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Résumé

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Références de l’article

Stéphane Lojkine, « Voltaire historien, ou l’incompréhensible comme méthode », L’Incompréhensible, dir. M. Th. Mathet, L’Harmattan, 2003, p. 365-375

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Ressources externes

Il ne s’agit pas ici du Voltaire scolaire des Contes, ni même du Voltaire médiatique des affaires, mais du cœur de l’œuvre, de ces milliers de pages écrites, augmentées, reprises pendant quarante ans et consacrées à l’histoire du monde. À regarder le contenu de ses écrits, on peut dans un premier temps esquisser un recul désappointé : Voltaire ne semble pas très original. Il a tant compilé, copié, plagié même, que son œuvre d’historien, à laquelle il a consacré l’essentiel de son temps et de son étude, n’apporte guère d’informations neuves par rapport au savoir de l’époque, tel qu’il était rassemblé et diffusé, notamment par les historiens jésuites (comme le père Gabriel Daniel) et bénédictins (dom Calmet).

Cette conclusion vers laquelle tendent toutes les recherches érudites actuelles sur les sources de Voltaire et les grandes entreprises d’édition critique de ses textes, est pourtant contrebalancée par une impression de lecture persistante. Le sel de la formulation voltairienne, cette manière ramassée et percutante de dire les choses rendent le texte voltairien singulier et inimitable, produisent un effet éblouissant dans le moment même du plagiat le plus éhonté.

Comment expliquer cet effet ? Une réponse sage a été proposée depuis longtemps : la singularité de Voltaire ne relèverait pas d’une pensée philosophique nouvelle ou propre, mais d’un style, d’une mise en forme dont l’efficacité s’avère redoutable. C’est la fameuse ironie voltairienne, qui recouvrirait une pensée somme toute assez pauvre, ou superficielle, mais habillerait cette pensée commune du chatoiement de ses formulations cinglantes. Voltaire polémique et semble contredire violemment, précisément au moment où il emprunte à son contradicteur : l’énonciation théâtralise et retourne facticement un énoncé qui n’est pas neuf.

Il n’y aurait donc pas une philosophie voltairienne de l’histoire mais plutôt une ironie sur l’histoire.

Qu’est-ce que l’ironie voltairienne ? Peut-on la définir rhétoriquement, c’est-à-dire comme un usage particulier des mécanismes du langage ? Disons le d’emblée : l’ironie de Voltaire, ou plus généralement la spécificité de l’écriture voltairienne ne nous paraît pas engager simplement la mise en forme d’un sens au fond convenu. L’étude assise des textes, à l’abri des bibliothèques, ne doit pas nous faire oublier que Voltaire, qui pratiquait cette même étude, était dans le même temps un homme d’engagement et de combat. La polémique n’est pas un jeu rhétorique quand on est la conscience de l’Europe des Lumières et que la vie, l’honneur, la culture des persécutés est en jeu. L’ironie voltairienne n’est pas un jeu sur le signifié : elle exprime le réel.

Exprimer le réel n’est pas la fonction classique, ordinaire du discours, qui renvoie en principe à un signifié, c’est-à-dire à la médiation d’un code, à des valeurs culturelles, à une certaine ordonnance symbolique du monde. Le discours classique n’exprime pas le réel, mais un sens du monde (monde qui lui-même ne coïncide pas exactement avec le réel). Qu’il s’agisse du prédicateur en chaire, de l’acteur au théâtre, ou du moraliste avec ses caractères allégoriques et ses personnages aux noms grecs, le discours que portent ceux qui sont chargés d’énoncer la parole de la culture classique évolue dans un espace de représentation ostensiblement séparé du réel.

Sortir du classicisme, c’est sortir de l’expression du sens pour entrer dans l’expression du réel. Voltaire engage cette révolution sémiologique dans son œuvre d’historien. L’ironie voltairienne n’est pas une simple théâtralisation rhétorique du sens : elle est mise en conflit du sens, destruction du sens par ce conflit, dénudement de la gangue du sens pour faire jaillir ce qui est en dessous, le réel.

L’incompréhensible comme principe de l’ironie

L’Essai sur les mœurs constitue pour Voltaire le terrain privilégié pour mettre en œuvre et faire évoluer cette pratique et cette conception de l’écriture et du métier d’écrivain, non seulement parce que cette œuvre l’a accompagné et s’est augmentée tout au long de sa carrière d’écrivain, mais aussi et surtout parce que, œuvre historique et œuvre encyclopédique, elle conjoint l’exigence classique de constituer un discours total sur le monde et la nouvelle exigence de suppression des médiations discursives, afin d’établir un rapport direct de l’écriture avec le réel.

 

De la question sur l’origine à l’indignation sur la barbarie

La mise en accusation du discours en général, et du discours sur l’histoire en particulier constitue le cœur du dispositif philosophique que Voltaire met en œuvre dans l’Essai sur les mœurs. Cette mise en œuvre consiste à présenter le discours non comme le déroulement d’une démonstration ou d’une histoire, non comme une succession d’événements ou d’arguments, mais comme un objet verbal, donné à voir globalement, brutalement et à distance. Dès lors que le discours devient un objet verbal, il cesse d’être compréhensible et fait tableau. Il y a en quelque sorte chez Voltaire une iconicité de l’objet verbal, qui constitue la matrice narrative du dispositif philosophique.

Le contenu de cet objet verbal est soumis à une étrange réversion. L’ambition affichée de l’Essai sur les mœurs est un questionnement sur les origines : les différents discours sur l’origine du monde, de l’homme, des sociétés, de la religion, des rois, des lois, constituent les objets verbaux que Voltaire jette en pâture au lecteur comme discours incompréhensibles. Mais très vite ce questionnement essentiellement théologique est en quelque sorte retourné, renversé par un questionnement proprement historique et politique : derrière cet objet verbal absurde, ce qui est incompréhensible, ce n’est pas tant le contenu du discours sur l’origine des institutions humaines, que la réalité même de l’origine, à laquelle l’objet verbal tente péniblement de faire écran. Le démontage de cet écran révèle l’ignominie de l’origine et le ridicule du discours qui cherche à la voiler. C’est donc non pas tant le discours que le réel qui est incompréhensible, et cette incompréhensibilité du réel est ramassée, condensée dans l’écriture par le trait, la pointe, l’accentuation ironique de la parole voltairienne.

L’ironie n’est donc pas un procédé d’écriture, mais un effet du démontage de l’écran idéologique que constitue le discours sur l’origine. L’ironie est la conséquence poétique de l’irruption du réel dans le texte. L’ironie n’est donc pas une simple forme ; elle est indissolublement liée au contenu de la réflexion voltairienne sur l’histoire et au rapport sans médiation que l’écriture voltairienne tente d’établir avec le réel.

L’ironie déplace l’incompréhensible : ce qui est incompréhensible, ce n’est pas le discours, comme on pouvait d’abord le croire, mais le réel, dont l’incompréhensibilité fait irruption dans l’espace réglé du discours sous le nom et avec la puissance de la barbarie. L’enjeu essentiel de l’Essai sur les mœurs est un questionnement sur la barbarie.

On passe donc, dans le texte, de la question de l’origine, qui est une question dans l’ordre du discours, à la question de la barbarie, qui est une question dans l’ordre du réel. Ce déplacement se manifeste par un glissement de l’incompréhensible : l’incompréhensible est d’abord montré et démonté comme objet verbal, comme discours incompréhensible sur l’origine ; mais la démystification par l’ironie, la déconstruction de ce discours en absurdité plaisante, en jeu spirituel avec les mots, ne réduit pas l’incompréhensible, qui fait au contraire irruption de façon beaucoup plus inquiétante en-deçà de l’écran discursif, comme puissance brutale et historiquement récurrente de la barbarie.

Un exemple de démontage du discours : les mœurs vers le temps de Charlemagne

Prenons pour exemple le chapitre XVII de l’Essai sur les mœurs, intitulé « Mœurs, gouvernement et usages, vers le temps de Charlemagne ». Ce chapitre s’ouvre sur une contradiction :

« Je m’arrête à cette célèbre époque pour considérer les usages, les lois, la religion, les mœurs, qui régnaient alors. Les Francs avaient toujours été des barbares, et le furent encore après Charlemagne. Remarquons attentivement que Charlemagne paraissait ne se point regarder comme un Franc. » (P. 3371.)

Le verbe liminaire entend opposer un chapitre consacré aux mœurs au chapitre précédent, « Charlemagne, empereur d’Occident », consacré au récit des événements. Il s’agit donc d’arrêter le déroulement linéaire du temps et de considérer, avec la distance du démonstratif, « cette célèbre époque ». Le mot époque est encore imprégné, dans la langue classique, de sa signification grecque : ἐποχὴ, le point d’arrêt, de suspension au-dessus ; ἐποχὴ, la distance du sceptique, l’apogée dans la course d’un astre. S’arrêter à l’époque, c’est considérer globalement le récit historique, c’est transformer par le regard un déroulement en un objet et donner à voir cet objet. L’époque fait tableau.

Or, du moment où le récit historique bascule dans le tableau, ses articulations logiques tombent et ses éléments brutalement juxtaposés entrent en contradiction. Voici donc sous nos yeux « cette célèbre époque », fameuse à cause du grand nom de Charlemagne, qui marque le commencement de la dynastie carolingienne, le commencement donc des monarchies européennes. C’est dans cet esprit qu’il s’agira de « considérer les usages, les lois, la religion, les mœurs, qui régnaient alors », comme point originaire des institutions actuelles. Considérer une époque, c’est considérer une origine de la culture, une origine de la civilisation.

Le regard de Voltaire se constitue alors en trois temps : d’abord il s’agit de « considérer », projet théorique abstrait ; puis le tableau renvoie une première vision globale, « Les Francs avaient toujours été des barbares, et le furent encore après Charlemagne », proposition générale qui est encore de l’ordre du discours ; enfin, le regard se concrétise et se focalise en se rapprochant de son objet : « Remarquons attentivement que… ».

Le projet fixe un objet de fascination, « cette célèbre époque » ; la première vision démystifie cette fascination : « barbares » contredit « célèbre époque » ; le regard attentif, enfin, brouille radicalement le sens, en excluant Charlemagne du tableau qui pourtant n’existe que par et pour lui.

En effet, si l’on suit le raisonnement qui court derrière les ruptures légères de ce texte, voici une époque qui est à l’origine des lois, de la religion, des mœurs d’aujourd’hui. Or le peuple qui a imprimé à ce moment de l’histoire la physionomie, l’identité d’une époque était un peuple barbare et qui l’est resté : il n’apportait ni valeurs, ni culture, mais le seul poids, terrible, d’un nouveau rapport de forces. Enfin l’empereur auquel ce peuple est identifié, et dont le nom résume à lui seul cette époque, ne faisait pas partie de ce peuple.

Que fait Voltaire, sinon déconstruire la possibilité même d’un discours historique, sinon désarticuler méthodiquement tous les éléments de ce discours ? Le discours sur l’origine n’est plus ici simplement incompréhensible. Il devient impossible.

Les Capitulaires, texte écran

La première partie du chapitre XVII sera donc consacrée aux Francs, mais de façon paradoxale, comme constituant le réel d’une époque que les textes de l’époque même mettent à distance et définissent comme étranger. Les Francs sont à la fois familiers et étrangers ; ils sont nous et ils sont quelque chose d’irréductiblement autre et d’horrifiant. Les Francs sont unheimlich, étrangement inquiétants2.

Qui sont les Francs ? L’interrogation voltairienne porte bien d’emblée sur le réel, mais un réel qui ne nous est dévoilé que progressivement, derrière l’écran du discours historique, écran que Voltaire identifie dans ce chapitre à un document d’archive au reste capital, les Capitulaires de Charlemagne.

De la lecture des Capitulaires, dont l’ensemble du chapitre XVII constitue un commentaire à peine déguisé, il ressort pour Voltaire que Charlemagne ne se considérait pas comme Franc :

« Vous en trouverez la preuve dans le capitulaire de Karl ou Charlemagne, concernant ses métairies, art. 4 : “Si les Francs commettent quelque délit dans nos possessions, qu’ils soient jugés suivant leur loi.” Il semble par cet ordre que les Francs alors n’étaient pas regardés comme la nation de Charlemagne. À Rome, la race carlovingienne passa toujours pour allemande. Le pape Adrien IV, dans sa lettre aux archevêques de Mayence, de Cologne et de Trèves, s’exprime en ces termes remarquables : “L’empire fut transféré des Grecs aux Allemands ; leur roi ne fut empereur qu’après avoir été couronné par le pape… Tout ce que l’empereur possède, il le tient de nous. Et comme Zacharie donna l’empire grec aux allemands, nous pouvons donner celui des Allemands aux Grecs.” »

Sous nos yeux, Voltaire transforme les textes en documents, c’est-à-dire en objets verbaux.

Dans un premier temps, nous pouvons considérer que ce n’est pas le contenu obvie de ces textes qui intéresse Voltaire : ni le problème de la coexistence de systèmes juridiques hétérogènes, ni celui de la préséance des papes sur les empereurs, ou de l’Église sur le pouvoir politique ne sont l’objet de ce paragraphe consacré aux Francs. Le discours porté par ces deux textes n’est pas lu directement, comme contenu, mais obliquement, comme symptôme d’un réel qu’il n’exprime qu’allusivement : si Charlemagne oppose « les Francs » et « leur loi » d’une part, « nos possessions » d’autre part, c’est, implicitement, que Charlemagne ne se considère pas comme Franc. Si Adrien IV identifie l’empire actuel à l’empire des « Allemands », cela signifie indirectement que pour le pape l’empereur Charlemagne n’est pas franc mais allemand.

Mais évidemment le choix des textes n’est pas anodin et leur contenu obvie fait sens malgré tout : l’éclatement judiciaire prépare le thème de la seconde partie du chapitre ; le conflit entre le sacerdoce et l’empire, prépare la troisième partie. La dissolution de la loi et le coup de force originaire que recouvre l’autorité politique de l’Église sont par ailleurs les thèmes centraux de l’Essai sur les mœurs.

Enfin, ce qu’il s’agit de démontrer, que Charlemagne n’était pas Franc, ne constitue pas une déconstruction gratuite du discours historique : si Charlemagne était Allemand, il n’était pas Français. Le fondateur de la monarchie française était étranger, de même que, comme Voltaire y insiste à de nombreuses reprises, les fondateurs du christianisme étaient juifs. Étrangeté, négativité, extériorité sont au principe de toute origine, de toute fondation. C’est par ce mouvement de retournement, qui porte en lui les germes de l’horreur et de l’abjection, que Voltaire conclut la première partie du chapitre XVII :

« Cependant en France le nom de Franc prévalut toujours. La race de Charlemagne fut souvent appelée Franca dans Rome même et à Constantinople. La cour désignait même, du temps des Othons, les empereurs d’Occident par le nom d’usurpateurs francs, barbares francs : elle affectait pour ces Francs un mépris qu’elle n’avait pas. » (P. 338.)

On comprend alors qu’il ne s’agit pas pour Voltaire d’opposer Francs et Allemands, ni d’exclure Charlemagne de son peuple, mais bien de poser les Francs comme la dimension incompréhensible du réel sous-jacent à cette époque. Les Francs incarnent le caractère contradictoire des discours sur l’époque de Charlemagne ; leur caractère étrangement inquiétant fait symptôme dans les textes ; les Francs sont l’incompréhensible de l’époque.

Insistons encore une fois sur un point capital : les Capitulaires de Charlemagne, les lettres d’Adrien IV ne sont pas en soi des textes incompréhensibles. De même, pour prendre un exemple plus connu, lorsque Voltaire fustige tel ou tel écrit ou controverse théologique comme incompréhensible, ces écrits, ces controverses ne sont pas nécessairement obscurs, absurdes, incompréhensibles en soi. Il y a même plus : Voltaire les pratique, les lit, les comprend très bien (il était probablement l’un des plus fins exégètes bibliques de son époque). Le discours incompréhensible est un discours qui, dans le dispositif textuel mis en place par Voltaire, est appréhendé non plus comme déroulement d’un contenu, mais comme objet verbal global. C’est donc le dispositif voltairien qui rend incompréhensible ce discours et, précisément grâce à cette incompréhensibilité, qui pointe en deçà de lui la dimension horrifiante du réel, que le discours voile et recouvre.

Ici, le dispositif textuel mise en place par Voltaire fait que tout discours où les Francs sont mentionnés, même de façon périphérique, devient incompréhensible : ils sont nous et hors de nous, ils ont le pouvoir et sont étrangers au pouvoir, ils sont barbares et ils sont l’origine de la civilisation. Les Francs sont l’époque, c’est-à-dire le point d’arrêt, de suspens autour de quoi quelque chose se retourne. Ce quelque chose est le moteur horrifiant de l’histoire.

Franca : les Francs sont niés, méprisés dans le discours et les textes des anciennes puissances, à Rome et à Byzance. Mais ce nom méprisant qui tout à coup surgit dans les textes constitue le symptôme de l’apparition d’une nouvelle force. On ne méprise pas ce que l’on est forcé de nommer, même et surtout si on le nomme en l’ourlant de mépris.

De l’incompréhensible à l’horrible

Ambivalence de l’image originaire

La deuxième et la troisième parties du chapitre XVII pénètrent dans cet en-deçà horrifiant du réel. Maintenant que le cadre est posé, cette donnée nouvelle, incompréhensible, du réel que sont les Francs, Voltaire déploie le tableau des mœurs en deux temps qui constituent la deuxième et la troisième partie du chapitre : d’abord les mœurs des peuples ; ensuite les mœurs des princes.

« Le règne seul de Charlemagne eut une lueur de politesse qui fut probablement le fruit du voyage de Rome, ou plutôt de son génie.
   Ses prédécesseurs ne furent illustres que par des déprédations : ils détruisirent des villes, et n’en fondèrent aucune. Les Gaulois avaient été heureux d’être vaincus par les Romains. Marseille, Arles, Autun, Lyon, Trèves, étaient des villes florissantes qui jouissaient paisiblement de leurs lois municipales, subordonnées aux sages lois romaines : un grand commerce les animait. »

Ce premier tableau de la Gaule constitue une image ambivalente, caractéristique du point de réversion où le texte est arrivé : la politesse du règne de Charlemagne est juxtaposée aux déprédations de ses prédécesseurs. Mais l’évocation fugitive des désastres des invasions barbares est aussitôt retournée en image riante des villes florissantes de la Gaule romaine, elle-même placée sur le fond de la guerre des Gaules.

Le texte remonte dans le temps, de telle façon que les images ne se succèdent pas selon un enchaînement historique, mais se superposent et s’offrent à des dévoilements successifs. La Gaule des origines est une Gaule à la fois barbare et policée, florissante et ruinée. Cette ambivalence de l’image originaire cristallise l’époque (le point d’arrêt du texte, le moment de réduction du discours à un objet verbal) comme espace du réel. Dans cet espace, l’ordre symbolique vient à se dédoubler : l’époque est certes le point d’origine sublime, idéalisé, de l’institution symbolique, l’endroit où se fondent toutes les lois et d’où les mœurs tirent leur signification et leur légitimité ; mais dans le même temps l’époque est le point de négation de toutes les institutions symbolique, où la ruine, la dévastation, la barbarie ouvrent dans l’histoire la béance atroce du réel envisagé dans sa plus féroce brutalité3.

L’image originaire est donc réversible et aveuglante, comme en témoigne cette éclipse de la vision :

« On voit par une lettre d’un proconsul à Théodose, qu’il y avait dans Autun et dans sa banlieue vingt-cinq mille chefs de famille. Mais dès que les Bourguignons, les Goths, les Francs arrivent dans la Gaule, on ne voit plus de grandes villes peuplées. Les cirques, les amphithéâtres construits par les Romains jusqu’au bord du Rhin, sont démolis ou négligés. Si la criminelle et malheureuse reine Brunehaut conserve quelques lieues de ces grands chemins qu’on n’imita jamais, on en est encore étonné. »

L’opposition d’« on voit » et d’« on ne voit plus » est dissymétrique : ce que l’on voit « par une lettre » relève encore du discours ; ce que l’on ne voit plus, les « villes », est de l’ordre du réel. Ce que l’on voit constitue le même type d’objet verbal que dans la première partie du chapitre. Il s’agit d’un texte qui n’est pas considéré dans le déroulement obvie de son contenu, mais comme symptôme d’une réalité décalée par rapport à ce qu’il signifie. « On voit » est encore de l’ordre du voile, tandis qu’« on ne voit plus » marque le moment du dévoilement, du face à face horrifiant avec le réel.

Le réel n’est pas seulement ce qui fait défaut. Le réel est incompréhensible parce qu’il est désarticulé : « les cirques, les amphithéâtres » ne font plus sens dans un monde où ils sont sans usage. Les voies romaines ne subsistent que par morceaux, comme « quelques lieues de ces grands chemins qu’on n’imita jamais ». La barbarie se manifeste d’abord comme un espace lacunaire et ruiné.

L’ironie comme révolte

L’objet verbal a été posé et défait, dévoilant en deçà de lui l’image originaire où se jouent la matrice et l’enjeu de l’histoire voltairienne. Maintenant le dispositif voltairien est complet. Vient alors le moment proprement voltairien de l’accentuation ironique, du dérapage textuel hors de la textualité :

« Qui empêchait ces nouveaux venus de bâtir des édifices réguliers sur des modèles romains ? Ils avaient la pierre, le marbre, et de plus beaux bois que nous. Les laines fines couvraient les troupeaux anglais et espagnols comme aujourd’hui : cependant les beaux draps ne se fabriquaient qu’en Italie. Pourquoi le reste de l’Europe ne faisait-il venir aucune des denrées de l’Asie ? Pourquoi toutes les commodités qui adoucissent l’amertume de la vie étaient-elles inconnues, sinon parce que les sauvages qui passèrent le Rhin rendirent les autres peuples sauvages ? »

L’interrogation faussement naïve, la juxtaposition brutale du raffinement et de la sauvagerie, l’établissement du sens (du sens même de l’Histoire) dans le non-sens de cette juxtaposition, sont caractéristiques de l’ironie, comprise non comme un procédé rhétorique (signifier le contraire de ce que l’on dit), mais bien, dans la filiation de Platon, comme une mise en question radicale de l’institution symbolique du discours.

L’indignation voltairienne, l’impuissance indignée face au spectacle de la barbarie, se manifestent par une sorte de décollage verbal : au gré des interrogations, le rythme s’accélère, et surtout l’énumération des matériaux, qui oriente le regard vers le bas, contraste avec l’envolée des questions, qui rétablit dans la virtualité interrogative le mouvement, la circulation, l’articulation de l’espace, qui sont le signe de la culture. D’un côté, la pierre, le marbre, les bois prolongent l’évocation des pièces et des morceaux de l’image originaire ; de l’autre, les édifices, le commerce, le luxe rétablissent dans le mouvement révolté du questionnement le monde de la culture là où précisément il fait le plus défaut.

Participant à la fois de la pesanteur de l’image originaire et de l’envol des questions, le moment de l’accentuation ironique est donc un moment dialogique, où le sens s’établit comme pas-de-sens4, c’est-à-dire à la fois comme non sens, comme expression de l’incompréhensibilité du réel, et comme un pas qui fait sens, comme une jonction entre le réel et l’envers du réel que porte la question.

Quelque chose de très important se joue à la faveur de ce renversement. Il y a d’abord l’effet linguistique du pas-de-sens, qui permet de définir l’ironie comme révolte contre la brutalité du réel, et de saisir dans l’ironie le ressort fondamental de l’écriture révoltée. L’effet dialogique de l’ironie rend tout à coup sensible la nature fondamentalement double de l’ordre symbolique, qui est à la fois l’ordre de l’institution symbolique, le conservatoire de la culture et des mœurs, et l’ordre du principe symbolique, où se découvrent les origines barbares du monde, les fondements horribles de la civilisation. L’écriture révoltée apparaît alors comme l’écriture de la mise en relation de ces deux ordres, de l’exacerbation de leurs discordances. Le surgissement de l’incompréhensible dans la littérature est le moment où s’expriment les dissonances du dédoublement symbolique.

Les « horreurs extravagantes » de la loi

Car c’est bien en ce qu’elle participe non d’une asymbolie pure, mais bel et bien d’un dédoublement symbolique, que la barbarie se révèle étrangement inquiétante : ce moment de défection de toutes les articulations de la culture et de la civilisation qui caractérise l’irruption du réel est en même temps le moment d’établissement de la loi. Voltaire médite toujours sur les Capitulaires de Charlemagne :

 

« Qu’on en juge par ces lois saliques, ripuaires, bourguignonnes, que Charlemagne lui-même confirma, ne pouvant les abroger. La pauvreté et la rapacité avaient évalué à prix d’argent la vie des hommes, la mutilation des membres, le viol, l’inceste, l’empoisonnement. Quiconque avait quatre cents sous, c’est-à-dire quatre cents écus du temps, à donner, pouvait tuer impunément un évêque. Il en coûtait deux cents sous pour la vie d’un prêtre, autant pour le viol, autant pour avoir empoisonné avec des herbes. Une sorcière qui avait mangé de la chair humaine en était quitte pour deux cents sous ; et cela prouve qu’alors les sorcières ne se trouvaient pas seulement dans la lie du peuple, comme dans nos derniers siècles, mais que ces horreurs extravagantes étaient pratiquées chez les riches. Les combats et les épreuves décidaient, comme nous le verrons, de la possession d’un héritage, de la validité d’un testament. La jurisprudence était celle de la férocité et de la superstition. » (P. 339.)

Il s’agit toujours bien-sûr de considérer ces textes de lois comme des objets verbaux, c’est-à-dire comme des symptômes du réel. D’un côté la textualité du texte fixe le cadre de la loi et proportionne les amendes ; de l’autre, l’horreur du réel fait éclater le caractère révoltant du cadre de la loi et démonte cette textualité, l’image horrifiante crevant l’écran institutionnel, législatif, du discours.

Plus nettement encore ici, le texte se détache de son propre contenu textuel, de sa textualité, comme si Voltaire dansait sur la crète de cette vague de fond horrificatrice : le texte rapporte de moins en moins la loi, l’écriture se cabre contre le sérieux de la loi. Elle accumule d’abord et réduit en un groupement d’horreurs (« la vie des hommes, la mutilation des membres, le viol, l’inceste, l’empoisonnement ») ce qui, dans la loi, est soigneusement distingué et proportionné. Puis elle renverse le texte de loi, qui cesse de punir le crime, mais, en le tarifiant, l’autorise : on « pouvait tuer impunément un évêque » pour quatre cents sous. Le pas-de-sens fait apparaître le lien profond qui unit la loi et la négation de la loi, la punition du crime et l’encouragement au crime. Puis les prix baissent et les horreurs se multiplient. Il ne s’agit plus d’autoriser, mais d’encourager le crime : l’expression « Il en coûtait deux cents sous pour… » n’indique plus un châtiment, mais le prix d’un plaisir, le coût d’un divertissement. Ce renversement insidieux devient explicite quand Voltaire évoque les sorcières cannibales : le tarif de deux cents sous « prouve qu’alors les sorcières ne se trouvaient pas seulement dans la lie du peuple, comme dans nos derniers siècles, mais que ces horreurs extravagantes étaient pratiquées chez les riches ». Autrement dit, il fallait être riche pour s’offrir le luxe de jouer à la sorcière. La pratique du crime et sa tarification étaient les seules marques de la culture.

L’incompréhensible comme principe d’une philosophie de l’histoire

Théorie du pas-de-sens

Ce déferlement du pas-de-sens relève toujours de la conjoncture : d’abord parce que le pas-de-sens cristallise une rencontre non programmée, aléatoire avec le réel, ensuite parce que cette rencontre opère la jonction de deux ordres en principe disjoints, l’ordre de la culture et l’ordre de la barbarie, l’institution et le principe symboliques. Le pas-de-sens est impromptu et dialogique ; il est ce qui achoppe au dispositif du texte et ce qui constitue le texte comme dispositif.

Reprenant l’analyse freudienne du mot d’esprit, Lacan montre que le mécanisme psychique démonté par Freud tourne tout entier autour de la formule du sens dans le non-sens. La formule de Freud5 et son complément lacanien se situent donc au cœur d’une réflexion sur l’incompréhensible, dont elles soulignent la fondamentale réversibilité : le mot d’esprit jette un trait de lumière sur de l’incompréhensible, mais cet océan d’incompréhensible n’apparaît comme tel que parce qu’il est tout à coup barré, et éclairé, par le mot d’esprit6. Réciproquement, le moment du trait d’esprit est certes un moment d’éclairement du sens. Mais le caractère soudain du trait, et sa fugacité, interdisent le développement discursif d’une signification ordonnée : le sens du trait d’esprit n’est lumineux que dans l’instant du trait. Il demeure vague et incertain avant et après ce trait. Le discours reprend sens, tandis que le trait devient à son tour incompréhensible.

Lacan exploite cette puissance de cristallisation, cette conjoncture du trait. Le pas-de-sens tout à la fois barre le sens et l’établit. Lacan compare ce phénomène à un court-circuit. La boucle du signifiant prend un raccourci : au lieu d’emprunter le détour habituel dans le tissu et les méandres du discours, le signifiant passe directement du sujet à l’objet, de la demande, qui est à l’origine de toute parole, à la satisfaction de cette demande. La boucle signifiante est donc coupée, barrée, mais en même temps, par cette coupure, elle acquiert une force de signification extraordinaire.

On voit bien se dessiner ici l’un des thèmes fondamentaux de la méditation lacanienne : l’enjeu du pas-de-sens est la jouissance, la satisfaction immédiate de cette demande qui constitue le moteur libidinal de la parole. Ce faisant, un autre aspect de la réflexion freudienne est, sinon occulté, du moins relégué au second plan : c’est la puissance d’agression, de révolte du mot d’esprit.

Or cette dimension est fondamentale si l’on veut prendre la mesure des effets de ce court-circuit, non plus sur le trajet du signifiant, mais dans l’ordre du signifié, qui nous intéresse ici au premier chef, dans le cadre d’une réflexion sur l’incompréhensible. Nous avons vu comment, chez Voltaire, la demande se formulait de façon récurrente par un questionnement sur les origines : il faut entendre, dans ce questionnement, certes la mise en question d’un certain discours théologique et politique des origines, mais aussi un appel, au cœur du texte et du plaisir qu’il offre à son lecteur, à la dimension originaire de toute demande.

Si l’on ne tient pas compte de la distinction freudienne entre ironie et mot d’esprit7, on remarquera qu’étymologiquement l’ironie comme l’histoire sont des demandes : εἰρωνεία est l’interrogation faussement naïve, ou plus exactement l’interrogation répétée et lassante ; ἱστορία, l’enquête, vient d’ἱστορῶ, chercher à savoir, questionner, interroger. La démarche de l’historien et l’attitude ironique ont donc cette communauté profonde : elles placent la demande au premier plan de leur activité.

Bien-sûr il ne s’agit pas de la même demande : la pulsion désirante qui est à l’origine de la parole, cette demande originaire, est recouverte par sa traduction intellectualisée dans l’ordre du discours, d’une part la demande futile ou absurde qui porte la parole ironique, d’autre part l’interrogation grave, philosophique, qui anime la démarche de l’historien. La difficulté consiste à prendre en compte, sous l’objet obvie du discours, la dimension originaire de la demande, sans pour autant réduire la demande que formule le discours à la demande originaire : le pas-de-sens est à la fois affaire singulière de jouissance et engagement intellectuel, mise en rapport du sujet parlant avec une certaine collectivité, ou constellation, idéologique.

L’enjeu iconique de l’incompréhensible

L’affrontement de la parole à l’incompréhensible n’est donc pas seulement le moment régressif du retour à la pure jouissance du signifiant. C’est aussi une insurrection de l’esprit, constitutive de toute pensée8. Lorsque le witz est à proprement parler un mot d’esprit, il est possible que ce mot cristallise, à être prononcé et entendu, une jouissance qui serait de l’ordre du retour aux premiers babils. Nous pensons cependant que, si le retour à une dimension archaïque de l’esprit est fondamental dans le phénomène du pas-de-sens, la dimension linguistique n’est pas essentielle et que ce n’est pas la forme du signifiant qui déclenche la jouissance et provoque la cristallisation.

Si l’on forme l’hypothèse que la dimension archaïque de l’esprit procède de l’image, que la première pensée est une pensée par l’image, il paraît évident que le pas-de-sens, en bloquant le fonctionnement normal des signes linguistiques, ne détruit pas le signifié au profit du signifiant, mais déplace le signifié de l’ordre verbal vers l’ordre iconique. L’image prend le relais de la parole ; il est vrai qu’alors le sujet parlant retrouve une voie archaïque d’expression. Cependant il ne s’agit pas d’une voie archaïque de verbalisation mais d’une voie archaïque, pré-verbale, de signification. Le visage des proches, la couleur du jour, de la nuit, de la chambre, sa propre mimique sont pour l’enfant les premiers signes, signes iconiques avant qu’un quelconque sens émerge du brouhaha des sons entendus et proférés. Les rêves sont muets9. La grammaire des songes, avec son système de condensation et de déplacement, est une grammaire des images.

C’est précisément parce que le pas-de-sens n’exprime pas la défection, mais le déplacement du sens du verbal vers l’iconique, que l’incompréhensible se manifeste toujours de façon instable et réversible et que, d’une certaine manière, dans un autre ordre de la signification, il donne à comprendre quelque chose.

Prenons pour exemple, dans la troisième partie du chapitre XVII de l’Essai sur les mœurs, un trait d’esprit plus ramassé que dans les exemples précédents, et peut-être plus typique de ce que l’on définit ordinairement comme l’ironie voltairienne. Après avoir, dans la seconde partie du chapitre, brossé le tableau des mœurs des peuples au travers des lois pénales qui réglaient le châtiment des crimes à l’époque de Charlemagne, Voltaire en vient aux mœurs des princes et, après avoir énuméré une série mi-atroce mi-burlesque de crimes de famille, il cherche à démontrer l’indigence de la cour de France.

« Les historiens parlent beaucoup de la magnificence de ce Dagobert, et ils citent en preuve l’orfèvre saint Éloi, qui arriva, dit-on, à la cour avec une ceinture garnie de pierreries, c’est-à-dire qu’il vendait des pierreries, et qu’il les portait à la ceinture. On parle des édifices magnifiques qu’il fit construire ; où sont-ils ? La vieille église de Saint-Paul n’est qu’un petit monument gothique. Ce qu’on connaît de Dagobert, c’est qu’il avait à la fois trois épouses, qu’il assemblait des conciles, et qu’il tyrannisait son pays. »(P. 340.)

Le point de départ du mot d’esprit est le discours des historiens, c’est-à-dire l’écran textuel qui voile le réel. Cet écran est mis à distance par Voltaire grâce à une série de modalisations : « Les historiens parlent beaucoup de… », « ils citent en preuve », « dit-on ».

La cristallisation du pas-de-sens se fait autour de la fameuse « preuve », au moyen d’une restriction de champ, d’une focalisation sur ce qui, dans le texte des historiens, va faire tableau : de la cour de Dagobert on passe au seul saint Éloi, de saint Éloi, à sa ceinture, de la ceinture garnie de pierreries aux seules pierreries. L’image défait les articulations du discours et réduit le tissu signifiant (une description inscrirait espaces et objets dans un discours articulé, avec des enchaînements) à une juxtaposition lacunaire de matériaux insignifiants. Nous avions vu comment la cité gallo-romaine, avec ses édifices publics, ses routes, ses commerces de luxe, était réduite au moment du pas-de-sens à l’énumération des matières dont elle était faite, la pierre, le marbre, le bois, la laine. Il en va de même ici, où la magnificence d’une cour royale est d’abord signifiée dans le discours des historiens par l’entrée en grande pompe d’un premier ministre et par l’exhibition de son vêtement princier. Puis cette magnificence est réduite au seul matériau des pierres précieuses, détaché de tous les codes et rituels par lesquels il prend sens.

L’œil ne voit plus que la pierre, comme l’œil de l’enfant, que fascine dans un environnement encore flou, mal délimité et habité massivement par l’incompréhensible, l’éclat singulier, isolé, de quelque chose qui brille. Le trait voltairien commence par faire régresser notre œil exercé de lecteurs vers la répétition de ce plaisir archaïque du face à face avec l’objet purement iconique.

Cet objet n’est pas pour autant insignifiant, ou désémiotisé. Le fixer de l’œil, c’est déjà lui donner un sens, lui conférer la dignité d’objet de la demande, établir avec lui l’entretien d’un désir.

Reprenons la phrase de Voltaire : saint Éloi « arriva, dit-on, à la cour avec une ceinture garnie de pierreries, c’est-à-dire qu’il vendait des pierreries, et qu’il les portait à la ceinture ». Voltaire supprime l’articulation « avec » et la remplace par la juxtaposition « et ». Ce faisant, il détruit le système de codage du sens auquel recourait le discours des historiens, ce cadre des bienséances qui attribue au vêtement le sens d’une position dans le monde. Mais il lui substitue un autre mode de signification, où la juxtaposition du « et » devient signifiante.

Il ne s’agit plus de relier l’image de l’apparition de saint Éloi avec le cadre symbolique de l’arrivée à la cour, mais avec son activité réelle d’orfèvre et de commerçant. Les pierres ne perdent pas toute signification ; elles changent de sens. La régression à l’image archaïque qu’opère le pas-de-sens permet de se débarrasser des signifiés qu’impose l’institution symbolique du discours, mais cette désémiotisation n’est pas une fin en soi. Elle prélude à une refondation du sens à partir du réel. Bien-sûr ce réel porte lui aussi en soi une dimension symbolique : l’activité d’orfèvre de saint Éloi s’inscrit elle aussi, comme le cérémonial de la cour, dans un réseau symbolique, mais un réseau d’un autre ordre, qui n’a rien à voir avec l’institution symbolique. La réalité du pouvoir de saint Éloi, la puissance qui lui a valu le titre de ministre et de saint, n’ont rien à voir avec le fonctionnement, le ressassement de la routine politique ; sa fortune est de l’ordre de la conjoncture et s’est faite au dehors du champ qu’explore l’histoire, précisément dans ce lieu du réel que traque Voltaire et où se renouvelle l’institution symbolique.

Les pierreries de saint Éloi sont au principe de son pouvoir. Il les porte non pas comme les attributs canoniques de sa fonction, mais comme des attaches à ce dont il vient, parce que c’est par elles qu’il a conquis sa fonction. Les pierreries crèvent le cadre de l’institution symbolique et imposent un nouvel ordre du monde, car saint Éloi est un parvenu. Le pas-de-sens dégage ici le principe symbolique, dans son articulation avec l’institution symbolique. Cette articulation se fait par l’image, dans le réel, et se manifeste par le phénomène de l’incompréhensible.

Dédoublement symbolique et philosophie de l’histoire

Il ne faudrait pas cependant réduire ce phénomène à sa modélisation technique : glissement du verbal à l’iconique, dialogisation, rapport direct avec le réel, refondation du sens. La refondation du sens qu’opère l’ironie voltairienne constitue une véritable démarche philosophique : si Voltaire n’a pas écrit sa pensée de l’histoire sous la forme d’un discours systématique, il a cependant élaboré une philosophie de l’histoire, comme en témoigne le premier titre de ce qui va constituer, à partir de 1769, l’introduction de l’Essai sur les mœurs : Philosophie de l’histoire. Mais cette philosophie ne s’incarne pas dans un discours ; elle s’exprime comme démarche, dans le mouvement de l’ironie et la pratique du pas-de-sens.

La question de l’origine prend alors tout son sens : la philosophie voltairienne de l’histoire se construit à partir du retournement de cette question, retournement qu’elle érige, négativement en quelque sorte, en principe de l’Histoire. La refondation du sens qu’opère le pas-de-sens vient se superposer et s’identifier à la refondation symbolique que Voltaire traque à chaque époque de l’Histoire. Le tableau de la barbarie n’a pas pour seule fonction de discréditer le discours des historiens. Il signifie également, dans le réel, la mise en échec de l’institution symbolique, et le recours, originaire, au principe symbolique.

Cette refondation apparaît toujours aberrante et constitue le moment le plus inquiétant de la parole voltairienne : il y a un certain voisinage malsain entre le déferlement de la barbarie et le récit de fondation, le moment des origines de cette institution symbolique, qui est le moment de la barbarie, et l’institution elle-même (ce que Voltaire nomme les mœurs), où coexistent les raffinements de la culture et le carcan des traditions.

Tout se passe comme si, de façon tout à fait systématique dans l’Essai sur les mœurs, se répétait une sorte de saut logique entre le principe barbare de la fondation et le résultat, familier, de l’institution. Ce saut incompréhensible, cet envers unheimlich des Lumières que Voltaire met en œuvre, ouvre la littérature à une sémiologie nouvelle qui, d’une façon inaugurale dans notre histoire et notre culture, place le réel au cœur de son système de signification.

 

Notes

1

Les références sont données dans l’édition en deux volumes de René Pomeau, Classiques Garnier, Bordas, 1990. Le numéro, le titre et le texte des chapitres sont ceux de la dernière édition revue par Voltaire, l’édition posthume de Kehl de 1785. Nous n’entrons pas ici dans le détail complexe de la genèse d’un texte que Voltaire a commencé à écrire et à éditer quarante ans plus tôt.

2

Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté (Das unheimliche) », 1919, trad. Française, Gallimard, 1985, Folio essais, pp. 211-263. L’établissement d’un rapport direct au réel dans la littérature passe par la mise en place d’un phénomène d’inquiétante étrangeté : « un effet d’inquiétante étrangeté se produit souvent etv aisément, quand la frontière entre fantaisie et réalité se trouve effacée, quand se présente à nous comme réel quelque chose que nous avions considéré jusque-là comme fantastique, quand un symbole revêt toute l’efficience et toute la signification du symbolisé » (p. 251). Freud, qui est parti d’une analyse de « L’Homme au sable » de Hoffmann, a en tête la littérature fantastique. Mais l’effet produit par la littérature historique de Voltaire joue sur les mêmes ressorts : les Francs mythiques et fondateurs, vaguement terribles depuis la profondeur des légendes et des siècles, deviennent tout à coup une puissance barbare qui fait tableau ; ils sont la réalité même, atemporelle et donc présente, de la barbarie. La confusion du symbole et du symbolisé ouvre à la fois à l’incompréhensible et au réel.

3

Or cette ruine ne peut être identifiée à une simple négation de l’ordre symbolique. La contradiction est dynamique : la négation de la loi fonde la loi ; la barbarie est un principe symbolique, une force différente de l’institution symbolique, qui agit à la fois pour détruire et pour fonder celle-ci. Dans le tableau originaire ambivalent de la Gaule, Voltaire met en œuvre le ressort fondamental du dispositif philosophique qui organise son texte : ce ressort, sur lequel nous reviendrons, nous le nommons dédoublement symbolique.

4

Jacques Lacan, Les Formations de l’inconscient, Séminaire V, 1957-1958, Seuil, 1998, chapitre V, « Le peu-de-sens et le pas-de-sens », pp. 83sq.

5

Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, 1905, trad. Française Gallimard, 1988, Folio essais, 1992. Freud part de la définition de Lipps : « Ce que, durant un moment, nous avons tenu pour sensé, se présente devant nous comme une chose totalement absurde. Voilà en quoi consiste, dans ce cas, le processus comique » (« Introduction », chap. 1, p. 48). Nous avons montré que ce processus était dû à la transformation du discours en objet verbal. Freud parle alors incidemment de « sens dans le non-sens » et de « la stupéfaction et de l’illumination » (« La technique du mot d’esprit », chap. 3, p. 88). Selon lui, le sens donné après coup au mot d’esprit sert à protéger celui-ci de la censure qu’exercerait la raison contre le plaisir du non-sens (« Psychogénèse du mot d’esprit », chap. 2, p. 244). Force est de constater que deux ordres symboliques interviennent ; non pas simplement le sens et sa négation, le non-sens, mais l’instance qui censure le non-sens d’une part (l’institution symbolique) et celle qui court-circuite cette censure en donnant du sens au non-sens (le principe symbolique).

6

On prend ici à revers l’analyse freudienne : si le mot d’esprit fait surgir du sens dans le non-sens, à rebours, pour produire du sens, il commence par pointer du non-sens. La mise en évidence du non-sens, c’est-à-dire le mouvement régressif qui fait surgir une interface entre l’objet verbal encore entendu comme discours (mode de pensée secondaire) et l’objet verbal déjà considéré comme image (mode de pensée primaire), est donc le premier travail, le premier effet de l’ironie.

7

La seule fonction de cette distinction, chez Freud, est d’éliminer de son champ d’investigation l’usage strictement rhétorique, mécanique du mot d’esprit. C’est cet usage qu’il nomme ironie (VI, « La relation au rêve et à l’inconscient », p. 313). Mais nous avons indiqué au début de cet article que nous envisagions l’ironie dans un sens tout autre et beaucoup plus large. Rappelons que le terme même de « mot d’esprit », ou de « trait d’esprit », qui traduit le witz allemand, prête à confusion : il s’agit en français d’un phénomène ramassé et circonscrit, tandis qu’en allemand le witz peut consister en une coloration donnée à tout un discours. C’est pourquoi nous avons hasardé l’expression d’accentuation ironique, qui nous paraît rendre compte de façon plus exhaustive du phénomène analysé par Freud.

8

La mise en évidence du fonctionnement insurrectionnel de la pensée révèle sa dimension fondamentalement non verbale et non linguistique. Du point de vue du langage, la matière première de la pensée, l’idée, est nécessairement d’abord et par essence incompréhensible. Que serait en effet la pensée qu’un insipide ressassement si elle opérait à partir d’idées compréhensibles, c’est-à-dire déjà pensées ou pré-pensées ? Comment ces idées seraient-elles, par ailleurs, a priori et par nature incompréhensibles si elles évoluaient déjà dans l’ordre du langage ? La traduction de la pensée en langage est et n’est qu’une opération secondaire.

9

Cette assertion pourra surprendre, quand on sait l’usage que la psychanalyse a fait du jeu de mots, du lapsus et de toutes les acrobaties du signifiant pour interpréter les rêves et, plus généralement pour dégager les règles de fonctionnement de l’inconscient. Mais cet usage de la langue, qui lui est d’ailleurs tant reproché par ses adversaires, est un usage non linguistique : les mots, les phrases mis en scène dans le rêve ne sont jamais des discours, mais justement ce que nous avons appelé des objets verbaux. C’est parce que dans le rêve ils fonctionnent comme des objets verbaux, c’est-à-dire comme des images, et non comme des signifiants, qu’ils ont durant le rêve cette force d’évidence et que c’est seulement au moment de raconter le rêve, c’est-à-dire de traduire les objets verbaux en signifiants, que ceux-ci deviennent incompréhensibles. La question de l’incompréhensible ne se pose que dans l’ordre du langage, mais ne désigne que ce qui relève d’un ordre antérieur, iconique, de la pensée.

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « Voltaire historien, ou l’incompréhensible comme méthode », L’Incompréhensible, dir. M. Th. Mathet, L’Harmattan, 2003, p. 365-375

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