Chardin, Les Attributs des arts et les récompenses qui leur sont accordées, huile sur toile, 102x140,5 cm, 1766, Saint-Pétersbourg, Ermitage
Le problème de la définition des mots et son modèle encyclopédique
Les mots et les choses
Dans l’article Dictionnaire de l’Encyclopédie (1754), D’Alembert distingue trois sortes de dictionnaires : « dictionnaires de langues, dictionnaires historiques, & dictionnaires de Sciences & d’Arts ». À cette division disciplinaire, il superpose une division technique : « dictionnaires de mots, dictionnaires de faits, & dictionnaires de choses ». Mais cette seconde division se révèle bien plutôt fonctionner comme une gradation, de la sécheresse explicative du mot, auquel on assigne une signification, au développement descriptif du fait, qui implique déjà une mise en récit des phénomènes, jusqu’à la généalogie des choses, qui passe par l’explication raisonnée.
Ainsi, si les faits paraissent d’abord à D’Alembert le propre d’un dictionnaire de science, le dictionnaire de science ne se cantonnera aux faits que « toutes les fois que les causes nous sont inconnues ». Expliquer les causes des faits, c’est passer des faits aux choses. De la même façon, « un dictionnaire de langues, qui paroît n’être qu’un dictionnaire de mots, doit être souvent un dictionnaire de choses quand il est bien fait : c’est alors un ouvrage très-philosophique ». Même constat quand il est question d’histoire : « un dictionnaire historique fait par un philosophe, sera souvent un dictionnaire de choses : fait par un écrivain ordinaire, par un compilateur de Mémoires & de dates, il ne sera guere qu’un dictionnaire de mots. »
« Ouvrage dans lequel les mots d’une langue sont distribués par ordre alphabétique, & expliqués avec plus ou moins de détail, selon l’objet qu’on se propose » : il y a donc un prétexte du dictionnaire, « les mots d’une langue », distribués alphabétiquement, et un objet du dictionnaire, « selon l’objet qu’on se propose ». L’objet réel, celui qu’il faudrait idéalement toujours se proposer, ce sont, au-delà des mots et des faits, ces « choses », vagues et indécises, plus ou moins étendues, développées, où la pensée du philosophe doit pouvoir trouver à se déployer. Le dictionnaire fonctionne alors comme un opérateur de pensée : la définition du mot ouvre à la réflexion sur la chose ; la rapidité, la facilité de l’ordre alphabétique — à la lenteur de l’approfondissement d’un champ du savoir. Diderot renchérit à l’article Encyclopédie1 :
« Concluons donc qu’on n’exécutera jamais un bon vocabulaire sans le concours d’un grand nombre de talens, parce que les définitions de noms ne different point des définitions de choses (Voyez l’art. Définition), & que les choses ne peuvent être bien définies ou décrites que par ceux qui en ont fait une longue étude. Mais, s’il en est ainsi, que ne faudra-t-il point pour l’exécution d’un ouvrage où, loin de se borner à la définition du mot, on se proposera d’exposer en détail tout ce qui appartient à la chose ? »
La définition de nom, ou de mot, borne l’article, tandis que la définition de chose ouvre non seulement à l’exposé détaillé mais au concours des talents, c’est-à-dire à la réflexion dialogique du savoir. Il ne s’agit plus simplement de dérouler un discours ; il faut disposer des matériaux, faire se côtoyer des voix : compris comme opérateur de pensée, le dictionnaire prépare génériquement l’effondrement du discours monologique.
Le basculement philosophique
Par ses dimensions, par les sujets qu’il aborde, par l’esprit qui l’anime, le Dictionnaire philosophique de Voltaire paraît a priori bien éloigné du projet encyclopédique. Pourtant le titre même fait écho à la formule de D’Alembert, dont Voltaire était infiniment plus proche que de Diderot, comme en témoigne sa correspondance :
« En effet, un dictionnaire de langues, qui paroît n’être qu’un dictionnaire de mots, doit être souvent un dictionnaire de choses quand il est bien fait : c’est alors un ouvrage très-philosophique. »
Dans le Dictionnaire philosophique, la question de la définition du mot constitue presque toujours le préalable de l’article : mais elle est en quelque sorte posée avec distance et ironie ; elle est désignée du dehors, comme ce qu’il aurait fallu faire, comme ce qu’on aurait dû trouver dans un dictionnaire. La définition est le préalable que le travail de la chose déconstruit, renverse, dialogise. C’est par la déconstruction de la définition que l’opérateur de pensée est mis en œuvre et que le dictionnaire bascule du vocabulaire à la philosophie.
Mais ce terme de « philosophique » renvoie surtout à un grand devancier, que D’Alembert mentionne à l’article Dictionnaire : c’est Bayle.
« On a reproché au dictionnaire de Bayle de faire mention d’un assez grand nombre d’auteurs peu connus, & d’en avoir omis de fort célebres. Cette critique n’est pas tout-à-fait sans fondement ; néanmoins on peut répondre que le dictionnaire de Bayle (en tant qu’historique) n’étant que le supplément de Morery, Bayle n’est censé avoir omis que les articles qui n’avoient pas besoin de correction ni d’addition. On peut ajoûter que le dictionnaire de Bayle n’est qu’improprement un dictionnaire historique ; c’est un dictionnaire philosophique & critique, où le texte n’est que le prétexte des notes : ouvrage que l’auteur auroit rendu infiniment estimable, en y supprimant ce qui peut blesser la religion & les mœurs. »
Derrière son alibi historique, le dictionnaire de Bayle est « un dictionnaire philosophique et critique », c’est-à-dire un dictionnaire philosophique parce que critique, faisant couple avec son homologue catholique et convenu, le dictionnaire de Moreri. Bayle écrit en quelque sorte un dictionnaire au second degré, et c’est cette approche au second degré que va reprendre Voltaire, pour l’accentuer jusqu’à la caricature. Bayle blesse la religion et les mœurs, feint de s’offenser D’Alembert qui publie ici avec approbation et privilège du Roi : cette double inconvenance constituera en quelque sorte le cahier des charges du dictionnaire voltairien.
L’étymologie comme scénographie : l’article Abbé
Voltaire part donc de la langue et, comme l’exigerait un dictionnaire de langue, pratique bien souvent l’étymologie. Ainsi dès le premier article :
« Où allez-vous, monsieur l’abbé ? etc. Savez-vous bien qu’abbé signifie père ? Si vous le devenez, vous rendez service à l’État »
D’abord, la fusée du couplet grivois. Voltaire ne fixe pas seulement le ton folâtre, le rythme enjoué de la saillie. Il plante la scène, il campe l’anecdote. L’étymologie d’abbé vient ensuite, et brièvement, comme un rattrapage, ou un rappel. Ceci n’est pas un dictionnaire, on a déjà lu ailleurs ce qu’abbé signifie, qui n’est rappelé ici que pour introduire la dissidence des deux voix constitutives du trait d’esprit, celle du discours institué d’une part, qui attribue à abbé toute la révérence paternelle, celle du retour brutal au principe de la génération d’autre part, qui suppose, pour devenir père, qu’on couche. À la question du sens qui se pose au seuil de tout article de dictionnaire, ici « que signifie abbé ? », le trait de la chanson répond par une autre question, qui défait le discours et cristallise le tableau : « Où allez-vous monsieur l’abbé ? » Surpris en goguette, découvert en pleine contravention de ses vœux, l’abbé perd son titre de père et le gagne en même temps, dessert l’Église et, par là, enfin, rend service à l’État : l’étymologie du mot, retournée contre elle-même, fait apparaître ici avec plus de force que jamais la métaphore paternelle constitutive du trait d’esprit. Entre le père de génération et le père de révérence, entre le père réel qui dévoile la chose et le père symbolique qui la voile de son mot, le dictionnaire déploie le hiatus, le « pas-de-sens » de l’anecdote. La scène que l’anecdote ébauche constitue ici l’opérateur de pensée, qui renverse le mot dans la chose, puis la chose dans le mot.
Comparons cette entrée en matière si typiquement voltairienne avec l’étymologie beaucoup plus détaillée qui constituait également le point de départ de l’article Abbé dans l’Encyclopédie :
« Le nom d’Abbé tire son origine du mot hébreu אב, qui signifie pere ; d’où les Chaldéens & les Syriens ont formé abba : de là le Grec abbas, que les Latins ont retenu. D’abbas vient en françois le nom d’Abbé, &c. S. Marc & S. Paul, dans leur Texte grec, se servent du Syriaque abba, parce que c’étoit un mot communément connu dans les Synagogues & dans les premieres assemblées des Chrétiens. Ils y ajoûtent en forme d’interprétation, le nom de pere, abba, O Πατηρ, abba, pere, comme s’ils disoient, abba, c’est-à-dire, pere. Mais ce nom ab & abba, qui d’abord étoit un terme de tendresse & d’affection en Hébreu & en Chaldéen, devint ensuite un titre de dignité & d’honneur. Les Docteurs Juifs l’affectoient, & un de leurs plus anciens Livres, qui contient les Apophthegmes, ou Sentences de plusieurs d’entre eux, est intitulé Pirke abbot, ou avot; c’est-à-dire, Chapitre des Peres. C’est par allusion à cette affectation que J. C. défendit à ses Disciples d’appeller pere aucun homme sur la terre : & S. Jerôme applique cette défense aux Supérieurs des Monasteres de son tems, qui prenoient le titre d’Abbé ou de Pere. »
Sous une forme beaucoup plus érudite, l’étymologie savante que déploie l’Encyclopédie2 met elle aussi en œuvre, quoique avec plus de discrétion, un renversement analogue : du « terme de tendresse et d’affection », on passe au « titre de dignité et d’honneur », que le Christ, par humilité, interdit à ses disciples de donner à « aucun homme sur la terre3 », c’est-à-dire d’abord à lui-même. Cette défense est ensuite transposée par saint Jérôme « aux Supérieurs des Monasteres de son tems », de sorte que l’article suggère que le titre d’abbé est toujours un titre usurpé : mais il ne le dit pas ; le déploiement des significations du mot invite le lecteur à réfléchir à la chose, réfléchir, c’est-à-dire retourner le mot contre lui-même.
Ce qui caractérise ici Voltaire à la différence de tout autre dictionnaire, c’est l’ordonnancement scénique de son opérateur de pensée, c’est la façade iconique du trait d’esprit, c’est le mouvement en écharpe de l’anecdote : « Où allez-vous, monsieur l’abbé ? » Il était déjà parti. À l’interpellation voltairienne, l’abbé se retourne. Le génie de ce volte-face scénographié consiste à figurer concrètement, visuellement, le processus de dévoilement de la chose par la dialogisation du mot.
L’étymologie comme dissémination : l’article Messie
Pour l’article Messie, Voltaire se confronte à l’article du même nom dans l’Encyclopédie, écrit par Jean Antoine-Noé Polier de Bottens (1713-1783), un théologien protestant suisse descendant de la noblesse du Rouergue. Polier de Bottens collabora à l’Encyclopédie pour la lettre M, avec Mages, Magicien, Magie, Messie. Il avait rencontré Voltaire en Allemagne et Voltaire révisa son article Messie de l’Encyclopédie, qui portait donc déjà sa marque, avec quelques corrections et additions. Mais l’étymologie savante qui ouvre le Messie de 1757 est bien l’œuvre de l’érudition du théologien suisse :
MESSIE, Messias, s.m. (Théol. & Hist.) ce terme vient de l’hébreu, qui signifie unxit, unctus ; il est synonyme au mot grec christ : l’un & l’autre sont des termes consacrés dans la religion, & qui ne se donnent plus aujourd’hui qu’à l’oint par excellence, ce souverain libérateur que l’ancien peuple juif attendoit, après la venue duquel il soupire encore, & que nous avons en la personne de Jesus fils de Marie, qu’ils regardent comme l’oint du Seigneur, le Messie promis à l’humanité. Les Grecs employoient aussi le mot d’eleimmenos, qui signifie la même chose que christos.
Polier de Bottens met d’emblée en tension la définition, entre l’étymologie hébraïque d’une part (curieusement les lettres hébraïques manquent, משיה Mashia’h), qui conduit à la chose, à l’oint, et la traduction du mot d’autre part, qui se déploie dans la constellation des langues : unctus, christos, eleimmenos. D’un côté « ce terme vient de… » ; de l’autre il « signifie ». Entre le mot messie et la chose ointe, le discours lexical du dictionnaire est traversé par la figure de « l’oint pas excellence » qui tout à la fois est et n’est pas le Christ, ou plus exactement que les Juifs attendaient et que nous avons. Il ne s’agit pas ici de retourner le mot contre lui-même, mais plutôt, à partir du mot, de produire la pulsation de la présence-absence de la chose : entre eux et nous, entre leur attente et notre certitude.
Car il s’agit bien d’une pulsation, comme le montre le jeu très étrange des pronoms. Au départ l’opposition entre eux et nous est claire : d’un côté « l’ancien peuple juif attendoit » le Messie ; de l’autre, nous, chrétiens, nous l’« avons en la personne de Jésus fils de Marie ». Mais qui est ce « ils » final, « qu’ils regardent comme l’oint du Seigneur, le Messie promis à l’humanité » ? En toute rigueur, ce sont les Juifs, qui étymologiquement ont forgé le mot Messie à partir de cette image de « l’oint du Seigneur ». Mais ce qui est donné, non à concevoir abstraitement, mais à voir concrètement et finalement, celui « que nous avons en la personne de Jésus fils de Marie », le Jésus des chrétiens donc, dont le lexicographe, pris dans le balancement, se distancie. De sorte qu’il n’est délibérément pas clair si finalement nous avons affaire ici au Messie promis ou au Messie venu. On retrouve ici, sans l’esprit et la fulgurance du trait voltairien, le balancement de la pointe assassine qui clôt l’article Judée du Dictionnaire philosophique, « terre promise, terre perdue ».
Il n’est qu’à comparer pour s’en convaincre avec l’entrée de Messie dans le Dictionnaire de la Bible de dom Calmet :
« Messias. Ce terme vient de l’hébreu masch, oindre. On le donne principalement et par excellence, au souverain Libérateur que les Juifs attendaient, et qu’ils attendent encore inutilement aujourd’hui, puisqu’il est venu aux temps préordonnés dans la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ. »
Point d’ambiguïté chez Calmet, où le mot prend figure sans doute possible et le « ils » de l’erreur se renverse en « nous » de la foi sans état d’âme.
Dans le Messie du Dictionnaire philosophique, Voltaire resserre le texte de Polier de Bottens, et fait disparaître la figure du Christ :
MESSIE. Messiah ou Meshiah en hébreu ; Christos ou Célomenos4 en grec ; Unctus en latin, Oint. (Graphie de l’éd. Varberg, t. II, p. 138.)
Ce n’est pas seulement l’image unifiante du Christ-Messie qui disparaît ; c’est aussi le discours généalogique qui faisait le lien de la langue hébraïque à la grecque et, par la généalogie du mot, légitimait la translatio imperii chrétienne : de l’ancien au nouveau testament, puis du grec au latin.
La pure juxtaposition d’équivalences lexicales, traitées d’ailleurs avec une certaine désinvolture (qu’est-ce que ce « Célomenos en grec », sinon un pur barbarisme ?), fait éclater la figure, et ce sera désormais l’enjeu de l’article que Voltaire resserre : il n’y a pas un, mais des tas de messies, et la Bible même, censée légitimer la figure du seul messie chrétien, en produit toute une ribambelle.
La chose disparaît ; seul subsiste le nom, évidé de substance : « le nom de Messie fut souvent donné à des princes idolâtres ou infidèles » ; « le nom de Messie est expressément donné à Cyrus » ; « Ezéchiel… donne le nom de Messie au roi de Tyr » ; « Ce nom de Messiah, Christ, se donnait aux rois, aux prophêtes, & aux grands-prêtres des Hébreux » ; « Si le nom de Messie, d’oint de l’Eternel a été donné à des rois idolâtres… ».
Le mot établit dans les choses une différence qui fait tableau. Dès lors que le mot se dissémine, s’exporte, se répand, cette différence s’estompe : le déploiement des choses alors, à rebours, détruit la spécificité du mot. Le dictionnaire devient une machine à disséminer qui, mondialisant le sens, le défait. À multiplier les messies, il n’en subsiste aucun.
L’alibi de la compilation : le modèle de Bayle
Cette démultiplication nous amène à nous interroger sur un second aspect du dictionnaire, qui ne touche plus à l’articulation des mots du dictionnaire et des choses qu’ils désignent, mais à une autre articulation, du discours du dictionnaire aux discours qui l’ont précédé, que d’une part il recycle et compile, que d’autre part il critique et distancie. Le basculement que met en œuvre l’opérateur de pensée de la matière textuelle du dictionnaire vers son objet philosophique passe aussi par ce double mouvement d’absorption compilatrice et d’abjection critique, mouvement proprement générique qui vient, chez Voltaire, appuyer la métaphore obsédante de la dévoration et lui donner tout à la fois un appui structural et une signification symbolique.
D’Alembert y faisait allusion à propos de Bayle, dans l’article Dictionnaire de l’Encyclopédie : « c’est un dictionnaire philosophique & critique, où le texte n’est que le prétexte des notes ». Le texte produit le discours de compilation, ou plus exactement de synthèse compilatrice, que les notes sont censées redéployer. Or ce redéploiement dessine le mouvement d’une révolte, depuis les marges de la page contre son centre, depuis la réalité marginale des choses contre l’écran discursif central. Il y a là un dispositif que la disposition typographique du dictionnaire de Bayle, mais aussi bien de celui de Prosper Marchand, rendent immédiatement visible. En effet, alors que le dictionnaire de Moréri5 est imprimé en deux colonnes continues, sans notes, selon la disposition typographique classique des dictionnaires qui sera celle de l’Encyclopédie, celui de Bayle6 adopte une disposition extrêmement complexe : le texte de base, sur une colonne, n’excède que rarement un quart de la page ; il est suivi de notes extrêmement abondantes en deux colonnes, elles-mêmes accompagnées de références marginales. Les appels de notes dans le texte sont des lettres capitales ; les appels de notes dans les notes sont des chiffres. Parfois, le texte de base nécessite également des références marginales : les appels de notes sont alors en lettres minuscules, et une même page met en œuvre trois systèmes de notes différents.
Prenons par exemple l’article Adam. Chez Moréri, Adam est d’abord un mot, un nom :
« Adam est le mot ordinaire dont les Hébreux se servent pour exprimer l’homme. Il signifie terre rouge ; mais ce nom se donna particulièrement au premier homme, que Dieu créa de ses propres mains, le sixième jour de la création du monde, comme il est dit dans le premier chapitre de la Genèse, v. 26. »
De la définition de mot, qui borne Adam à la « terre rouge » dont il fut fabriqué, Moréri passe à la définition de chose, qui, depuis la référence biblique, déploie le récit de la création. La logique du dictionnaire de mot, qui est aussi le dictionnaire institutionnel, identifiant savoir de la langue et institution idéologique, est une logique du discours : le mot, fixé dans sa signification, déploie un récit de la chose, c’est-à-dire un déroulement d’événements. Le sens établi, la référence posée motivait un « exposé en détail », pour reprendre la formule de Diderot à l’article Encyclopédie : « loin de se borner à la définition du mot, on se proposera d’exposer en détail tout ce qui appartient à la chose. »
Cependant l’article Adam du dictionnaire de Moréri ne s’arrête pas au récit de la genèse, qui ne constitue que sa première partie. Un second alinéa commence comme suit :
« Voilà tout ce que l’écriture nous apprend de la vie d’Adam, depuis le Ier chapitre de la Genèse jusqu’au 6e. Le reste de ce qu’on en dit est ou incertain ou faux, ou plein de rêveries et d’erreurs. Il paroît qu’on ne peut pas nier qu’Adam n’ait été créé parfait quant à l’esprit, doué d’un bon sens et capable de bien raisonner sur toutes choses ; mais qu’il ait possédé en perfection toutes les sciences et les arts, c’est ce qu’on ne peut assurer, non plus que ce que quelques uns ont dit de sa beauté parfaite. »
L’institution monologique du dictionnaire de mot, une fois déployée dans l’exposé détaillé des choses, rencontre la polyphonie babélienne des commentaires, des opinions, des altérités discursives. D’un côté, « ce que l’écriture nous apprend », de l’autre « le reste de ce qu’on en dit » : ce « on » vague, inquiétant, Moréri s’emploie alors à le conjurer. Il s’agit d’en discréditer, d’en réfuter les discours, comme « incertains ou faux », comme « pleins de rêveries et d’erreurs ». Cette entreprise de conjuration de la polyphonie inquiétante des discours sur les choses, qui menacent l’univocité du nom, se présente d’abord comme une entreprise de rationalisation. « On » prétend n’importe quoi sur Adam : les spéculations sur sa science, sur sa beauté relèvent du pur fantasme. Ce discours irrationnel des hétérodoxes est un discours embarrassé, empêtré. Il nous attire d’abord par des raisonnements compliqués : « il paraît qu’on ne peut pas nier que… » À ces circonvolutions verbales s’oppose l’assurance monologique du dictionnaire : « c’est ce qu’on ne peut assurer ».
Pourtant la vocation encyclopédique du dictionnaire oblige à tenir compte de ces discours qui idéalement devraient tous être passés en revue. Ici se déploie l’érudition scolastique et prolifère le talent de compilateur : ce déploiement, censé être nul du point de vue de la science, cautionne pourtant scientifiquement l’institution monologique du discours auctorial du dictionnaire. L’étendue de cette érudition vaine légitime le choix et la valeur de la définition :
« Il faut mettre au rang des rêveries, ce que les rabbins (entr’autres, Manassés-ben-Israël, et Maïmonides) ont avancé, qu’il avait été créé mâle et femelle, c’est-à-dire avec deux corps, et que la formation d’Eve n’a été que la séparation du corps de la femme de celui de l’homme. »
Ménassé ou Ménasseh-ben-Israël (1604-1657) était un rabbin d’Amsterdam, de la diaspora portugaise, contemporain et ami de Rembrandt. Maïmonide, qui vivait à Cordoue au douzième siècle, est probablement la source que cite Menasseh. Cet hermaphroditisme d’Adam7, qui subit peut-être l’influence du platonisme8, mérite d’être noté : Bayle et Voltaire lui assureront une certaine postérité…
Moréri souligne le caractère absurde de ces « rêveries » : « rien n’est plus ridicule en ce genre que ce qu’ont avancé quelques rabbins » ; « on ne doit pas ajouter beaucoup de foi non plus à ce que plusieurs auteurs ecclésiastiques… » ; « on a débité plusieurs erreurs au sujet d’Adam ».
Bien sûr, Moréri garantit par cette conjuration des discours hétérodoxes la prévalence et la diffusion du dogme catholique. Cependant cette prévalence, il ne l’appuie pas sur des arguments d’autorité (l’autorité de l’Écriture, de l’Église, supérieure à l’autorité des Thalmudistes, des Juifs), mais sur la confrontation qu’il prétend rationnelle entre des faits assurés et des rêveries incertaines ou fausses. Sans doute le raisonnement est-il tendancieux : toute la mythologie du paradis terrestre et de la chute est tenue pour assurée sans hésitation, jusqu’à la mort d’Adam « âge de 930 ans », et on peut se demander en quoi ces « faits » sont plus assurés que celui de la beauté parfaite d’Adam, de son androgynie, ou qu’il serait l’auteur de plusieurs livres… L’important n’est pas là : le passage de l’argument d’autorité à l’argument de raison met sur le même plan tous les discours. Parmi les discours rejetés, Moréri ne fait pas de différence entre « les rabbins », « quelques rabbins » et « plusieurs auteurs ecclésiastiques ». Il souligne bien au passage l’hérésie : « la Peyrere, né protestant… prétend qu’Adam n’étoit pas le premier homme » ; « Tatien, ancien hérétique, … a cru qu’Adam n’avoit pas été sauvé » ; mais « ce qu’Origène, S. Athanase, S. Augustin », qui eux sont parfaitement orthodoxes, « ont dit qu’Adam fut un de ceux qui ressuscitèrent avec Jésus-Christ n’est pas certain ». L’institution monologique du dictionnaire égalise, nivelle les discours. Elle condamne à terme la hiérarchie de l’orthodoxie et des hétérodoxies ; elle institue un marché des savoirs, dans lequel l’encyclopédiste opère des choix et va vers le discours le mieux offrant. La fonction de l’étalage d’érudition vaine est aussi de poser ce marché des savoirs. L’institution monologique du dictionnaire, appuyée sur la définition de mot, et la clôture objective qu’implique une telle définition, tend à être menacée par ce qu’on pourrait appeler la loi du marché des savoirs, la libre concurrence des éruditions. Face à l’institution du mot, le principe des choses : les choses et leurs discours font retour vers le mot.
Cet effet retour ne se manifeste que comme une tendance du discours monologique à la polyphonie chez Moréri. Chez Bayle, la disposition typographique attire d’emblée l’œil : l’appareil polyphonique des notes concurrence, cerne, écrase le monologisme de la définition de mot dans le corps du texte. L’entrée en matière de l’article Adam n’a rien à voir chez Bayle avec celle de Moréri :
« Adam, tige et père de tout le genre humain, fut produit immédiatement de Dieu le sixième jour de la création. Son corps aiant été formé de la poudre de la terre, Dieu lui souffla aux narines respiration de vie, c’est-à-dire qu’il l’anima. »
Le discours de Bayle n’est pas exactement celui de Moréri : il supprime la définition de nom ; Adam n’est pas un mot avant d’être une personne ; Bayle démarre d’emblée avec le récit biblique. Ce récit, Moréri l’étaye à tout instant d’une référence précise au texte biblique, qu’il cite ; Bayle s’en affranchit et raconte avec ses propres mots. Le discours du dictionnaire s’émancipe. Moréri se dépêche de placer Adam dans le paradis terrestre ; Bayle s’attarde sur la création d’Adam ; il la donne longuement à voir : c’est d’abord la « poudre de la terre », puis le « souffle aux narines », enfin l’objet qui est créé, « ce composé qu’on apelle homme, qui comprends un corps organisé, et une âme raisonnable ». Voilà qui nous éloigne des Écritures et nous rapproche de la physiologie cartésienne de l’homme-machine, ce « corps organisé » dont le mouvement est gouverné, réglé par « une âme raisonnable ». Le contenu idéologique du discours du dictionnaire s’infléchit donc, même si Bayle conclut avec Moréri qu’Adam « mourut à l’âge de 930 ans ».
Même articulation ensuite que chez Moréri du discours institué à l’énumération baroque des discours rejetés :
« Voilà tout ce que nous savons sur son chapitre. Une infinité d’autres choses, que l’on a dites de lui, sont, ou tres-fausses, ou tres-incertaines. »
Fondamentalement, l’économie du corps du texte demeure donc la même que chez Moréri : affirmation d’un discours qui institue d’abord un savoir monologique (même si ce discours n’est plus appuyé ni sur une définition de nom, ni sur un recours formel et scrupuleux aux textes auctoriaux, tendant en quelque sorte à s’émanciper, à s’autonomiser comme discours de Bayle) ; dans un second temps, énumération des discours rejetés, dans toute leur bariolure.
Mais cette économie du corps du texte est parasitée par les notes : dès les premières lignes, l’assertion apparemment anodine, que le corps d’Adam fut « formé de la poudre de la terre », fait l’objet d’une note délirante (délibérément délirante, obéissant en cela à un dessein concerté de Bayle) sur l’œuf originel :
« De la poudre de la terre. Photius, si l’on en croit le Père Garasse, a rapporté que les Égyptiens disaient que la Sapience pondit un œuf dans le Paradis terrestre, d’où nos prémiers peres sortirent comme une paire de poulets. Je ne pense pas que Photius ait dit cela, et je serais fort trompé, si ce n’est point une paraphrase trop licencieuse de ce Jésuite, forgée sur ce que Photius rapporte touchant un certain homme marin nommé Oé, que quelques-uns faisoient issu ἐκ τοῦ προτογόνου Ὤου, c’est-à-dire, selon le P. Garasse, en un autre Livre, de la race du premier de tous les hommes, qui s’appelloit Oeuf : ou : selon le P. Schottus, e primo parente Ὤου. Il y auroit mille recherches à faire sur l’Oeuf, qui servit, selon la doctrine des Anciens, à la génération des choses, lors que le chaos fut débrouillé. Nous en touchions quelques particularitez sous le mot Arimanius. »
À l’axe syntagmatique du corps du texte s’oppose l’axe paradigmatique des notes. Si Dieu forma le corps d’Adam « de la poudre de la terre », le premier homme aurait tout aussi bien pu être formé d’un œuf. L’œuf est une variation paradigmatique de la poudre de la terre. Bayle a omis de motiver la chose du récit adamique à partir de la signification du nom Adam, la terre rouge. Mais la note motive le récit hétérodoxe de l’œuf primordial à partir du nom de son premier homme, Oé, Ὤος, l’œuf. La chose motivée par le nom de la note tend à supplanter la chose non motivée par le nom du corps du texte.
L’effet subversif de cette note n’apparaît pas d’abord : le discours délirant du père Garasse, un jésuite avec lequel le protestant Bayle règle ses comptes, sert de contrepoint hétérodoxe à l’institution monologique du corps du texte et cautionne a contrario la légitimité raisonnable du corps du texte. Mais derrière Garasse, Bayle exhume Photius, non l’écriture. C’est Photius qu’il légitime. « Je ne pense pas que Photius ait dit cela » : l’œuf primordial n’a peut-être pas donné naissance à deux poulets, mais le mythe d’Oé mérite qu’on s’y intéresse : « il y aurait mille recherches à faire sur l’Oeuf », qui a fortiori s’avère nettement plus digne d’intérêt que le limon d’Adam. L’Œuf offre au lecteur, notamment par le biais du renvoi à Arimanius9, un scénario alternatif de la genèse : entre le scénario de Moréri dans le corps du texte et celui de Photius en note, Bayle omet de choisir. Le dispositif typographique indique bien quelle est la position institutionnelle respective des deux discours, mais brise ainsi le monologisme du dictionnaire de mots au profit d’une polyphonie des choses, vers une libre concurrence du texte et des notes, des notes et de leurs renvois.
Voltaire se souviendra de cet « homme marin nommé Oé » qui serait, selon Photius, le premier homme : il devient dans le Catéchisme chinois « un fameux brochet nommé Oannès » qui « avait autrefois appris la théologie » aux Chaldéens (p. 77). Le brochet était-il « laité ou œuvé », c’est-à-dire mâle ou femelle, ou hermaphrodite, s’interroge Voltaire, qui fait de ce qui est devenu chez lui une fable absurde l’archétype de toute controverse théologique : l’œuf devient le symbole d’un clan, celui des « théologiens des œufs », opposés aux partisans du brochet laité. L’œuf est un discours ; la laite en est un autre : tout se vaut et mérite d’être mangé au grand banquet des discours théologiques, au marché mondialisé des anciens savoirs folklorisés par l’économie encyclopédique des Lumières.
Mais revenons à l’article Adam de Bayle. Comme Moréri, Bayle évoque, parmi les discours condamnables sur Adam, l’hermaphroditisme du premier homme :
« mais il est tout-à-fait faux qu’il ait été créé avec les deux sexes. C’est avoir bronché lourdement sur les paroles de l’Écriture, que de s’être imaginé une semblable rêverie. Les révélations d’Antoinette Bourignon seroient alléguées mal-à-propos, pour confirmer cette fausse glose. Autant vaudroit-il emploier à cet usage les narrations romanesques de Jacques Sadeur. »
Ici encore, le corps du texte semble aller dans le même sens que celui de Moréri, même si les références à Ménassé-Ben-Israël et à Maïmondide sont renvoyées en note, développées et complétées. À leur place, Bayle introduit Antoinette Bourignon, une mystique lilloise du dix-septième siècle (1616-1680). Parmi ses traités, celui Du nouveau ciel et du règne de l’Antéchrist contient ses révélations sur la véritable nature d’Adam, qu’une Vie continuée de Mlle Bourignon rapporte lui avoir été révélée en extase10. Bayle les rapporte en note afin, dit-il, « qu’on découvre mieux l’étendue des égarements dont notre esprit est capable ». On apprend ainsi que l’Adam d’avant le péché originel que Mlle Bourignon vit en extase était doté, à la place du sexe, d’un nez qui pondait des œufs chaque fois qu’Adam s’enflammait d’amour divin… Le premier œufs d’Adam aurait été Jésus-Christ…
Comme dans la note sur Photius et le Père Garasse, Bayle va partiellement réhabiliter Antoinette Bourignon. Son délire n’est pas unique : on a condamné au treizième siècle à Paris « un hérétique nommé Amaulri » pour un délire semblable ; Lefèvre d’Étaples a lui aussi cru dans l’hermaphroditisme d’Adam ; quant à Paracelse, il a bien imaginé que les organes génitaux n’étaient apparus sur le corps d’Adam et d’Ève qu’après le péché originel : « La Bourignon n’a donc pas été la première, qui ait enseigné ces choses, mais elle y a mis beaucoup du sien ». Bayle banalise, et en même temps subjective l’hétérodoxie. Toujours déjà dit, amorti, émoussé par l’exercice qu’il manifeste d’une subjectivité, le discours rejeté ne fait plus, ne doit plus faire scandale. Bayle prêche la modération :
« Je voudrais que l’Auteur du Nouveau visionnaire de Rotterdam11 n’eût pas insulté, comme il a fait d’une manière trop enjouée, les Vision de cette fille, et celles du Ministre qu’il attaque. On pouvoit tourner en ridicule ce dernier sur ses imaginations du mariage d’Adam et Ève, sans égaier si fort ce sujet. »
Il ne s’agit pas cette fois de récupérer, dans les visions d’Antoinette Bourignon, un discours alternatif crédible, ou au moins concurrent du discours du corps du texte. Ici, la vision est strictement parasitaire : la note est disposée contre le texte, économie visuelle contre économie discursive, délire mystique contre récit convenu, scandale obscène contre institution morale du péché originel. Cinq lignes de texte contre 135 lignes de note en ordre de bataille sur deux colonnes : la vision de la Bourignon envahit, colonise, déconstruit le discours de conjuration des hétérodoxies. Ce que Bayle modère, ce n’est pas le scandale en soi, qu’il a prévu lui-même et orchestré, mais la ridiculisation d’Antoinette Bourignon, qui risquerait d’anesthésier l’effet d’une vision devenue sans valeur. Il faut établir la valeur de la vision d’Adam pondant des œufs par un sexe-nez, établir cette valeur sur le marché global des savoirs folkloriques, des discours du monde, car c’est cette valeur qui donne à cette vision sa puissance déconstructive.
Le scandale est donc nécessaire, scandale qui vise non la Bourignon, mais sa vision. Bayle s’en explique d’ailleurs dans la deuxième édition de son Dictionnaire, où il allonge la note (G) d’un paragraphe :
« il s’est trouvé des gens si bourrus, qu’ils ont dit que mon article d’Adam contenoit des obscénitez insupportables. Il faut leur répondre qu’ils font trop les délicats et les scrupuleux, et qu’ils ignorent les droits de l’Histoire. Ceux qui font la Vie d’un méchant homme peuvent et doivent représenter en général les dérèglements de son impudicité. […] Les plus grands scrupules de style ne pourront jamais empêcher qu’ils ne présentent des images sales et obscènes à leurs Lecteurs. Ce qui me justifie ici en particulier est que je raporte des absurdités, qui sont contenues dans un Livre qui se vend publiquement. Outre cela, j’ai pour moi l’exemple des anciens Peres, qui ont inséré dans leurs ouvrages les plus affreuses impuretez des Hérétiques. »
Bayle s’appuie sur le titre de son dictionnaire, Dictionnaire historique et critique, pour revendiquer ce qu’il appelle « les droits de l’Histoire », c’est-à-dire, contre les contraintes et prescriptions de l’institution monologique du dictionnaire, les prérogatives du réel : « la Vie d’un méchant homme », « un livre qui se vend publiquement ». La réalité des choses fait retour contre l’institution des mots. Cette réalité des choses constitue ce que j’ai appelé le marché global des savoirs vers lequel le dictionnaire de Bayle tend à basculer, alors que celui de Moréri cherche à le conjurer. Ce marché constitue le nouvel espace public des lumières, espace de communication et d’échange mondialisés : les révélations d’Antoinette Bourignon se vendent « publiquement » ; elles sont livrées à l’opinion publique ; elles font scandale dans cette opinion. Le nouvel espace public, le marché des savoirs qui se constitue, les légitime donc comme discours d’opinion. Mais ce discours n’est en voie de légitimation que dans le cadre d’une dévalorisation générale des discours livrés à la dérégulation du marché des savoirs. Aussi Bayle, qui maintient Antoinette Bourignon sous la barre sémiotique du corps du texte, dans l’espace infrapaginal des notes, ne qualifie-t-il jamais ces révélations de discours, mais d’images : « ces choses impures et qui salissent l’imagination », « des images sales et obscènes », ou à la rigueur « des absurdités », le degré zéro du discours.
Au dernier moment enfin Bayle revient à l’ancien dispositif, celui de Moréri, avec son discours auctorial et ses conjurations : il se compare aux « anciens Peres, qui ont inséré dans leurs Ouvrages les plus affreuses impuretez des Hérésies » : Bayle tiendrait donc, comme les Pères de l’Église, un discours de l’orthodoxie, dans lequel la référence aux hérésies ne constituerait qu’un repoussoir. J’ai tenté de montrer que, par bien des aspects, Bayle était sorti de cet ancien dispositif textuel : le jeu des notes et des références, la concurrence des discours qu’elles introduisent, le parasitage de l’institution monologique du dictionnaire par le scandale des images précipitent le discours du dictionnaire vers sa déconstruction. C’est ce jeu déconstructif qui a fasciné Voltaire chez Bayle. Le Dictionnaire philosophique, fortement marqué de l’influence de Bayle, parachève le basculement qu’il a initié dans l’économie textuelle, d’une économie monologique vers une économie polyphonique dessinant les contours d’un marché global des savoirs que Voltaire assume sans complexes et avec une intrépide effronterie. En témoigne son article Adam, dont l’accroche fait directement écho à Bayle :
« La pieuse Mme Bourignon était sûre qu’Adam avait été hermaphrodite, comme les premiers hommes du divin Platon. Dieu lui avait révélé ce grand secret ; mais comme je n’ai pas eu les mêmes révélations, je n’en parlerai point. » (P. 9.)
L’article Adam n’est introduit qu’à partir de l’édition de 1767. C’est donc un article tardif, dans lequel le basculement des mots vers les choses, du discours monologique vers la polyphonie déconstructive d’une zone de libre-échange verbal est achevé. Contrairement à Abbé (« abbé signifie père »), Abraham (« Abraham est un de ces noms célèbres »), Âme (« Nous appelons âme ce qui anime »), Ange (« Ange, en grec, envoyé »), Baptême (« Baptême, mot grec qui signifie immersion »), Adam n’est pas un nom, ne propose pas une définition de nom. D’emblée Voltaire superpose deux discours, ou plus exactement deux représentations du premier homme : d’une part l’Adam judéo-chrétien, l’hermaphrodite originel platonicien d’autre part. Il n’est plus question ici de note infrapaginale, ni de discours ravalé au statut inférieur, dégradant, parasite, d’image sale. Voltaire omet carrément le discours auctorial ; il se contente de le poser comme préalable implicite. Évidemment, Adam hermaphrodite fait rire, produit le court-circuit du pas-de-sens par sa confrontation avec ce préalable implicite : à la limite, le lecteur est supposé avoir lu l’article de Bayle avant celui de Voltaire, ou en tout cas celui de Voltaire prend tout son sel de sa confrontation avec son modèle, qu’il parachève12.
Car Mme Bourignon n’est plus cette folle hérétique que le christianisme doit condamner. La disparition du discours auctorial de l’énoncé déplace le parallèle : d’un côté, Mme Bourignon reçoit de Dieu des révélations délirantes ; de l’autre le divin Platon, c’est-à-dire une autre dieu, le Dieu d’un autre folklore, grec celui-là au lieu d’être juif, produit un discours semblable, comparable à celui de Mme Bourignon, devenue la représentante de la secte chrétienne face à la secte platonicienne. Et là, c’est délire contre délire, dans le grand marché des produits exotiques.
Face à ce marché, où Mme Bourignon et Platon se trouvent disposés côte à côte, Voltaire revendique ses prérogatives de sujet. « Comme je n’ai pas eu les mêmes révélations, je n’en parlerai point. » Au marché des discours folkloriques, le sujet client voltairien est roi. Il peut choisir ou ne pas choisir, louer, critiquer ou ne pas commenter. Il y a même plus : produire une discours sur les choses du marché, c’est devenir soi-même un discours du marché, au même rang que le divin Platon certes, mais aussi que la pieuse Mme Bourignon. L’évitement du discours est la condition du maintien d’une position de maîtrise : Voltaire s’étonne, interroge, s’indigne ; mais il ne tient qu’exceptionnellement un discours assertif. S’affirmer comme sujet, c’est se placer en position de client, c’est-à-dire de suspens face à des choses : posture de communication, non de consommation.
Voltaire réitère le dispositif avec la question des livres d’Adam, que Moréri déjà rangeait au nombre des erreurs à conjurer, mais dans un discours très neutre :
« On a attribué plusieurs livres à Adam. Les Juifs prétendent qu’il avoit fait un livre sur la création du monde, et un autre livre sur la divinité. Un auteur Mahométan, nommé Kissœus, rapporte qu’Abraham étant allé au pays des Sabéens, ouvrit le coffre d’Adam, et y trouva ses livres, avec ceux de Seth et ceux d’Esdris ou d’Enoch. Ils disent qu’Adam avoit une vingtaine de livres tombés du ciel, qui contenoient plusieurs loix, plusieurs promesses et plusieurs menaces de Dieu, et les prédictions de plusieurs événements. Quelques rabbins attribuent le psaume 92 à Adam… »
La seule accumulation de ces informations extraordinaires, aussi nombreuses que vagues (« plusieurs lois, plusieurs promesses et plusieurs menaces ») discrédite le discours et le fait tomber au rang des « erreurs au sujet d’Adam ». Ce paragraphe de Moréri est repris presque mot pour mot dans la note (K) de l’article de Bayle. Voltaire condense et ajoute quelques détails piquants qu’il a trouvés dans le Commentaire littéral sur la Genèse de dom Calmet :
« Les rabbins juifs ont lu les livres d’Adam ; ils savent le nom de son précepteur et de sa seconde femme : mais comme je n’ai point lu ces livres de notre premier père, je n’en dirai mot. Quelques esprits creux, très savants, sont tout étonnés, quand ils lisent le Veidam des anciens brahmanes, de trouver que le premier homme fut créé aux Indes, etc, qu’il s’appelait Adimo, qui signifie l’engendreur. »
Les livres d’Adam viennent de Moréri et de Bayle ; le précepteur Jambusar et la première femme d’Adam avant Ève, Lilith, sont chez Calmet13. Voltaire condense tellement le discours d’érudition qu’il ne s’agit plus de conjuration, mais de nécrose : seul subsiste le flash du court-circuit sémiotique, l’instantané du pas-de-sens qui déclenche le pétillement typiquement voltairien de l’esprit. Mais surtout aux livres d’Adam évidemment inexistants Voltaire oppose la réalité concrète, selon lui du moins, du « Veidam des anciens brahmanes », en fait largement un faux : l’Ezour-Veidam sur lequel Voltaire s’extasie était une contrefaçon véidique, un Véda apocryphe qui aurait été écrit par le père Roberto de Nobili au début du dix-septième siècle, ou plutôt d’après lui un peu après.
D’un côté il y a les livres qu’on ne peut pas lire, « les livres d’Adam » ; de l’autre, le livre que Voltaire a sous les yeux, tient dans ses mains (même si c’est un faux), et qui parle d’un Adimo plus ancien, plus originaire que l’Adam hébraïque. Le parallèle des livres d’Adam et du Veida, placés côte à côte face à Voltaire qui n’en dira mot, reproduit le parallèle de Mme Bourignon et de Platon face à Voltaire muet. Adimo concurrence Adam comme le divin Platon concurrençait le Dieu de la pieuse Mme Bourignon. Comme Platon, il apparaît somme toute plus recommandable. Si Adam n’a pas eu l’honneur d’une définition de mot, Adimo est un mot pour Voltaire, pourvu d’une signification : « Adimo, qui signifie l’engendreur ». Le sens d’Adimo fait sens logiquement, contre le sens éludé d’Adam, la terre rouge, qui faisait image dans le contexte fabuleux, irrationnel donc, du mythe de la Genèse. Adimo remotive Adam comme mot faisant à nouveau sens.
Mais Voltaire ne s’engage pas dans le choix d’Adimo contre Adam : ce n’est pas lui qui a lu le Veidam, ce sont, dit-il avec un mépris affecté, « quelques esprits creux, très savants » : ils « sont tout étonnés… de trouver que… » ; « ils disent que la secte… » ; « ils disent que les Indiens… » ; « ils disent qu’il est bien difficile… » ; « Que ne disent-ils point ? Pour moi, je ne dis mot ». La stratégie voltairienne de prétérition est toujours la même : Voltaire, en refusant de produire son propre discours, ou plutôt en feignant de le refuser, garde la maîtrise du client en position de choix face au marché des discours bariolés. À la limite, à la dernière minute, il pourrait se ranger du côté du discours de la secte des Juifs usurpateurs des mythes indiens, c’est-à-dire du côté de l’orthodoxie catholique.
À la limite d’autre part, Voltaire se moque des Indiens : c’est folklore contre folklore, l’antériorité supposée du Veidam permettant simplement de dénoncer le bricolage folklorique de ce qui était supposé constituer un mythe fondateur de notre culture. Pour Voltaire, il n’y a plus d’institution monologique du discours, même rationalisée (comme c’était l’entreprise de Moréri), même infléchie vers un historicisme largement laïcisé (comme Bayle s’y était efforcé). C’est l’idée même d’une hiérarchie des discours qui tombe : tous sont renvoyés à l’ineptie, au pas-de-sens.
Ces « esprits creux, très savants » qui semblaient figurer ironiquement Voltaire ne finissent-ils pas leurs questions par une pirouette qui n’est guère plus sérieuse que les délires de Mme Bourignon ?
« ils disent qu’il est difficile qu’Adam, qui était roux, et qui avait des cheveux, soit le père des nègres, qui sont noirs comme de l’encre, et qui ont de la laine noire sur la tête. »
Moréri a parlé de « terre rouge » pour Adam ; Bayle se contente d’acquiescer à la beauté d’Adam. Voltaire n’a pas trouvé chez Calmet qu’Adam était roux, mais, comme chez Moréri, et déjà chez Flavius Josèphe au début de l’Histoire des Juifs, qu’Adam signifiait en hébreu « terre rouge »14 :
« Adam. Il fut le premier homme créé de Dieu. Il reçut, dit-on, le nom d’Adam à cause de la couleur roussâtre de la terre dont il avait été tiré ; car Adam en hébreu signifie roux ou rouge. Le nom désigne aussi tout homme en général. » (Dictionnaire historique et crique de la Bible, 1722-1728.)
En fait, Calmet ne dit guère plus que Moréri : tous deux ramènent la couleur rousse à la terre dont Adam fut créé, non à ses cheveux. Adama, c’est le sol, non les cheveux. Les cheveux roux d’Adam, opposés au crêpe noir des nègres, sont une pure fantaisie voltairienne destinée à faire éclater l’unité monologique du discours institué.
Voltaire s’efface enfin devant le père Isaac Joseph Berruyer et sa monumentale Histoire du peuple de Dieu depuis son origine jusqu’à la naissance du Messie, tirée des seuls livres saints, Paris, Bordelet, 1747, bizarrement condamnée en 1756 par l’archevêque de Paris. Le début de l’Histoire de Berruyer raconte en détail la création d’Adam, puis sa chute, mais ne s’aventure pas dans ce genre de « recherches ». Berruyer extrapole tout un roman, un peu ridicule, à partir du récit lapidaire de la Genèse. L’interrogation sur les cheveux roux d’Adam est une stylisation parodique de l’amplificatio du naïf jésuite. Voltaire délègue ses questions perverses à un jésuite condamné par l’Église : l’article Adam se clôt par Berruyer comme il s’était ouvert par Mme Bourignon. L’un et l’autre sont des figures du discours délirant, naïvement confiant dans lui-même. Voltaire exploite de que le dictionnaire charrie plutôt que ce qu’il est censé viser : un vaste entrepôt de déchets discursifs plutôt qu’un système de définitions. Au fond, il n’y a pas de genre du dictionnaire pour Voltaire : il n’y a que de la méfiance vis-à-vis d’un impérialisme discursif désormais révolu.
Notes
Cette Bourignon avait imprimé à ses frais dix-neuf gros volumes de pieuses rêveries, et dépensé la moitié de son bien à faire des prosélytes. Elle n’avait réussi qu’à se rendre ridicule, et même avait essuyé les persécutions attachées à toute innovation. Enfin, désespérant de s’établir dans son île, elle l’avait revendue aux jansénistes, qui ne s’y établirent pas plus qu’elle. » (Chap. 37, « Du jansénisme ».)
Les dernières lignes de l’article Adam des Questions sur l’Encyclopédie sont consacrées à Lilith : « On ne parlera pas ici de la seconde femme d’Adam, nommée Lillith, que les anciens rabbins lui ont donnée ; il faut convenir qu’on sait très peu d’anecdotes de sa famille. »
Le point de départ de cet article est peut-être l’article Abbé du Dictionnaire de Moréri, qui dévie aussitôt vers la question politique de l’autorité des abbés, de leur indépendance vis-à-vis de la hiérarchie séculière, et vers la cupidité qu’excita la richesse des monastères.
« Les scribes et les pharisiens se sont assis dans la chaire de Moïse. […] Ils aiment la première place dans les festins et les premiers sièges dans les synagogues, et les salutations dans les places publiques, et être appelés par les hommes : Rabbi ! Rabbi ! Mais vous, ne vous faites point appeler Rabbi ; car un seul est votre Maître ; et vous tous, vous êtes frères. Et n’appelez personne sur la terre votre père ; car un seul est votre Père, celui qui est dans les cieux. Et ne vous faites point appeler directeurs, car un seul est votre Directeur, le Christ. Mais le plus grand d’entre vous sera votre serviteur ; et quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé. » (Matthieu, 23, 2-12. Discours de Jésus contre les scribes et les pharisiens).
Commencés est une faute pour ήλειμμένος (participe parfait passif, en grec hellénistique, d’ἀλείφω, oindre), le mot qu’Aquila de Sinope utilisa à la place de Christos pour traduire Messiah dans la traduction grecque ultra-littérale qu’il proposa de la Bible, après la Septante, vers 138. Cette traduction, qui eut dans les premiers siècles une grande autorité, nous est connue notamment par des fragments dans les Hexaples d’Origène.
On retrouve l’assertion à l’article Juifs de l’Encyclopédie, IX, 49a, §11, comme venant des « Thalmudistes ». Menasseh et Maïmonide sont cités dans la même page.
C’est l’hypothèse de Voltaire. Le mythe platonicien des androgynes, êtres sphériques dotés de huit membres, est rapporté par Aristophane dans Le Banquet, 189e-193d. Les androgynes ayant tenté de combattre les dieux, Zeus les coupa en deux.
Diderot développera à l’article Encyclopédie la fonction subversive des renvois dans l’Encyclopédie.
[Pierre Poiret], La Vie de Damlle Bourignon, écrite partie par elle-même, partie par une personne de sa connoissance, Amsterdam, J. Riewerts et P. Arents, 1 t. en 2 vol. 8°, 1683.
Noël Aubert de Versé, Le Tombeau du socinianisme, auquel on a ajouté le nouveau Visionnaire de Rotterdam, Francfort, F. Arnaud, 1687.
Voltaire a déjà évoqué Mme Bourignon, dans Le Siècle de Louis XIV, à l’occasion de l’arrestation puis de l’évasion de Quesnel vers Amsterdam : « Lorsqu’on l’arrêta, on saisit tous ses papiers, et on y trouva tout ce qui caractérise un parti formé. Il y avait une copie d’un ancien contrat fait par les jansénistes avec Antoinette Bourignon, célèbre visionnaire, femme riche, et qui avait acheté, sous le nom de son directeur, l’île de Nordstrand près du Holstein, pour y rassembler ceux qu’elle prétendait associer à une secte de mystiques qu’elle avait voulu établir.
Lilith est un peu partout, mais Jambusar est une rareté, notée dans les carnets de Voltaire, qui a probablement trouvé l’information dans le Commentaire littéral, à propos de Genèse, II, 7 (1707). Voir Augustin Calmet, Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, Paris, Pierre Emery, 1707-1716, 23 vol. in-4°. Voir également dans le Dictionnaire de la Bible, l’article Préadamites : « L’auteur du livre Gazai parle de quelques anciens monuments où il était fait mention de Jambuzard, de Zagrit et de Roane, qui avaient vécu avant Adam. On y dit que Janbuzar était le maître d’Adam. » On lit parfois Cozaï pour Gazai.
Référence de l'article
Stéphane Lojkine, « Les choses contre les mots : du dictionnaire comme genre au dictionnaire comme dispositif », cours d’agrégation sur le Dictionnaire philosophique, université de Provence et IUFM, 2008-2010.
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