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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, conférence prononcée à l’université de Tel-Aviv, le 10 novembre 2008.
« Dans Madrid, dans Lisbonne, il allume ses feux,
Ces bûchers solennels où des Juifs malheureux
Sont tous les ans en pompe envoyés par des prêtres,
pour n’avoir point quitté la foi de leurs ancêtres. »
(Henriade, chant V. Evocation du Fanatisme.
Cité dans l’article Juifs des Questions sur l’Encyclopédie.)
Voltaire et les Juifs
Le côté obscur de la force voltairienne
Une fascination voltairienne
À la fin de l’article
Salomon, nous pouvons lire :
« Nous avons les Juifs en horreur,
et nous voulons que tout ce qui a été écrit par eux et recueilli
par nous porte l’empreinte de la Divinité. Il n’y a jamais eu de
contradiction si palpable. » (P. 360.)
 Voltaire, Les Questions de Zapata, Leipzig, 1766
Ce que Voltaire pose
ici comme contradiction constitue l’armature fondamentale à partir
de laquelle se déploient les différents discours, a
priori assez déconcertants, que Voltaire déploie sur les
Juifs, avant, pendant et après le Dictionnaire
philosophique.
Comment devons-nous
lire ces textes ? Qu’est-ce que ce « nous » qui
affirme que « nous avons les Juifs en horreur » ?
Qu’est-ce, pour Voltaire que « les Juifs » ?
L’article Salomon,
paru dès la première édition de 1764, a été considérablement
remanié dans l’édition Varberg de 1765. Le sujet est alors
brûlant et central pour Voltaire, qui écrit, au chapitre xxxvi de
La Philosophie de l’histoire,
en 1765 donc :
« Notre sainte Église, qui a les
Juifs en horreur, nous apprend que les livres juifs ont été dictés
par le Dieu créateur et père de tous les hommes ; je ne puis
en former aucun doute, ni me permettre même le moindre
raisonnement. » (Essai sur les
mœurs, éd. R. Pomeau, Garnier, I, p. 129.)
Ce texte mordant et
ironique de La Philosophie de
l’histoire nous précise comment nous
devons entendre ce « nous » et ces « Juifs »
que, de façon obsessionnelle, Voltaire dispose face à face.
Nous, c’est « notre
sainte Église », c’est-à-dire la collectivité officielle,
instituée, à laquelle Voltaire comme ses lecteurs sont censés
appartenir ; mais l’écriture voltairienne vise précisément
la déconstruction de ce « nous », d’abord par la
dissociation ironique, puis par l’indignation, l’abomination et
la révolte. Le but de la performance voltairienne est de nous
insurger contre ce « nous », de nous amener à nous en
désolidariser.
Quant aux « Juifs »
que « nous » sommes censés avoir « en horreur »,
Voltaire leur substitue immédiatement « les livres juifs »,
c’est-à-dire essentiellement l’ancien testament, contre lequel
il se livre à une critique féroce. Les Juifs de Voltaire ne sont
pas, dans ce discours, les Juifs réels, vivant de son temps :
ce sont des figures symboliques qu’il vise, et qu’il vise
essentiellement parce que les héros bibliques, et plus encore les
textes qui les évoquent, constituent le fondement de l’institution
chrétienne.
Voltaire souligne
complaisamment, et avec insistance, ce qui lui apparaît comme une
contradiction : « les livres juifs ont été dictés par
le Dieu créateur et père de tous les hommes » ; ils sont
donc sacrés et, comme tels, échappent à l’examen critique, à
l’épreuve du doute méthodique, à l’exercice du raisonnement,
en un mot à tout l’héritage cartésien dont se réclament les
Lumières.
On aurait tort de
réduire le rapport de Voltaire à cette sacralité juive des textes
bibliques à une simple réprobation ironique. Il a passé trop de
temps à lire la Bible, d’abord avec Mme du Châtelet à Cirey,
puis en compagnie de dom Calmet, jusqu’à la publication de La
Bible enfin expliquée en
1776. Les Juifs de la Bible fascinent Voltaire, et le fascinent dans
un rapport contradictoire qui est, indissolublement, d’admiration
et d’horrification. C’est ce rapport que nous voudrions étudier
ici, en essayant d’éviter le double écueil d’un jugement de
valeur stérile et anachronique : il est très facile en effet
de taxer Voltaire d’antisémitisme, tant certaines de ses formules
révoltent, scandalisent par leur mauvaise foi et leur injustice ;
il est vain d’autre part d’essayer d’excuser ou de justifier
Voltaire en dressant, face au florilège de ses formules abominables,
la liste, plus courte d’ailleurs, de ses témoignages de compassion
ou même d’admiration vis-à-vis du peuple juif.
I. Evolution du rapport de Voltaire aux Juifs
Il paraît plus
intéressant en revanche d’envisager la question de ce rapport de
Voltaire avec la « question judaïque » dans la
diachronie, comme un dossier brûlant, central et décisif dans la
stratégie discursive, c’est-à-dire à la fois poétique et
idéologique, de Voltaire. On peut distinguer en effet dans les
années 1760 trois phases.
Nos pères et nos victimes : une
contradiction fondatrice
La première, qui va
jusqu’à la publication du Traité sur la
tolérance en 1763, et aux réactions qu’elle suscite,
est la plus modérée : indigné par l’exécution en 1761 du
jésuite Malagrida, impliqué à tort ou à raison dans l’attentat
contre le roi du Portigal, et avec lui de deux musulmans et de trente
sept juifs, condamnés à Lisbonne par l’Inquisition au bûcher,
Voltaire rédige le Sermon du rabbin
Akib
et le chapitre ciii de l’Essai sur les
mœurs, qui retrace la situation des Juifs en Europe
depuis la Reconquête catholique de l’Espagne. On voit se mettre en
place la contradiction fondamentale :
« Leurs fameux rabbins Maïmonide,
Abrabanel, Aben-Esra, et d’autres, avaient beau dire aux chrétiens
dans leurs livres : “Nous sommes vos pères, nos écritures
sont les vôtres, nos livres sont lus dans vos églises, nos
cantiques y sont chantés” ; on leur répondait en les
pillant, en les chassant, ou en les faisant pendre entre deux
chiens ; on prit en Espagne et en Portugal l’usage de les
brûler. Les derniers temps leur ont été plus favorables, surtout
en Hollande et en Angleterre, où ils jouissent de leurs richesses,
et de tous les droits de l’humanité, dont on ne doit dépouiller
personne. » (Essai sur les
mœurs, ch. ciii ; 1761 ; II, 63.)
Voltaire oppose à la
filiation par les textes l’abomination dans le réel ; à la
paternité culturelle, théologique, rituelle, l’extermination
historique. D’emblée cependant nous percevons dans le discours
vertueux du philosophe de la tolérance les éléments d’une dérive
imaginaire, proprement pathologique. De la filiation par l’écriture,
on passe en effet à la filiation par la bouche (« nos
cantiques y sont chantés »), qui est la bouche même par
laquelle s’exprime la réponse chrétienne (« on leur
répondait ») : pillage, pendaison ignominieuse, bûcher
constituent cette réponse et font tableau visuellement comme
abomination, c’est-à-dire comme sécrétion, éjection horrifiante
hors de la bouche. Le tableau déshumanise les Juifs, désignés
curieusement à la troisième personne alors que la phrase esquissait
un dialogue entre « leurs fameux rabbins », figures
nobles, et les « chrétiens » lisant la bible et chantant
des cantiques. Ce beau dialogue annoncé se réduit au face à face
d’un « on » et de ses victimes massacrées.
La contradiction noble
posée par l’Essai sur les
mœurs (« Nous sommes vos pères » / « on
leur répondait en les pillant ») va peu à peu être
contaminée par cet imaginaire oral de l’abomination :
Voltaire déplace alors la contradiction au sein même de l’histoire
et de la loi juives.
A la fois tolérants et intolérants
Dans le Traité
sur la tolérance, il fait des
Juifs le peuple qui porte en lui la contradiction universelle de la
tolérance, qui veut qu’elle coexiste indissolublement avec son
revers, l’intolérance fanatique. Les Juifs peuple tolérant ?
Le propos voltairien fut mal reçu :
Dans une lettre à
D’Alembert du 13 février 1764, à propos du Traité sur
la tolérance, Voltaire répond à la
critique qui lui est faite au sujet du tableau qu’il donne des
Juifs dans le Traité sur la
tolérance. Voltaire parle de lui à la troisième
personne :
« Le bon homme, auteur de la
Tolérance, n’a travaillé qu’avec les conseils de deux
très savants hommes.
Vous vous doutez bien que ce n’est pas de son chef qu’il a cité
de l’hébreu. Ces deux théologiens sont convenus avec lui, à leur
grand étonnement, que ce peuple abominable, qui égorgeait, dit-on,
vingt-trois mille hommes pour un veau,
et vingt-quatre mille pour une femme,
etc., ce même peuple pourtant donne les plus grands exemples de
tolérance ; il souffre dans son sein une secte accréditée de
gens qui ne croient ni à l’immortalité de l’âme ni aux anges.
Il a des pontifes de cette secte. trouvez-moi sur le reste de la
terre une plus forte preuve de tolérantisme dans un gouvernement.
Oui, les Juifs ont été aussi indulgents que barbares ; il y en
a cent exemples frappants : c’est cette énorme contradiction
qu’il fallait développer, et elle ne l’a jamais été que dans
ce livre. »
On voit ici comment
Voltaire travaille : il déplace un même nœud problématique ;
il va vers le maximum de rendement imaginaire de la contradiction.
Surtout, il porte le renversement central, la révolte propre à
l’abomination, au cœur du système symbolique, dans le monde
fictionnel que déploie la Bible.
Le discours voltairien
n’est pas à proprement parler un discours : c’est une
concaténation d’images, un renversement et une superposition
d’affects. La Bible chrétienne, « ce peuple abominable »
des Juifs et la « forte preuve de tolérantisme » qu’il
donne s’amalgament en un seul matériau systémique, à partir
duquel nourrir et conduire la campagne contre l’infâme.
Le dispositif mis en
œuvre, élaboré progressivement par Voltaire, s’appuie sur un
imaginaire oral. Nous avons vu comment la campagne pour écraser
l’infâme se faisait au moyen de textes eux-mêmes désignés, par
contagion métonymique, comme des Ecr l’Inf.
L’œuvre incorpore l’objet qu’elle abomine et se constitue de
lui. Le « peuple abominable » égorgeait ses victimes,
mais « souffre dans son sein » ses adversaires. La gorge
comme le sein renvoient au passage, au renversement oral de
l’abomination. Dans ce système oral, la métonymie contamine,
corrompt la contradiction.La Bible révérée s’opposait d’abord
aux persécutions subies ; la Bible incorpore désormais les
persécutions, les Juifs devenant l’envers abominable de la Bible
qui se polarise en un « eux » et un « nous ».
D’Alembert cependant
n’est pas convaincu et précise le contenu de ses « cruelles
critiques » dans sa réponse du 22 février 1764. Loin de
s’indigner d’un discours injurieux envers les Juifs, D’Alembert
lui reproche au contraire un discours qui ne soit pas exclusivement
injurieux :
« Les Juifs, cette canaille bête
et féroce, n’attendaient que des récompenses temporelles, les
seules qui leurs fussent promises : il ne leur était défendu
ni de croire, ni d’attaquer l’immortalité de l’ame, dont leur
charmante loi ne leur parlait pas. Cette immortalité était donc une
simple opinion d’école, sur laquelle leurs docteurs étaient
libres de se partager, comme nos vénérables théologiens se
partagent en scotistes, thomistes, malebranchistes, descartistes et
autres rêveurs et bavards en istes. Direz-vous pour cela que ces
messieurs sont tolérans, eux qui jetteraient si volontiers dans le
même feu calvinistes, anabaptistes, piétistes, spinosistes, et
surtout philosophes, comme les Juifs auraient jeté philistins,
jébuséens, amorrhéens, cananéens, etc., dans un beau feu que les
pharisiens auraient allumé d’un côté, et les saducéens de
l’autre ? Juifs et chrétiens, rabbins et sorbonistes, tous
ces polissons consentent à se partager entre eux sur quelques
sottises ; mais tous crient de concert haro sur le premier qui
osera se moquer des sottises sur lesquelles ils s’accordent. C’est
une impiété de ne pas convenir que Dieu est habillé en rouge, mais
ils disputent entre eux si les bas sont de la couleur de l’habit. »
(Lettre de D’Alembert à Voltaire, 22 fév. 1764.)
D’Alembert rappelle
en quelque sorte Voltaire à l’ordre et tente de le ramener à ce
que l’on pourrait définir comme l’orthodoxie de la doctrine.
Insensible aux tableaux d’horreur où Voltaire se complaît,
D’Alembert bâtit un discours contre l’intolérance, abstrait,
logique et non-dialectique. Les Juifs ne sont pas à la fois
tolérants et intolérants ; ils sont « libres de se
partager » sur ce qui n’est pas important, « une simple
opinion d’école », « quelques sottises », « si
les bas sont de la couleur de l’habit » ; mais leur
intransigeance est absolue pour ce qui touche à « leur
charmante loi ». Il n’y a là aucune contradiction, mais une
hiérarchie.
D’autre part, les
Juifs de D’Alembert ne sont pas un peuple spécial, où se
condenseraient tous les enjeux et les mécanismes de la lutte contre
l’Infâme. Ce sont des sectaires fanatiques comme les autres,
« juifs et chrétiens, rabbins et sorbonistes », Juifs
d’aujourd’hui (« ces messieurs ») et Juifs de la
Bible sont confondus dans une même réprobation : ce sont des
« polissons ».
D’Alembert conclut
par une image qui est une image allégorique, purement logique, sans
affect : si, entre les sectaires, il y a discussion sur la
couleur des bas de Dieu, tous s’accordent sur son habit rouge. Là
est l’absurdité, là l’intolérance imbécile qu’il faut
combattre.
Imaginaire voltairien de l’abomination
Mais Voltaire ne voit
pas les choses ainsi et ne se résoudra jamais à ce simple exercice
de démonstration et de discours. L’activité créatrice est pour
lui activité de jouissance, à la fois sale et puissante, dans
laquelle la distanciation par rapport à l’objet du discours est
impossible. À partir de 1764, Voltaire se fait de plus en plus
mordant et injuste contre les Juifs, mais on ne doit jamais oublier
que cette salissure est toujours autoréflexive :
« Ce peuple doit nous intéresser,
puisque nous tenons d’eux notre religion, plusieurs même de nos
lois et de nos usages, et que nous ne sommes au fond que des Juifs
avec un prépuce. » (Essai sur les
mœurs, ch. ciii, ajout de 1769 ; II, 61.)
« Ce peuple doit
nous intéresser » : interesse, c’est être
partie prenante, c’est en être. Nous sommes Juifs (toujours
ce nous inassignable, dont nous participons et dont
nous sommes sommés de nous déprendre), et cette judéité en nous
est directement liée à la double question, intimement corporelle,
du sexe et de la souillure. Nous sommes « des Juifs avec un
prépuce » ne signifie pas que nous avons quelque chose de plus
qu’eux, mais que ce quelque chose, nous le portons en nous
virtuellement coupé, puisque nous sommes juifs, dans le battement
processionnel de la puissance et de l’impuissance sexuelle, de la
jouissance et de l’abomination :
« Il y a grande apparence que les
Egyptiens, qui révéraient l’instrument de la génération, et qui
en portaient l’image en pompe dans leurs processions, imaginèrent
d’offrir à Isis et Osiris, par qui tout s’engendrait sur la
terre, une partie légère du membre par qui ces dieux avaient voulu
que le genre humain se perpétuât. » (Article Circoncision.)
En dépossédant les
Juifs de l’invention de la circoncision, Voltaire fait flotter
culturellement la métonymie de la jouissance. Ceux qu’on nomme par
dérision curti Judæi n’ont fait qu’hériter
d’un rituel de fertilité ; quant à la dérision, elle se
retourne : des Juifs, Voltaire passe aux Hottentots, qui « font
couper à leurs enfants mâle un testicule ». Et ce sont eux
qui rient : « Les Hottentots sont peut-être surpris que
les Parisiens en gardent deux. » (Ibid.)
Après une première
phase d’indignation contre le sort fait aux Juifs, auxquels il
assigne une place privilégiée dans son combat pour la tolérance,
Voltaire est donc passé à une seconde phase en 1764, beaucoup plus
ambiguë, où se met en place la polarité discursive de
l’abomination : le Dictionnaire philosophique
est le lieu de cette polarité, dont l’expression passe par la
dérision systématique de l’histoire juive, puis par la révolte
contre les horreurs absurdes qu’elle véhicule, enfin par la mise
en contradiction et la négation de la loi de Moïse et du
Pentateuque.
Cette attaque en
règle, massive, obsessionnelle, ne doit pas être dissociée de
l’identification progressive de Voltaire aux Juifs, dont l’article
Job, paru en 1767, est une des expressions les plus achevées.
« Bonjour, mon ami Job » (p. 246), s’exclame
Voltaire, ouvrant un dialogue qui se personnalisera de plus en plus.
Les Juifs de Voltaire reprennent alors consistance comme figures ;
on sort du dispositif de l’abomination, et Voltaire entre, à la
fin des années 1760, dans une troisième phase de son rapport avec
les Juifs. C’est la phase du dialogue, un dialogue malhonnête
certes, ironique et de mauvaise foi, mais où se reconstitue le
rapport d’un sujet à un objet, d’un Moi à un Autre.
La première version
de l’article Juifs des Questions sur
l’Encyclopédie, en 1771, est une série
de lettres que Voltaire adresse à des Juifs contemporains, mais
fictifs, Joseph Ben Jonathan, Aaron Mathataï et David Wincker,
personnages créés par l’abbé Guenée. Antoine Guenée avait en
effet fait paraître en 1765 une Lettre du
lévite Joseph Ben-Jonathan
à Guillaume Vadé,
accompagnée de notes plus
utiles (Amsterdam, A. Root, in-8°, 28p.),
évidemment adressée à Voltaire, dont Guillaume Vadé est l’un
des multiples pseudonymes. L’opuscule prend dès la seconde
impression le titre de Lettre du rabin
Aaron Mathathaï à
Guillaume Vadé, traduite
du hollandois par le
lévite Joseph Ben-Jonathan,
et accompagnée de notes
plus utiles (in-8°, 24p.).
En 1769, il publie un volume beaucoup plus important, les Lettres
de quelques juifs portugais
et allemands à M.
de Voltaire, avec des
réflexions critiques, etc.,
et un petit commentaire
extrait d’un plus
grand (Lisbonne, [en fait, Paris, Prault], in-8°, 424p.),
rééditées en 1772, 1776, 1781 et tout au long du XIXe siècle
jusqu’en 1863.
La réponse de Voltaire
est d’abord l’article Juifs des Questions sur
l’Encyclopédie, qui ne cessera de
s’étoffer au cours des rééditions successives, puis un volume
séparé, intitulé Un chrétien contre
six juifs, préparé en 1776, publié en
1777,
dans lequel Voltaire joue le rôle du chrétien, et les six juifs
sont les personnages fictifs créés par Guenée. L’économie
dialogique a alors définitivement supplanté le dispositif de
l’abomination.
Isaac de Pinto
Dans ce processus de
dialogisation, un interlocuteur bien réel celui-là a certainement
joué un rôle : c’est Isaac de Pinto (1717-1787), un Juif
hollandais d’origine portugaise. Lecteur et admirateur de Voltaire,
il publie en 1762 d’abord un petit Essai sur
le luxe (Paris, Lambert, in-12, 34p.), puis
une Apologie pour la nation
juive ou Réflexions
critiques sur le premier
chapitre du VII. tome
des Œuvres de monsieur
de Voltaire, au sujet
des juifs, à Amsterdam, chez Jean Joubert
(40p. in-8°).
Guenée utilisera cette Apologie contre Voltaire en la
rééditant, avec quelques coupures, en tête de ses Lettres
de quelques Juifs portugais
et allemands (l’édition de 1769). Pinto
défend ses corréligionnaires et adresse, vers le 10 juillet,
son livre à Voltaire, qu’il accompagne d’une lettre :
« Si j’avais à m’adresser à
un autre qu’à vous, monsieur, je serais bien embarrassé. Il
s’agit de vous faire parvenir une critique d’un endroit
de vos immortels ouvrages ; moi qui les admire le plus, moi qui
ne suis fait que pour les lire en silence, pour les étudier et pour
me taire mais comme je respecte encore plus l’auteur que je
n’admire ses ouvrages, je le crois assez grand homme pour me
pardonner cette critique en faveur de la vérité qui lui est si
chére, et qui ne lui est peut-être échappée que dans cette seule
occasion. J’espère au moins qu’il me trouvera d’autant plus
excusable, que j’agis en faveur d’une nation entière à qui
j’appartiens, et à qui je dois cette apologie. J’ai eu
l’honneur, monsieur, de vous voir en Hollande lorsque j’étais
bien jeune.
Depuis ce temps-là, je me suis instruit dans vos ouvrages, qui ont
de tout temps fait mes délices. Ils m’ont enseigné à vous
combattre ; ils ont fait plus. Ils m’ont inspiré le courage
de vous en faire l’aveu. Je suis au delà de toute expression avec
des sentiments remplis d’estime et de vénération &c. »
Ce texte n’est pas
seulement émouvant, comme témoignage d’admiration dans la
réprobation ; il est exceptionnel, car il constitue l’unique
moment de rencontre, pour Voltaire, avec un Juif réel, qui ne soit
ni une victime des persécutions catholiques, ni un sectateur
fanatique de sa religion. Très troublante également est
l’appropriation juive de l’écriture voltairienne par Isaac de
Pinto, qui lit le grand homme comme on étudie la torah, qui médite
Voltaire en silence, qui s’imprègne de ses livres comme on
s’imprègne de la Bible, très loin de la légèreté mondaine du
trait voltairien, des saillies virevoltantes et des bouffonneries
théâtrales de cet écrivain de la conversation. Cette appropriation
n’est pourtant pas une méconnaissance, ni un détournement :
elle saisit au contraire ce que Voltaire ne livre pas volontiers de
l’arrière-plan pour ainsi dire machinique de son écriture, ce
ressassement biblique et, par lui, l’ambition prophétique de son
œuvre, à la manière des grands prophètes de l’ancien testament.
Voltaire répond à
Isaac de Pinto le 21 juillet 1762
en reconnaissant la violence et l’injustice de ses propos dans son
petit opuscule « Des Juifs » de 1756 :
« A M.
Pinto, Juif portugais, à Paris.
Aux Délices, 21 juillet
Les lignes dont vous vous plaignez,
monsieur, sont violentes et injustes. Il y a parmi vous des hommes
très instruits et très respectables ; votre lettre m’en
convainc assez. J’aurai soin de faire un carton
dans la nouvelle édition. Quand on a un tort, il faut le réparer ;
et j’ai eu tort d’attribuer à toute une nation les vices de
plusieurs particuliers.
Je vous dirai, en toute franchise, que
bien des gens ne peuvent souffrir ni vos lois, ni vos livres, ni vos
superstitions. Ils disent que votre nation s’est fait de tout temps
beaucoup de mal à elle-même, et en a fait au genre humain. Si vous
êtes philosophe comme vous paraissez l’être, vous pensez comme
ces messieurs, mais vous ne le direz pas. La superstition est le plus
abominable fléau de la terre ; c’est elle qui, de tous les
temps, a fait égorger tant de juifs et tant de chrétiens ;
c’est elle qui vous envoie encore au bûcher chez des peuples
d’ailleurs estimables. Il y a des aspects sous lesquels la nature
humaine est la nature infernale. On sécherait d’horreur si on la
regardait toujours par ces côtés ; mais les honnêtes gens, en
passant par la Grève où l’on roue, ordonnent à leur cocher
d’aller vite, et vont se distraire à l’Opéra du spectacle
affreux qu’ils ont vu sur leur chemin.
Je pourrais disputer avec vous sur les
sciences que vous attribuez aux anciens Juifs, et vous montrer qu’ils
n’en savaient pas plus que les Français du temps de Chilpéric ;
je pourrais vous faire convenir que le jargon d’une petite
province, mêlé de chaldéen, de phénicien et d’arabe, était une
langue indigente et aussi rude que notre ancien gaulois ; mais
je vous fâcherais peut-être, et vous me paraissez trop galant homme
pour que je veuille vous déplaire. Restez Juifs, puisque vous
l’êtes ; vous n’égorgerez point quarante-deux mille hommes
pour n’avoir pas prononcé shiboleth, ni vingt-quatre mille
pour avoir couché avec des Madianites ; mais soyez philosophe,
c’est tout ce que je peux vous souhaiter de mieux dans cette courte
vie.
J’ai l’honneur d’être monsieur,
avec tous les sentimens qui vous sont dus, votre très humble, etc.
Voltaire,
chrétien,
Et gentilhomme
ordinaire de la chambre du roi très chrétien »
Cette lettre est très
étrange. Si Voltaire semble commencer par y faire amende honorable,
c’est pour très vite revenir à la charge : que Pinto soit
juif, soit ; mais qu’il soit d’abord philosophe, ce qui
nécessite de partager avec Voltaire l’horreur et le mépris pour
les superstitions juives et les abominations bibliques. Il n’y a
pas de science, ni de langue juive : du point d vue de l’esprit,
le judaïsme n’existe pas. Pire : Voltaire signe comme
chrétien, avec insolence et par défi. Face aux Juifs, il sera
toujours chrétien, c’est-à-dire supérieur, et partie prenante de
l’institution à l’intérieur de laquelle il se complaît
pourtant, face à d’autres, dans le rôle d’histrion. A Pinto,
Voltaire rappelle qu’il est « gentilhomme ordinaire de la
chambre du roi très chrétien », ce que Pinto ne peut être,
ni oser espérer devenir.
II. Les Juifs du Dictionnaire
philosophique
Par sa position
centrale dans le processus, par l’étalement chronologique de sa
rédaction et de sa publication, le Dictionnaire
philosophique reflète les différentes strates du rapport
complexe que Voltaire entretient avec les Juifs, de l’indignation à
l’abomination, de l’abomination au dialogue.
Prenons par exemple
l’article Abraham, dont nous savons par la correspondance de
Voltaire avec Frédéric II
qu’il est probablement le plus ancien du recueil. Le comique de
l’article tient d’abord à la dépersonnalisation d’Abraham.
« Abraham est un de ces noms célèbres… » (p. 6) ;
« Au reste ce nom Bram, Abram, était fameux dans
l’Inde » (p. 8) ; « [la nation juive] ne
connut probablement le nom d’Abraham ou d’Ibrahim que par les
Babyloniens » (p. 8) : Voltaire joue sur le genre du
dictionnaire, qui ne propose après tout que des définitions de
noms ; or ici le nom même se dissémine. Est-ce bien Abraham ?
Ou est-ce Bram, Abram, Ibrahim ? Il n’y a plus de nom et la
stratégie de l’article consiste à déconstruire l’entrée même
du dictionnaire.
D’où vient le nom ?
Il était « célèbre dans l’Asie mineure », « fameux
dans l’Inde et dans la Perse », connu des Juifs, mais « par
les Babyloniens » : la dissémination du référent,
l’éparpillement des renvois culturels, interdit l’assignation du
nom à une personne fixe, ancrée dans une culture donnée.
S’appuyant d’ailleurs
sur le chapitre II de la Genèse, verset 28, Voltaire déclare :
« On nous dit qu’il était né en Chaldée, et qu’il était
fils d’un pauvre potier, qui gagnait sa vie à faire de petites
idoles en terre » (p. 6). Ironiquement, Voltaire feint de
douter de la première information : comment ? Abraham
n’était pas juif ? Tout l’article en fait tend à prouver
que les Juifs n’existent pas, ou en tout cas que leur culture est
un amas composite d’emprunts aux cultures limitrophes.
Quant au père potier
d’Abraham, c’est une pure invention, même si Josué, au début
de son dernier discours de Sichem, affirme qu’Abraham avait un père
idolâtre : « Ainsi parle Yahvé, le Dieu d’Israël :
Au-delà du Fleuve habitaient vos pères, Térah (=Taré), père
d’Abraham et de Nahor, et ils servaient d’autres dieux. »
(Josué, 24, 2.)
De l’idolâtrie, Voltaire glisse, avec Calmet, à la fabrication
des idoles,
puis, de son propre chef, à la poterie : la figure mythique des
origines du peuple d’Israël est ainsi ramenée à l’image
triviale de l’artisan, elle-même contaminée par la métaphore
biblique du potier, qu’on trouve chez Jérémie et chez Isaïe,
et à laquelle saint Paul donne une signification mystique.
L’image se retourne alors contre l’intention dénigrante :
le père potier, dans la tradition chrétienne, c’est Dieu même.
La déjudaïsation des
grandes figures de l’épopée juive vétérotestamentaire est une
constante du Dictionnaire philosophique : à
l’article Adam, nous apprenons par l’Ezour-Vedam, que
Voltaire croit être un antique texte sacré des brahmanes, mais qui
est en fait un faux forgé par un jésuite,
que « le premier homme fut créé aux Indes, etc., qu’il
s’appelait Adimo, qui signifie l’engendreur » (p. 9).
De la même façon,
Job n’était pas juif : « Bonjour, mon ami Job ; tu
es un des plus anciens originaux dont les livres fassent mentions ;
tu n’étais point juif : on sait que le livre qui porte ton
nom est plus ancien que le Pentateuque. Si les Hébreux, qui
l’ont traduit de l’arabe, se sont servis du mot Jéhovah pour
signifier Dieu, ils empruntèrent ce mot des Phéniciens et des
Égyptiens, comme les vrais savants n’en doutent pas. »
(P. 246.) L’article Job paraît en 1767 ; le contenu en
sera repris dans les Questions sur
l’Encyclopédie en 1771 sous un titre qui
indique d’emblée la stratégie de l’auteur : Arabes, et,
par occasion, du livre de Job.
Mais dès 1764, Voltaire fulminait avec le pasteur Moultou sur ce nom
de Jéhovah : « Tout est phénicien ou égyptien chez ces
misérables Hébreux. Le nom de Jéhovah même était phénicien. »
(Lettre à Moultou, 15 septembre 1764.)
Qu’Abraham et Job
soient nés en Chaldée, soit : Voltaire déforme et caricature
à partir de données bibliques indéniables. Mais que dire de
Joseph ?
« L’histoire de Joseph, à ne la
considérer que comme un objet de curiosité et de littérature, est
un des plus précieux monuments de l’antiquité qui soient parvenus
jusqu’à nous. Elle paraît être le modèle de tous les écrivains
orientaux ; elle est plus attendrissante que l’Odyssée
d’Homère, car un héros qui pardonne est plus touchant que celui
qui se venge.
Nous regardons les Arabes comme les
premiers auteurs de ces fictions ingénieuses qui ont passé dans
toutes les langues… » (p. 250).
Il est difficile cette
fois de prouver que le fils de Jacob et de Rachel, le père de deux
des douze tribus d’Israël, n’était pas juif. Voltaire s’y
prend donc autrement, et s’appuie sur la version coranique de
l’histoire de Joseph.
En Joseph, il exalte le personnage littéraire parfait, typique d’une
« de ces fictions ingénieuses » qu’on rencontre dans
tout l’Orient. Joseph, comme Ulysse, est une création littéraire ;
c’est un modèle de la littérature orientale : son identité
juive, ainsi à la fois déshistoricisée et sortie du corpus
biblique, se dissémine dans un orient vague, dénationalisé.
Il était plus
difficile de procéder de la même manière avec les rois
historiques, Saül, David et Salomon. Le début de l’article David
est pourtant caractéristique à ce titre :
« Si un jeune paysan, en
cherchant des ânesses, trouve un royaume, cela n’arrive pas
communément ; si un autre paysan guérit son roi d’un accès
de folie, en jouant de la harpe, ce cas est encore très rare. »
(P. 156.)
Non seulement le roi
n’est pas nommé, est rabaissé à son origine vulgaire, « un
paysan » (qui contribue au contraire, dans le récit biblique,
à son héroïsation), mais Voltaire mêle sans prévenir l’évocation
de Saül à celle de David, de sorte que le premier paysan se trouve
être Saül quand on attend David, et que le second jette le trouble
à la lecture.
À l’article
Salomon, Voltaire insiste d’abord sur l’illégitimité du roi,
puis sur le caractère apocryphe de ses écrits, deux façons encore
de supprimer symboliquement l’existence du troisième roi d’Israël.
III. Contradiction, abomination, dialogisation :
le dérapage voltairien
On le voit, dans le
dispositif de la campagne contre l’Infâme et dans l’économie du
Dictionnaire philosophique, Voltaire fait jouer
un sale rôle aux Juifs. Il faut être net à ce sujet : c’est
un sale rôle dans un noble combat, un rôle indigne de son
infatigable dénonciation de tous les fanatismes, de ses plaidoyers
répétés pour la tolérance et pour la dignité de l’homme.
Économie de l’abomination
Ce sale rôle est
celui de l’abomination. L’abomination est une invention
biblique : c’est le tissu imaginaire de la Bible, entre les
horreurs historiques qu’elle décrit et les interdictions, les
prescriptions, les punitions qu’elle prescrit. Entre le réel et la
loi donc. Voltaire, lecteur assidu de la Bible, et de longue date, a
parfaitement saisi cette singularité extraordinaire, puissante et
bouleversante, de l’abomination biblique. Il l’a malheureusement
liée à l’abomination qui historiquement a frappé le peuple juif,
comme si la représentation de cette abomination dans la Bible
rendait le peuple du Livre responsable de l’avoir subie. Comme si,
dans l’abomination même, devenue une machine autonome, la victime
était son propre bourreau, ou tout du moins dédouanait ses
bourreaux de réaliser, de prolonger, de démultiplier les horreurs
que son histoire et sa culture lui avaient léguées.
Cette économie de
l’abomination est essentielle à la compréhension de l’écriture
voltairienne du Dictionnaire philosophique :
Voltaire y puise la force, l’énergie d’une parole dévoratrice,
qui engloutit son objet : par l’ironie, par l’indignation,
le Dictionnaire déconstruit les objets annoncés à
l’entrée de chaque article, les amalgame en une matière
discursive informe, insensée, abjecte, qui devient la matière même
de sa révolte et de son rire.
En amont de
l’abomination, préparant celle-ci, nous trouvons dans les textes
l’expression d’une contradiction : nous haïssons les Juifs
comme abominables ; mais nous respectons les Juifs, qui sont nos
pères par la Bible. Les Juifs sont le nœud de la déconstruction
discursive à laquelle Voltaire se livre à partir de cette
contradiction.
Notre rapport aux
Juifs n’a pas de sens, et ce pas-de-sens
contamine progressivement tout l’édifice discursif du
Dictionnaire : les Juifs n’existent pas, n’ont rien
inventé, rien légué, n’ont pas de Loi, pas d’histoire. Toute
la culture commune s’abîme alors au tourniquet de cette
abomination.
L’abomination naît
de cette faillite du discours face à la contamination juive. Faute
de pouvoir tenir ce discours dont il scénographie la déconstruction,
Voltaire conçoit le dispositif du Dictionnaire, dont le
moteur, la machine, est l’abomination biblique.
En aval de
l’abomination, à l’horizon du Dictionnaire
philosophique, se dessine l’économie dialogique
voltairienne : Voltaire s’adresse à Job (p. 240), fait
dialoguer Jacob et Pharaon à la fin de l’article Joseph (« J’ai
cent trente ans, dit le vieillard, et je n’ai pas eu encore un jour
heureux dans ce court pèlerinage », p. 252), nargue le
peuple juif tout entier à la fin de l’article Judée (« Adieu,
mes chers Juifs ; je suis fâché que terre promise soit terre
perdue », p. 253). Même à l’article David, la
confrontation brutale des faits historiques et des commentaires de
Voltaire, où s’exprime une subjectivité exacerbée, produit un
effet dialogique : « quand et par qui ces merveilles
furent-elles écrits ? Je n’en sais rien ; mais je suis
bien sûr… » (p. 157) et plus loin « je suis fâché
que on ami David… », puis « je suis un peu scandalisé
que David… », puis « J’ai quelques scrupules sur sa
conduite… »
Avec « mon ami
David », qui fait directement écho à « mon ami Job »
et à « mes chers Juifs », nous sommes tout près de
l’adresse à la deuxième personne. Cette familiarité est
ambiguë : méprisante, condescendante, insultante, elle trahit
en même temps la longue pratique de la lecture biblique,
l’habitation, la hantise de Voltaire par les figures de l’histoire
juive. Le statut même du sujet voltairien est contaminé par
l’abomination qui s’empare de lui : les Juifs n’existent
pas, mais Voltaire est dans le même cas, puisqu’il prétend ne pas
être l’auteur de ce qu’il écrit ; les Juifs n’ont rien
inventé, mais cette imposture est celle que revendique Voltaire pour
lui lorsqu’il prétend qu’il ne fait que compiler et ressasser ;
les Juifs n’ont rien légué, mais Voltaire, dès qu’on le met
sur la sellette, ne se figure-t-il pas en vieillard grabataire qui
n’écrit rien, ne peut rien écrire, que personne ne lit ni
n’écoute ?
L’abomination juive
se déploie entre ces deux limites : avant elle, la
contradiction juive et la déconstruction discursive qui en a
résulté ; après elle, l’éclatement du sujet voltairien, et
le mouvement de l’écriture vers la dialogisation.
L’article Moïse
La machine poétique
de l’abomination voltairienne défait le discours et, par la
brutalité révoltée du pas-de-sens discursif ainsi produit,
dissémine le sujet, le fait éclater en instances dialogiques
disposées les unes contre les autres. Ce processus est
particulièrement visible à l’article Moïse, l’un des plus
anciens du Dictionnaire puisque une première version en a été
présentée à Frédéric II en 1752. Mais la longue note ajoutée, à
la fin de la première phrase, dans l’édition Varberg du
Dictionnaire philosophique en 1765, permet de
mesurer dans le temps le déplacement du propos voltairien.
Tout le début de
l’article Moïse porte sur l’authenticité du texte biblique :
Moïse n’est pas l’auteur du Pentateuque. Voltaire se focalise
sur la matérialité du « premier exemplaire » connu de
la Bible, « trouvé du temps du roi Josias ».
Ce n’est pas la personne de Moïse, ni le contenu de la Bible qui
comptent : c’est cette réalité concrète, palpable, du
premier manuscrit.
Après ce préambule,
Voltaire pose une série de questions, qu’il numérote de 1 à 8.
Ces questions consistent en autant de contradictions : aller
vers la contradiction, c’est dégager dans l’objet biblique (car
l’objet de cet article, du moins dans son premier état, est la
Bible et non Moïse, qui n’en constitue que l’amorce métonymique)
le pas-de-sens essentiel à partir duquel tout discours devient
impossible et sera défait.
Voltaire va d’abord
toujours plus loin dans la matérialisation, la concrétisation de
l’objet discursif : des Écritures (« par l’Écriture
même il est avéré… », p. 303), au « premier
exemplaire connu », de « cet unique exemplaire » à
la publication du livre par le secrétaire Saphan,
du livre publié tardivement au faux forgé de toutes pièces par
Esdras
(« cela est absolument indifférent dès que le livre est
inspiré », persifle Voltaire, p. 304) on passe à la
langue, et bientôt au support de l’Écriture : non du
« papyros », mais des « hiéroglyphes [gravés] sur
le marbre ou sur le bois ». L’objet matériel, visuel, épais,
volumineux, égyptien, contredit crûment l’objet symbolique
initial, les Ecritures, divines, mosaïques, hébraïques.
Voltaire déploie
alors, à partir de cette matérialité qui n’a pas de sens, le
tableau délirant, ironique et goguenard des mille et une nuits du
récit de l’Exode, avec ses vêtements magiques qui ne s’usent
pas et ses ouvriers magiciens qui firent le veau d’or, puis, à
partir du veau, de l’or en poudre,
puis le tabernacle avec son déploiement luxueux d’orfèvrerie et
d’étoffes précieuses. Le but est de pointer que c’est « une
contradiction évidente de dire qu’il y ait eu des fondeurs, des
graveurs, des brodeurs, quand on n’avait ni habits, ni pain. »
L’ensemble de ce
développement est fondé sur une logique de la contradiction :
« Quelques contradicteurs ajoutent que… » ;
« Est-il vraisemblable que… » ; l’or en poudre
est une « opération impossible » ; « cela
même fortifie l’opinion des contradicteurs » ; « c’est
une contradiction évidente de dire » ; « aurait-il
pu se contredire dans le Deutéronome ? ».
La contradiction
demeure au bord de l’abomination : dans toute cette première
partie de l’article Moïse il n’est pas question des erreurs et
des horreurs commises par Moïse, et Voltaire entretient vis-à-vis
de son objet une distance ironique certes, mais dépassionnée.
Le glissement commence
à la septième question : « tandis que non seulement il
n’y avait point de rois chez ce peuple, mais qu’ils étaient en
horreur ». À la faveur de la contradiction chronologique
(Moïse « prescrit des règles pour les rois juifs »
à une époque où les Juifs n’ont pas de rois), Voltaire évoque
comme en passant l’horreur des Juifs de l’Exode pour les rois :
l’économie de l’abomination est enclenchée.
À la huitième
question, on passe de l’évocation des lois (prescriptions sur le
tabernacle, lois sur le mariage, organisation politique des villes,
institution des rois) à l’évocation des faits : « je
vous ai fait sortir au nombre de six cent mille combattants de la
terre d’Égypte ».
De cette armée
virtuelle, qui n’est jamais décrite comme telle dans l’Exode,
Voltaire passe au massacre des premiers-nés d’Égypte : « le
Dieu qui vous parle a égorgé, pour nous faire plaisir, tous les
premiers nés d’Égypte » (p. 306) ; nous
retrouvons l’imaginaire oral de l’abomination.
Égorger passe par la gorge, et ici fait plaisir. Le plaisir abject
et sans distance se retournera bientôt, du plaisir de voir égorger
les enfants des autres au plaisir de s’entre-égorger : « vous
ordonnez à vos lévites d’égorger vingt trois mille hommes de
votre peuple » (p. 307 ; c’est le châtiment
qu’inflige Moïse après l’épisode du veau d’or).
L’abomination est
réversible. C’est d’abord l’évocation de la marche dans le
désert, dont l’itinéraire est absurde, et témoigne donc, dans le
récit, d’une contradiction logique. Mais très vite le désert
fait tableau comme lieu abominable : ce sont « les déserts
horribles d’Etham, de Cadès-Barné, de Mara, d’Elium, d’Horeb
et de Sinaï » (p. 306) ; ce sont des « solitudes
affreuses ». Voltaire prend le mot désert au sens littéraire,
voire théâtral : le désert n’est pas un désert climatique
(marqué par la sécheresse, le sable, la chaleur, et susceptible
d’une certaine beauté), mais un désert moral, un lieu
« horrible », inhumain, abandonné.
Dans ce glissement de
la contradiction à l’abomination, le processus de matérialisation,
de concrétisation de l’objet a joué un rôle essentiel :
l’écriture désubjectivise son objet ; Moïse est un livre,
un exemplaire, puis un itinéraire, un paysage, un décor d’opéra.
Voltaire travaille à transformer Moïse en carton pâte.
Parallèlement à
cette moralisation/abjection de l’objet, nous assistons à la
déconstruction du sujet du discours. Ce n’est pas Voltaire qui
parle mais, dès l’entrée de l’article, « plusieurs
savants » désignés rapidement comme des « contradicteurs »,
qui impliquent, au moins implicitement, l’affrontement de deux
discours, ou, plutôt, le face à face d’un discours biblique et de
sa contradiction, d’une exégèse instituée (dom Calmet) et de sa
critique.
La contradiction
dialogise. Mais lorsque la déconstruction discursive précipite la
production textuelle dans une économie de l’abomination, cette
dialogisation cesse de se manifester comme externe et distanciée
(une querelle entre exégète de la Bible) pour s’installer au cœur
de l’objet, entre les Juifs même. Dès la 8ème
question, Moïse s’adresse aux Juifs (« Se pourrait-il faire
qu’il eût dit aux Juifs… ? »), et les Juifs, fort
longuement, lui répondent (« Les Juifs ne lui auraient-ils pas
répondu… »). Ce sont là exactement les Juifs de Voltaire :
irréels, fabriqués par lui à partir de sa critique du texte
biblique, Juifs révoltés et révoltants, dont le tableau
surréaliste alimente le tourniquet de l’abomination, de la
répétition créative voltairienne.
Ce sont ces Juifs
virtuels et révoltés qui, dans l’article, suscitent contre Moïse
l’évocation des Juifs comme abominables : « vous nous
avez fait sortir de l’Égypte en larrons et en lâches ».
De l’abomination des
Juifs d’alors, on passe, très vite, à celle des Juifs
d’aujourd’hui : « Voilà ce que ces Juifs
murmurateurs, des enfants injustes des Juifs vagabonds, morts dans
les déserts, auraient pu dire à Moïse, s’il leur avait lu
l’Exode et la Genèse. » (P. 306.) Mais comment Moïse
aurait-il pu lire des livres dont Voltaire vient de prouver qu’il
ne les a pas écrits aux enfants des Juifs de la génération de
l’Exode et du Désert, alors que lui-même est mort dans le désert,
sans parvenir à la Terre Promise ? Le texte trahit ici une
logique du fantasme qui n’a rien à voir avec la rationalité
exégétique affirmée et revendiquée au début de l’article, dans
la tradition des Dictionnaires de Bayle et de Moreri. Même
dépossédé de son histoire et de son livre, Moïse demeure
l’interlocuteur abominable, l’infâme dont la parole fanatique,
irrationnelle, ressurgit toujours face à nous. Mais qui sommes-nous
sinon, superposés aux savants contradicteurs du début de l’article,
ces « Juifs murmurateurs » de la fin ?Nous sommes
les « enfants injustes des Juifs vagabonds » : c’est
ainsi que Voltaire, en tant que chrétien, se définit.
Murmurateurs,
injustes, vagabonds et morts, les Juifs de Voltaire figurent
l’abomination en nous, c’est-à-dire à la fois l’infâme et le
combat contre l’infâme. La dernière page de l’article Moïse se
déchaîne alors dans l’évocation exaltée et révoltée de
« cette boucherie incroyable », dont Moïse par deux fois
s’est rendu coupable, en faisant massacrer les adorateurs du veau
d’or d’abord, les idolâtres qui s’étaient commis avec les
femmes madianites ensuite.
Mais il faut bien
comprendre à quoi tend ce tableau d’une violence inouïe :
peut-être à mettre en accusation les Juifs, mais certainement pas à
précipiter une action, des représailles, une répression contre
eux. Ce que Voltaire vise est dans une certaine mesure bien plus
effroyable : c’est un anéantissement symbolique. Il n’y a
là ni stratégie consciente, ni ordonnance concertée d’un
discours. Ce qui se dessine est plutôt l’horizon logique d’une
économie de l’abomination.
La diatribe des
« Juifs murmurateurs » contre Moïse ne débouche pas en
effet sur une condamnation, mais s’arrête à la lisière de cette
affirmation illogique que ni eux, ni lui ne peuvent exister.
« Encore quelques actions de cette
douceur, et il ne serait plus resté personne.
Non, si vous aviez été capable d’une
telle cruauté, si vous aviez pu l’exercer, vous seriez le plus
barbare de tous les hommes, et tous les supplices ne suffiraient pas
pour expier un si étrange crime. »
Moïse a été un
exterminateur : un peu plus, « et il ne serait plus resté
personne », personne donc de ces Juifs dont descendent pourtant
les « Juifs murmurateurs ». Mais lui-même, pour ces
actions abominables qui menacent de supprimer face à lui ses
contradicteurs, est renvoyé à un étrange irréel : « si
vous aviez été… vous seriez… et tous les
supplices ne suffiraient pas… » De même que ses
contradicteurs, frappés par l’abomination de leurs pères
(l’abomination biblique du veau d’or et de la prostitution
sacrée), ont failli ne pas exister, de même Moïse, pris en
flagrant délit de boucherie (l’abomination voltairienne des vingt
trois mille, puis des vingt quatre mille massacrés), ne peut pas,
comme tel, exister.
Dissémination du sujet, normalisation de
l’Histoire
L’abomination est
une virtualisation. Son horizon est l’éclatement du sujet :
c’est le pas qu’accomplit, en 1765, la note liminaire de
l’article Moïse. « est-il bien vrai qu’il y ait eu un
Moïse ? » Moïse n’a jamais existé, est une
affabulation juive. La démonstration de Voltaire se décompose en
deux temps. Tout d’abord, il n’y a aucun témoignage de
l’existence de Moïse en dehors de la Bible. Ensuite Moïse est une
réécriture de Bacchus. Voltaire raye Moïse de l’histoire et le
réinscrit, dans un second temps, dans la fable. L’enjeu est
clair : il n’y a pas d’exception juive, pas de singularité
originaire, pas de principe et de fondement symbolique juif pour
l’humanité. La négation de Moïse, la conjuration des
abominations de l’Exode par la figure écran de Bacchus (auquel
Voltaire peut attribuer les miracles d’Égypte, mais certainement
pas les massacres anti-idolâtres dans le Désert) visent une
normalisation de l’Histoire.
La hiérarchie entre
les peuples se mesure aux témoignages d’une communauté d’experts
(Sanchoniathon, Manéthon, Mégasthène, Hérodote, voire même
Flavius Josèphe) eux-mêmes modérés, relativisés en fonction
d’une puissance politique supposée historiquement mesurable et
constituant par là une sorte d’étalon de réalité. Face à cette
pratique exégétique et érudite qui est en train de se transformer,
avec Voltaire, en système d’expertise mondialisée, les Juifs font
scandale : qu’est-ce « qu’un petit peuple d’esclaves
barbares », « un peuple si pauvre, si ignorant, si
étranger dans tous les arts » face aux grands empires d’Inde,
d’Égypte, de Perse, ou à une puissance commerciale comme celle
des Phéniciens ?
Voltaire fait face à
une distorsion entre la position, la valeur militaire, politique,
culturelle, commerciale du peuple juif et la puissance symbolique, la
fonction constitutive du judaïsme pour l’humanité. Cette
distorsion est l’implicite à partir duquel ce qui est formulé
comme contradiction juive glisse, dérape, vers l’abomination, puis
se dissémine dans la dialogisation. Il y a dans cette distorsion,
que Voltaire mesure sans cesse sans la nommer, une sorte
d’objectivation capitaliste de l’abomination : c’est à
cause de cette distorsion de la valeur (politique, culturelle,
historique) que le peuple juif est abominable.
Encore une fois, il
serait de peu d’intérêt de juger moralement, ou encore moins
scientifiquement, la position intenable de Voltaire : le
problème n’est ni de savoir si cette distorsion est réelle, ni si
elle est abominable, mais plutôt ce qu’elle symptomatise de
l’entreprise du Dictionnaire philosophique,
dont elle révèle un arrière-plan idéologique essentiel.Le combat
pour les Lumières, pour la désacralisation des textes bibliques,
pour la tolérance et contre le fanatisme, s’appuie sur cette
volonté de normalisation idéologique du monde, de réduction de la
culture à un savoir évaluable, à des matériaux fictionnels
topiques, dont la circulation mondialisée fait tomber les frontières
et les différences identitaires.
La tolérance
voltairienne procède de ce que nous appelons aujourd’hui
mondialisation, dont le dispositif du Dictionnaire
philosophique figure la noblesse, la rationalité, le
progrès en humanité, mais aussi l’envers abominable à quoi il
revient toujours, qui lui résiste, et dont il se nourrit. Et cet
envers, pour Voltaire, ce sont les Juifs.
Autres références voltairiennes :
I. Le discours de l’abomination
Déstabiliser le
lecteur en le faisant participer à l’abomination :
« Trouvez bon que je vous demande
ici quelques éclaircissemens sur un fait singulier de votre
histoire ; il est peu connu des dames de Paris et des personnes
du bon ton.
Il n’y avait pas trente-huit ans que
votre Moïse était mort, lorsque la femme à Michas, de la tribu de
Benjamin, perdit onze cents sicles, qui valent, dit-on, environ six
cents livres de notre monnaie. Son fils les lui rendit, sans que le
texte nous apprenne s’il ne les avait pas volés. Aussitôt la
bonne Juive en fait faire des idoles , et leur construit une petite
chapelle ambulante, selon l’usage. » (QE, art. Juifs,
IV, Quatrième lettre. Sur la femme à Michas.)
L’histoire des Juifs
Voltaire n’est pas
l’homme d’un discours et d’un système. C’est une machine à
écrire, un monstre d’écriture, qui absorbe et recycle tout ce
qu’il trouve autour de lui. Pour nourrir cette machine, Voltaire
s’est passionné pour l’histoire en général, et pour l’histoire
juive en particulier, d’abord parce qu’elle fournissait une ample
matière.
Mais cette histoire,
il la traite de façon machinique, sans précautions, sans égards,
sans déontologie. Il la découpe, la déforme, la trivialise :
en un mot, il la profane et se nourrit de cette profanation.
La loi des Juifs
« Leur loi doit paraître à tout
peuple policé aussi bizarre que leur conduite ; si elle n’était
pas divine, elle paraîtrait une loi de sauvages qui commencent à
s’assembler en corps de peuple ; et étant divine, on ne
saurait comprendre comment elle n’a pas toujours subsisté, et pour
eux et pour tous les hommes. » (QE, art. Juifs, II.)
voir l’article Moïse
La philosophie des Juifs
« Il est certain que la nation
juive est la plus singulière qui jamais ait été dans le monde.
Quoiqu’elle soit la plus méprisable aux yeux de la politique, elle
est, à bien des égards, considérable aux yeux de la philosophie. »
(QE, art. Juifs, I.)
« Vous demandez quelle était la
philosophie des Hébreux ; l’article sera bien court :
ils n’en avaient aucune. Leur législateur même ne parle
expressément en aucun endroit ni de l’immortalité de l’ame ni
des récompenses d’une autre vie. » (QE, art. Juifs,
I.)
voir l’article Ame
II. Le discours de la conjuration
La mère
« O tigres dévots !
panthères fanatiques ! qui avez un si grand mépris pour votre
secte, que vous pensez ne la pouvoir soutenir que par des bourreaux,
si vous étiez capables de raison, je vous interrogerais, je vous
demanderais pourquoi vous nous immolez, nous qui sommes les pères de
vos pères.
Que pourriez-vous répondre, si je vous
disais : Votre Dieu était d enotre religion ? Il naquit
Juif ; il fut circoncis comme tous les autres Juifs ; il
reçut de votre aveu le baptême du Juif Jean, lequel était une
antique cérémonie juive, une ablution en usage, une cérémonie à
laquelle nous soumettons nos néophites ; il accomplit tous les
devoirs de notre antique loi, ilvécut Juif, il mourut Juif ; et
vous nous brûlez parce que nous sommes Juifs ! » (Sermon
du Rabbin Akib, 1761.)
« Enfans dénaturés, nous sommes
vos pères, nous sommes les pères des musulmans. Une mère
respectable et malheureuse a eu deux filles, et ces deux filles l’ont
chassée de la maison ; et vous nous reprochez de ne plus
habiter cette maison détruite ! Vous nous faites un crime de
notre infortune, vous nous en punissez. » (Sermon du
Rabbin Akib, 1761.)
« Ils sont le dernier de tous les
peuples parmi les musulmans et les chrétiens, et ils se croient le
premier. Cet orgueil dans leur abaissement est justifié par une
raison sans réplique, c’est qu’ils sont réellement les pères
des chrétiens et des musulmans. Les religions chrétienne et
musulmane reconnaissent la juive pour leur mère ; et, par une
contradiction singulière, elles ont à la fois pour cette mère du
respect et de l’horreur. » (QE, art. Juifs, I.)
« Vous perdez tout d’un coup
cinq belles villes que le Seigneur vous destinait au bout du lac de
Sodome, et cela pour un attentat inconcevable contre la pudeur de
deux anges. En vérité, c’est bien pis que ce dont on accuse vos
mères avec les boucs. Comment n’aurais-je pas la plus grande pitié
pour vous quand je vois le meurtre, la sodomie, la bestialité,
constatés chez vos ancêtres, qui sont nos premiers pères
spirituels et nos proches parens selon la chair ? Car enfin, si
vous descendez de Sem, nous descendons de son frère Japhet :
nous sommes évidemment cousins. » (QE, art. Juifs, IV,
Seconde lettre. De l’antiquité des Juifs.)
« Si les Dames juives couchèrent
avec des boucs.
Vous prétendez que vos mères n’ont
pas couché avec des boucs, ni vos pères avec des chèvres. Mais
dites-moi, messieurs, pourquoi vous êtes le seul peuple de la terre
à qui les lois aient jamais fait une pareille défense. Un
législateur se serait-il jamais avisé de promulguer cette loi
bizarre, si le délit n’avait pas été commun ? » (QE,
art. Juifs, IV, Cinquième lettre.)
Sacrifices humains : Jephté
« Après cette boucherie,
il n’est pas étonnant que ce peuple abominable sacrifie des
victimes humaines à son dieu, qu’il appelle Adonaï, du nom
d’Adonis, qu’il emprunte des Phéniciens. Le
vingt-neuvième verset du chapitre xxvii du Lévitique défend
expressément de racheter les hommes dévoués à l’anathème du
sacrifice, et c’est sur cette loi de cannibales que Jephté,
quelque temps après, immole sa propre fille. » (Sermon
des cinquante, 1749 ?)
« Les savans ont agité la
question si les Juifs sacrifiaient en effet les hommes à la
Divinité, comme tant d’autres nations. C’est une question de
nom : ceux que ce peuple consacrait à l’anathème n’étaient
pasn égorgés sur un autel avec des rites religieux ; mais ils
n’en étaient pas moins immolés, sans qu’il fût permis de
pardonner à un seul. Le Lévitique défend expressément, au
verset 27 du chap. xxix, de racheter ceux qu’on aura voués ;
il dit en propres paroles : Il faut
qu’ils meurent. C’est en
vertu de cette loi que Jephté voua et égorgea sa fille, que Saül
voulut tuer son fils, et que le prophète Samuel coupa par morceaux
le roi Agag prisonnier de Saül. » (QE, art. Juifs, I.)
« Il est expressément ordonné,
dans le xxviie chapitre du Lévitique, d’immoler
les hommes qu’on aura voués en anathème au Seigneur. “Point de
rançon, dit le texte ; il faut que la victime promis expire.”
Voilà la source de l’histoire de Jephté, soit que sa fille ait
été réellement immolée, soit que cette histoire soit une copie de
celle d’Iphigénie : voilà la source du vœu de Saül, qui
allait immoler son fils, si l’armée, moins superstitieuse que lui,
n’eût sauvé la vie à ce jeune homme innocent.
Il n’est donc que trop vrai que les
Juifs, suivant leur loi, sacrifiaient des victimes humaines. »
(QE, art. Juifs, II.)
« Permettez-moi d’abord de
m’attendrir sur toutes vos calamités ; car, outre les deux
cent trente-neuf mille vingt Israélites tués par l’ordre du
Seigneur, je vois la fille de Jephté immolée par son père. Il
lui fit comme ilo
l’avait voué. Tournez-vous
de tous les sens ; tordez le texte ; disputez contre els
pères de l’église : il lui fit comme il avait voué, et il
avait voué d’égorger sa fille pour remercier le Seigneur. Belle
action de graces !
Oui, vous avez immolé des vistimes
humaines au Seigneur ; mais consolez-vous ; je vous ai dit
souvent que nos Welches et toutes les nations en firent autant
autrefois. Voilà M. de Bougainville qui revient de l’île de
Taïti, de cette île de Cythère dont les habitans paisibles, doux,
humains, hospitaliers, offrent aux voyageurs tout ce qui est en leur
pouvoir, les fruits les plus délicieux, et les filles les plus
belles, les plus faciles de la terre. Mais ces peuples ont leurs
jongleurs, et ces jongleurs les forcent à sacrifier leur enfans à
de smagots qu’ils appellent leurs dieux. » (QE, art.
Juifs, IV, Cinquième lettre, Calamités juives et grands
assassinats.)
« Vous osez m’assurer que vous
n’immoliez pas des victimes humaines au Seigneur ; et
qu’est-ce donc que le meurtre de la fille de Jephté, réellement
immolée, comme nous l’avons déja prouvé par vos propres livres ?
[…] Le prêtre Samuel ne hacha-t-il
pas en morceaux le roitelet Agag, à qui le roitelet Saül avait
sauvé la vie ? ne le sacrifia-t-il pas comme la part du
Seigneur ?
Ou renoncez à vos livres, auxquels je
crois fermement, selon la décision de l’église, ou avouez que vos
pères ont offert à Dieu des fleuves de sang humain, plus que n’a
jamais fait aucun peuple du monde. » (QE, art. Juifs,
IV, Cinquième lettre.)
« Des enfans juifs immolés par
leurs mères.
Je vous dis que vos pères ont immolé
leurs enfans, et j’appelle en témoignage vos prophètes. Isaïe
leur reproche ce crime de cannibales : “Vous immolez aux dieux
vos enfans dans des torrens, sous des pierres.”
Vous m’allez dire que ce n’était
pas au Seigneur Adonaï que les femmes sacrifiaient les fruits de
leurs entrailles, que c’était à quelque autre dieu. Il importe
bien vraiment que vous ayez appelé Melkom, ou Sadaï, ou Baal, ou
Adonaï, celui à qui vous immoliez vos enfans ; ce qui importe,
c’est que vous ayez été des parricides. C’était, dites-vous, à
des idoles étrangères que vos pères fesaient des offrandes ;
Eh bien, je vous plains encore davantage de descendre d’aïeux
parricides et idolâtres. Je gémirai avec vous de ce que vos pères
furent toujours idolâtres pendant quarante ans dans le désert de
Sinaï, comme le disent expressément Jérémie, Amos, et saint
Étienne.
[…] vous n’avez été fidèles à un
seul Dieu qu’après qu’Esdras eut restauré vos livres. C’est
là que votre véritable culte non interrompu commence. Et, par une
providence incompréhensible de l’Être suprême, vous avez été
le splus malheureux de tous les hommes depuis que vous avez été les
plus fidèles, sous les rois de Syrie, sous les rois d’Égypte,
sous Hérode l’Iduméen, sous les Romains, sous les Persans, sous
les Arabes, sous les Turcs, jusqu’au temps où vous me faites
l’honneur de m’écrire, et où j’ai celui de vous répondre. »
(QE, art. Juifs, IV, Cinquième lettre.)
« Ma tendresse pour vous n’a
plus qu’un mot à vous dire. Nous vous avons pendus entre deux
chiens pendant des siècles ;
nous vous avons arraché les dents pour vous forcer à nous donner
votre argent ; nous vous avons chassés plusieurs fois par
avarice, et nous vous avons rappelés par avarice et par bêtise ;
nous vous fesons payer encore dans plus d’une ville la liberté de
respirer l’air ; nous vous avon ssacrifié à Dieu dans plus
d’un royaume ; nous vous avons brûlés en holocaustes :
car je ne veux pas à votre exemple, dissimuler que nous ayons offert
à Dieu des sacrifices de sang humain. » (QE, art.
Juifs, IV, Septième lettre.)
Les Juifs, misérables et abominables
« Vous êtes frappés de cette
haine et de ce mépris que toutes les nations ont toujours eus contre
les Juifs : c’est la suite inévitable de leur législation ;
il fallait, ou qu’ils subjugassent tout, ou qu’ils fussent
écrasés. Il leur fut ordonné d’avoir les nations en horreur,
et de se croire souillés s’ils avaient mangé dans un plat qui eût
appartenu à un homme d’une autre loi. […]
Ils furent donc avec raison traités
comme une nation opposée en tout aux autres ; les servant par
avarice, les détestant par fanatisme, se faisant de l’usure un
devoir sacré. Et ce sont nos pères ! » (Essai
sur les mœurs, ch. ciii,
1761 ; II, 64.)
« Nos ennemis nous font
aujourd’hui un crime d’avoir volé les Égyptiens, d’avoir
égorgé plusieurs petites nations dans les bourgs dont nous nous
emparâmes, d’avoir été d’infames usuriers, d’avoir aussi
immolé des hommes, d’en avoir même mangé, comme dit Ézéchiel.
Nous avons été un peuple barbare, superstitieux, ignorant, absurde,
je l’avoue ; mais serait-il juste d’aller aujourd’hui
brûler le pape et tous les monsignori de Rome, parce que les
premiers Romains enlevèrent les Sabines et dépouillèrent les
Samnites ? » (Sermon du Rabbin
Akib, 1761.)
« Il résulte de ce tableau
raccourci que les Hébreux ont presque toujours été ou errans, ou
brigands, ou esclaves, ou séditieux : ils sont encore vagabonds
aujourd’hui sur la terre, et en horreur aux hommes, assurant que le
ciel et la terre et tous les hommes ont été créés pour eux seuls.
On voit évidemment, par la situation de
la Judée et par le génie de ce peuple, qu’il devait être
toujours subjugué. » (QE, art. Juifs, I.)
« On dit communément que
l’horreur des Juifs pour les autres nations venait de leur horreur
pour l’idolâtrie ; mais il est bien plus vraisemblable que la
manière dont ils exterminèrent d’abord quelques peuples du
Canaan, et la haine que les nations voisines conçurent pour eux,
furent la cause de cette aversion invincible qu’ils eurent pour
elles. Comme ils ne connaissaient de peuples que leurs voisins, ils
crurent en les abhorrant détester toute la terre, et s’accoutumèrent
ainsi à être les ennemis de tous les hommes. » (QE,
art. Juifs, I.)
« Enfin vous ne trouverez en eux
qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis long-temps la
plus sordide avarice à la plus détestable superstition, et à la
plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui
les enrichissent. “Il ne faut pourtant pas les brûler.” »
(QE, art. Juifs, I.)
« Nous avons déjà vu comment
l’inquisition fit bannir les Juifs d’Espagne. Réduits à courir
de terres en terres, de mers en mers pour gagner leur vie ;
partout déclarés incapables de poséder aucun bien-fonds, et
d’avoir aucun emploi, ils se sont vus obligés de se disperser de
lieux en lieux, et de ne pouvoir s’établir fixement dans aucune
contrée, faute d’appui, de puissance pour s’y maintenir, et de
lumières dans l’art militaire. Le commerce, profession long-temps
méprisée par la plupart des peuples de l’Europe, fut leur unique
ressource dans ces siècles barbares ; et, comme ils s’y
enrichirent nécessairement, on les traita d’infames usuriers. Les
rois, ne pouvant fouiller dans la bourse de leurs sujets, mirent à
la torture les Juifs, qu’ils ne regardaient pas comme des citoyens.
Ce qui sepassa en Angleterre à leur
égard peut donner une idée des vexations qu’ils essuyèrent dans
les autres pays. Le roi Jean,
ayant besoin d’argent, fit emprisonner les riches Juifs de son
royaume. Un d’eux, à qui on arracha sept dents l’une après
l’autre pour avoir son bien, donna mille marcs d’argent à la
huitième. Henri III
tira d’Aaron, Juif d’York, quatorze mille marcs d’argent, et
dix mille pour la reine. Il vendit les autres Juifs de son pays à
son frère Richard pour le terme d’une année, afin que ce comte
éventrât ceux que le roi avait déjà écorchés, comme dit
Matthieu Pâris. »(QE,
art. Juifs, III.)
III. Le discours de la normalisation
Les Juifs n’ont rien inventé
Les Juifs n’ont rien transmis
« Vous demandez ensuite si les
anciens philosophes et législateurs ont puisé chez les Juifs, ou si
les Juifs ont pris chez eux. Il faut s’en rapporter à Philon :
il avoiue qu’avant la traduction des Septante les érangers
n’avaient aucune connaissance des livres de sa nation. Les grands
peuples ne peuvent tirer leurs lois et leurs connaissances d’un
petit peuple obscur et esclave. Les Juifs n’avaient pas même de
livres du temps d’Osias. » (QE, art. Juifs, I.)
Les Juifs, comme les Guèbres et les Banians
« On ne traite point ainsi dans
les Indes les banians, qui y sont précisément ce que les Juifs sont
en Europe, séparés de tous les peuples par une religion aussi
ancienne que les annales du monde, unis avec eux par la nécessité
du commerce dont ils sont les facteurs, et aussi riches que les Juifs
le sont parmi nous. Ces banians et les guèbres, aussi anciens
qu’eux, aussi séparés qu’eux des autres hommes, sont cependant
bien voulus partout ; les Juifs seuls sont en horreur à tous
les peuples chez lesquels ils sont admis. » (Essai
sur les mœurs, ch. cii,
1761 ; II, 58.)
Mais ces parsis, ces mages plus anciens
que nous, ce spremiers Persans qui furent autrefois nos vainqueurs et
nos maîtres, et qui nous apprirent à lire et à écrire, ne
sont-ils pas dispersés comme nous sur la terre ? Les banians,
plus anciens que les parsis, ne sont-ils pas épars sur les
frontières des Indes, de la Perse, de la Tartarie, sans jamais se
confondre avec aucune nation, sans épouser jamais de femmes
étrangères ? Que dis-je ! vos chrétiens, gens vivant
paisiblement sous le joug du grand padisha des Turcs, épousent-ils
jamais des musulmanes ou des filles du rite latin ? Quels
avantages prétendez-vous donc tirer de ce que nous vivons parmi les
nations sans nous incorporer à elles ? » (Sermon
du Rabbin Akib, 1761.)
« Voulez-vous vivre paisibles,
imitez les Banians et les Guèbres ; ils sont beaucoup plus
anciens que vous, ils sont dispersés comme vous, ils sont sans
patrie comme vous. Les Guèbres surtout, qui sont les anciens
Persans, sont esclaves comme vous, après avoir été long-temps vos
maîtres. Ils ne disent mot ; prenez ce parti. » (QE,
art. Juifs, IV, Septième lettre.)
Conclusion : apostrophes aux Juifs
« Loin de vous haïr, je vous ai
toujours plaints. Si j’ai été quelquefois un peu goguenard, comme
l’était le bon pape Lambertini
mon protecteur, je n’en suis pas moins sensible. Je pleurais à
l’âge de seize ans quand on me disait qu’on avat brûlé une
mère et une fille pour avoir mangé debout un peu d’agneau cuit
avec de slaitues le quatorzième jour de la lune rousse ; et je
puis vous assurer que l’extrême beauté qu’on vantait dans cette
fille n’entra point dans la source de mes larmes, quoiqu’elle dût
augenter dans les spectateurs l’horreur pour les assassins, et la
pitié pour la victime. » (QE, art. Juifs, IV, Première
lettre, à MM. Joseph Ben Jonathan, Aaron Mathataï et David
Wincker.)
« Il se peut que les nègres
d’Angola et ceux de Guinée soient beaucoup plus anciens que vous,
et qu’ils aient adoré un beau serpent avant que les Égyptiens
aient connu leur Isis, et que vous ayez habité auprès du lac
Sirbon ; mais les nègres ne nous ont pas encore communiqué
leurs livres. » (QE, art. Juifs, IV, Seconde lettre. De
l’antiquité des Juifs.)
« Ne me reprochez pas de ne vous
point aimer : je vous aime tant, que je voudrais que vous
fussiez tous dans Hershalaïm au lieu des Turcs qui dévastent tout
votre pays, et qui ont bâti cependant une assez belle mosquée sur
les fondements de votre temple, et sur la plate-forme construite par
votre Hérode.
Vous cultiveriez ce malheureux désert
comme vous l’avez cultivé autrefois ; vous porteriez encore
de la terre sur la croupe de vos montagnes arides ; vous
n’auriez pas beaucoup de blé, mais vous auriez d’assez bonnes
vignes, quelques palmiers, des oliviers et des pâturages.
Quoique la Palestine n’égale pas la
Provence, et que Marseille seule soit supérieure à toute la Judée,
qui n’avait pas un port de mer ; quoique la ville d’Aix soit
dans une situation incomparablement plus belle que Jérusalem, vous
pourriez faire de votre terrain à peu près ce que les Provençaux
ont fait du leur. Vous exécuteriez à plaisir, dans votre détestable
jargon, votre détestable musique.
[…] Retournez en Judée le plus tôt
que vous pourrez. Je vous demande seulement deux ou trois familles
hébraïques pour établir au mont Krapack,
où je demeure, un petit commerce nécessaire. Car si vous êtes de
très ridicules théologiens (et nous aussi), vous êtes des
commerçans très intelligens, ce que nous ne sommes pas. »
(QE, art. Juifs, IV, Sixième lettre.)
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