [...]. Mais d'autre part [...] on peut toujours les recevoir, les lire, les interpréter comme des discours potentiels. C'est-à-dire que ces œuvres silencieuses sont en fait déjà bavardes, pleines de discours virtuels26.
Les deux anges remplissent effectivement la deuxième fonction proposée par Derrida car ils peuvent être lus et interprétés en dehors du contexte de l’ouvrage. Ils donnent d’abord le plaisir de voir par leur valeur esthétique. De plus, par leur geste de marcher vers le lecteur, ils établissent une voie de communication avec celui-ci en créant une familiarité et un rapprochement, puisque la religion s’enracine dans la vie quotidienne de beaucoup de gens à l’époque. Finalement, si l’image ne véhicule pas l’idée principale abordée dans la China Illustrata, elle évoque la mission des Jésuites avec le texte qui accompagne leurs pas – « A Solis Ortu Usque ad Occasu[m] Laudabile Nomen D[omi]ni » (Du lever jusqu’au coucher du soleil, il faut louer le nom du Seigneur) et soutient le « projet religieux » de ceux-ci, visant à la « conquête spirituelle des pays inconnus ». En tant que « seuil » iconographique, pour emprunter le terme de Genette, adressé aux lecteurs lettrés catholiques de son temps, cette image prépare et facilite ainsi la lecture de l’ensemble du texte en glorifiant la mission des Jésuites. Ainsi, la couverture de la China Illustrata remplit le même rôle que l’anecdote de saint François-Xavier précédemment citée dans l’ouvrage de Du Jarric, celui de répandre le message du Christ dans le monde entier.
L’illustration confirme et enrichit le texte
La China Illustrata, comme l’annonce le titre, se caractérise par ses illustrations occupant un quart du livre (64 pages sur 239). Dans cet ouvrage, le texte et les illustrations révèlent non seulement les efforts et les stratégies de conversion des Jésuites en Chine, mais aussi dans quelle mesure ceux-ci ont compris la culture chinoise et ont établi leurs relations avec l’empereur et les mandarins.
Cinq portraits d’individus sont inclus dans cet ouvrage, et Kircher a fourni un texte pour décrire presque chacun d’eux. Pour le portrait de l’empereur chinois (Figure 5), Kircher souligne la couleur jaune et le symbole du dragon qui apparaissent sur les vêtements de l’empereur et dans le palais, et qui sont interdits à toute autre personne. Le texte explique ensuite la hiérarchie stricte de la cour, représentée par les vêtements et par les gestes. En présence de l’empereur, chaque mandarin doit porter la tenue prescrite par sa position et rester immobile, les yeux fixés au sol. La couleur jaune est impossible à déceler sur l’illustration en noir et blanc, mais toutes les autres caractéristiques décrites y figurent. Si nous comparons cette illustration à un autre portrait réalisé par un peintre inconnu de la même époque, nous constatons son amélioration évidente. Dans la peinture à l’huile à droite (Figure 6), où le père Schall montre une carte à l’empereur Shunzhi, on peut facilement déceler l’invraisemblance de la tenue de l’empereur, en particulier son chapeau et ses boucles d’oreilles. De plus, derrière Schall se trouve une porte dont la forme est peu vraisemblable pour une porte chinoise. Finalement, une pagode, qu’il est peu probable de voir à l’intérieur d’un palais royal, ajoute à l’inexactitude de cette image.
Pour continuer, dans la description du portrait du Père Schall (Figure 7), Kircher attire notre attention sur sa robe de mandarin. Au centre de sa robe se trouve un carré de mandarin, avec une grue au milieu. La même robe et la même grue apparaissent sur le frontispice (Figure 8) de la China Illustrata, où Schall et Matteo Ricci tiennent une carte. Kircher explique que les motifs du carré indiquent les différents rangs des mandarins : « [l’empereur ShunZhi] appela [le père Jean Adam Scal du païs de Cologne] auprés de luy, & le receût avec tous les témoignages d’une bienveuillance extraordinaire; […] il s’accoûtuma si fort à converser familierement avec luy, qu’il le mit au nombre de ses plus intimes amis, l’établit Mandarin du premier ordre, luy affignant le plus haut degré du tribunal Astronomique du calandrier27 ».
Kircher a également inclus une illustration (Figure 9) du père Matteo Ricci (à gauche) avec le mandarin Paul Xu Guangqi (à droite), l’un des portraits les plus célèbres du Jésuite et du mandarin à l’époque. Cette illustration nous rappelle la page de titre de l’œuvre de Du Jarric examinée plus haut, par la présence des figures emblématiques des missionnaires et leur interaction avec le peuple local. Aucun portrait des deux Jésuites dans la Figure 9 n’est accompagné d’une description détaillée, puisque, pour citer Kircher, « Mais veritablement comme l’on trouve la vie; & les illustres actions de ces deux grands personnages escrittes dans les histoires Chinoises, j’ay creu qu’il n’estoit pas necessaire de mettre icy ce que l’on povoit voir ailleurs; me contentant d’en produire les pourtraits, habillés à la Chinoise28. » Ici, les images enrichissent effectivement le texte, car elles interprètent parfaitement les stratégies utilisées par les Jésuites pour établir un dialogue avec la Chine. Dans le portrait de Schall, on le voit entouré de deux globes et d’outils géométriques, avec une carte du monde accrochée au mur du fond. Dans le portrait de Ricci et du mandarin Xu, le Jésuite imite son ami mandarin en tenant un éventail chinois. Il est vêtu de la robe taoïste (appelée daopao en chinois), vêtement de cérémonie très prisé des lettrés chinois de l’époque. À titre de référence, voici un portrait d’un Chinois de l’époque portant ce type de robe (Figure 10) :
Au-dessus de leur tête, à l’arrière-plan, on voit leur nom écrit en chinois : 利玛窦西泰,徐保罗光启, avec le nom chrétien de Xu, Paul 保罗 inséré au milieu. La différence de style et de qualité entre cette écriture et la calligraphie chinoise standard de l’époque (Figure 11) permet de dire que l’écriture provenait probablement de Jésuites qui ne maîtrisaient pas encore la langue. Immédiatement, les deux portraits traduisent les stratégies de conversion des Jésuites : s’adapter et s’intégrer à la culture chinoise en apprenant la langue, se lier d’amitié avec les mandarins et s’habiller à la chinoise, gagner le respect des mandarins grâce à leurs connaissances en sciences et en mathématiques. Les deux portraits démontrent l’efficacité de ces stratégies, puisque Schall a été promu mandarin de premier ordre et que Ricci a réussi à convertir l’un des mandarins les plus prestigieux de son temps.
Kircher a également décrit le vaste harem de l’empereur et la ségrégation des femmes chinoises à l’écart de l’espace public. Il a sélectionné la petite taille et le bandage des pieds comme exemples pour présenter les valeurs esthétiques chinoises qui se distinguent de celles européennes à l’époque : « […] ce que nous estimons laid, difforme & monstrueux en ce païs, est ce qui a le plus d’agréement, & d’atraits pour eux29. » Cette comparaison donne une idée de la manière dont on pense et représente au XVIIIe siècle les liens entre la communauté d’appartenance et le monde, en se fondant sur l’esprit scientifique de l’époque. Kircher a également commenté l’influence de l’habillement des Chinoises sur leur comportement : « Leur habit est tres modeste, & rempli de gravité, comme vous le pourrés voir; puisqu’il les couvre si bien, qu’on ne sçauroit rien voir que leur face; pleût à Dieu qu’en beaucoup de lieux de l’Europe les femmes en voulussent faire de mesme, on n’en verrroit pas tant qui perdent si souvent leur pudicité qu’elles font30. » Ici, on voit que l’auteur dépasse la motivation initiale de dépeindre l’Autre chinois en tant que tel et se sert de lui plutôt comme d’un miroir pour mieux se regarder. Il explique ensuite comment les femmes nobles décorent leurs cheveux de pierres précieuses et leurs vêtements de fleurs, d’oiseaux et d’autres ornements brodés qui s’étendent jusqu’à leurs pieds. Les deux illustrations de dames chinoises (Figures 12 et 13) reflètent largement la description de Kircher. En fait, ces deux illustrations sont assez similaires, si l’on compare les robes, les coiffures, les postures, les tables, les vases, les paysages peints sur le mur et les décorations murales, et en particulier les deux grands caractères chinois sur le mur, qui signifient tous deux « doux et gracieux ». Ces deux caractères proviennent du premier poème de l’ouvrage chinois Classique des vers, considéré par Confucius comme l’un des cinq classiques chinois, à lire par tous les intellectuels chinois. D’ailleurs, les termes « doux » et « gracieux » peuvent évoquer la douceur et la grâce du Cantique des Cantiques (« Vox enim tua dulcis et facies tua decora », Ct 2,14). La présence de ces termes dans les portraits chinois constitue potentiellement une stratégie de rapprochement entre les cultures chinoise et chrétienne.
Kircher n’a pas donné de détails sur les traits du visage de ces portraits, manifestement parce que tous les Jésuites n’ont pas pu voir l’empereur et ses épouses de leurs propres yeux. Cependant, les traits du visage étant nécessaires à la création de portraits, l’imagination prend ici le relais du simple témoignage. Il est facile de déceler dans les portraits des invraisemblances, surtout si on les compare aux portraits réalisés par les peintres chinois de l’époque (Figures 14, 15 et 16). Le même écart dans la représentation des traits du visage se retrouve entre le portrait du mandarin Paul Xu Guangqi réalisé par un artiste chinois du XVIIe siècle et celui qu’on peut voir dans le livre d’un Jésuite publié au XIXe siècle.
Dans le portrait de l’empereur chinois (Figure 5 en haut), les traits du visage, la posture et la décoration du rideau nous rappellent davantage Louis XIV par Hyacinthe Rigaud (Figure 17), conservé au Louvre et son portrait présumé à l’âge de cinq ans par Louis Elle le Père (Figure 18).
L’Illustration indispensable au texte
La China Illustrata et la Description de la Chine offrent deux cas dans lesquels les images ne sont plus les transpositions ou les interprétations du texte. Il s’agit des cartes et des caractères chinois dans les chapitres où l’on présente les aspects géographique et culturel de ce pays. En dehors du contexte d’un livre, les cartes et les caractères chinois peuvent exister indépendamment sans présence de texte. Dans le livre, ceux-ci fournissent des preuves matérielles de l’existence de l’Autre et de sa culture. Quant au texte autour de ces illustrations, il joue normalement un rôle secondaire et explicatif pour élucider ces cartes et ces caractères.
La Description de la Chine se caractérise surtout par sa cinquantaine de cartes (Figures 19 et 20) dont la China Illustrata est dépourvue. L’importance de ces cartes se manifeste d’abord par leur présence dans le titre complet de l’ouvrage : Description géographique, historique, chronologique, politique, et physique de l’empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, enrichie des cartes générales et particulières de ces pays, de la carte générale et des cartes particulières du Thibet, & de la Corée ; & ornée d’un grand nombre de figures & de vignettes gravées en taille douce (1735). Leur rôle est aussi indiqué au début du tome I : « Les cartes, qui font une partie considérable & très interessante de ce même Ouvrage qu’on annonce au Public, donneront dans un grand détail, & dans une égale précision, non seulement la Chine entiere, mais encore une grande étenduë de la Tartarie […] vaste pays dont on n’avoit presqu’aucune connoissance » (t. I, p. 7). Ces cartes, qui constituent des outils de référence pour la topographie chinoise par leur précision, sollicitent le lecteur par l’attrait du lointain. Comme l’explique Francis Affergan, le lointain comporte une dimension objective, qui s’appuie sur la connaissance géographique et cartographique dont on dispose, et une dimension subjective, répondant au besoin d’assouvir sa curiosité31. La carte comme instrument de la géographie est le simulacre du lointain car elle offre la possibilité de voir le lointain, non de le saisir. Dès que « le regard exotique de la fin du XVe siècle s’enracine sur l’infirmité de la vue cartographique32 », l’attirance pour l’Autre inconnu éveille le désir de partir. Selon M.-L. Dufrenoy, les descriptions de Du Halde ont « donné aux Français une conception élargie de l’espace33 » et modifié leur représentation d’eux-mêmes « dans l’espace géographique, dans le temps et sur le plan spirituel34 ».
Ces cartes s’accompagnent chacune de paragraphes explicatifs. On pourrait longuement comparer les détails qu’elles donnent à voir avec ces longs textes pour étudier leur efficacité à présenter l’espace géographique chinois. Mais la création de ces cartes est également étroitement liée au développement de la mission des Jésuites en Chine. C’est pendant le règne de l’empereur Kang’hi (1662-1722) que l’Académie des sciences de Paris subventionne en 1685 le voyage en Chine de six Jésuites français, G. Tachard, J. Bouvet, L. le Comte, J. de Fontaney, J.-F. Gerbillon et Cl. de Visdelou, qui ont pour tâche de mener des observations astronomiques et géographiques, ainsi que d’étudier l’histoire et les anciens textes chinois. Le deuxième groupe de cinq Jésuites astronomes arrive en Chine en 1698 ; la mission française est établie en Chine deux ans plus tard ; encore huit autres missionnaires rejoignent leurs prédécesseurs en 170135. Leur position à la cour de Pékin permet aux Jésuites non seulement de conseiller les empereurs, mais aussi d’aider les Chinois à développer leurs connaissances des sciences, de la géographie, etc. Ainsi, les missionnaires Régis, Bouvet, Jartoux, Fridelli, Cardoso, de Maillac, de Tartre et Bonjour dressent à la demande de l’empereur K’anghi les cartes du territoire de la Chine en utilisant leurs connaissances de la triangulation, de l’astronomie et de la déclinaison de l’aiguille aimantée. Ce faisant, ils enrichissent le savoir des Chinois sur leur propre pays.
L’illustration et le texte se complètent
La China Illustrata permet de constater le souci de l’auteur de fournir une documentation visuelle à l’appui du texte écrit. Ce souci se manifeste déjà dans les titres des chapitres : « des prodiges inouïs de la nature qui s’y rencontrent », « La Chine illustrée des miracles de la Nature & de l’Art », « De l’admirable situation de la Chine, & de sa façon politique de vivre », « Des lacs, des fleuves, & des fontaines admirables qui y sont », « Des plantes extraordinaires de la Chine », « Des animaux extraordinaires de la Chine », « De certains oyseaux qu’on ne voit que dans la Chine ». Dans le chapitre qui présente les lacs chinois, le paragraphe décrivant une montagne est complété par une illustration (Figure 21) : « Il y a une montagne dans la Province de Kiamsi, laquelle est divisée en deux sommets, dont le plus haut represente un Dragon, & le plus bas un Tigre, qui samblent se faire la guerre ; C’est pourquoy, ils portent le nom de ces deux horribles bestes, d’où vient que les sacrificateurs ont pris sujet d’invente mille resveries, & mille loix pour deviner36. »
Le paragraphe précédent explique en détail la façon dont les Chinois perçoivent les montagnes et leur superstition :
« […] comme ils s’occupent serieusement à l’observation de ces mesmes montagnes ; […] C’est pour cette raison qu’ils sont si exacts observateurs de la disposition des endroits, & de la forme des lieux qu’ils doivent choisir pour leurs sepulchres; Cette pensée est cause qu’ils cherchent par tout les vaines de la terre, & les entrailles les plus cachées de cet element, & ambrassent toute sorte de travail, afin qu’ils puissent obtenir une terre heureuse pour leur sepulture, & qu’ils ayent en partage la queüe, la teste, ou le cœur du Dragon : car ils se flattent qu’ayant obtenu une de ces parties, ils sont heureux, & rendent telle toute leur posterité37.”
Dans la figure 21, la forme des montagnes et le contraste entre la lumière et l’ombre qui reproduit la texture de celles-ci, les plantes alentour et les nuages en arrière-plan, présentent collectivement les caractéristiques réalistes des montagnes. Les dessins du dragon et du tigre, de leur côté, présentent la partie imaginaire. C’est le texte qui explique la raison d'être du dessin du dragon et révèle la mentalité des Chinois, leur superstition, leur vénération pour les montagnes et les phénomènes naturels en général qui, selon eux, décident de leur destin. Deux autres illustrations de montagnes, l’une dont les sept sommets ressemblent aux étoiles de la Grande Ourse38, et l’idole Fe39 formée par une montagne, renforcent encore l’attachement des Chinois à la mythologie, à la religion et à leur puissante imagination qui associe la nature à un pouvoir surnaturel. Si, dans l’ouvrage de Du Jarric, l’hétérogénéité d’expériences mentales se réalise par des anecdotes descriptives, dans la China Illustrata, l’illustration, par son caractère accrocheur, remplit le rôle de ceux-ci en accentuant la merveille de l’ailleurs. Ici, l’image semble jouer le rôle d’attirer le lecteur, tandis que le texte remplit une fonction plus sérieuse, celle de l’éduquer.
Dans sa Description de la Chine, Du Halde consacre un chapitre entier du tome II à la description des vêtements et de la mode des Chinois, de leurs maisons et et des meubles dont elles sont ornées40. Il rappelle d’emblée au lecteur qu’il ne faut pas juger de l’apparence des Chinois en se basant sur ce que l’on voit sur les armoires vernies ou sur les porcelaines, car celles-ci ne reflètent pas la réalité. Il décrit ensuite en détail les traits du visage des Chinois : front large, nez court, barbe légère, petits yeux, visage large et carré, grandes oreilles, petite bouche et cheveux noirs. Il distingue également le teint bronzé des artisans et des villageois chinois vivant dans les provinces du sud (Guangdong, Fujian et Yunnan), dû à l’exposition au soleil, et affirme que les Chinois vivant dans d’autres provinces ont un teint aussi blanc que celui des Européens. Ce chapitre reprend le discours de Kircher sur les petits pieds des femmes chinoises et leurs activités quotidiennes restreintes. Cependant, il y a beaucoup plus de détails sur la façon dont elles passent des heures le matin à se maquiller. Du Halde s’intéresse particulièrement à la décoration des cheveux, avec des accessoires en forme de phénix chez les femmes nobles, une couronne et des décorations florales naturelles ou artificielles chez les jeunes filles, de la soie pour se couvrir la tête chez les femmes du peuple. La taille, le style et la couleur des vêtements sont également abordés. La description des vêtements masculins est tout aussi longue et détaillée.
La comparaison des deux images de groupe dans l’Illustrata et dans la Description a également confirmé l’évolution des connaissances des Jésuites sur le peuple chinois. La China Illustrata présente 12 portraits (figures 22 et 23) qui illustrent les robes des Jésuites, de l’empereur, de l’impératrice, des érudits, des femmes de cinq provinces et des paysans. Elle montre diverses régions du sud où les Jésuites ont voyagé en Chine, ainsi que les personnes qu’ils ont rencontrées. Cependant, il n’y a aucune distinction entre les robes de ces personnes ni dans le texte ni dans les illustrations. La Description de la Chine comprend 16 personnages (figure 24), dont huit femmes représentant toutes les classes sociales et tous les groupes d’âge : impératrice, femmes nobles, femmes du peuple, servante, bonzes et villageoises. Parmi les huit personnages masculins, on trouve l’empereur, en tenue de cérémonie et en tenue ordinaire, un mandarin des lettres et un mandarin des guerres vêtus de vêtements d’été et d’hiver, un bonze chinois et un villageois. La classification systématique et les détails de leur tenue fournissent une excellente démonstration de la tenue générale des Chinois de l’époque. Les traits du visage des personnages masculins sont également plus précis que dans la China Illustrata.
Il convient de noter que dans la Description de la Chine, l’auteur ne se limite pas à la description des caractéristiques physiques et des coutumes. En fait, les empereurs de toutes les dynasties de l’histoire chinoise, prise comme sujet en soi, occupent presque la moitié du tome 1 sans qu’une seule illustration soit fournie. Par rapport à la China Illustrata, qui présentait brièvement deux empereurs contemporains (mongol et chinois), s’adressant davantage au grand public, la Description est plus ambitieuse avec son style encyclopédique : chaque page est divisée en trois parties : la gauche indique la dynastie, le milieu présente la biographie et les événements de l’empereur, et la droite indique la durée de son règne, si elle est disponible. Cela confirme ce que nous avons observé dans le travail de Du Jarric : la narrativisation pourrait être un outil aussi bien que les images pour décrire les activités et les événements historiques. Enfin, il ne faut pas oublier l’utilisation de lettres originales, d’édits, de documents écrits par l’empereur et les 19 cartes des provinces chinoises incluses dans l’œuvre de Du Halde produisant un effet de scientificité et d’authentification qui vise à garantir l’objectivité du texte. Par rapport aux illustrations d’objets exotiques, de plantes et d’animaux pris au hasard dans la China Illustrata, Du Halde nous a montré l’efficacité de la représentation encyclopédique de l’ailleurs.
Conclusion
Les trois ouvrages étudiés dans notre article montrent comment le texte et l’image entrent en relation dans les ouvrages collectifs des Jésuites à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle. Dans les Histoires de Du Jarric, les images n’existent que dans la couverture, contribuant à l’aspect décoratif de la page manuscrite, et l’objectif principal de l’auteur était de décrire le rôle extraordinaire de la Compagnie de Jésus dans les rencontres religieuses des missionnaires européens avec les non-Européens. Les chercheurs comme C. H. Payne qui ont comparé le travail de Du Jarric avec les sources de première main qu’il a utilisées pour son ouvrage, constatent que Du Jarric les a utilisées avec fidélité, soit en traduisant littéralement, soit en résumant soigneusement. Pourtant, l’exactitude de la reproduction n’est pas une garantie de la véracité des informations reproduites. Nous pouvons cependant supposer que Du Jarric a apporté autant de soin à la sélection qu’à l’utilisation de ses sources et que ses choix ont été déterminés par l’objectif qu’il avait en vue – qui, à notre avis, était de présenter une autre vision du sous-continent indien et de promouvoir ses idées politico-religieuses sur la réforme catholique, les libertés gallicanes et les relations entre l’État et la religion.
Si le récit de Du Jarric est dépourvu d’illustrations et si c’est le texte qui remplit le double rôle de décrire et de faire voir, l’image devient un outil indispensable au discours narratif sur l’Autre oriental à l’approche du siècle des Lumières. Dans la China Illustrata d’Athanase Kircher, la majorité des illustrations sont délibérément utilisées pour élucider les descriptions de l’empereur, des Jésuites, de la flore et de la faune, ainsi que des paysages réalistes et fictifs de la Chine. Ces illustrations dévoilent pourtant les connaissances relativement faibles des Jésuites sur la Chine au XVIIe siècle. Dans la Description de la Chine de Du Halde, les cartes et les illustrations, malgré leur nombre limité par rapport à la longueur du texte, sont réparties de façon homogène dans chacun des quatre volumes. Ces illustrations systématiques et méticuleuses démontrent parfaitement le succès précoce des Jésuites en Chine ainsi que leur connaissance accrue et leur représentation élaborée de ce pays.
Ces trois ouvrages offrent des exemples diversifiés des modes d’interaction entre le texte et l’image, contribuant chacun à sa manière à la transmission d’une certaine vision de l’Autre et de l’ailleurs. Au delà de leurs rapports divers avec le texte, les illustrations manifestent de façon convergente leur fonction d’authentification : elles s’efforcent d’imposer une vision européenne et catholique de l’ailleurs. Oscillant entre l’accessoire et l’interprétation, la dépendance et la quasi-autonomie, l’illustration engage esthétiquement et contextuellement son lecteur; elle modifie le processus de lecture en confortant ou en remettant en question la compréhension du texte41.
Notes
Christina Ionescu, « Introduction: Towards a reconfiguration of the visual periphery of the text in the eighteenth-century illustrated book », Book Illustration in the Long Eighteenth Century: reconfiguring the visual periphery of the text, Christina Ionescu and Renata Schellenberg éd., Cambridge Scholars Publishing, 2011, p. 34.
Word and Image in the Long Eighteenth Century : An Interdisciplinary Dialogue, Christina Ionescu et Renata Schellenberg éd., Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2008, p. 3-4. Sauf mention contraire, les traductions sont les nôtres.
Peter Wagner, Reading iconotexts, from Swift to the French Revolution, Londres, Reaktion Books, 1995.
La version originale de son ouvrage est en latin. Nous avons adopté la traduction française de 1670. Kircher, Athanasius / Dalquié, F. S. (trad.). La Chine d'Athanase Kirchere de la Compagnie de Jesus, illustrée de plusieurs monuments tant sacrés que profanes, et de quantité de recherches de la nature & de l'art a quoy on à adjousté de nouveau les questions curieuses que le serenessime Grand Duc de Toscane a fait depuis peu du P. Jean Grubere touchant ce grand Empire. Avec un dictionnaire chinois & françois, lequel est tres-rare, & qui n'a pas encores paru au jour. A Amsterdam, chez Jean Jansson à Waesberge, & les heritiers d'Elizée Weyerstraet, l'an MDCLXX. Avec privilege, 1670. .
Le titre complet de cet ouvrage est Histoires des choses plus memorables advenues tant ez Indes Orientales que autres païs, de la descouverte des Portuguais, en l’establissement & progrez de la foy chrestienne et catholique : et principalement de ce que les Religieux de la Compagnie de Jésus y ont faict, & endure pour la même fin ; depuis qu’ils y sont entrés jusques à l’an 1600, [Le tout recueilli des lettres et autres Histoires, qui en ont été écrites ci devant & mis en ordre] par le P. Pierre du Jarric, Toulousain de la même compagnie.
Le titre complet de cet ouvrage est Athanasii Kircheri e Soc. Jesu China monumentis, qua sacris qua profanis, nec non variis Naturae et artis spectaculis, aliarumque rerum memorabilium argumentis illustrata, auspiciis Leopoldi primi, Roman. Imper. Semper augusti Munificentissimi Mecaenatis.
Père J. B. Du Halde. Description géographique, historique, chronologique, politique, et physique de l’Empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, enrichie des cartes générales et particulières de ces pays, de la carte générale & des cartes particulières du Thibet & de la Corée ; & ornées d’un grand nombre de Figures & de Vignettes gravées en Tailledouce. 4 Tomes. À la Haye : Chez Henri Scheurleer, 1736.
L'édition originale française de l'Histoire fut publiée à Bordeaux en trois volumes in-quarto qui parurent successivement en 1608, 1610 et 1614. En 1611, une nouvelle édition de la deuxième partie parut à Arras (chez Gilles Bauduyn) et fut rééditée par le même éditeur en 1628. (voir C. H. Payne, Akbar and the Jesuits, London, Routledge Curzon, 1926, p. 58). Quant à Du Halde, il est un des premiers orientalistes et savants à présenter de façon systématique la Chine à l’Europe. Grâce à la publication de sa collection, comme le mentionne Voltaire dans sa Relation du bannissement des Jésuites de la Chine (1769), avant la dissolution de l’ordre des Jésuites en 1771, la Chine était « mieux connue […] que plusieurs provinces d’Europe ». Voir Pierre Martino, L’Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle, New York, Burt Franklin, 1971, p. 107.
Devika Vijayan, « Les récits de voyage français aux Indes orientales (XVIIe et XVIIIe siècles) », Thèse de doctorat. Université de Waterloo, Canada, 2013, p. 96.
Jean-Jacques Wunenburger, Philosophie des Images, Paris, Presses Universitaires France, 1997, p. 18.
François Hartog, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la Représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 2001, p. 379.
Pierre Du Jarric, Histoires des choses plus memorables advenues tant ez Indes Orientales que autres païs, de la descouverte des Portuguais, en l’establissement & progrez de la foy chrestienne et catholique : et principalement de ce que les Religieux de la Compagnie de Jésus y ont faict, & endure pour la même fin ; depuis qu’ils y sont entrés jusques à l’an 1600, [Le tout recueilli des lettres et autres Histoires, qui en ont été écrites ci devant & mis en ordre] par le p. Pierre du Jarric, Toulousain de la même compagnie, Bordeaux, S. Millanges, 1610, Volume I, p. 63.
Ludovico di Varthema, Les Voyages de Ludovico di Varthema ou le Viateur, en la plus grande partie d’Orient, traduit de l’italien par Jean Balarin de Raconis, Paris, Ernest Leroux, 1888, p. 155.
Marc Soriano cité par Marlène Lebrun, Regards Actuels sur les Fables de La Fontaine, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2000, p. 63.
Ionescu 2011, p. 31. Voir aussi Edgar Breitenbach, « The Bibliography of Illustrated Books : Notes with Two Examples from English Book Illustration of the 18th Century », A History of Book Illustration : 29 Points of View, Bill Katz éd., The History of the Book, n° 1, Metuchen, NJ, Scarecrow Press, 1994, p. 297-314.
Bien que cette vignette avec sa devise constitue une marque d’imprimeur susceptible d’être réutilisée pour d’autres livres, on ne la retrouve pas dans les autres publications sorties de l’imprimerie de Jacob van Meurs à Anvers. Elle n’est pas reprise dans la traduction française de 1670 imprimée à Anvers par Jean Jansson de Waesberge. (Note de la rédaction de la revue)
« On the one hand, there is the idea of its absolute mutism, the idea that it is completely foreign or heterogeneous to words […]. But on the other hand […] we can always receive them, read them, or interpret them as potential discourse. That is to say, these silent works are in fact already talkative, full of virtual discourses. » (« The spatial Arts: an Interview with Jacques Derrida », in Deconstruction and the Visual Arts : Art, Media, Architecture, Cambridge, Peter Brunette et David Wills éd., Cambridge University Press, 1994, p. 12-13)
Kircher, La Chine Illustrée, 1670, seconde partie, chapitre IX, p. 154. Pour des raisons esthétiques et pour que les femmes à l’espace privé, la coutume des pieds bandés a été pratiquée en Chine pendant plus de mille ans, jusqu’au début du XXe siècle.
Marie-Louise Dufrenoy, L’Orient romanesque en France (1704-1789), Amsterdam, RODOPI N.V., 1975, t. III, p. 272.
Adrain Hsia, The Vision of China in the English Literature of the Seventeenth and Eighteenth Centuries, Hongkong, The Chinese University Press, 1998, p. 15.
Kircher, La Chine Illustrée, 1670, quatrième partie, chapitre IV, p. 231-232. Dans l’édition anglaise, la gravure apparaît aussi p. 166 et inversée par rapport à l’exemplaire en français dont nous montrons la reproduction, où elle figure p. 231 (Note de l’éditeur de cet article).
Figures et images. De la figura antique aux théories contemporaines ?
1|2024 - sous la direction de Benoît Tane
Figures et images. De la figura antique aux théories contemporaines ?
Présentation du numéro
Figures et figuration. Le modèle exégétique
Le « peuple figuratif », entre lecture figurale et anthropologie structurale
La figure de Moïse comme grand homme chez Pétrarque
Les amours de Pyrame et Thisbé et le divin
Représentation visuelle, représentation textuelle
La figure de la licorne
Fonction de l’image dans les descriptions jésuites de la Chine et des Indes orientales
Marqué d’une croix : l’espace de la figure dans la poésie de Jørn H. Sværen
L’épopée figurale des corps dans Tombeau pour cinq cent mille soldats et Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat