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Résumé

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Références de l’article

Stéphane Lojkine, « La violence et la loi, langages et poétique du Dictionnaire voltairien », Littérature, n° 32, printemps 1995, PUM, Toulouse, p. 35-59.

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Ressources externes

Langages et poétique du Dictionnaire voltairien

Gelijn Cornelis torturé à Breda, 1572 (Luyken, Théâtre des Martyrs)

Gelijn Cornelis torturé à Breda, 1572. Luyken, Théâtre des Martyrs, Leyde, Pierre Van der Aa, 1685

Du temps de sa splendeur, l’institution scolaire des humanités a considéré et présenté le Dictionnaire philosophique de Voltaire comme un monument majeur de l’aventure intellectuelle des Lumières, comme la pierre angulaire de l’édifice de rationalité et de tolérance que le dix-huitième siècle nous aurait légué. Cette place d’honneur dans un système de références culturelles qui tombe maintenant en désuétude a porté un coup mortel au texte, frappé pour ainsi dire désormais d’illisibilité. L’apôtre des droits de l’homme, de la liberté de conscience, de l’Etat laïque au fond nous ennuie et sent la naphtaline.

Le but de cet article est de rétablir le Dictionnaire à la place difficile et instable où il s’était campé, à la marge troublante et angoissée des Lumières. Nous tenterons de dégager l’inquiétante étrangeté d’un texte que l’on avait fini par ne plus lire tant il était réputé familier. Il y a d’abord cette violence que suscite la parole dogmatique, le fanatisme, la discorde civile et les mortifications. Cette violence, le texte ne se contente pas de la désapprouver ; il l’entretient en son cœur, s’en nourrit au champ fasciné de son regard gourmand. Mais le Dictionnaire offre plus que le frisson d’une théâtralité sanglante exhibant ses déchaînements d’inhumanité : de façon plus profonde et plus inattendue, il articule la violence qu’il met en scène à la loi symbolique qu’il constitue. De l’ancien système de valeurs théologique et métaphysique que Voltaire rejette au nouveau système qu’il élabore, la violence établit le mouvement d’une dialectique négative. Elle déclenche d’abord la déconstruction symbolique d’une culture jugée morte, puis dégage l’énergie constitutive d’un ordre du monde nouveau. Ainsi, la relation de Voltaire à la culture morte ne se définit pas exactement comme relation critique. Si le travail du Dictionnaire consiste bien, fondamentalement et génériquement, à circonscrire et, par là, à critiquer le matériau de cette culture, le détournement et la réutilisation de ce matériau hors texte, sur le terrain pragmatique de la campagne contre l’Infâme, inaugure un nouveau rapport de la culture à la réalité.

Dans un premier temps nous envisagerons l’objet du texte, ce que, d’article en article, il livre au regard du lecteur. Cet objet, comme il est normal dans un dictionnaire, c’est le langage. Nous montrerons comment, en donnant le langage à voir, Voltaire le plie à une dynamique déconstructive de l’inintelligibilité et de la violence. Puis nous aborderons la pratique poétique du texte, c’est-à-dire la relation au langage non plus comme objet, mais comme instrument de la stratégie textuelle. Nous verrons alors comment Voltaire refonde la loi symbolique dans l’abîme que constitue le non-sens de l’ancien langage.

« Dans nous l’impuissance, et devant nous un abîme » : la violence comme supplément de la loi

L’usage que Voltaire fait du langage dans le Dictionnaire philosophique a de quoi étonner : peu de dictionnaires s’en sont plus moqués ; peu s’en sont plus théâtralement servi. Car le langage qui fournit les mots sur lesquels le Dictionnaire s’apprête à disserter n’est pas notre langage. Voltaire le considère avec une certaine distance comme un objet zoologique fascinant et dangereux, comme un matériau exotique où l’on ne circule pas sans dommage.

Du non-sens au déchaînement

L’article Arius commence par poser « une question incompréhensible », celle de la nature du Père, du Fils et du Saint-Esprit :

« Je n’y comprends rien assurément ; personne n’y a jamais rien compris, et c’est la raison pour laquelle on s’est égorgé. On sophistiquait, on ergotait, on se haïssait, on s’excommuniait chez les chrétiens pour quelques-uns de ces dogmes inaccessibles à l’esprit humain » (p. 34)1.

Le langage fait irruption à la figure de l’enquêteur comme violence incompréhensible. De ce dérèglement verbal à la haine, la scission destructrice et la mort se dessine un enchaînement nécessaire, un système de causalité délirante qu’il s’agit de rompre, ou plus exactement de circonscrire par le Dictionnaire, de désigner comme objet inintelligible et abject avec la distance ironique d’un regard extérieur, critique, d’un regard protégé.

Dans le quatrième entretien du Catéchisme chinois, le prince Kou, sur le point d’accéder à l’empire, confie à Cu-Su, disciple de Confutzée :

« J’aime fort à faire des prières, je veux surtout qu’elles ne soient point ridicules ; car quand j’aurai bien crié que “la montagne du Chang-ti est une montagne grasse, et qu’il ne faut point regarder les montagnes grasses” ; quand j’aurai fait enfuir le soleil et sécher la lune, ce galimatias sera-t-il agréable à l’Etre suprême, utile à mes sujets et à moi-même ? Je ne peux surtout souffrir la démence des sectes qui nous environnent. » (P. 76.)

Discours sophistique sur la nature de Dieu ou formule rituelle sur la montagne du Chang-ti, l’objet du Dictionnaire est toujours le même : c’est le discours théologique et, de façon plus générale le « galimatias » sur lequel se fonde l’ordre symbolique du monde qui est visé. On remarquera ici le même enchaînement qu’à l’article Arius du « galimatias » à la « démence », du langage inintelligible à son débordement violent, manifesté, dans le discours de Kou, par les supplices édifiants que les bonzes s’infligent. Ces « mortifications qui effrayent la nature », jeûne, carcan, clous enfoncés dans les cuisses, cette « maladie populaire si extravagante et si dangereuse » (p. 77) désignent le discours idéologique à la fois comme mise en scène sado-masochiste offerte à la satisfaction voyeuriste et amusée du lecteur et comme propagation, comme contamination qui menace à tout instant de l’y inclure : le discours est maladie extravagante, maladie qui littéralement se répand au dehors. La jouissance voyeuriste ne peut se développer que grâce à cet envers menaçant du plaisir, ce risque sans cesse encouru d’attraper la maladie, d’être rattrapé par elle.

Cette maladie de l’ordre symbolique qui se corrompt dans l’imaginaire d’un discours incompréhensible se manifeste d’abord par le jeûne : « Les uns se privent toute leur vie des aliments les plus salutaires, comme si on ne pouvait plaire à Dieu que par un mauvais régime » (ibid.). Ne pas manger, c’est effrayer la nature, c’est-à-dire rompre avec elle et s’en exclure. De façon tout à fait significative, Cu-su oppose à ces mortifications, qui enferment le délire du langage dans une consomption hors-nature, « cet esprit de tolérance, cette vertu si respectable, qui est aux âmes ce que la permission de manger est aux corps » (ibid.). Manger, c’est participer de l’ordre naturel, c’est rentrer dans la neutralité tolérante d’un réel désémantisé.

Une dangereuse fascination

La disjonction qui semble alors apparaître entre la jouissance destructrice que déclenche la bouche qui parle et la satisfaction modérée que procure la bouche qui mange n’est pourtant qu’apparente. De l’une à l’autre la pente est glissante, la dégradation irrésistible. C’est pour ainsi dire de façon obsessionnelle que, chez Voltaire, le discours théologique est associé à la nourriture. Dans le Catéchisme du curé par exemple, Théotime décrit ainsi à Ariston sa façon de « prêcher devant des gens de campagne » :

« Je parlerai toujours de morale, et jamais de controverse ; Dieu me préserve d’approfondir la grâce concomitante, la grâce efficace à laquelle on résiste, la suffisante qui ne suffit pas ; d’examiner si les anges qui mangèrent avec Abraham et avec Loth avaient un corps, ou s’ils firent semblant de manger. Il y a mille choses que mon auditoire n’entendrait pas, ni moi non plus. » (P. 87.)

Ergotage, galimatias, controverse, le discours théologique se manifeste toujours comme pléthore incompréhensible, comme inflation des “mille choses” que nul n’entend. Il ne s’oppose pas, mais correspond au contraire à l’image de la manducation. La formidable machine du langage théologique constitue son propre monde, imperméable à la réalité que figure ici encore le fait de manger : entre le discours et la manducation, entre les anges et leur repas s’ouvre bien un abîme. Mais cet abîme est celui-là même qui sépare l’âme du corps, l’abîme des questions inintelligibles où se précipite le langage. Le repas des anges ne figure pas, mais au contraire transgresse la disjonction de l’ordre du langage, où s’inscrit le récit biblique, et de l’ordre naturel, dont la nourriture devrait constituer la figure exemplaire. Cette nourriture là, impossible et dérangeante, devient alors l’image même de l’inintelligibilité du discours. Coupé du réel, le langage ne peut développer que des contradictions : on résiste à la grâce efficace, qui si elle était efficace devrait être irrésistible ; la grâce suffisante ne suffit pas. De ces contradictions, on passe à la confusion du réel et du symbolique, que figure imaginairement le repas des anges.

Cette confusion touche non seulement le discours théologique, mais le modèle symbolique par excellence que constitue pour notre culture le langage des anciens. A l’article Ciel des anciens, Voltaire écrit en effet :

« Le langage de l’erreur est si familier aux hommes, que nous appelons encore nos vapeurs, et l’espace de la terre à la lune, du nom de ciel […]. Si on avait demandé à Homère dans quel ciel était allée l’âme de Sarpédon, et où était celle d’Hercule, Homère eût été bien embarrassé : il eût répondu par des vers harmonieux. […] Mais les anciens n’y entendaient pas tant de finesse ; ils avaient des notions vagues, incertaines, contradictoires, sur tout ce qui tenait à la physique. On a fait des volumes immenses pour savoir ce qu’ils pensaient sur bien des questions de cette sorte. Quatre mots auraient suffi : ils ne pensaient pas. » (Pp. 136-137.)

Le langage n’engendre que du langage. Interrogé sur l’un de ses vers, Homère ne peut répondre que par d’autres vers. Quant aux commentaires d’Homère, ils se développent en volumes immenses, selon un inquiétant processus de prolifération qui ne débouchera jamais sur la réalité physique qu’ils prétendaient atteindre. La musique de la langue développe son chant dangereux, indépendamment de la pensée rationnelle et de ses référents dans la nature.

Confusion du discours théologique ou contagion, propagation des vers des anciens et des volumes qu’ils suscitent, le langage constitue un espace d’indifférenciation fascinante duquel il importe avant tout de se préserver : « Dieu me préserve d’approfondir » s’exclame le curé de campagne, pour conjurer la tentation d’un exercice diabolique du langage. Approfondir, c’est déjà sombrer dans la confusion. Les vers harmonieux par lesquels Homère élude la réponse aux questions de physique de son exégète répètent la même indifférenciation fascinante ; ils produisent la jouissance du texte sublime sans satisfaire le désir de savoir. Semblables au chant des Sirènes, ils perdent l’enquêteur dans la pure musique d’une langue sans commencement ni fin, dans l’océan des volumes immenses, pour le renvoyer, par un fatal renversement, à la néantisation primitive du désir, à la mise à mort imaginaire du sujet, au verdict impitoyable des quatre mots qui réduisent le chant au silence : « ils ne pensaient pas ».

Le débordement indifférencié et fascinant du langage révèle alors son envers, le silence et la mort, que manifestaient autrement, à l’article Arius ou dans le Catéchisme du chinois, le déchaînement de la violence aveugle et destructrice. Toujours se répète le même mouvement de passage à l’abîme, de réversion des énigmes fascinantes d’un langage incompréhensible et proliférant en mise à mort du sujet, par sa réduction au silence, au vide de la pensée, ou par la mise en scène sado-masochiste de son supplice.

Dans l’article Matière, le saut dangereux est figuré de façon particulièrement saisissante. Nous ne savons rien sur la matière. Mais elle est l’objet d’un discours métaphysique qui, comme le théologique, comme le poétique, oscille du silence embarrassé au débordement verbeux :

« Alors, ou ils sont muets, ou ils parlent beaucoup, ce qui est également suspect. […] Nous pesons la matière, nous la mesurons, nous la décomposons ; et, au-delà de ces opérations grossières, si nous voulons faire un pas, nous trouvons dans nous l’impuissance, et devant nous un abîme. […] De réplique en réplique on ne finirait jamais ; le système de la matière éternelle a de très grandes difficultés, comme tous les systèmes. Celui de la matière formée de rien n’est pas moins incompréhensible. Il faut l’admettre, et ne pas se flatter d’en rendre raison ; la philosophie ne rend point raison de tout. Que de choses incompréhensibles n’est-on pas obligé d’admettre, même en géométrie ? Conçoit-on deux lignes qui s’approcheront toujours, et qui ne se rencontreront jamais ? » (Pp. 298-300.)

Le pas que nous voudrions faire de la réalité physique, que l’on peut peser, mesurer, décomposer, au discours métaphysique, qui enchaîne questions et réponses indéfiniment pour constituer des systèmes incompréhensibles, ce pas révèle « dans nous l’impuissance, et devant nous un abîme ». La chute narcissique dans l’abîme d’indifférenciation qu’habite le chatoiement fascinant des « choses indifférenciées » a pour corollaire l’impuissance du sujet néantisé. L’exercice d’un langage incapable de « rendre raison » des principes de la matière et se déployant indéfiniment « de réplique en réplique » englue le sujet pris dans les rets du désir de savoir, le réduit à une impuissance déréalisante. Cependant, si le langage provoque immanquablement l’impuissance du sujet qu’il réussit à prendre au piège de son questionnement délirant, cette impuissance garantit le caractère indéfini de sa prolifération dans un système de causalité coupé du réel, et, de là, la puissance redoutable de la machine dogmatique qu’il constitue. L’impuissance du langage à articuler les « systèmes » qu’il produit à une taxinomie efficace du monde autonomise ce langage et, paradoxalement, le renforce dans son efficacité : détaché du réel, il ne rencontre aucun obstacle ; il extravague sans frein. Sa puissance imaginaire supplée alors son impuissance symbolique.

Du supplément à l’excédent

Un système de supplément semble alors se mettre en place dans le discours voltairien, entre l’Eglise et sa théologie, ou plus généralement entre un ordre idéologique en pleine déréliction et un langage supposé rendre compte de cet ordre et y échouant violemment. La violence imaginaire du langage supplée la faillite symbolique de la religion d’Etat. Dans le Dictionnaire philosophique, le fanatisme et l’esprit de système ne sont pas simplement l’objet d’une condamnation de principe. Ils constituent le supplément fascinant qui vient rééquilibrer une représentation du monde en faillite ; ils sont la violence, offerte à la jouissance voyeuriste du lecteur, contrebalançant les errances et les faiblesses de la loi.

Il ne s’agit pas ici de remettre en question la sincérité de l’engagement voltairien contre le fanatisme et l’intolérance mais de bien marquer la place qu’ils occupent dans le travail fantasmatique de l’écriture voltairienne. Le combat voltairien tire précisément son inlassable énergie de sa coïncidence avec un dispositif imaginaire plaçant la violence archaïque de la mère infâme au centre fasciné d’un vaste système de conjuration de l’objet abject par l’écriture. C’est parce que le supplément de la loi par la violence fonctionne avec une redoutable efficacité que l’écriture peut en tirer, de façon négative, une logique structurale aussi puissante, aussi cohérente, aussi implacable.

Prenons par exemple la septième question de l’article Religion :

« Pourquoi donc dites-vous des injures à votre frère quand vous lui prêchez une métaphysique mystérieuse ? C’est que son bon sens irrite votre amour-propre. Vous avez l’orgueil d’exiger que votre frère soumette son intelligence à la vôtre ; l’orgueil humilié produit la colère, elle n’a point d’autre source. Un homme blessé de vingt coups de fusil dans une bataille ne se met point en colère. Mais un docteur blessé du refus d’un suffrage devient furieux et implacable. » (P. 369.)

La religion chrétienne prétend fonder sa légitimité sur un langage de la douceur et de l’amour du prochain que contredit l’usage même de ce langage, à des fins de prosélytisme et, de là, de violence sur la conscience, sinon sur la personne d’autrui. Cette contradiction entre le fondement et l’effet de ce langage le rend inintelligible : la « métaphysique mystérieuse » devient pure musique de la langue, système de signes autonome et sans référent. L’inefficacité symbolique de ce langage est alors compensée par la violence physique que son exercice suscite : l’amour-propre du docteur prêcheur s’irrite, il dit des injures, exige l’aliénation inconditionnelle de l’Autre à sa volonté. La violence furieuse et implacable que suscite cet échec du langage à persuader raisonnablement est alors comparée à la violence de la guerre. Tel est le déchaînement imaginaire : imaginaire non pas parce qu’il aurait l’irréalité vaporeuse d’une pure fantasmagorie ; imaginaire parce qu’il se situe aux sources les plus archaïques de la violence, lorsque l’Autre n’est pas tant destiné à la destruction (comme à la guerre) qu’au déni de son altérité, qu’à son écrasement dans le moule du Même. Les injures du docteur suppléent l’inintelligibilité du discours théologique ; le dogme et la religion qu’il impose par la violence tiennent lieu de la loi symbolique qu’il aurait dû persuader par le langage.

L’opposition qui se dessine alors entre un bon et un mauvais usage du langage trouve sa traduction politique à la huitième question du même article :

« Ne faut-il pas soigneusement distinguer la religion de l’Etat et la religion théologique ? Celle de l’Etat exige que les imams tiennent les registres des circoncis, les curés ou pasteurs des registres des baptisés ; qu’il y ait des mosquées, des églises, des temples, des jours consacrés à l’adoration et au repos, des rites établis par la loi ; que les ministres de ces rites aient de la considération sans pouvoir ; qu’ils enseignent les bonnes mœurs au peuple […]. Il n’en est pas ainsi de la religion théologique ; celle-ci est la source de toutes les sottises et de tous les troubles imaginables ; c’est la mère du fanatisme et de la discorde civile ; c’est l’ennemie du genre humain. » (P. 369.)

Le langage de la religion d’Etat est taxinomique : en répertoriant, classant, ordonnant la population en un registre des naissances, des mariages et des décès, il lui assigne une constitution symbolique, il la rapporte à une grille idéologique des états sociaux ; cette grille se traduit dans l’organisation de l’espace et du temps par la répartition visible et concertée des lieux sacrés et des profanes, des jours ouvrables et des jours fériés. Les « rites établis par la loi » figurent et consacrent cette taxinomie du monde sous le contrôle d’une loi supposée les soustraire à tout débordement. En privant les ministres du culte de tout pouvoir politique et en cantonnant leurs discours à la sphère privée des bonnes mœurs, la loi verrouille l’exercice religieux du langage : la taxinomie qu’il déroule le contraint ; l’ordre qu’il légitime lui impose silence.

En revanche, la religion théologique se définit directement par son discours, sans le verrouillage d’une loi étatique supérieure. Aucune place, aucune limite ne lui a été assignée. Le langage de la religion théologique, parce qu’il n’est pas réglé par la loi, mais procède de l’imaginaire le plus archaïque, ne produit que bruit inintelligible « de toutes les sottises », que « troubles » ou confusion des catégories. Il n’ordonne pas le monde, ne le sépare pas en classes, espèces et qualités nommables, mais l’envahit, le déborde. Il est « la source », « la mère », « l’ennemie » de tout ce qui fonde la sociabilité. Ce débordement pervers se désigne nettement comme la figure fascinante et abjecte de la mère archaïque.

L’étrangeté du texte tient à l’articulation de ces deux systèmes de la religion, le bon système étatique sur lequel repose la conception voltairienne de la tolérance et le mauvais système théologique, dans lequel le langage se débride et suscite violence et anarchie. Formellement, Voltaire les « distingue » comme deux systèmes antithétiques et en apparence indépendants. Pourtant le système étatique apparaît comme la machiavélique récupération du système théologique, comme la canalisation par la loi de la puissance désordonnée que ce langage met en œuvre. Le remède est dans le mal : registres, fêtes, monuments et rites n’ont de sens et de fonction que par rapport à la « discorde civile » que leur taxinomie parvient à conjurer.

Or, si le langage taxinomique de la religion d’Etat apparaît logiquement comme le résultat d’une domestication du bruit et de la fureur qui désignent la religion théologique, cette dernière est décrite en second par Voltaire ; elle est la dégradation idéologiquement terrible mais poétiquement stimulante qui déclenche l’anecdote finale du dalaï-lama, arbitre absurde et débonnaire de deux sectes qui se déchirent en baisant sa crotte. La puissance de débordement archaïque de ce langage indompté se présente à l’aboutissement du processus de l’écriture voltairienne pour cristalliser ce qui fait sa spécificité, le brio d’un petit conte, le resserrement d’un apologue spirituel dont le sens échappe et le rythme étourdit.

Le conte ne vient pas suppléer la taxinomie perdue du langage ; il l’excède. La théorie voltairienne de la tolérance suffisait à compenser ce que la chute fascinée dans le langage régressif du fanatisme avait déconstruit dans l’ordre symbolique ; l’écriture voltairienne y ajoute le conte qui, par le changement de régime sémiotique qu’il opère, loin de se réduire à une redondance ornementale du message de tolérance, ouvre le texte à un détournement radical de la constitution symbolique du monde. Le rire absurde du dalaï-lama distribuant sa chaise percée au milieu de la guerre civile est censé figurer l’anarchie théologique et la violence qu’engendre l’établissement d’un dogme monopoliste. Le geste pourtant excède l’allégorie, pour qui le choix de Fo contre Sammonocodom délivrait un sens suffisant. Ce geste qui répétant le rite inaugural fournit la pointe du récit le fait dévier de sa visée première, comme si le réel, avec ses aléas, ses débordements circonstanciels irréductibles à la constitution d’un sens, fournissait ici le sel du conte dans ce qu’il a de plus cocassement réussi. Le rire de la loi établit alors la souveraine désinvolture de l’histoire au cœur de la violence que cette loi même a déchaînée. Ce réel-là qui saute à la figure sous l’espèce dérisoirement abjecte de sa matérialité fécale, voilà l’abîme.

De l’inclusion matérialiste à l’excédent dévorateur : fonction poétique du galimatias dans l’article Ame

Ainsi se dessine une économie de l’écriture voltairienne en rapport direct avec l’objet du texte : à la contemplation fascinée de l’objet abject que, sous la forme du discours théologique, métaphysique ou poétique, constitue le langage dont le Dictionnaire cherche à rendre compte correspond une pratique de l’écriture qui tire son énergie et décoche ses traits précisément à partir de la juxtaposition incongrue d’une réalité triviale et d’un déchaînement imaginaire, déclenché par la violence archaïque des langages déviants que le Dictionnaire vient convoquer.

Le déroulement de l’article Ame est caractéristique de la dynamique structurale qu’engendre cette juxtaposition.

L’âme entre regard et langage : circonscription du champ

L’âme constitue, dans la logique métaphysique, une articulation essentielle de l’espace intelligible des essences à l’espace sensible de la matière. En déconstruisant l’âme, Voltaire change la notion médiatrice en saut dans l’inintelligible, isole et fait régresser l’outil logique en pré-objet fascinant et dangereux. Significativement, l’article ne s’ouvre pas sur un objet de parole, mais sur un impossible donné-à-voir :

« Ce serait une belle chose de voir son âme. Connais-toi toi-même est un excellent précepte, mais il n’appartient qu’à Dieu de le mettre en pratique : quel autre que lui peut connaître son essence ? » (P. 7, 1er §.)

Le détournement plotinien2 du précepte socratique en plongée narcissique dans l’abîme d’un savoir inaccessible aux mortels inscrit d’emblée le questionnement de la notion d’âme comme exigence présomptueuse du mystique, comme transgression de la mesure humaine qui nous interdit de nous égaler à Dieu. Il convient de ne pas trop se pencher au-dessus de cet abîme du discours métaphysique :

« Nous appelons âme ce qui anime. Nous n’en savons guère davantage, grâce aux bornes de notre intelligence. Les trois quarts du genre humain ne vont pas plus loin, et ne s’embarrassent pas de l’être pensant ; l’autre quart cherche ; personne n’a trouvé ni ne trouvera. » (2ème §.)

La définition étymologique tourne à l’aporie devant l’espace d’inintelligibilité que circonscrit la stratégie textuelle du Dictionnaire. Pourtant, les « bornes de notre intelligence », loin de poser les jalons critiques d’une séparation kantienne des champs respectifs de la raison et de la foi, n’établissent un interdit que là où la logique de l’article impose qu’il soit transgressé : le dictionnaire ne devrait pas ouvrir une rubrique pour y faire lire qu’il est impossible de l’ouvrir ; s’il le fait, ce n’est que pour mieux marquer la procédure d’empêchement constitutive de sa démarche, pour signifier la plongée fascinante dans le langage mystérieux, dangereusement autonome, de la métaphysique.

On s’aperçoit alors que l’étymologie n’était pas posée ici au hasard : « ce qui anime » définit le ressort profond du langage métaphysique tout entier, dont l’âme n’est que la figure exemplaire. Animé d’un mouvement irrépressible de débordement, le langage métaphysique se définit de la même façon que la démarche irrationnelle et fascinée qui se porte vers lui, au travers de l’article. Sous couvert de l’ironie voltairienne qui nous dédouane de notre transgression, nous franchissons les fameuses « bornes », nous allons plus loin, nous nous embarrassons de l’être pensant : ce mouvement nous enlise, cet approfondissement nous engloutit.

Que l’invective dédaigneuse au « pauvre pédant », devenu en 1764 le « pauvre philosophe » ne nous y trompe pas. L’ironique et distante deuxième personne retrace la plongée fascinée dans l’abîme du langage et suit le mouvement d’impossible auto-contemplation annoncé au début de l’article :

« Pauvre philosophe, tu vois une plante qui végète, et tu dis végétation, ou même âme végétative. Tu remarques que les corps ont et donnent du mouvement, et tu dis force ; tu vois ton chien de chasse apprendre sous toi son métier, et tu cries instinct, âme sensitive ; tu as des idées combinées, et tu dis esprit.

Mais, de grâce, qu’entends-tu par ces mots ? » (3ème §.)

A la réalité de la nature, aux actions que « tu vois » ou que « tu remarques » et dont les verbes rendent compte, s’oppose l’artifice des noms en italiques, la réification scolastique du réel en catégories vides que « tu dis »3, et bientôt que tu « cries », selon un processus de nécessaire dégradation dans la violence qui nous est désormais familier. « Ordre idéal » du dire et « ordre physique » du voir, pour reprendre les termes de Dumarsais, sont irrémédiablement disjoints. L’objet métaphysique de l’article est ainsi déconstruit, d’abord par sa fragmentation, sa démultiplication en une série d’objets, puis par sa réification, sa déréalisation en signes de rien, nomina nihili, names with no ideas4. L’infernal engrenage du questionnement délirant se met alors en branle :

« Mais, de grâce, qu’entends-tu pas ces mots ? Cette fleur végète, mais y a-t-il un être réel qui s’appelle végétation ? Ce corps en pousse un autre, mais possède-t-il en soi un être distinct qui s’appelle force ? Ce chien te rapporte une perdrix, mais y a-t-il un être qui s’appelle instinct ? Ne rirais-tu pas d’un raisonneur (eût-il été précepteur d’Alexandre) qui te dirait, Tous les animaux vivent, donc il y a dans eux un être, une forme substantielle qui est la vie ? » (4ème §.)

Ce que le discours nomme n’a pas d’« être réel ». Entre les verbes qui rendent compte des phénomènes du monde — végéter, pousser, rapporter — et les noms qui leur assignent une place dans un ordre métaphysique — végétation, force, instinct — s’ouvre l’abîme d’une impensable et impossible articulation. Contrairement aux verbes, le système que constitue la constellation des noms fonctionne comme pur système du langage, sans référents, et ne parvient pas à définir une taxinomie du monde. Aristote, le précepteur d’Alexandre, apparaît ici comme la figure exemplaire de cette visée taxinomique du langage et de la systématisation philosophique qui à partir de là s’est mise en place dans le nominalisme médiéval. L’article s’ouvrait contre Platon, dont le Connais-toi toi-même était dévoyé en figuration narcissique d’un impossible regard ; le préambule s’achève contre Aristote le « raisonneur », dont la méthode grammaticale de classification du réel en « êtres » et « formes substantielles » tourne au galimatias le plus ridicule. Cet encadrement n’est pas fortuit : c’est le champ philosophique tout entier qu’il circonscrit comme champ irréel, ouvert à un regard fasciné et à un langage délirant. L’image qui clôt le préambule rassemble ces deux éléments :

« Si une tulipe pouvait parler, et qu’elle te dît, Ma végétation et moi nous sommes deux êtres joints évidemment ensemble, ne te moquerais-tu pas de la tulipe ? » (5ème §.)

Si la tulipe fait songer à l’amateur de tulipes que La Bruyère, au début de « De la mode », campait fasciné tout le jour devant les irisations délicates de ses corolles, cette parole de fleur renvoie au sophisme de l’éphémère qui fait dire à la rose de Fontenelle que de mémoire de rose on n’a jamais vu mourir un jardinier5. Les systématisations déviantes que produit le langage contaminent la nature même. Ce n’est plus le philosophe regardant la tulipe, ce sont les tulipes elles-mêmes qui se mettent à délirer, et poursuivent le travail de scission entre la réalité subjective et l’essence scolastique du monde : à l’unité immédiate dont l’image de la tulipe renvoie à son admirateur l’évidence sensible s’oppose la division des deux êtres dont rend compte sa parole, « ma végétation et moi », tandis que dérision et moquerie établissent à un autre niveau, celui du cadre énonciatif, une distance que le regard fasciné tendait au contraire à abolir. La scission s’effectue donc sur deux plans : la scission de l’objet, de la tulipe devenue double, produit la scission de la parole, parole délirante de tulipe et moquerie du lecteur à l’encontre de la tulipe.

L’impossible donné-à-voir du Connais-toi toi-même liminaire avait engendré la disjonction du regard voyant la plante et de la parole nommant en elle la végétation. Mais cette disjonction elle-même se déconstruit et se fragmente encore par la double scission que met en scène le discours de la tulipe. Le champ épistémologique qui se circonscrit ici ne se constitue que dans le vertige de son émiettement.

Structuration scolastique du texte (première phase)

En effet, à la disjonction absolue du galimatias théologico-métaphysique et de la réalité naturelle qui organise la stratégie idéologique de l’article correspond, dans la stratégie textuelle, l’emploi répété de la deuxième personne, l’interpellation par l’auteur du « pauvre philosophe » (p. 7), puis des savants (« O savants, j’ai bien peur que vous ne soyez aussi ignorants qu’Epicure », p. 8), et enfin de l’humanité tout entière (« Prends garde, ô homme ! », p. 9), qui met à distance le discours déprécié, non pas comme objet externe et neutralisé (ce serait le rôle de la troisième personne : les métaphysiciens pensent que…), mais comme représentation obsessionnelle à laquelle l’auteur est en butte, comme hystérisation du discours.

Car, quoique condamné et mis hors-jeu par l’énonciation ironique, le propos métaphysique demeure structurant : coupé du réel, déconstruit comme objet, il rythme pourtant le texte et l’habite. Les quatre catégories de base qui justifient scolastiquement la notion d’âme, la végétation, la force, l’instinct (ou âme sensitive) et l’esprit, ressurgissent périodiquement sans grande variation. Elles sont d’abord posées au troisième paragraphe, en italiques. Les mêmes italiques sont reprises au quatrième paragraphe, sous la forme d’une interrogation répétée : y a-t-il un être qui s’appelle végétation, force, instinct ? L’esprit seul disparaît, remplacé par le « raisonneur » aristotélicien. Au sixième paragraphe, l’énoncé des certitudes recoupe les quatre catégories, sans les noms :

« Voyons d’abord ce que tu sais, et de quoi tu es certain : que tu marches avec tes pieds ; que tu digères par ton estomac ; que tu sens par tout ton corps, et que tu penses par ta tête. » (6ème §.)

Marcher, c’est avoir du mouvement : le « pauvre philosophe » définissait ainsi la force. Digérer, c’est accomplir les fonctions naturelles vivifiantes qui constituent la végétation. Sentir relève de l’âme sensitive ; penser, de l’esprit. Voltaire a particularisé, imagé, théâtralisé des notions inchangées : entre le réel dont on est sûr et le discours repoussé, l’écart est bien mince, écart du nom à sa mise en verbe, de l’idée à sa mise en image.

Les termes abstraits réapparaissent d’ailleurs au neuvième paragraphe, lorsqu’il s’agit de montrer que l’indivisibilité n’est pas une exclusivité de l’âme, qu’elle concerne également les attributs de la matière :

La force motrice des corps n’est pas un être composé de parties. La végétation des corps organisés, leur vie, leur instinct, ne sont pas non plus des êtres à part, des êtres divisibles ; vous ne pouvez pas plus couper en deux la végétation d’une rose6, la vie d’un cheval, l’instinct d’un chien, que vous ne pouvez couper en deux une sensation, une négation, une affirmation. Votre bel argument, tiré de l’indivisibilité de la pensée, ne prouve donc rien du tout. (Pp. 8-9.)

Force, végétation et instinct reviennent à la charge comme un leitmotiv, mais sont subrepticement passés de l’autre côté, comme attributs de la matière et non plus comme catégories de l’âme. Cependant cette indivisibilité commune, qui les met sur le même plan que la pensée, n’est plus ridiculisée comme au quatrième paragraphe : l’entité métaphysique est abandonnée, mais la propriété abstraite demeure. Elle permet d’inclure dans la réalité de la matière les catégories scolastiques de l’âme.

Détournement matérialiste du modèle scolastique (deuxième phase)

Cette inclusion demeure cependant imparfaite, puisqu’elle concerne les trois premières catégories à l’exclusion de la quatrième, la pensée ou l’esprit. La deuxième phase de l’article va donc consister à réduire cette dernière opposition :

A présent, dites-moi de bonne foi, ce pouvoir de sentir et de penser, est-il le même que celui qui vous fait digérer et marcher ? Vous m’avouez que non, car votre entendement aurait beau dire à votre estomac : Digère, il n’en fera rien s’il est malade ; en vain votre être immatériel ordonnerait à vos pieds de marcher, ils resteront là s’ils ont la goutte. (P. 9, 11ème §.)

Le repas des anges du Catechisme du curé nous incite à relever cette nouvelle référence digestive, déjà apparue au sixième paragraphe comme substitut imagé de la végétation (« tu digères par ton estomac », p. 8). Une opposition se dessine alors non plus entre le faire et le dire, mais entre la réalité corporelle et la puissance de l’entendement. Ce n’est plus une opposition simple, externe, entre la position des philosophes des Lumières et celle des théologiens réactionnaires, mais une opposition plus sournoise, interne à la rationalité des Lumières, entre les pouvoirs du corps et ceux de l’esprit. Ces deux pouvoirs discordants qui régissent l’homme sont d’abord situés dans l’âme : ce sont « deux âmes bien embarrassées et bien peu maîtresses à la maison ». Une telle terminologie masque le glissement opéré. Situer dans l’âme de façon homogène les réalités du corps et les impulsions de l’esprit révèle un objet déconstruit, ôte toute signification à la notion d’âme. Voltaire a beau jeu de convoquer alors la pensée grecque et son nou`", puis pêle-mêle les spéculations de Platon, Epictète, Leibniz, Tertullien, Grégoire de Nysse, Descartes, La Peyronie et Thomas d’Aquin, qui toutes touchent à l’articulation de l’âme à la matière. Après avoir ridiculisé au passage la glande pinéale et la demeure dans le corps calleux, le texte réalise cette articulation parodiquement en se demandant comment « une âme dont la jambe » et le bras auront été coupés en des endroits différents, puis réutilisés par d’autres êtres dans le cycle de la nature, pourra ressusciter intégralement. Cette jambe de l’âme, ce complément de nom oxymorique, réalise l’inclusion corporelle de force, par le télescopage ironique. L’ironie est la seule issue au délirant babil métaphysique, elle force une inclusion que la raison refuse, elle exécute par l’image répétée de la digestion ce que la stratégie discursive ne peut accomplir, à savoir la recomposition de l’objet métaphysique en objet purement matériel. De l’âme théologique, on est passé à une âme de chair, de légumes et de sang.

Une modélisation paradoxale : cannibalisme de la loi juive (troisième phase)

La troisième phase de l’article concerne l’absence d’âme dans la tradition juive. Il s’agit cette fois d’une inclusion au sens propre, puisque Voltaire reprend un texte qu’il a déjà fait paraître dans la Correspondance littéraire du 15 juillet 1759, sous le titre « De l’antiquité du dogme de l’immortalité de l’âme »7. Les citations du Deutéronome qu’il accumule tout à la fois délégitiment la notion d’âme, qui n’apparaît pas dans la loi, et déconstruisent une loi qui n’inclut pas la notion d’âme. Mais, plus profondément que la dialectique négative qu’elle permet de mettre en œuvre, la référence au Deutéronome poursuit le télescopage du réel et du symbolique qui fondait l’ironie des jambes de l’âme en identifiant la justice de Dieu à la violence corporelle. Paradoxalement ce télescopage, cette identification, renvoient à la modernité culturelle d’une représentation matérialiste du monde. La loi judaïque apparaît alors contradictoirement comme le modèle originaire de la théologie chrétienne que l’article récuse et comme l’anti-modèle du théisme et de la morale temporelle qu’il construit. Cette contradiction du modèle archaïque de la loi juive, que la stratégie textuelle désigne comme objet abject où l’Autre abominable, où le langage théologique trouve son fondement, mais que dans le même temps elle recycle et détourne dans le système culturel de la modernité, se traduit par une hystérisation cannibale du discours. La dernière citation est révélatrice à ce titre :

« Et vous mangerez le fruit de votre ventre, et la chair de vos fils et de vos filles, etc. » (P. 12 ; Deutéronome, XXVIII, 53.)

La citation est exacte, mais, sortie de son contexte, elle change de sens. Le texte biblique prophétisait les misères du peuple d’Israël s’il ne servait pas Dieu ; une nation ennemie l’envahirait ; il serait assiégé dans ses villes et, réduit à la faim, en viendrait à s’entredévorer. L’évocation de l’anthropophagie, prise isolément, quitte le réalisme dramatisé d’une prophétie biblique qui accumule les images, pour devenir énoncé terrible de la loi, véritable anti-modèle symbolique. L’ingestion, qui revient dans l’article pour la quatrième fois, et ici sous la forme fantasmatique voltairienne la plus pure, manifeste dans la violence et l’horreur le processus, caractéristique du Dictionnaire philosophique, d’intégration de l’altérité symbolique au corps matérialiste du texte. Le discours théologique, qui se déploie ici sans frein en l’absence de médiations, puisque l’objet médiateur a été déconstruit, se résorbe lui-même dans sa propre dévoration. Excédentaire, hystérisé, et par là neutralisé dans la stratégie textuelle, il délivre la puissance symbolique en s’imageant et se démultipliant, mais abdique toute relation au signifié et manifeste son abdication dans la référence cannibale.

Une disjonction apparaît alors entre le déroulement inintelligible de ce langage et l’impossible donné à voir qui le constitue en objet abject et fascinant. L’article s’ouvrait sur cette impossibilité fondatrice (« Ce serait une belle chose de voir son âme ») qui s’autorise désormais d’une caution biblique :

« Moïse, seul vrai législateur du monde avant le nôtre, Moïse, qui parlait à Dieu face à face et qui ne le voyait que par derrière, a laissé les hommes dans une ignorance profonde sur ce grand article. » (P. 14.)

Au-delà de l’exploitation maligne par Voltaire des menues incohérences du récit biblique, l’illogisme d’un dispositif où la loi comme parole est reçue face à face malgré l’impossibilité de voir la face de Dieu entre en résonance ici avec l’économie structurale du texte, pour qui le langage de la loi symbolique est tout à la fois objet de l’indéfini questionnement du Dictionnaire et de l’interdit fasciné du regard métaphysique.

Limites (quatrième phase)

La quatrième phase de l’article a été augmentée de deux ajouts à la rédaction primitive de 1759, le premier dans l’édition Varberg de 1765, le second dans celle de 1769. Voltaire y affirme la nécessité de suspendre son jugement, de limiter l’exercice de la raison en deçà de ce qui touche à la métaphysique. Formellement pourtant, le mouvement du texte est identique à celui des deux phases précédentes. Cicéron, Locke, Gassendi, « tous les premiers pères de l’Eglise » sont convoqués pour cautionner les limites que Voltaire assigne à l’exercice de la raison. Mais là encore la perspective et l’objet de l’article contredisent et transgressent les limites qu’il feint de s’imposer. Le Dieu qui cautionne cette pseudo-critique de la raison est un fantoche ridicule dont les prescriptions valent ce que distribuait le dalaï-lama à la fin de l’article Religion. Voltaire parodie à dessein l’éloquence d’un prédicateur et accentue dérisoirement l’emphase de ses injonctions, martelées au moins à quatre reprises :

« Tu es je ne sais quoi, pensant et sentant, et quand tu sentirais et penserais cent mille millions d’années, tu n’en sauras pas davantage par tes propres lumières sans le secours d’un Dieu.

[…] O homme ! ce Dieu t’a donné l’entendement pour te bien conduire, et non pour pénétrer dans l’essence des choses qu’il a créées.

[…] Personne ne sait ce que c’est que l’être appelé esprit […]. Il est impossible à nous autres êtres bornés de savoir si notre intelligence est substance ou faculté.

[…] nous ne savons rien par nous-mêmes des secrets du Créateur. Êtes-vous donc des dieux qui savez tout ? On vous répète que nous ne pouvons connaître la nature et la destination de l’âme que par la révélation. » (Pp. 14-15.)

La répétition inflationniste constitue cette limite en excédent, identifie la sagesse mesurée des Lumières à une précipitation vers l’abîme. Le travail de l’écriture révèle alors ce que la simple prise en compte de l’énoncé théorique risque de manquer. L’article s’achève donc en quelque sorte sur un Je sais que je ne sais rien qui fait pendant à l’impossible Connais-toi toi-même du premier paragraphe. Les préceptes socratiques se répondent, marquant que le texte a bel et bien parcouru l’espace philosophique et métaphysique qu’il avait prétendument frappé d’inintelligibilité.

Stratégie textuelle et méconnaissance structurale

L’article Ame se fonde sur le passage historique de la représentation classique du monde à sa déconstruction et sa recomposition moderne. Dans l’ancien système, le langage opérait une articulation taxinomique entre la réalité du monde et son ordre symbolique8 : les notions sur lesquelles l’homme fondait sa représentation du monde étaient des notions médiatrices. L’âme articulait dans l’homme la matière et la pensée ; les anges permettaient « de placer des êtres intermédiaires entre la Divinité et nous » (p. 22) ; la confession instituait le confesseur comme médiateur entre le pécheur et l’instance symbolique ; Voltaire figurait cette médiation de façon saisissante par le jésuite Coton promettant de se jeter entre Henri IV et le régicide qui lui aurait confié son projet (p. 148) ; cette médiation devient interposition scandaleuse pour Voltaire à l’article Prêtre, tandis que l’article Superstition s’interroge, indigné : « Et qu’est-il donc ce prêtre de Cybèle, cet eunuque errant qui vit de vos faiblesses, pour s’établir médiateur entre le Ciel et vous ? » (P. 395.) ; quant à la chaîne des êtres créés, elle établissait une « gradation d’êtres qui s’élèvent depuis le plus léger atome jusqu’à l’Etre suprême » (p. 101) ; de même, la chaîne des événements « s’étend d’un bout de l’univers à l’autre » (p. 104). Toute une série d’articles du Dictionnaire prend cet ancien système de médiations comme base à partir de laquelle opérer un travail de déconstruction idéologique.

Dans le nouvel ordre symbolique, la disparition des anciennes médiations est compensée par un système de limites. Ce sont les « bornes de l’esprit humain », auxquelles Voltaire consacre également un article. Le langage perd alors sa fonction taxinomique et médiatrice pour devenir le lieu de tous les dérapages délirants, dont il convient de se protéger par une prudente ejpoch;.

Mais ce passage historique sous-jacent à de nombreux articles du Dictionnaire n’en délivre pas la structure consciente. En effet, tout d’abord Voltaire figure le modèle utopique que son livre et sa campagne idéologique cherchent à promouvoir avec les traits de l’ancien système, idéalisés, restaurés dans une imaginaire et primitive efficacité. On a vu à l’article Religion comment la religion d’Etat, en réalisant politiquement la tolérance voltairienne, rétablissait la puissance taxinomique de son langage. En revanche, la constitution idéologique des langages de la théologie, de la métaphysique, de la littérature ancienne, n’est plus perçue que sous la forme dégradée d’un débordement inintelligible, d’une sorte de superfluité dévorante du travail de la raison. Or, et c’est là le second aspect de la méconnaissance structurale qui fonde la poétique voltairienne, la stratégie textuelle de l’article, loin d’exclure cet excédent rationnel, ce travail à vide de la raison que constitue la métaphysique, l’incorpore comme abîme fondateur, comme défection constitutive de la raison. On l’a vu à l’article Matière, faire un pas dans la métaphysique, c’est trouver en soi l’impuissance. L’écriture voltairienne franchit sans cesse, par le biais de la dénégation et la revendication des limites, ce pas qui l’expose à la précipitation dans l’abîme. Le passage de la physique à la métaphysique libère le langage de tout rapport au réel, le livre comme dépense gratuite, comme pur excédent, à la dévoration idéologique. Mais désigner la limite ou la franchir, c’est tout un :

[…] vous traitez l’humble doute et l’humble soumission du philosophe comme le loup traita l’agneau dans les fables d’Esope ; vous lui dites : « Tu médis de moi l’an passé, il faut que je suce ton sang. » (P. 15.)

Cette cinquième figure de la dévoration, qui clôt presque l’article Ame, rejoint l’anthropophagie masochiste à laquelle est livré l’intellectuel dans l’arène, à la fin de l’article Lettres, gens de lettres ou lettrés9. Qu’il impose des limites ou non à sa raison, la disparition des médiations expose le propagandiste des Lumières à se faire sucer le sang par ses adversaires et, confondant la « soumission du philosophe » avec la sagesse de la philosophie, à identifier la limitation du discours à la représentation du discoureur sacrifié. « Tu médis de moi l’an passé » représente, dans sa dérisoire futilité, le minuscule excédent du discours de l’agneau. Car le discours est toujours excédentaire ; même de peu, même pour rien, il excède la réalité qu’il représente, et encourt toujours l’injonction de se limiter. Or le réel rattrape toujours ce que la langue excède, pour la manger.

La logique poétique de Voltaire se manifeste ici dans toute sa puissante modernité : le référent de base à la structuration de l’écriture n’est pas d’ordre textuel, ni même linguistique ; c’est la réalité. Le discours, discours des sophistes, des théologiens, des diseurs de métaphysique, mais aussi, parce qu’il procède par mimétisme, dialectique négative et inclusion, le discours de Voltaire lui-même, excède la réalité. Cet excédent verbeux, ce bruit de la médisance, ce signifiant déraciné, la stratégie textuelle voltairienne consiste à l’affronter, le heurter au réel, l’image la plus saisissante de ce heurt étant l’image de la dévoration. Le texte voltairien se nourrit de ses excédents pour revenir au réel, le théâtraliser dans sa violente brutalité : il met en scène le loup qui le guette ; tôt ou tard il débouche sur son sang sucé.

La poétique voltairienne de l’excédent, on le voit, se situe aux antipodes du supplément derridien, auquel, formellement du moins, elle pouvait paraître ressembler. Contrairement au supplément, l’excédent ne rétablit pas une logique textuelle défaillante ; au contraire, il l’élimine au profit d’autre chose, au profit de ce fameux « signifié hors texte dont le contenu pourrait avoir lieu, aurait pu avoir lieu hors de la langue, c’est-à-dire […] hors de l’écriture en général », ou plus simplement de ce hors-texte auquel J. Derrida dénie toute fonction structurante pour l’écriture10. Ce signifié-là, ce hors-texte qui dévore l’écriture se trouve déjà dans le réel, est produit directement par lui. Tel est l’enjeu profond du travail déconstructif du Dictionnaire philosophique : abolir les médiations, établir les limites que le discours excède, ménager au cœur du texte un abîme d’impuissance, c’est préparer l’avènement d’un nouveau symbolique hors langage et hors médiations, c’est ouvrir le réel au sens. Ce réel-symbolique hétérodoxe qui est en jeu dans la poétique voltairienne, ce télescopage cannibale du discours et de la réalité qui légitime la littérature hors d’elle-même, ouvre l’écriture à une pratique radicalement moderne : il fonde la littérature engagée.

Récapitulation

L’analyse de l’article Ame nous a permis de distinguer quatre phases dans le passage de l’ancien au nouvel espace idéologique. Dans la première phase, l’objet de l’article, la notion médiatrice d’âme identifiée aux quatre catégories scolastiques de la végétation, de la force, de l’instinct et de l’esprit, est déconstruite, grâce à une stratégie de fragmentation et de démultiplication. Mais, contradictoirement à cette déconstruction, la répétition obsessionnelle des catégories et l’emploi généralisé de la seconde personne hystérisent le discours que délivre l’objet déconstruit, le constituent en énergie structurante du texte.

La seconde phase de l’article intègre l’objet déconstruit à la réalité de la matière, recompose dans la parodie un objet proprement voltairien, une âme matérielle avec bras et jambes. Le recours faussement fortuit à l’image de la dévoration constitue le symptôme de la disparition des médiations ; le texte affronte alors directement le symbolique au réel. La dévoration, chez Voltaire, signifie toujours cet affrontement.

La troisième phase de l’article, en recourant au modèle judaïque, désigne le paradoxe de la construction idéologique à laquelle Voltaire se livre : fondement du discours théologique, la loi du Lévitique et du Deutéronome est ici récupérée par l’argumentation matérialiste voltairienne qui déborde ainsi les frontières qu’elle s’était assignées. Cette inclusion du modèle judaïque dans la stratégie textuelle voltairienne constitue le discours métaphysique non plus en altérité à combattre par les Lumières, mais en excédent de la raison, en surenchérissement du signifiant. La nouvelle parole, en incorporant la loi symbolique ancienne, désigne le discours antagoniste comme surplus de puissance, comme débordement.

Vient alors la quatrième phase, où l’injonction limitatrice remplace l’énoncé scolastique des médiations comme répétition structurante. Cette limitation, ce « nous ne savons rien » métaphysique, désigne le fondement poétique de l’écriture voltairienne comme vide textuel, c’est-à-dire non pas comme défaillance du signifié dans le texte, mais comme passage au hors-texte, comme engagement dans le réel :

La philosophie ne se venge point ; elle rit en paix de vos vains efforts ; elle éclaire doucement les hommes, que vous voulez abrutir pour les rendre semblables à vous. (P. 15.)

L’emploi de la troisième personne situe le remède au mal métaphysique hors du dialogue direct sur lequel l’article est fondé. La philosophie d’ailleurs ne parle pas : elle rit et elle éclaire. Le processus d’ingestion, qui constitue on l’a vu la propre stratégie textuelle de Voltaire, est rejeté sur l’ennemi, accusé de réduire les hommes à son propre abrutissement, de les incorporer. La terrible dynamique anthropophage du discours est la même pour tous ; c’est donc hors de lui, en riant (avec l’ironie qui détache le discours de de celui qui parle) et en éclairant (par l’image qui affronte le discours au réel) que la philosophie trouve paradoxalement sa victoire. Ironie et image sont certes des effets de texte ; mais elles sont les moyens auxquels le texte recourt pour signifier que son principe et sa logique sont ailleurs. Ironie et image sont des figures, dont la rhétorique sait rendre compte ; mais ces figures, au lieu de faire jouer les ressorts de la langue (comme ferait l’agencement d’une brillante métaphore, ou le débit cadencé d’une période au souffle épique), mettent la langue à distance, la donnent à voir comme un objet dans les articulations duquel on n’entre pas. Lorsque Voltaire nous résume Saint Thomas en un paragraphe bien obscur, pour conclure qu’il « a écrit deux mille pages de cette force et de cette clarté ; aussi est-il l’ange de l’école » (p. 10), nous regardons ronfler le discours métaphysique comme objet d’ironie mais nous n’entrons pas dans sa lecture, dans son intellection véritable. Lorsqu’il conclut par la fable du loup et de l’agneau, l’image du sang sucé saute aux yeux comme objet à regarder, elle frappe comme affiche de propagande ; mais l’histoire de la fable ne nous est pas donnée à lire ; nous n’entrons pas dans les raisons du loup et de l’agneau. L’objet d’ironie comme l’image de combat sont bien des productions textuelles ; mais ils tirent leur force en dehors du texte, dans la connivence et le mouvement de l’action combattante, comme rire commun, comme pancarte brandie pour écraser l’Infâme.

Métaphysique ou pédérastie : figures de l’excédent

On retrouve un peu partout dans le Dictionnaire philosophique ce mouvement de destruction de l’objet médiateur pour dégager du matériau conceptuel, le dé-systématiser jusqu’au non-sens et constituer ainsi un excédent verbal flottant. Toute la stratégie du texte voltairien consiste alors à littéralement incorporer ce matériau et à le détourner, grâce à une dialectique de la limite (externe, déconstructive) et du manque (interne, fondateur). Cette stratégie se fonde sur la présence, en contrepartie de l’abîme que le texte ouvre en lui, d’un hors-texte structurant.

La violence est la loi naturelle du désir

Dans un domaine qui semble totalement étranger à la théologie et à la métaphysique, l’article Amour nomme socratique obéit à cette même logique structurale :

« Comment s’est-il pu faire qu’un vice, destructeur du genre humain, s’il était général, qu’un attentat infâme contre la nature, soit pourtant si naturel ? Il paraît être le dernier degré de la corruption réfléchie, et cependant il est le partage ordinaire de ceux qui n’ont pas eu encore le temps d’être corrompus. Il est entré dans des cœurs tout neufs, qui n’ont connu encore ni l’ambition, ni la fraude, ni la soif des richesses ; c’est la jeunesse aveugle qui, par un instinct mal démêlé, se précipite dans ce désordre au sortir de l’enfance. » (P. 18, 1er §.)

Le même engrenage de violence destructrice se met ici en branle, le même aveuglement marque le saut dans l’abîme. Mais surtout, cette violence est fondée sur la même contradiction logique que celle que déclenche le langage métaphysique ou théologique. Elle est à la fois naturelle et contre-nature ; elle est la marque primitive d’un désir encore neuf et l’expression la plus corrompue du désir dévoyé ; elle se situe au fondement de la constitution de l’homme et menace radicalement cette constitution. La loi juive, à l’article Ame, jouait sur le même balancement du modèle à l’anti-modèle, d’un manque qui fondait notre culture et la critiquait radicalement.

Enfin, l’amour socratique se définit comme débordement de la violence amoureuse, que l’article précédent, décrivant sous la forme d’un pastiche lucrétien le rut d’un cheval, identifiait absolument à ce que nous nommerions plutôt aujourd’hui le désir. Ce débordement d’un « penchant […] généralement beaucoup plus fort dans l’homme que dans la femme », « cette force que la nature commence à déployer » dans les jeunes mâles de notre espèce, ce « sang […] allumé » trouvent leur traduction symbolique dans l’amour-propre, fondement de l’organisation sociale et objet de l’article suivant. L’amour socratique constitue donc l’excédent imaginaire et destructeur d’une fonction médiatrice fondamentale, que Voltaire représente sous la double figure du désir et de l’amour-propre. Sous les dehors scabreux d’un pur divertissement libertin, l’enjeu idéologique du texte demeure inchangé.

L’excédent imaginaire du désir se traduit dans l’écriture par le recours à une pratique textuelle excédentaire elle aussi, celle de la citation poétique. La référence tronquée à Ovide, resituée dans son contexte originel, prend tout son sens :

 

« [ amorem / In teneros transferre mares ] citraque juventam / Ætatis breve ver et primos carpere flores. »

[ reporter l’amour sur de jeunes mâles ] et cueillir le court printemps et les premières fleurs de ce moment de la vie qui précède la jeunesse.

Voltaire a élidé le message direct pour n’en conserver que la périphrase ornée, le détour métaphorique, l’excédent verbal que l’interdit symbolique a produit. Mais surtout, le sujet de ces infinitifs n’est autre qu’Orphée, qui refusant le commerce des femmes après la mort d’Eurydice, aurait enseigné la pédérastie aux peuples de Thrace ! La figure absente d’Orphée marque bien pour Voltaire l’articulation de la puissance verbale que l’archétype du poète incarne et du dérèglement corrupteur que cette puissance déclenche immanquablement. La violence homosexuelle supplée le manque féminin, comme le débordement du langage supplée la faillite de l’ordre symbolique. A la « jeunesse aveugle » correspond l’interdit du regard qui frappe Orphée et que celui-ci transgresse : l’excédent verbal ne se constitue que de cet éblouissement fasciné.

Pédérastie et écriture des lois

La deuxième partie de l’article pose le problème du rapport de cette violence du désir à la constitution des lois. En effet, dès le second paragraphe, Voltaire fondait en nature le désir homosexuel : le désir, plus fort chez l’homme que chez la femme (« C’est une loi que la nature a établie pour tous les animaux. »), demande une satisfaction immédiate que l’autre sexe ne peut lui procurer. Il se trompe alors d’objet, à la faveur de la ressemblance du jeune garçon à une jeune fille : «  la nature se méprend ».

Sans insister sur le caractère hautement fantaisiste d’une telle explication, nous nous intéresserons au passage que Voltaire effectue de la loi naturelle à la loi sociale. Car il y retrouve la même contradiction fondatrice : Alcibiade fut à la fois grand homme politique et pédéraste célèbre ; le législateur Solon a écrit des vers prônant la pédérastie ; Théodore de Bèze « fit des vers pour le jeune Candide » avant de fonder l’Eglise réformée ; Plutarque, autorité morale incontestée, démontre la supériorité de l’amour entre hommes dans l’un de ses dialogues. Pendant que Voltaire excuse, réfute, disculpe mollement, le tableau se complète et s’enrichit. La réfutation révèle alors son double objet : tandis qu’elle exclut la pédérastie de la loi, elle constitue celle-ci en fondement abject et, pour ainsi dire, nécessaire. Il s’agit en fait de constituer la pédérastie en premier moment de la loi, en excédent abject que la loi vient sublimer.

Car les derniers exemples sont aussi les plus beaux. Les amants d’un jeune homme sont une « institution guerrière et sainte » ; la « troupe des amants », régiment thébain célèbre pour sa bravoure mais aussi pour ses mœurs, « est ce que la discipline antique a jamais eu de plus beau ». L’homosexualité, par la médiation de Plutarque, procure un modèle social héroïque et exemplaire. Du versant abject de la débauche, on est passé au versant sublime de la distinction aristocratique. La stratégie textuelle a permis, par une dialectique négative de la réfutation et de la dénégation, d’inclure l’objet abject et fascinant de l’article non seulement au fondement de la loi naturelle, mais au sommet brillant de l’institution et des mœurs antiques, c’est-à-dire du modèle législatif par excellence.

Contradictions de la nature voltairienne

La troisième partie de l’article cherche à effacer cette modélisation scandaleuse en excluant la pédérastie de la loi. Mais là encore, on se méfiera des dénégations et Sextus Empiricus disant « que la pédérastie était recommandée par les lois de la Perse » constitue peut-être autant une caution qu’un adversaire. Quoi qu’il en soit, Voltaire affirme nettement que la pédérastie légale est impossible car… contre-nature !

 

« Non, il n’est pas dans la nature humaine de faire une loi qui contredit et qui outrage la nature, une loi qui anéantirait le genre humain si elle était observée à la lettre. Que de gens ont pris des usages honteux et tolérés dans un pays pour les lois du pays ! » (P. 20.)

Ce retournement par rapport à ce qui était affirmé au début de l’article marque nettement le changement de perspective : du récit historique amusé, on glisse progressivement vers les fondements universels de la loi pour les Lumières ; de la circonscription d’un objet abject, d’un abîme de régression imaginaire au sein de l’instance symbolique, on est passé à une refondation philosophique pour laquelle la pédérastie devient usage toléré, espace limité d’un dérèglement contenu, pratique marginale déchue de toute fonction fondatrice. Mais surtout, de la première à la troisième partie de l’article, la nature invoquée change de statut : elle était l’objet phénoménal d’une observation qui se voulait scientifique ; elle devient l’instance régulatrice et normative d’un ordre symbolique supérieur à la lettre des lois. L’article se clôt par cette pétition de principe :

« Enfin je ne crois pas qu’il y ait jamais eu aucune nation policée qui ait fait des lois contre les mœurs. » (P. 21.)

Très curieusement, les « mœurs » viennent ici s’opposer aux « usages », la morale naturelle prohibe la pratique naturelle de l’homosexualité. Court-circuitant le système d’aliénation symbolique sur lequel se fonde la puissance institutionnelle des lois, les mœurs deviennent, directement dans le réel, le principe symbolique. Ce continuum du réel au symbolique, de la nature comme exercice du désir à la nature comme puissance législatrice des mœurs désigne ici le hors-texte structurant, les mœurs, ce dernier mot du texte qui ultimement confère au retournement qui caractérise l’article une légitimité symbolique.

Inclusion symbolique du langage poétique, marginalisation spectrale de la loi

Or, de même qu’à l’article Ame le retournement matérialiste opéré par le texte était véhiculé par la présence spectrale d’une taxinomie scolastique, d’un langage métaphysique inintelligible mais structurant, de la même façon l’article Amour nomme socratique fonde son retournement sur la présence absurde et délirante d’un langage poétique qui l’habite. D’abord pur ornement d’une citation d’Ovide, la poésie devient excédent verbal des grands législateurs, Solon pour la politique, Bèze pour la religion, Plutarque pour la morale. Puis cet excédent s’autonomise pour constituer la sphère générale de la culture. Le langage poétique, situé primitivement à la marge des lois, réapparaît alors au cœur du dispositif symbolique :

« Octave-Auguste, ce meurtrier débauché et poltron, qui osa exiler Ovide, trouva très bon que Virgile chantât Alexis et qu’Horace fît de petites odes pour Ligurinus ; mais l’ancienne loi Scantinia, qui défend la pédérastie, subsista toujours : l’empereur Philippe la remit en vigueur, et chassa de Rome les petits garçons qui faisaient le métier. » (Dernier §, pp. 20-21.)

Ovide, qui permettait d’abord le détour poétique d’une jolie citation, réapparaît ici, avec l’allusion à son exil, au cœur politique et idéologique de la sphère culturelle. L’ornement léger des beaux vers devient fondation symbolique et, si les jeux poétiques de Solon et de Bèze pouvaient aisément être retranchés de ce qui les constitue en figures exemplaires, les Bucoliques avec Alexis11, les Odes avec Ligurinus12 se trouvent au fondement de la culture classique. L’excédent marginal que constituait le langage poétique est réintroduit au cœur du système. Mais cette refondation est un détournement : la culture y marque son écart par rapport à la loi et la déviance qui la fonde n’abolit pas l’interdit qui dort, le fantôme provisoirement conjuré de la lex Scantinia.

Pourtant, l’empereur Philippe fait pâle figure devant le grand Auguste. Cet écart toléré qui fondait la culture romaine, ce fantôme conjuré qui tient lieu de loi mais la met de fait à l’écart, ménagent au cœur du dispositif symbolique ainsi décrit un espace vacant, que les mœurs, à la dernière phrase de l’article, viennent occuper. Ainsi s’achève l’inclusion du réel dans le symbolique et se révèle le rôle de la nature comme hors-texte structurant.

 

C’est donc bien loin des pantalonnades anticléricales et des protestations d’une tolérance de plus ou moins bon aloi que jaillit la modernité troublante du Dictionnaire philosophique de Voltaire.

La représentation du monde comme violence — violences physiques exercées par le fanatisme, violence verbale des dogmes affrontés, violence du désir « ne trouvant point l’objet naturel » de sa satisfaction — fait irruption dans le texte comme principe de réalité qui fascine et creuse un abîme irréductible à la raison des Lumières. Pourtant cette fascination pour l’abîme, si elle fait songer à une certaine littérature contemporaine du découragement et du repli narcissique, constitue toujours chez Voltaire la première phase d’une dynamique du retournement idéologique, du détournement des modèles légués par la culture classique et de leur recyclage dans le mouvement engagé des Lumières.

En dénonçant la violence au fondement de la loi, Voltaire ne renonce pas à la loi mais en dégage la nature dialectique : l’âme comme la pédérastie sont des erreurs nécessaires ; l’écart qu’elles désignent de la nature dont elles procèdent à la nature qu’elles transgressent fonde le nouveau jeu symbolique, la nouvelle articulation au réel d’une culture classique menacée par la fermeture scolastique ou esthétisante. Ainsi naît la figure moderne de l’intellectuel engagé.

 

 

 

Article paru dans Littératures, n°32, printemps 1995

(Presses universitaires du Mirail), pp. 35-59

Notes

1

Les références renvoient à l’édition de Raymond Naves, Garnier, 1967.

2

Voltaire pourrait parodier ici un passage des Ennéades : « Et les âmes humaines ? Elles voient leurs images comme dans le miroir de Dyonisos, et d’en haut elles s’élancent vers elles. » (Trad. E. Bréhier, Les Belles Lettres, IV, 3, 12, 1-2.) Sur le travestissement narcissique de la doctrine platonicienne de la connaissance chez Plotin, voir J. Kristeva, Histoires damour, Denoël, 1983 ; Folio essais, 1985, pp. 134-139.

3

Sur les enjeux rhétoriques de cette opposition, voir Françoise Douay, « Les combats sémantiques de Voltaire : armes métalinguistiques et lexicographiques », communication du 5 octobre 1994 au congrès Voltaire et ses combats. On rapprochera en effet les railleries de Voltaire des commentaires de Dumarsais sur les traités d’alchimie, au chapitre « Allégorie » du traité Des Tropes ou des différents sens : « Le terme de matière générale n’est qu’une idée abstraite qui n’exprime rien de réel, c’est-à-dire qui existe hors de notre imagination. Il n’y a point dans la nature une matière générale, dont l’art puisse faire tout ce qu’il veut ; c’est ainsi qu’il n’y a point une blancheur générale d’où l’on puisse former des objets blancs. C’est des divers objets blancs qu’est venue l’idée de blancheur […]. C’est passer de l’ordre idéal à l’ordre physique, que d’imaginer un autre système. » (Edition de Françoise Douay, Critiques, Flammarion, 1988, II, 12, p. 151.)

4

Françoise Douay, art. cit.

5

Les Caractères, Garnier, pp. 393-394 ; Entretien sur la pluralité des mondes, 5ème soir, repris dans Le Rêve de DAlembert, édition Hermann des œuvres complètes, t. XVII, p. 132.

6

Le retour de la tulipe à la rose pourrait confirmer l’emprunt à Fontenelle.

7

Dictionnaire philosophique, sous la direction de Christiane Mervaud, op. cit., p. 304, n. 1.

8

Voir à ce sujet Michel Foucault, Les Mots et les choses, Bibliothèque des sciences humaines, nrf, Gallimard, 1966, notamment chap. IV.

9

« L’homme de lettres […] ressemble aux poissons volants : s’il s’élève un peu, les oiseaux le dévorent ; s’il plonge, les poissons le mangent. Tout homme public paye tribut à la malignité ; mais il est payé en deniers et en honneurs. L’homme de lettres paye le même tribut sans rien concevoir ; il est descendu pour son plaisir dans l’arène, il s’est lui-même condamné aux bêtes. » (Pp. 273-274.)

10

De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 227.

11

La deuxième Bucolique s’ouvre par ces deux vers : « Formosum pastor Corydon ardebat Alexim / delicias domini : nec quid speraret habebat » (le berger Corydon brûlait pour le bel Alexis, le mignon de son maître : aussi n’avait il rien à en espérer).

12

Le quatrième livre des Odes consacre deux poèmes à Ligurinus. Citons la fin de l’ode I : « Nocturnis ego somniis / Jam captum teneo, jam volucrem sequor / te per gramina Martii / campi, te per aquas, dure, volubilis » (Pour moi quand je rêve la nuit, je te tiens déjà dans mes bras, je te poursuis voletant sur l’herbe du Champ de Mars, et fendant, cruel, les vagues de l’eau). Quant à l’ode X, elle adresse au jeune homme un de ces carpe diem dont Ronsard saura se souvenir…

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « La violence et la loi, langages et poétique du Dictionnaire voltairien », Littérature, n° 32, printemps 1995, PUM, Toulouse, p. 35-59.

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