Le cannibalisme idéologique de Voltaire dans le Dictionnaire philosophique
Albert Eckhout, Indienne Tarairiu cannibale du Brésil, 272x165 cm, 1641, Copenhague, Musée national, collection ethnographique
Il peut paraître étrange de parler de dialectique négative à propos d’une œuvre aussi activement combattante que le Dictionnaire philosophique : le travail interne et insidieux de la négativité dans les notions clefs de l’édifice symbolique semble mal s’accorder avec l’attaque frontale que le Portatif ne se cache pas de mener.
Paradoxalement pourtant, le mouvement de structuration textuelle ici à l’œuvre révèle une stratégie systématiquement indirecte. La violence polémique ne se contente que rarement d’une confrontation indignée du credo théiste voltairien aux scandales idéologiques de la superstition et du fanatisme. Face à l’objet qu’il vise, Voltaire pratique le décentrement plutôt que la contradiction ; il absorbe le discours de l’Autre dans le sien propre. La violence surgit de l’intérieur du discours ; elle est l’irruption du réel au cœur de la loi que le satiriste vise. La stratégie dévoile alors ses raisons : pour Voltaire, il n’y a pas de dehors symbolique, de cadre idéologique externe où s’appuyer ; on ne peut penser l’alternative symbolique que de l’intérieur de l’ancienne loi, dont le judaïsme figure l’irritante et indéracinable persistance. Le nouveau modèle proposé recycle donc l’ancien objet absorbé, l’ancienne loi violentée. Cependant la figure du père qui se recompose alors ne conquiert pas sans peine une légitimité que la dérision de sa forme primitive avait sapée. Le bricolage idéologique voltairien apparaît travaillé par un vide intérieur, un manque fondateur qui fascine et même, parfois, angoisse. Cet espace du manque est celui de la foi et de la métaphysique, que la raison du Dictionnaire tout à la fois s’interdit d’élucider et ne peut s’empêcher, inlassablement, de parcourir.
On ne s’attachera ici qu’à l’un des phénomènes caractéristiques de la poétique voltairienne que nous venons d’esquisser à grands traits : c’est la pratique généralisée d’absorption de l’objet. En effet, l’article de dictionnaire suppose un objet que le texte se donne pour charge de circonscrire. Or Voltaire ne circonscrit pas ; dans un premier temps, il déconstruit, puis il recompose en déplaçant la ligne de démarcation idéologique. Nous analyserons le processus dans l’article Idole, où il est particulièrement visible. Puis nous montrerons comment, de façon plus générale, la fragmentation et la démultiplication de l’objet accomplissent la visée déconstructive de Voltaire. Mais cette déconstruction ne prend son sens qu’articulée au réseau imaginaire qui la sous-tend : le thème de l’ingestion, corollaire du mécanisme théorique d’absorption de l’objet, place au premier plan l’anthropophagie comme forme du combat voltairien. La digestion enfin complète le motif fantasmatique et permet de retourner la dialectique déconstructive en mouvement parodique libérateur, ouvrant la possibilité d’une reconstruction idéologique.
La déconstruction de l’objet dans l’article Idole
Le premier travail de Voltaire dans le Dictionnaire philosophique est donc, à l’opposé de ce que l’on attend d’un dictionnaire, de déconstruire son objet : l’objet de l’article n’est pas défini ; on nous démontre que cela n’existe pas, ou plus exactement que le phénomène ne recoupe pas le champ convenu du mot.
Ainsi, dans l’article Idole, idolâtre, idolâtrie, le recours, classique et méthodique en apparence, à l’étymologie, loin de constituer un objet, de définir une pratique, de poser un enjeu, démultiplie les sens jusqu’à l’absurde et brouille complètement la notion :
Idole vient du grec eidos, figure ; eidolon représentation d’une figure ; latreuein, servir, révérer, adorer. Ce mot adorer est latin, et a beaucoup d’acceptions différentes : il signifie porter la main à la bouche en parlant avec respect, se courber, se mettre à genoux, saluer et enfin, communément, rendre un culte suprême. (Pp. 236-2371.)
Voltaire parodie le genre du Dictionnaire, en outre les pratiques jusqu’à l’absurde : donner l’étymologie d’adorer n’a en effet aucun sens, puisque adorer est déjà un équivalent de l’étymologie de latreuein. De cet excès de zèle étymologique, il résulte non seulement une image totalement incongrue (il n’y a aucun rapport entre « porter la main à la bouche avec respect » et l’idolâtrie), mais un renversement de sens, puisque « rendre un culte suprême », c’est rendre un culte à Dieu, ou tout du moins à un dieu nécessairement, géographiquement, transcendant, en haut ; c’est le contraire même de l’idolâtrie, qui identifie le dieu à l’image qui le représente.
L’opposition attendue entre les Chrétiens, adorateurs du Dieu transcendant, et les autres, les païens qui adorent « un morceau de bois ou de marbre » (p. 238) est alors dénoncée et, exemples à l’appui, détruite : tous les non-Chrétiens ne sont pas païens et, outre que le mot païen a étymologiquement une signification non pas religieuse mais géographique, les Anciens n’étaient pas imbéciles au point de prendre leurs statues pour les dieux mêmes ; de toute façon les Catholiques ont les leurs dans les églises.
Les Grecs avaient la statue d’Hercule, et nous celle de saint Christophe ; ils avaient Esculape et sa chèvre, et nous saint Roch et son chien ; Jupiter armé du tonnerre, et nous saint Antoine de Padoue et saint Jacques de Compostelle. (P. 238.)
Montrer du doigt l’Autre comme idolâtre constitue un ressort usé de l’apologétique chrétienne. Voltaire, après avoir déconstruit l’idolâtrie comme objet consensuellement identifiable du discours idéologique dominant, intègre le matériau dans un espace unique : aux idoles païennes sont opposées les statues de saints, puis aux dieux mêmes les saints mêmes, en un panthéon homogène, mais littéralement inqualifiable, puisqu’il n’est plus ni proprement chrétien, ni absolument idolâtre. Toute différence tombe ; le réel se désémiotise :
La différence entre eux et nous n’est pas qu’ils eussent des images et que nous n’en ayons point : la différence est que leurs images figuraient des êtres fantastiques dans une religion fausse, et que les nôtres figurent des êtres réels dans une religion véritable. (Ibid.)
Non seulement la deuxième différence posée par l’énoncé est annulée par l’ironie de l’énonciation car, se réduisant à celle du vrai et du faux, elle apparaît purement arbitraire, mais, par un surcroît de perversité, elle prend exactement la forme de l’anti-discours, celui utopique de l’idolâtre : seul l’idolâtre peut prétendre, Voltaire jouant sur le sens du verbe, que les statues des autres figurent, c’est-à-dire représentent des dieux imaginaires, tandis que les siennes figurent, c’est-à-dire forment, constituent des dieux réels. La figure est selon que cela arrange forme symbolique ou présence réelle. Dans ce discours tenu du dehors, depuis un objet de toute façon déconstruit, l’identité du verbe achève de neutraliser la différence.
Le nœud problématique du discours voltairien, ou autrement dit son objet, se redessine ailleurs et autrement :
Mais vous pouvez de ces idées bizarres tirer deux grandes vérités : l’une, que les images sensibles et les hiéroglyphes sont de l’antiquité la plus haute ; l’autre, que tous les anciens philosophes ont reconnu un premier principe. (P. 244.)
Quel rapport y a-t-il entre l’antiquité des images et le monothéisme de tous les philosophes ? Les deux vérités semblent hétérogènes et l’objet n’apparaît pas encore complètement reconstruit. Cependant se dessine déjà une structure chiasmatique : les « anciens philosophes » de la deuxième proposition appartiennent à « l’antiquité » de la première proposition, définissant un référent historique commun ; la pensée rationnelle qui se fonde sur « un premier principe » s’oppose à la pensée analogique procédant par « images sensibles », faisant de la question des modèles, ou des logiques de pensée, le terrain nouveau de l’affrontement idéologique.
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images (1)
antiquité (2)
anciens philosophes (2)
premier principe (1)
(1) = modèle de pensée ; (2) = référent historique
Au-delà du discours décousu et de l’objet déconstruit, le dispositif du chiasme fait apparaître au cœur de l’ancienne opposition entre les « images » des idolâtres et le « premier principe » des monothéistes la figure nouvelle, proprement voltairienne, des philosophes, inclus, enserrés dans le dilemme. De cette inclusion peut naître le nouvel objet.
La nouvelle scission fondatrice ne se systématise qu’à la fin de l’article, au moment où se révèle l’enjeu véritable de l’article :
Pour consoler le genre humain de cet horrible tableau, de ces pieux sacrilèges, il est important de savoir que, chez presque toutes les nations nommées idolâtres, il y avait la théologie sacrée et l’erreur populaire, le culte secret et les cérémonies publiques, la religion des sages et celle du vulgaire2. (P. 248.)
Au clivage externe, géographique et historique, qui opposait Chrétiens et idolâtres, Voltaire substitue un clivage interne, isolant les philosophes au milieu du peuple, la sagesse au milieu de la superstition, le monothéisme des Mystères au milieu du polythéisme d’Etat. La nouvelle opposition est une inclusion. Une fois posée, elle permet de jeter les bases du credo théiste voltairien, en recyclant des citations d’Orphée, de Maxime de Madaure, d’Epictète et de Marc-Aurèle : la reconstruction est achevée.
Ce parcours d’un article complet, en apparence très diffus, met en évidence chez Voltaire une stratégie textuelle savamment concertée : dans un premier temps, il s’agit de déconstruire l’objet fourni par le discours de l’ancien système symbolique apologétique chrétien, en procédant par démultiplication (l’étymologie joue ce rôle), amalgame (c’est le parallèle des dieux et des saints) et neutralisation des différences fondatrices (ici, par le pastiche ironique d’un discours chrétien auquel Voltaire donne un contenu tendancieusement idolâtre). Dans un second temps, le matériau de l’ancien discours est recyclé dans un mouvement chiasmatique posant le clivage fondateur non plus entre une idéologie et son contraire (le christianisme contre l’idolâtrie), mais entre une idéologie et son intériorité cachée (le théisme secrètement professé par les sages au cœur du polythéisme des anciens peuples), une intériorité supérieure mais cernée, dirigeante mais menacée.
Fragmentation et démultiplication
De façon plus diffuse, on retrouve les mêmes processus un peu partout dans le Dictionnaire : la fragmentation et la démultiplication sont les instruments clefs du premier travail déconstructif. Par exemple l’article Ame, pour prouver que la notion n’existe pas dans la tradition juive, juxtapose une longue liste de citations du Deutéronome alternant des menaces purement temporelles de châtiments divins (« vous serez exterminés », « vous serez détruits », « vous éprouverez la famine, la pauvreté ; vous mourrez de misère, de froid, de pauvreté, de fièvre ; vous aurez la rogne, la gale, la fistule… vous aurez des ulcères dans les genoux et dans le gras des jambes »), avec des promesses de récompenses on ne peut plus immédiates et concrètes (« Vous aurez de quoi manger », « afin que vous mangiez et que vous soyez soûls », « afin que vos jours se multiplient », « les fruits de votre ventre, de votre terre, de vos bestiaux, seront bénis »), sans compter les incitations au meurtre (« tuez-le aussitôt et que tout le peuple frappe après vous », « égorgez tout sans épargner un seul homme, et n’ayez aucune pitié de personne »)3. Un tel florilège déconstruit l’ordre symbolique que le Deutéronome est censé transmettre en isolant châtiments et récompenses de leur contexte et de leur justification. Voltaire peut alors conclure :
Il est évident que dans toutes ces promesses et dans toutes ces menaces il n’y a rien que de temporel, et qu’on ne trouve pas un mot sur l’immortalité de l’âme et sur la vie future. (P. 12.)
Dépossédé de toute dimension spirituelle, le texte lacunaire présente un objet désémiotisé et brouillé. L’inflation des références crée paradoxalement un vide, une sorte de flottement du discours. Ce n’est plus un discours, ce sont pêle-mêle « toutes ces promesses » et « toutes ces menaces ». Le fondement symbolique du christianisme se déconstruit en barbarie pittoresque, en bric-à-brac oriental d’horreurs matérialistes.
De façon plus fugitive, la pointe qui clôt l’article Divinité de Jésus joue sur la même puissance déconstructive de la démultiplication :
Ce fut surtout Fauste Socin qui répandit les semences de cette doctrine dans l’Europe ; et sur la fin du XVIe siècle il s’en est peu fallu qu’il n’établît une nouvelle espèce de christianisme : il y en avait déjà eu plus de trois cents espèces. (P. 172.)
La doctrine socinienne que Voltaire semblait défendre contre le dogme catholique de la divinité de Jésus est ultimement intégrée à la multitude anonyme et ridicule des trois cents sectes. Socin n’a pas plus de grâce ici aux yeux de Voltaire que les autres : il s’agit de déconstruire l’objet christianisme, non de le substituer.
La visée est identique dans ce passage de l’article Tolérance :
Les gnostiques contemplatifs, les dosithéens, les cérinthiens existaient avant que les disciples de Jésus eussent pris le nom de chrétiens. Il y eut bientôt trente Evangiles, dont chacun appartenait à une société différente ; et dès la fin du Ier siècle on peut compter trente sectes de chrétiens dans l’Asie Mineure, dans la Syrie, dans Alexandrie, et même dans Rome. (P. 404.)
Que l’on parle de trente ou de trois cents sectes, l’effet de vertige est le même : l’unité symbolique du premier christianisme est fragmentée, déconstruite. On retrouve également dans l’accumulation des noms, comme on le trouvait à l’article Ame dans les promesses et menaces du Deutéronome, ou à l’article Grâce dans l’énumération jargonnante empruntée à la casuistique jésuite (p. 226), l’exotisme d’un étalage verbal dont le chatoiement accélère la désémiotisation.
Le pittoresque de cette démultiplication déconstructive ne doit pas faire oublier cependant l’horreur et la cruauté sordides qui la sous-tendent presque toujours, selon cette dialectique de l’objet et de l’abject que J. Kristeva analyse dans Pouvoirs de l’horreur. Les sectes démultipliées qui occupent la place de l’objet déconstruit rampent, grouillent et s’entredévorent dans les souterrains d’une ignoble clandestinité. Sous la façade ou le vernis du discours apologétique, le texte exhume la pestilence, la fermentation et la contagion de l’horreur pré-objectale. Voltaire réduit la structure symbolique à un chatoiement qui fascine et prend au piège de son leurre, pour nous livrer brutalement à la répulsion instinctive de l’abject.
Plus terrible encore que l’évocation des querelles intestines du premier christianisme, la liste des crimes de la papauté à l’article Pierre glisse de l’ironie distante à l’indignation horrifiée pour s’achever sur l’évocation d’un « Alexandre VI, dont le nom n’est prononcé qu’avec la même horreur que ceux des Néron et des Caligula » (p. 351). Si l’objet idéologique est déconstruit par la fragmentation discursive qu’engendre la structure anaphorique de la liste (« quand on fait réflexion : Que… Que… Que… Qu’enfin… »), cette déconstruction s’accomplit dans un double mouvement d’horreur, donc de rejet, et d’inclusion, ou plus précisément ici d’intégration de l’histoire chrétienne à l’histoire de Rome qu’elle continue. Les crimes des Borgia valent ceux de Néron ou de Caligula, ils suspendent le discours dans l’horreur de ce qu’ils évoquent : intégration et abjection s’accomplissent ici dans le silence horrifié, dernier degré de la neutralisation et de la désémiotisation du discours.
Il est impossible de citer tous les exemples de démultiplications intégratrices. On mentionnera l’article Résurrection, qui dissout l’épisode christique fondateur dans l’évocation de tous les miracles similaires de l’antiquité : « Athalide, fille de Mercure, pouvait mourir et ressusciter à son gré ; Esculape rendit la vie à Hippolyte, Hercule à Alceste ; Pélops, ayant été haché en morceaux par son père, fut ressuscité par les dieux. Platon raconte qu’Hérès ressuscita pour quinze jours seulement. » (P. 371.)4. Mais c’est dans tout ce qui touche à l’histoire juive que les exemples sont les plus abondants : l’article Abraham compare le patriarche à Thaut, Zoroastre, Hercule, Orphée et Odin (p. 2) ; l’article Adam identifie Adam et Eve à Adamo et Procriti, protagonistes du Veidam indien (p. 6, repris p. 218 et p. 294) ; l’article Genèse intègre le serpent biblique aux mythes chaldéens, bachiques, égyptiens, arabes, indiens et chinois (p. 219) ; l’article Joseph affirme à propos de l’épisode chez Putiphar que « c’est l’histoire d’Hippolyte et de Phèdre, de Bellérophon et de Sténobée, d’Hébrus et de Damasippe, de Tanis et de Péribée, de Myrtile et d’Hippodamie, de Pélée et de Démenette » (p. 261).
Plus nettement que les premiers, tous ces exemples sont fondés sur une disproportion entre l’objet initial et les comparants multiples auxquels il est intégré : l’intégration est assimilation, dissolution, ingestion. Ce n’est donc pas un hasard si les motifs de la cuisine, de la nourriture, et surtout de la dévoration et de l’anthropophagie sont aussi récurrents dans le Dictionnaire. A la stratégie textuelle de déconstruction correspond le développement d’un imaginaire de l’ingestion et de la digestion.
Ingestions
Le travail fantasmatique se manifeste dès l’article Ame, lorsque Voltaire s’attache aux absurdités et aux contradictions de tous les systèmes philosophiques qui supposent une âme immortelle, se demandant
[…] comment le moi, l’identité de la même personne subsistera ; […] par quel tour d’adresse une âme dont la jambe aura été coupée en Europe, et qui aura perdu un bras en Amérique, retrouvera cette jambe et ce bras, lesquels, ayant été transformés en légumes, auront passé dans le sang de quelque autre animal (p. 11).
Au-delà de la confusion ironique entre la substance spirituelle de l’âme et les vicissitudes matérielles du corps se manifeste ici le télescopage burlesque de l’objet symbolique et de la violence du réel. Cette âme-corps, c’est le moi psychanalytique qui peuple nos fantasmes. La hantise des membra disjecta, caractéristique à la fois de ce stade du miroir où le moi se constitue et de son envers, l’angoisse de la déconstruction subjective, apparaît ici avec la jambe coupée et le bras perdu. Mais l’originalité de Voltaire consiste à articuler ce fantasme au thème, alors à la mode dans les milieux scientifiques, du latus et de l’assimilation5 : le moi ne s’en tient pas à la fragmentation et à la blessure ; il se recompose ailleurs, se recycle, se végétalise, pour être mangé, c’est-à-dire absorbé dans un autre être vivant, un autre moi6.
L’idée est plus nettement encore exprimée à l’article sur le Papisme, sous la forme des accusations que les unitaires portent aux catholiques anglais selon l’un d’eux :
Vous savez que ces monstres-là ne croient pas plus à la résurrection des corps que les saducéens ; ils disent que nous sommes tous anthropophages, que les particules qui composaient votre grand-père et votre bisaïeul, ayant été nécessairement dispersées dans l’atmosphère, sont devenues carottes et asperges, et qu’il est impossible que vous n’ayez mangé quelques petits morceaux de vos ancêtres. (P. 334.)
L’anthropophagie n’est pas repoussée comme une horreur contre nature (on sait la mansuétude de Voltaire à l’égard des cannibales indiens, à l’article Anthropophages) ; elle est la loi naturelle7. La résurrection des morts est impossible parce que nous les avons recyclés en nous, parce que leur matière et la nôtre sont communes. A la stratégie textuelle de déconstruction et de récupération de l’ancien objet symbolique dans un nouveau discours correspond donc un dispositif fantasmatique équivalent, au terme duquel l’angoisse de la castration symbolique et de la déréliction du moi se retourne et se positive dans une dynamique d’absorption, d’ingestion et de recyclage. L’anthropophagie porte les valeurs nouvelles : ici, sous une forme ironique et distanciée qui préserve son auteur, la substitution de l’anthropophagie à la résurrection pose avec violence les bases d’un matérialisme.
On retrouve évidemment un texte similaire à l’article Résurrection, dans la deuxième section :
Le corps d’un homme réduit en poussière, répandu dans l’air et retombant sur la surface de la terre, devient légume ou froment. Ainsi Caïn mangea une partie d’Adam ; Enoch se nourrit de Caïn ; Irad, d’Enoch ; Maviael d’Irad ; Mathusalem, de Maviael ; et il se trouve qu’il n’y a aucun de nous qui n’ait avalé une petite portion de notre premier père. C’est pourquoi on a dit que nous étions tous anthropophages. Rien n’est plus sensible après une bataille ; non seulement nous tuons nos frères, mais au bout de deux ou trois ans, nous les avons tous mangés quand on a fait les moissons sur le champ de bataille ; nous serons aussi mangés sans difficulté à notre tour. Or, quand il faudra ressusciter, comment rendrons-nous à chacun le corps qui lui appartenait sans perdre du nôtre ? (Pp. 373-374.)
Sans insister sur le caractère délirant d’une théorie qui ne s’explique que par le travail sous-jacent du fantasme, on remarquera que l’anthropophagie est identifiée par Voltaire tantôt à l’ingestion du père, tantôt à celle des frères, ce qui marque bien l’équivalence du Père et de l’Autre dans la figuration de l’instance aliénatrice du symbolique : le conflit externe avec la loi se résout par l’incorporation de celui qui la représente. La médiation symbolique, le latus dont « légume », « froment » et « moisson » jouent le rôle, est absorbée, précipitant le télescopage des âmes. Manger, c’est supprimer la médiation, c’est manger l’Autre.
Comme on pouvait s’en douter, l’anthropophagie a quelque chose à voir avec le symbolique. Or curieusement, dans le Dictionnaire philosophique, elle manifeste à la fois l’irruption violente de la loi naturelle dans le babil théologique, ou autrement dit s’identifie au principe de réalité, et, tout au contraire, elle représente ce babil, par l’intermédiaire de la transsubstantiation. On le voit ainsi dans la Troisième question de l’article Religion, où Voltaire définit l’eucharistie comme « la manducation supérieure, l’âme nourrie ainsi que le corps des membres et du sang de l’Homme-Dieu adoré et mangé sous la forme du pain, présent aux yeux, sensible au goût, et cependant anéanti » (p. 364). Au scandale de l’eucharistie répond le ridicule des interdits alimentaires de la loi mosaïque8, vis-à-vis desquels les apôtres ont tant tergiversé9, mais aussi celui de la distinction chrétienne, jugée absurde, du gras et du maigre10. A l’article Pierre, Voltaire rappelle le rêve allégorique des Actes par lequel l’apôtre reçoit l’ordre de manger les nourritures interdites :
[…] la voix d’un ange avait crié : « Tuez et mangez. » C’est apparemment cette même voix qui a crié à tant de pontifes : « Tuez tout, et mangez la substance du peuple », dit Wollaston (p. 349).
Toujours l’ingestion dégénère. L’abolition de l’ancienne loi se traduit par une injonction d’anthropophagie, puisque Dieu demande au pape de se nourrir de la substance du peuple : l’anthropophagie n’exprime plus la loi naturelle mais son contraire, l’inflation délirante de la maladie du fanatisme.
L’article Lettres, gens de lettres ou lettrés propose un autre type de retournement, contre soi. Après avoir dénoncé les persécutions que subit le philosophe qui recherche et dit publiquement la vérité, Voltaire recourt à une série d’images :
L’homme de lettres […] ressemble aux poissons volants : s’il s’élève un peu, les oiseaux le dévorent ; s’il plonge, les poissons le mangent.
Tout homme public paye tribut à la malignité ; mais il est payé en deniers et en honneurs. L’homme de lettres paye le même tribut sans rien concevoir ; il est descendu pour son plaisir dans l’arène, il s’est lui-même condamné aux bêtes. (Pp. 273-274.)
Pris entre « le mépris des puissants du monde », et le malheur « d’être jugé par des sots », l’intellectuel risque la dévoration aussi bien lorsqu’il se place sous la protection d’un haut personnage que lorsqu’il fait appel à l’opinion publique. Au-dessus de lui, la tyrannie du « Tuez tout, et mangez la substance du peuple », au-dessous, la dure loi naturelle de l’entre-dévoration participent du même débordement cannibale. L’absorption de l’objet dégénère en universelle absorption, le sujet même est menacé.
Mais, et c’est là le plus étonnant, l’intellectuel de l’imaginaire voltairien prend plaisir à son supplice. Cette anthropophagie masochiste participe du mouvement d’absorption et de recyclage qui caractérise la stratégie textuelle du Dictionnaire philosophique. Dans l’univers fantasmatique qui sous-tend cette stratégie, absorber le monde ou être absorbé par lui, c’est tout un : l’oralité pré-objectale est réversible. Le combat voltairien est un combat cannibale dont le vainqueur est à la fois le mangeur et le mangé. Dehors et dedans sont confondus ; ce qui importe, c’est le mouvement d’inclusion qui résulte de cette horrible et délicieuse ingestion, que mon père soit dans mon ventre (article Résurrection), ou que mon ventre soit dans l’arène (article Lettres).
Déjections
L’ingestion n’a pas de limites. Elle à la fois pure puissance et pur excès, dynamique et débordement. C’est donc tout naturellement qu’elle est associée au motif symétrique de la déjection11. L’article Transsubstantiation, par exemple, décrit ainsi le scandale de l’eucharistie pour les protestants :
Leur horreur augmente, quand on leur dit qu’on voit tous les jours, dans les pays catholiques, des prêtres, des moines qui, sortant d’un lit incestueux, et n’ayant pas encore lavé leurs mains souillées d’impuretés, vont faire des dieux par centaines, mangent et boivent leur dieu, chient et pissent leur dieu. (P. 411.)
La référence outrancière à l’inceste comme le détail des mains souillées manifestent le caractère transgressif d’une consommation indistinctement sexuelle, alimentaire et spirituelle, dont l’anti-modèle implicite est paradoxalement la religion juive, fondée sur l’interdit12, la séparation et la hantise de la souillure. L’objet symbolique que Voltaire déconstruit est non seulement objet de consommation, mais de déjection, l’hostie figurant ce télescopage brutal du symbolique le plus haut et du corporel le plus bas. Dans la première section de l’article Vertu des Questions sur l’Encyclopédie, Voltaire est encore plus net, allant jusqu’à imaginer un dialogue de l’honnête homme et de « cet excrément de théologie » bientôt appelé, plus lapidairement, l’excrément (pp. 627-628).
Pourtant, rien ne se perd dans la machine de reconstruction idéologique lancée par Voltaire. Même la déjection est récupérée et recyclée, grâce au motif de la coprophagie, comme on peut le voir par exemple à l’article d’Ezéchiel :
[…] plusieurs critiques se sont révoltés contre l’ordre que le Seigneur lui donna de manger, pendant trois cent quatre-vingt-dix jours, du pain d’orge, de froment et de millet, couvert de merde.
Le prophète s’écria : « Pouah ! pouah ! pouah ! mon âme n’a point été jusqu’ici polluée » ; et le Seigneur lui répondit : « Eh bien ! je vous donne de la fiente de bœuf au lieu d’excréments d’homme, et vous pétrirez votre pain avec cette fiente. » (P. 191.)
Jouant sur l’ambiguïté de la traduction latine13, Voltaire détourne l’injonction de Iahvé, au chapitre IV du livre d’Ezéchiel, versets 12 à 15, qui demandait au prophète de cuire sa galette sur des tas d’excréments humains, puis sur du fumier de bovins, en guise de combustible et non d’ingrédient. L’outrance parodique et la mauvaise foi sciemment entretenue expliquent certes ce détournement du texte biblique ; mais, confronté aux passages précédemment cités, ce passage délivre une signification plus profonde. L’abjection scatologique, identifiée au commandement divin, articule le principe symbolique (« l’ordre que le Seigneur lui donna ») au mouvement d’abjection (« Pouah ! pouah ! pouah ! »). Il s’agit bien sûr, à un premier niveau, de réduire l’ancien système symbolique, de le faire régresser dans un imaginaire de l’oralité abjecte. Mais, et c’est là une caractéristique fondamentale du travail fantasmatique, cette réduction, cette régression sont réversibles : à un second niveau, le texte manifeste qu’avec de l’excrément, en ingérant de la digestion, on peut fabriquer du symbolique.
L’hésitation de Voltaire à la fin de l’article tend à confirmer la signification réversible de cette parodie. Dans la première version, Voltaire concluait en prèchant la tolérance :
Défaisons-nous de tous nos préjugés quand nous lisons d’anciens auteurs, ou que nous voyageons chez des nations éloignées. La nature est la même partout, et les usages partout différents. (P. 194.)
Le texte biblique était donc justifié après avoir été parodié, et la primauté de la nature sur les usages renvoyait directement à l’ingestion comme principe de réalité, comme irruption violente mais salvatrice du réel dans le ridicule littéral de la loi. Cette conclusion légitimait donc en quelque sorte la parabole d’Ezéchiel.
Pourtant l’addition qui paraît en 1765 dans l’édition Varberg se désolidarise nettement du rabbin qui serait venu féliciter Voltaire à Amsterdam pour avoir « fait connaître toute la sublimité de la loi mosaïque ». Il y a loin en effet de l’apologie du judaïsme à la récupération voltairienne de sa puissance symbolique au terme d’un travail de la négativité qui la parodiait en devoir de coprophagie. La récupération symbolique construit un autre objet, même si l’ancienne loi y joue un rôle essentiel comme matériau. Les pénitences infligées à Ezéchiel fondent l’injonction de tolérance et le principe d’un humanisme transculturel qui sait reconnaître une même nature derrière des « usages partout différents ». La loi mosaïque a constitué le matériau du discours voltairien, non sa visée. Aussi Voltaire, rapportant les paroles d’« un jeune homme fort instruit », conclut-il :
Quiconque aime les prophéties d’Ezéchiel mérite de déjeuner avec lui. (P. 19414.)
Pourtant cette boutade qui ridiculise l’enthousiasme prosélyte du rabbin d’Amsterdam est ambiguë : Pourquoi Voltaire ne parle-t-il pas directement, mais par l’intermédiaire d’un jeune homme qui n’est pas lui ? Ne signifie-t-il pas par là qu’il vient justement, par son article, de déjeuner avec Ezéchiel ? Plus généralement, ce fascinant et ignoble déjeuner ne désigne-t-il pas le Dictionnaire lui-même ? L’élaboration symbolique suppose en effet le voisinage de l’abject, comme le marque ironiquement l’article Gloire, conçu comme une harangue de Ben-al-Bétif, chef des derviches :
Que diriez-vous d’un petit chiaoux qui, en vidant la chaise percée de notre sultan, s’écrierait : « A la plus grande gloire de notre invincible monarque ? » (P. 225.)
Le double geste d’évacuer les excréments et de chanter la gloire du monarque signifie encore une fois, sur le mode parodique, l’articulation entre la déjection et l’élaboration symbolique. Le jeu verbal qui associe le nom de chiaoux au contenu de la chaise percée renforce l’indifférenciation pré-objectale entre le serviteur accomplissant le rituel, autrement dit le représentant symbolique, et l’objet abject du rituel, les royaux excréments. Mais là encore, ce qui est ambigu, c’est que la déjection se manifeste à la fois comme subversion du symbolique et comme manifestation de la puissance15 : non seulement la question de Ben-al-Bétif ridiculise le chiaoux, non l’« invincible monarque », mais elle prépare le renversement de l’article.
Dans le premier paragraphe en effet, Voltaire déconstruisait la gloire de Dieu, qui sert de prétexte aux actions du fanatisme, en réduisant l’objet du discours théologique à une formule vide de la langue des dévots. Après la référence scatologique, le second paragraphe oppose l’inaccessible « gloire de l’Etre infini », à la petitesse des hommes : la gloire ne peut en aucun cas servir de médiation entre les hommes et Dieu ; elle est au contraire le symptôme de son inaccessibilité par le langage, la gloire ineffable, innommable de Dieu constituant un véritable trou, un manque fondateur sur lequel l’article de Voltaire se bâtit : « Mais vous, pauvres gens, quelle gloire pouvez-vous donner à Dieu ? Cessez de profaner son nom sacré. » (P. 226.) La déjection articule donc l’ancienne conception médiatrice de la gloire, au premier paragraphe, à la nouvelle conception transcendante du second. Elle marque la fin du travail déconstructif et prépare, dans la parodie et l’abjection, le nouvel ordre symbolique, reconnaissable à la défaillance fondatrice de son objet.
Le problème de la médiation symbolique est posé de façon plus complexe dans l’apologue qui se trouve à la huitième question de l’article Religion et oppose les partisans du dieu Fo et ceux de Sammonocodom. Ils choisissent de s’en rapporter au dalaï-lama pour trancher lequel des deux est le vrai dieu :
Le dalaï-lama commence, selon son divin usage, par leur distribuer sa chaise percée.
Les deux sectes rivales la reçoivent d’abord avec un respect égal, la font sécher au soleil, et l’enchâssent dans de petits chapelets qu’ils baisent dévotement ; mais dès que le dalaï-lama et son conseil ont prononcé au nom de Fo, voilà le parti condamné qui jette les chapelets au nez du vice-dieu, et qui lui veut donner cent coups d’étrivières. L’autre parti défend son lama, dont il a reçu de bonnes terres ; tous deux se battent longtemps ; et quand ils sont las de s’exterminer, de s’assassiner, de s’empoisonner réciproquement, ils se disent encore de grosses injures ; et le dalaï-lama en rit ; et il distribue encore sa chaise percée à quiconque veut bien recevoir les déjections du bon père lama. (Pp. 369-370.)
La première députation des deux factions rivales auprès du dalaï-lama constitue celui-ci en instance médiatrice de l’espace symbolique. La distribution des excréments matérialise cette médiation dans ce qui tend à se constituer en objet transitionnel, c’est-à-dire en quelque chose d’intermédiaire entre l’abject et l’objet. Les petits chapelets sont dévotement baisés dans un geste ambivalent de la bouche incorporatrice et destinatrice16, qui intègre la puissance ou s’adresse à elle, selon que le baiser est pris comme réalité ignominieuse (baiser de la merde) ou parodie de rituel symbolique (prier en égrenant son chapelet). Dès le moment que la médiation symbolique se déplace du dalaï-lama en personne vers le chapelet excrémentiel, l’objet visé par le conte tend donc à se déconstruire en objet petit a et fait régresser le cadre symbolique dans l’imaginaire. La désignation métonymique de l’excrément par la chaise percée, le contenant pour le contenu, est caractéristique de cette régression.
La deuxième phase du récit s’ouvre après que le dalaï-lama a pris parti pour Fo contre Sammonocodom : par le choix du « nom de Fo » le symbolique n’est plus associé à l’excrémentiel et s’identifie à la profération linguistique ; il quitte l’ambivalence et la métaphoricité anales pour la scission et la sélection. Or paradoxalement chez Voltaire l’identification du symbolique au langage est dévastatrice : de la controverse, elle dégénère à la guerre civile et répand l’horreur. Le passage d’une thématique de la médiation à une escalade dans la violence scissionniste introduit une nouvelle dynamique textuelle fondée sur le déchaînement et le débordement. A l’excès de violence (« quand ils sont las de s’exterminer, de s’assassiner, de s’empoisonner réciproquement ») correspond l’excès des biens (les uns ont « reçu de bonnes terres » ; tous peuvent « recevoir les déjections du bon père lama ») et l’effet pléthorique de la syntaxe (« ils se disent encore de grosses injures ; et le dalaï-lama en rit ; et il distribue encore sa chaise percée »). La disparition de l’objet initial (la médiation symbolique) est suppléée par une triple dynamique de l’excès, thématique, référentielle et textuelle. De la déjection comme médiation, on est passé à la déjection comme supplément. L’apologue ne se termine donc qu’en apparence par un recommencement. La première distribution de la divine chaise percée constituait un rituel dont le ridicule était externe : seul le lecteur riait d’une cérémonie que les protagonistes prenaient au sérieux. La dernière distribution n’est plus rituelle, mais superfétatoire : occupées à leur guerre civile et verbale, les factions ennemies n’y prêtent plus attention. La critique s’est intériorisée ; l’objet symbolique s’effondre. Le rire est intégré au rituel. C’est le dalaï-lama, non le seul lecteur, qui rit17.
La thématique de la déjection comme excès, surabondance parodique et violence contagieuse, se révèle inséparable d’un mouvement d’intériorisation de la critique, d’introversion du clivage et de l’affrontement idéologiques.
Le retournement de l’article Gloire comme le passage de la première à la seconde phase de l’apologue du dalaï-lama à l’article Religion manifestent donc une stratégie textuelle identique de décomposition et de recomposition fondée sur l’ambivalence du motif excrémentiel, à la fois support au travail de la négativité par la parodie et la désintégration abjecte et figure dynamique de l’énergie et de la puissance symboliques. Mais la parenté des deux textes se manifeste également à un autre niveau : l’espace idéologique de référence bascule d’un système de médiations (la célébration humaine de la gloire divine comme la figure paternelle du dalaï-lama sont des instances médiatrices entre l’homme et Dieu) à un système de disproportions et d’excès : sur le mode sérieux, la gloire divine devient incommensurable à la petitesse de l’homme dans la harangue de Ben-al-Bétif ; sur le mode parodique, les largesses du dalaï-lama, en glissant hors du jeu symbolique, libèrent une violence sans recours ni régulation.
Par cette violence cannibale, à la fois horrifique et libératrice, Voltaire représente, de l’intérieur de l’ancien monde que son écriture brise et son imaginaire recompose, l’hydre salvatrice de la modernité.
Communication faite au congrès international Voltaire et ses combats, Oxford et Paris, septembre 1994
Notes
Toutes les références sont données dans l’édition de Raymond Naves, Garnier, 1967. On trouve d’autres jeux à visée déconstructive similaire, jeu de scission à l’article Abbé, qui feint de prendre à la lettre le sens étymologique de père (p. 1), ou jeu de dissémination à l’article Pierre, qui multiplie les traductions du nom, marginalisant le jeu de mot initialement hébreu du Christ sur Cépha (p. 347).
On retrouve la même idée à l’article Religion : « Tous ces philosophes babyloniens, persans, égyptiens, scythes, grecs et romains admettent un Dieu suprême, rémunérateur et vengeur. Ils ne le disent pas d’abord aux peuples ; car quiconque eût mal;parlé des oignons et des chats devant des vieilles et des prêtres eût été lapidé. » (P. 363.)
Le terme animal a ici le sens générique latin d’être vivant. L’animal, dans la langue classique, n’est pas la bête que l’on oppose à l’homme.
L’idée apparaît également à l’article Destin, dans l’apologue du hibou et du rossignol : « Cesse de chanter sous tes beaux ombrages, viens dans mon trou, afin que je t’y dévore. » (P. 167.) On la retrouve enfin à l’article Genèse, ou, à la prétendue alliance de Dieu avec les bêtes, tournée en ridicule avec les mièvreries de François d’Assise, Voltaire oppose la dure loi de la nature : « Que tous les animaux se dévoreraient les uns les autres ; qu’ils se nourriraient de notre sang et nous du leur ; qu’après les avoir mangés, nous nous exterminerions avec rage, et qu’il ne nous manquerait plus que de manger nos semblables égorgés par nos mains. » (P. 223.)
Il y a un article Déjection dans les Questions sur l’Encyclopédie. (Information donnée par A. Magnan.)
On pense ici à l’horreur qu’éprouve l’essénien pour l’inceste de son compatriote dévoyé, à l’article des Lois, pp. 282-283.
On retrouve, dans un autre registre, le même mouvement d’inclusion parodique et masochiste à la fin de l’article Liberté de penser, qui consiste dans le dialogue d’un milord anglais libéral et d’un comte espagnol, engagé par opportunisme au service de l’Inquisition : « Médroso. — Vous croyez donc que mon âme est aux galères ? Boldmind. — Oui ; et je voudrais la délivrer. Médroso. — Mais si je me trouve bien aux galères ? Boldmind. — En ce cas vous méritez d’y être. » (P. 281.)
Voltaire s’est peut-être inspiré pour sa plaisanterie du récit des ambassadeurs de Perse, au début des Acharniens d’Aristophane (vv. 80-82).
C’est le même geste de « porter la main à la bouche en parlant avec respect » que Voltaire faisait figurer en tête de l’article Idole. L’incongruïté, l’incohérence du discours dans le registre obvie s’explique par l’obsession fantasmatique, toujours la même d’Idole à Religion, qui gouverne le registre obtus du texte.
Il faudrait comparer cet apologue avec celui des brochets du bon roi Daon, dans le Catéchisme chinois, pp. 77-78. L’objet médiateur, le brochet Oannès, est détruit par l’ingestion du brochet mâle, puis du femelle. Mais cette destruction est suppléée par un banquet général, où les convives des deux factions « mangèrent goulûment [des brochets], soit œuvés, soit laités » (p. 78). L’objet abject, le poisson, produit la scission, puis le débordement et l’indistinction dans l’ingestion.
Référence de l'article
Stéphane Lojkine, « Le cannibalisme idéologique de Voltaire dans le Dictionnaire philosophique », in Voltaire et ses combats, dir. U. Kölving et Ch. Mervaud, Voltaire foundation, Oxford, 1997, t. 1, p. 415-428.
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