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Résumé

L’article retrace l’émergence au XIXe siècle de la conscience que les monuments et sculptures des Anciens étaient polychromes, au rebours de l’Antiquité blanche marmoréenne dominant l’imaginaire occidental depuis la Renaissance. Il évoque l’apport de Quatremère de Quincy sur la polychromie des statues grecques, d’Hittorff sur celle des édifices, et la manière dont il faut aborder leurs propositions de restitutions. Ces recherches ont reçu un accueil favorable chez certains artistes, comme le peintre Gérôme, nourrissant leur propre intérêt pour la couleur. Suit une présentation des recherches archéologiques les plus récentes sur la polychromie, et de différents types de reconstitutions auxquelles elles ont donné lieu, graphiques, plastiques ou numériques. Mais il faut garder à l’esprit qu’il s’agit là d’expérimentations à valeur heuristique, dans un domaine où de nombreuses questions demeurent ouvertes.

This paper traces the emergence in the 19th century of the awareness that the monuments and sculptures of the Ancients were polychrome, in contrast to the marmoreal white Antiquity that had dominated the Western imagination since the Renaissance. He discusses the contributions of Quatremère de Quincy on the polychromy of Greek statues, and of Hittorff on the polychromy of buildings, and how to approach their proposals for restitutions. This research was well received by artists such as Gérôme, and fueled their own interest in color. This is followed by a presentation of the most recent archaeological research on polychromy, and of the different types of reconstitutions to which they have given rise, whether graphic, plastic or digital. But it's important to bear in mind that these are experiments with heuristic value, in a field where many questions remain open.

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Références de l’article

Adeline Grand-Clément,

Polychromie et réception de l’Antiquité

, mis en ligne le 04/09/2024, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/ressources/images-reception-lantiquite/polychromie-reception-lantiquite

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Ressources externes

Polychromie et réception de l’Antiquité

Le terme « polychromie » n’existe pas en grec ancien. C’est un mot qui a été créé à la toute fin du XVIIIe siècle, à partir de deux termes qui, eux, existaient bien en grec (polu, « plusieurs, beaucoup », et chrôma, « couleur »). Le mot sert à désigner l’application de couleurs à la sculpture et à l’architecture, soit par le recours à la peinture (polychromie dite « artificielle »), soit par l’assemblage de matériaux différents (polychromie dite « naturelle »). Il est important de souligner que les premiers usages de ce terme émergent en lien direct avec l’Antiquité : on le voit apparaître dans les débats du XIXe siècle qui ont divisé les savants à propos de la coloration des statues et édifices des Grecs et des Romains.

En effet, si personne ne doute plus aujourd’hui du fait que les œuvres de sculpture et d’architecture antiques étaient polychromes, il n’a pas été évident pour les érudits européens de l’accepter, car cela remettait en cause l’image qu’ils se faisaient de l’esthétique des temps classiques et du goût épuré qu’ils prêtaient aux Grecs et aux Romains, présentés comme des modèles à imiter. Depuis la Renaissance, les antiquaires (érudits de l’époque moderne s’intéressant aux realia antiques), les collectionneurs et les savants ont projeté sur l’art antique leur propre préférence pour le blanc, créant ainsi le mirage d’une Antiquité marmoréenne ; ceci ne va d’ailleurs pas sans implications idéologiques1.

Ajoutons que si ce sont principalement les effets du temps et les conditions atmosphériques qui ont entraîné l’altération ou la disparition de la polychromie d’origine des œuvres antiques, les hommes ont aussi leur part de responsabilité. Les dommages causés par les nettoyages méticuleux que les premiers archéologues ont fait subir aux artefacts lors de leur découverte ont contribué à faire disparaître les vestiges de coloration : on voulait des œuvres « propres » à exposer. Néanmoins, depuis une trentaine d’années, les chercheurs traquent les couleurs qui ont malgré tout subsisté, parfois sous la forme de traces infimes. Les analyses ne cessent de progresser, grâce à des programmes de restauration et des moyens d’investigation de plus en plus perfectionnés. Cela permet aux chercheurs de redonner vie aux couleurs de la sculpture et de l’architecture grecques et romaines, en proposant des reconstitutions – lesquelles suscitent parfois des réactions mitigées de la part du public et des spécialistes.

Une lente et difficile acceptation : renoncer à l’idéal néo-classique

Tout au long du Moyen Âge, les vestiges antiques, qui ne sont plus entretenus, finissent de perdre leur parure colorée. Leur aspect contraste alors avec la polychromie vive des productions médiévales. Lorsque la Renaissance cherche à renouer avec l’Antiquité, elle a sous les yeux pour l’essentiel des œuvres blanchies par le temps ; en s’imposant, le modèle antique fait donc triompher la monochromie. Et très vite, le courant que l’on appelle « néo-classique » consacre la blancheur comme un critère d’excellence et de beauté, les moulages en plâtre contribuant à diffuser l’image d’un idéal antique dépourvu de couleur. Une part de la responsabilité revient à son théoricien, Winckelmann (1717-1768), lorsqu’il pose les fondements de l’histoire de l’art antique. S’il a parfaitement conscience de la présence de couleurs sur certaines œuvres qui commencent à être découvertes, en particulier à Herculanum et Pompéi, il ne considère pas la polychromie comme un critère d’analyse significatif pour établir une typologie et une chronologie des œuvres. Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour que le développement des voyages, puis des fouilles archéologiques, conduise les érudits à prendre la mesure de son importance.

Il revient à Quatremère de Quincy (1755-1849) d’employer le premier le terme de « polychrome » pour qualifier la sculpture grecque et romaine, dans un ouvrage publié en 1814 : Le Jupiter Olympien. Son étude, magistrale, marque un jalon essentiel dans l’histoire de l’acceptation de la polychromie de l’art grec par les savants européens, en dépit de résistances qui se prolongent au XXe siècle. L’ouvrage de Quatremère de Quincy rassemble essentiellement la documentation écrite relative à la mise en couleurs des statues ; l’archéologie n’en est encore qu’à ses débuts. Le frontispice de l’ouvrage (fig. 1) est éloquent et correspond bien au titre : le savant a choisi d’y proposer une reconstitution graphique en couleurs de la statue monumentale de Zeus qui avait été réalisée par Phidias pour le temple d’Olympie. La technique utilisée pour cette œuvre très célèbre dans l’Antiquité était dite « chryséléphantine » : plaques d’or (pour la chevelure, les attributs et les vêtements, sertis de verres colorés) et d’ivoire (pour la peau) étaient assemblés sur une âme de bois2. C’était la forme de polychromie la plus prestigieuse selon les Grecs, car elle consistait à allier deux matières précieuses et exotiques, appréciées pour leurs qualités lumineuses durables et chargées de valeurs symboliques. Cette technique était tout particulièrement utilisée pour les statues des dieux placées dans les temples.

Fig. 1. Proposition de reconstitution polychrome de la statue de Zeus à Olympe. Planche aquarellée, servant de frontispice à Quatremère de Quincy, Le Jupiter Olympien, 1814.

L’image, aquarellée à la main, ne s’appuie pas sur des évidences archéologiques : la statue a été détruite à la fin de l’Antiquité. Nous avons donc affaire ici à une proposition très libre. Le choix de certaines couleurs, comme le bleu pour le fond de la base, n’est cependant pas arbitraire : le savant a utilisé le témoignage de Pausanias, qui décrit l’apparence de la statue lorsqu’il visite le sanctuaire au début du II siècle ap. J.-C. Comme Pausanias ne détaille pas une à une les couleurs des matières et des pigments utilisés (cela ne l’intéresse pas, et peut-être même avait-il du mal à les identifier tous, vu la taille du colosse !), Quatremère de Quincy a comblé les manques selon ce qu’il jugeait vraisemblable. Gageons que les chercheurs aujourd’hui ne se risqueraient pas aussi facilement à une telle part d’extrapolation… Il est aussi significatif de noter que le frontispice met en avant un exemple de polychromie « naturelle » : à l’époque, celle-ci est jugée plus noble que le recours à des pigments, qui masquent les surfaces et relèvent de l’artifice. En insistant sur la technique chryséléphantine, Quatremère de Quincy cherche donc à préserver le caractère noble de l’art grec, bien éloigné de tout « barbouillage ».

C’est Hittorff (1792-1867) qui va plus loin, en parlant de la peinture des édifices. C’est grâce à des fouilles effectuées en Sicile en 1823-1824, à Agrigente et Sélinonte, que cet architecte franco-allemand eut la « révélation » de l’« usage général adopté par les anciens de colorier leurs édifices » (selon ses propres termes). On connaissait déjà, par certains textes, des références à la peinture. Rappelons par exemple qu’à Athènes, le jeune Alcibiade va jusqu’à séquestrer pendant trois mois Agatharcos, pour qu’il orne sa maison de peintures (Plutarque, Vie d’Alcibiade, 16). Hittorff fut le premier à rassembler les preuves archéologiques de la présence de couleurs sur les édifices grecs, pour les croiser avec les témoignages écrits, afin d’en proposer une interprétation systématique. Son ouvrage majeur, paru en 1851, s’intitule Restitution du temple d'Empédocle à Sélinonte. On y trouve davantage de reconstitutions colorées que chez Quatremère de Quincy, puisqu’il bénéficie des progrès techniques qui permettent depuis les années 1830 d’imprimer des chromolithographies en série. Hittorff propose des images très audacieuses, sur lesquelles on voit un temple entièrement recouvert de peintures, à l’intérieur comme à l’extérieur (fig. 2 a et b). Il faut là encore prendre ces images pour ce qu’elles sont : pour une bonne part le produit de l’imagination du savant, qui y mélange allègrement des éléments de décor architectoniques documentés archéologiquement, et des peintures murales analogues à celles des tombes étrusques ou aux images des vases grecs. Le choix des couleurs est rarement attesté scientifiquement… Voilà pourquoi les propositions d’Hittorff trouvèrent un large écho en France et au-delà, en déclenchant débats et controverses. Parmi ses principaux adversaires figure un autre savant, philologue et archéologue, Raoul-Rochette, qui reproche à Hittorff son manque de rigueur et ses restitutions exagérément colorées. Dans le milieu des artistes, l’accueil est plus favorable : Ingres, par exemple, trouve dans les découvertes d’Hittorff matière à nourrir ses tableaux3.

Fig. 2b. Coupe transversale.
Fig. 2a. Élévation principale du temple d'Empédocle (L'Architecture polychrome chez les Grecs, pl.2) - Hittorff

 

Fig. 2c. Coupe longitudinale.
Fig. 2c. Coupe longitudinale.

Par la suite, les attestations archéologiques de polychromie s’accumulent : ainsi, les découvertes des statues de jeunes filles (korai) de l’Acropole d’Athènes dans les années 1880 démontrent que des œuvres en marbre pouvaient être peintes comme celles en calcaire. Pour autant, les savants renâclent encore à imaginer le marbre couvert de couleurs. Henri Lechat, membre de l’École française d’Athènes au moment des découvertes, puis professeur d’histoire de l’art à Lyon (et de 1898 à 1925 responsable du musée des Moulages de la faculté des lettres de Lyon inauguré en 1899), estime dans un article paru en 1890 que seules les œuvres réalisées en bois ou en calcaire local (tuf), une pierre de moins bonne qualité que le marbre, étaient entièrement peintes (il parle « d’enluminure » des images sculptées). On décèle dans son propos une sorte de dédain pour les couleurs, propices à susciter l’admiration des esprits faibles4.

Les idées reçues ont la vie dure…

Un écho aux pratiques artistiques contemporaines

Les découvertes relatives aux couleurs de la sculpture et de l’architecture antiques s’inscrivent dans un mouvement plus général de valorisation de la polychromie chez une partie des artistes européens : le XIXe siècle est également marqué par un intérêt pour le gothique médiéval et ses couleurs. C’est donc surtout au sein des milieux artistiques que les recherches de savants tels Quatremère de Quincy ou Hittorff trouvent un écho favorable. Des architectes et sculpteurs comme Charles Garnier y voient l’occasion de renouveler leurs propres pratiques : la référence antique sert de caution à l’exploration de nouvelles techniques pour produire des effets polychromes. Hittorff lui-même introduit de la couleur sur les réalisations architecturales dont il orne Paris, en particulier sur les façades des Cirques (Cirque d’été, 1838 ; Cirque d’hiver, 1852), qui arborent une polychromie analogue à celle qu’il prête au temple de Sélinonte. Il met aussi à profit les nouvelles techniques industrielles pour explorer les possibilités d’une polychromie plus durable que la peinture, en extérieur : pour l’église Saint-Vincent de Paul, il décide de recourir à des plaques de lave émaillé évoquant des scènes bibliques. Cette intrusion de la couleur, trop sensuelle, sous le porche de l’édifice, déplaît néanmoins au préfet de Paris, le Baron Haussmann, qui oblige l’architecte à enlever ces éléments. On censure la couleur ! C’est seulement depuis peu que la ville a décidé de les remettre à l’honneur : la couleur n’a plus la mauvaise presse qu’elle avait alors, et on peut désormais les admirer à leur emplacement d’origine (fig. 3). On peine à imaginer que ces quelques plaques, finalement noyées dans une façade blanche, aient pu faire scandale…
 

Fig. 3. Porche de l’église Saint-Vincent de Paul à Paris, avec les plaques de lave émaillée réalisées par Hittorff. Etat actuel après restauration.
Fig. 3. Porche de l’église Saint-Vincent de Paul à Paris, avec les plaques de lave émaillée réalisées par Hittorff. Etat actuel après restauration.

D’autres artistes expérimentent également. Certains sculpteurs s’essaient à la peinture sur marbre et tentent de retrouver les gestes des artisans antiques, qui enduisaient de cire les statues, selon un procédé connu sous le nom de ganôsis : le britannique John Gibson expose lors d’une Exposition universelle à Londres en 1862 une audacieuse Tinted Venus qui fait scandale, en raison de la sensualité qui se dégage de son corps légèrement coloré. Le peintre français Jean-Léon Gérôme (1824-1904), qui appartient au groupe des « pompiers », donne à voir dans certains tableaux la mise en couleur de statues ou de statuettes. Par exemple, sur le tableau intitulé (en latin, pour faire antique) « La peinture insuffle la vie à la sculpture », l’artiste a mis en scène l’intérieur d’un atelier de production de figurines en terre cuite (fig. 4a). Il a choisi de représenter une femme peintre, sans doute en vertu des affinités qui existent, dans l’imaginaire européen moderne, entre la couleur, liée à l’artifice et la parure, et le féminin, mais aussi parce qu’il s’agit ici d’un travail de précision, minutieux. Par ce choix de mettre à l’honneur ces petites mains et une production en série, loin de la grande sculpture en marbre habituellement mise à l’honneur, le peintre semble inverser la hiérarchie de valeurs ; ici, le coloris prime sur la forme, et la mise en couleurs n’est pas un simple habillage superficiel, puisque le titre affirme que c’est elle qui anime les œuvres plastiques – n’en déplaise à des savants comme Lechat. Ce tableau témoigne aussi de la vogue qu’ont connue les figurines en terre cuite produites en Béotie entre 340 et 200 av. J.-C. et qui viennent d’être découvertes en nombre dans les nécropoles de Tanagra, en cette fin du XIXe siècle. L’image de ces femmes drapées, baptisées « les Tanagréennes », est devenue populaire dans toute l’Europe. Les postures dynamiques, mais aussi la vivacité des couleurs encore conservées, ont contribué à faire évoluer la vision canonique de l’art grec. De telles productions antiques influencent Gérôme au point qu’il s’oriente vers la sculpture polychrome à la fin de sa vie : l’une des dernières œuvres est une statue en marbre nommée Tanagra, conservée au musée d’Orsay. Elle a malheureusement perdu ses couleurs d’origine, mais a été mise à l’honneur lors d’une exposition récente : on y voit une femme grandeur nature, assise, tenant une Tanagréenne dans sa main (fig. 4b).

Fig. 4a. Sculpturae vitam insufflat pictura. Toile peinte de Jean-Léon Gérôme, 1893. Art Gallery of Ontario.
Fig. 4b. Tanagra. Marbre peint et ciré de Jean-Léon Gérôme, 1892. Musée d’Orsay.
Fig. 4b. Tanagra. Marbre peint et ciré de Jean-Léon Gérôme, 1892. Musée d’Orsay.

Comment mieux connaître et rendre compte de ces couleurs en grande partie perdues ?

Les recherches entreprises depuis les années 1990 ont contribué à accroître considérablement notre connaissance de la polychromie des œuvres d’art antiques. La principale source d’informations provient désormais des objets eux-mêmes. La vigilance des archéologues et conservateurs de musée permet en effet de prémunir les artefacts nouvellement exhumés de nettoyages abusifs, qui finiraient de décaper les vestiges de couleur ayant survécu aux effets du temps et aux conditions d’enfouissement. On peut alors observer, derrière les concrétions, des traces de pigments – avec l’aide de nouvelles technologies d’investigation. Le recours à la micro-photographie ainsi qu’à l’imagerie multi-spectrale permet de repérer et d’enregistrer avec précision la répartition des couleurs sur une œuvre, y compris lorsque rien n’est visible à l’œil nu. Lorsqu’il est possible de procéder à des micro-prélèvements, les scientifiques sont aussi en mesure d’identifier les pigments utilisés. Les coupes stratigraphiques fournissent également des renseignements sur les techniques picturales et les jeux de superposition d’aplats. Pour les pigments d’origine organique (en fait des teintures comme la garance ou la pourpre, utilisées sous forme de laque), ainsi que les composés utilisés comme liants (caséine, œuf, résine…), il faut utiliser la spectrométrie de masse et la chromatographie gazeuse – des méthodes destructives et coûteuses, auxquelles on recourt avec parcimonie.

Plusieurs équipes de scientifiques européens ont initié des programmes de recherche d’ampleur visant à mieux connaître la polychromie de l’art antique : par exemple à la glyptothèque de Munich, autour de V. Brinkmann5 ; à la glyptothèque Ny Carlsberg de Copenhague, avec J. S. Østergaard6… Un réseau de recherches s’est ainsi constitué7. Au musée du Louvre, les études entreprises par Brigitte Bourgeois et Violaine Jeammet sur les figurines grecques en terre cuite consacrées dans les sanctuaires ou déposées dans les tombes se sont avérées fructueuses. La surface poreuse de l’argile a assuré une bonne conservation des pigments, appliqués sur un engobe blanc ou directement sur l’objet. Les chercheuses ont observé un usage soutenu de dorure ainsi que d’une couleur rose vif (qui semble caractéristique de l’esthétique hellénistique) sur les carnations et les vêtements, un phénomène peut-être lié à l’engouement pour la teinture pourpre8.

En parallèle, d’autres programmes de recherche se sont intéressés aux édifices. Les sites de Pompéi et d’Herculanum, ensevelis en 79 ap. J.-C. après l’éruption du Vésuve, constituent à cet égard des terrains d’enquête privilégiés. On sait que leurs édifices publics et leurs maisons possédaient un décor polychrome : au sol, des pavements de marbres colorés ou des mosaïques, qui commencèrent à investir les murs et les niches ; sur les parois et les plafonds, un décor peint richement coloré ; sur le mobilier, un travail de marqueterie raffiné. Les statues également étaient peintes : en témoigne une tête d’Amazone en marbre, découverte en 2006 à Herculanum, et dont les cheveux, les yeux et les cils étaient rehaussés de peinture. Il faut donc imaginer des quartiers d’habitation pleins de couleur. Le programme VESUVIA, mené par l’historienne de l’art romain, Alexandra Dardenay, a justement permis de reconstituer l’intérieur d’une domus herculanéenne, avec toute sa parure colorée et une partie de son mobilier : il a fallu pour cela un travail patient de reconstitution des pièces du puzzle, en confrontant objets, peintures et fragments d’enduits conservés au Musée de Naples, et archives des différents fouilleurs qui se sont succédés depuis le XVIIIe siècle9.

Toutes ces avancées ont donné lieu à des synthèses, comme celle que Vinzenz Brinkmann a consacrée à la polychromie de la sculpture grecque archaïque, ou Clarissa Blume à celle de l’époque hellénistique10, mais elles ont aussi été communiquées assez largement au grand public sous la forme de reconstitutions plus ou moins audacieuses. Ces dernières peuvent prendre la forme de dessins, de copies plastiques colorées, de maquettes, ou d’images virtuelles en 2 et 3D. Par exemple, le programme VESUVIA dont il a été question plus haut a fait le choix d’un modèle virtuel, qui offre l’avantage aussi de permettre une véritable immersion dans la Maison de Neptune et d’Amphitrite, à Herculanum.

Débats en cours sur la polychromie antique et les essais de reconstitutions modernes 

Toutes ces restitutions de polychromies antiques présentées au grand public, à l’occasion d’expositions ou sur internet, donnent une idée de l’aspect originel des œuvres antiques, mais conservent un caractère très hypothétique, car de nombreuses incertitudes demeurent. Il faut donc prendre ces essais pour ce qu’ils sont, à savoir des expérimentations à valeur heuristique11. En effet, l’état d’origine des artefacts antiques étant irrémédiablement perdu pour nous, on ne peut ressusciter une polychromie « authentique ». L’intérêt des modèles – graphiques, plastiques ou virtuels – proposés consiste donc, d’une part, à nous permettre d’imaginer les effets des dispositifs chromatiques (contrastes, saturation, jeux de lumière…) recherchés et appréciés des Anciens ; d’autre part, à saisir, par l’archéologie expérimentale, les problèmes et contraintes liés à la mise en couleurs d’une surface ou d’un objet, en tentant de retrouver les gestes des artisans et la matérialité des couleurs.

Plusieurs questions subsistent encore. Par exemple, dans le cas des temples grecs, il reste à savoir si toutes les parties de l’édifice recevaient un traitement polychrome. Les parois intérieures étaient-elles ornées de panneaux peints et les colonnes recouvertes d’un enduit coloré ? Un autre point discuté concerne les statues. Les Grecs et les Romains leur donnaient-ils forcément une carnation imitant les couleurs du vivant ? Sur les œuvres en pierre tendre, on peut encore parfois distinguer les traces d’une coloration rosée ou brun-rouge. Mais il est plus difficile de se prononcer pour les statues en marbre. Les vestiges de polychromie observables se concentrent principalement dans les plis des vêtements ou le creux des mèches de la chevelure. Mais les parties dénudées présentent une surface lisse et polie, sur laquelle il y a peu de chance de trouver des traces d’un éventuel enduit originel, surtout si la couche était très fine. Il reste donc difficile de déterminer si une convention chromatique prévalait en termes de carnation.

Enfin, on continue de s’interroger sur les modes d’application de la couleur : les peintres apposaient-ils des aplats de manière uniforme ou modelaient-ils les teintes avec des jeux d’ombre et de lumière ? Les surfaces picturales étaient-elles opaques, ou laissaient-elles apparaître la qualité du matériau en dessous ? Quel était le rendu final ? ajoutait-on une couche de cire fine pour protéger et faire briller les enduits peints ? Difficile de répondre de manière générale à toutes ces questions : il est probable que les procédures ont varié dans le temps et dans l’espace, en fonction des contextes d’exposition des œuvres et des effets recherchés. Il faut donc examiner avec attention chaque indice de polychromie, au cas par cas.

Qu’on emploie des outils graphiques, plastiques ou numériques, il est important de ne pas fermer le champ des propositions, voire de proposer plusieurs hypothèses concurrentes pour une même œuvre ou un même bâtiment. C’est par exemple ce que proposent les archéologues Vinzenz Brinkmann et Ulrich Koch-Brinkmann, pour l’une des korai de l’Acropole d’Athènes, celle dite « au peplos » : au fur et à mesure de leurs investigations et des expositions organisées dans différents musées en Europe et ailleurs, les restitutions en plâtre ou marbre synthétique peints se sont enrichies de nouvelles propositions (fig. 5). Le choix d’Alexandra Dardenay, pour la Maison de Neptune et Amphitrite à Herculanum, est à cet égard exemplaire, car non seulement il est évolutif et peut sans cesse être réactualisé en fonction de l’avancée des recherches, mais il vise aussi à fournir de manière transparente les clefs des déductions qui ont conduit à proposer telle ou telle restitution.

Conclusion

Longtemps négligée, ou envisagée de façon assez fantaisiste, la polychromie des arts grec et romain est aujourd’hui prise très au sérieux par les archéologues. En documentant de mieux en mieux son étendue, ses champs d’application, sa variété, ils admettent que la mise en couleurs possédait des implications culturelles fortes et contribuait à l’efficacité visuelle des œuvres et des monuments antiques. C’est donc désormais une donnée incontournable pour qui cherche à interpréter la signification des productions matérielles des Grecs et des Romains. L’étude de la polychromie déborde ainsi le champ de l’histoire de l’art ; elle nous invite à réfléchir au rôle des couleurs dans la sensibilité des Anciens. Les reconstitutions polychromes qui circulent par différents canaux, scientifiques ou plus « populaires », concourent assurément à nous faire prendre conscience de l’effet visuel que peut provoquer la couleur sur une statue ou un monument. Parfois, elles versent dans le « sensationnel » et le « tape-à-l’œil ». Voilà pourquoi il faut étudier ces images avec circonspection, en tentant de saisir la manière dont elles ont été réalisées, les objectifs qu’elles servent, et surtout les preuves historiques sur lesquelles elles s’appuient. Cela permet de faire le tri dans un vivier iconographique de plus en plus foisonnant.
 

Fig. 5. Proposition de reconstitution de la polychromie de la korè au peplos, par V. Brinkmann et U. Koch-Brinkmann.
Fig. 5. Proposition de reconstitution de la polychromie de la korè au peplos, par V. Brinkmann et U. Koch-Brinkmann.

Pour aller plus loin

BOURGEOIS, Brigitte, dir., Les couleurs de l’Antique. Actes de la 8e table ronde sur la polychromie de la sculpture et de l’architecture antique. Numéro spécial de la revue Technè, 48, 2019.

GRAND-CLÉMENT, Adeline, « Couleur et esthétique classique au XIXe siècle : l’art grec antique pouvait-il être polychrome ? », ĺthaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica, 21, 2005, p. 146-157. http://publicacions.iec.cat/repository/pdf/00000007/00000016.pdf

GRAND-CLÉMENT, Adeline, « Les marbres antiques retrouvent des couleurs : apport des recherches récentes et débats en cours », Anabases, 10, 2009, p. 243-250. http://anabases.revues.org/721?lang=fr

JEAMMET, Violaine, Tanagras. De l’objet de collection à l’objet archéologique, Paris, Musée du Louvre, 2007.

JOCKEY, Philippe, Le mythe de la Grèce blanche, Histoire d'un rêve occidental, Paris, Belin, 2013.

MULLIEZ, Maud, dir., Restituer les couleurs. Le rôle de la restitution dans les recherches sur la polychromie, en sculpture, architecture et peinture murale, Bordeaux, Ausonius, 2019.

Paris-Rome-Athènes, le Voyage en Grèce des architectes français aux XIXe et XXe siècles, Paris, École Nationale des Beaux-Arts, Paris, 1982.

Notes

1

Cf. Philippe Jockey, Le mythe de la Grèce blanche, Histoire d'un rêve occidental, Belin, Paris, 2013.

2

Parmi les autres œuvres colossales de Phidias les plus célèbres, et exécutées selon la même technique, figure l’Athéna Parthénos, conservée sur l’Acropole d’Athènes.

3

Adeline Grand-Clément, « Hittorff, Raoul-Rochette et Ingres : à chacun sa peinture grecque », in Sandrine Alexandre, Charlotte Ribeyrol, Nora Philippe (éd.), Inventer la peinture grecque antique, Paris, ENS-Editions, 2011, p. 149-162.

4

« Pour des hommes demi-civilisés la forme isolée, toute nue, ne satisfait point les yeux ; ils ne la comprennent que sous le vêtement de la couleur. L'idole, peinte et parée, produit sur eux une impression plus vive. L'image grossière de pierre ou de bois s'anime après l'enluminure ; elle devient pour ses adorateurs plus vivante et plus belle. » : Henri Lechat, « Observations sur les statues archaïques de type féminin du musée de l’Acropole. Polychromie », Bulletin de Correspondance Hellénique, 14, 1890, p. 552-572, ici p. 556.

8

Brigitte Bourgeois et Violaine Jeammet, « La polychromie des terres cuites grecques : approche matérielle d’une culture picturale », Revue archéologique, 2020/1, p. 3-28.

9

Alexandra Dardenay, dossier « Restituer Herculanum II. Des archives de fouilles aux restitutions 3D », dans Anabases, 27, 2018, https://journals.openedition.org/anabases/6380. Voir le carnet de recherche en ligne, qui présente notamment les modèles de restitution : https://vesuvia.hypotheses.org/.

10

Vinzenz Brinkmann, Die Polychromie der archaischen und frühklassischen Skulptur, Munich, Biering and Brinkmann, 2003 ; Clarissa Blume, Polychromie hellenistischer Skulptur. Ausführung, Instandhaltung und Botschaften, Petersberg, Michael Imhof Verlag, 2015.

11

Voir par exemple les débats suscités par une exposition au Metropolitan Museum de New York : https://www.lejournaldesarts.fr/patrimoine/une-exposition-au-met-anime-le-debat-sur-la-polychromie-antique-162177.

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