Aller au contenu principal
×
Recherche infructueuse
×

Résumé

Ce texte propose d’étudier la manière dont différentes éditions des Emblèmes d’Alciat, recueil poétique qui a lancé le genre de l’emblème au XVIe siècle, offrent une forme de réception du symbolisme antique, par le texte et par l’image. Il étudie successivement trois exemples : l’emblème intitulé Gratiam referendam (« Il faut rendre le bienfait reçu »), qui met en jeu la cigogne, emblème de la vertu de « piété » pour les Anciens, puis l’emblème Symbolum Fidei (« Symbole de la Fidélité ») dont la source d’inspiration est un bas-relief sculpté antique, enfin l’emblème Respublica liberata (« La République libérée »), autour du denier que Brutus fit frapper pour célébrer le meurtre de César. Alors que les premières éditions d’Alciat donnent à voir une Antiquité souvent transposée dans un monde contemporain des lecteurs, celles du début XVIIe siècle visent à proposer un imaginaire davantage inspiré par l’érudition antiquaire, sans y parvenir totalement. Elles demeurent cependant une œuvre poétique et créatrice, alliant savoir humaniste, plaisir des yeux et allégorisme moral.

This paper examines how different editions of Alciat's Emblèmes, the poetic collection that launched the emblem genre in the 16th century, offer a form of reception of ancient symbolism, through text and image. Three examples are examined in turn: the emblem entitled Gratiam referendam ("We must return the benefit received"), featuring the stork, emblem of the virtue of "piety" for the Ancients; then the emblem Symbolum Fidei ("Symbol of Fidelity"), whose source of inspiration is an ancient sculpted bas-relief; finally, the emblem Respublica liberata ("The liberated Republic"), based on the denarius that Brutus had struck to celebrate Caesar's murder. While Alciat's early editions often depict antiquity transposed to a world contemporary with the reader's own, those of the early 17th century aim to offer an imaginary world inspired more by antiquarian erudition, without fully succeeding. Nevertheless, they remain poetic and creative works, combining humanist knowledge, visual pleasure and moral allegorism.

×

Références de l’article

Anne-Hélène Klinger-Dollé,

Les Emblèmes d’Alciat : une réception humaniste de l’Antiquité par le texte et par l’image

, mis en ligne le 03/09/2024, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/ressources/images-reception-lantiquite/emblemes-dalciat-reception-humaniste-lantiquite

×

Ressources externes

Les Emblèmes d’Alciat : une réception humaniste de l’Antiquité par le texte et par l’image

Ce texte propose d’étudier la manière dont différentes éditions des Emblèmes d’Alciat, recueil poétique qui a lancé le genre de l’emblème au XVIe siècle, offrent une forme de réception du symbolisme antique, par le texte et par l’image. Il prolonge, sur un corpus différent, notre article sur la réception des symboles antiques par l’humanisme*.

Le recueil poétique des Emblèmes d’André Alciat (1492-1550), dont la première édition fut publiée à Augsbourg en 1531, constitue un champ d’exploration riche pour familiariser les élèves avec l’humanisme et la réception de l’Antiquité à la Renaissance. L’Emblematum liber (Livre des emblèmes) est présenté par son auteur comme une récréation de lettré, écrite à ses heures de loisirs par un professeur de droit très prisé, dont l’entreprise principale consistait à retrouver une compréhension historique du droit romain. Passionné d’antiquités, Alciat a laissé des relevés manuscrits d’inscriptions antiques de sa ville natale, Milan. Il écrit dans les Emblèmes des épigrammes dont certaines sont des traductions-adaptations latines d’épigrammes grecques antiques extraites de l’Anthologie de Planude, redécouverte au XVsiècle, alors que d’autres sont des créations propres, dont la matière est puisée dans l’Antiquité. Chaque poème est surmonté d’un titre, qui prend assez souvent la forme d’une devise. La plupart des épigrammes sont aussi accompagnées, dès l’édition de 1531, d’une gravure. Était-ce le vœu d’Alciat ou l’initiative de son premier éditeur, Henri Steyner ? La question reste disputée. Alciat manifeste son mécontentement quant à la qualité de ces gravures. Mais le succès du recueil est tel que les très nombreuses éditions qui se succèdent par la suite, et jusqu’au début du XVIIe siècle, conservent le principe d’associer pour chaque « emblème » un titre, une gravure et une épigramme, auxquels s’ajoutent parfois des commentaires, brefs ou développés.

Ces épigrammes traitent de sujets variés : êtres naturels (plantes, animaux), grandes figures tirées de l’histoire ou de la mythologie gréco-latines, coutumes, monuments ou œuvres d’art de l’Antiquité. Leurs sources sont souvent littéraires mais parfois aussi iconographiques. La lecture qui en est proposée est fondamentalement symbolique1 : tous les éléments suggérés par l’écriture d’Alciat, qui prennent une forme concrète par le fait de la gravure, sont pensés comme dotés d’un sens motivé par l’analogie. Le titre met d’ailleurs souvent sur la voie le lecteur, tandis que le poème permet de comprendre ce qui est représenté sur la gravure, au moins en grande partie, et le sens allégorique qu’elle recouvre. Néanmoins, Alciat a conçu ses textes indépendamment des gravures que nous voyons, ajoutées par la suite et sans son contrôle pour certaines éditions. Elles présentent de nombreux décalages avec le texte d’Alciat. En effet, les graveurs ont une compréhension inégale de ses poèmes et de l’arrière-plan antique qui les nourrit. Par ailleurs, ils s’inspirent de types iconographiques préexistants, sans toujours respecter la spécificité de l’œuvre pour laquelle la gravure est créée. Dans les ateliers, les dessinateurs et graveurs s’inspirent de livres illustrés déjà parus. On observe ainsi une grande permanence dans les partis pris iconographiques au fil des éditions d’Alciat, alors même que les lieux de production et les artistes changent. Certes, les techniques et les artistes mobilisés gagnent en qualité au cours du XVIsiècle, avec des graveurs renommés comme Bernard Salomon et Pierre Eskrich à Lyon. Mais souvent, on peut se livrer à un jeu amusant de ressemblances et de différences, d’une édition à l’autre. Les différences peuvent venir d’une plus grande maîtrise des artistes, du soin apporté aux costumes et aux paysages, à l’arrière-plan. Cependant, les différences les plus intéressantes sont celles qui tiennent à un désir de plus grande fidélité au texte, et de ce fait à la « matière antique » dont s’inspire Alciat. C’est d’ailleurs l’argumentaire développé par Lorenzo Pignoria (1571-1631), un antiquaire (ce qui signifie pour l’époque moderne un érudit qui s’intéresse à l’Antiquité par le biais de ses vestiges matériels) collectionneur de sculptures et de gemmes antiques. Il propose des rectifications par rapport aux gravures des Emblèmes parues jusque-là au nom de cette double fidélité, à Alciat et à l’Antiquité. Les gravures inspirées de ses remarques figurent notamment dans la grosse édition savante publiée à Padoue en 1621 par Pietro Paulo Tozzi. Cette édition cumule également le savoir déployé par différents commentateurs au cours du XVIe siècle, comme le Français Claude Mignault (1536-1606) et l’Espagnol Francisco Sánchez de las Brozas (1523-1600)2. Nous y ferons référence car c’est une mine pour rechercher les sources antiques des Emblèmes, tant littéraires qu’iconographiques, en même temps que cette édition s’interroge explicitement sur des questions de réception de l’Antiquité par l’image.

Il est possible de faire découvrir à des élèves le recueil d’Alciat à travers une petite sélection d’emblèmes. On peut privilégier une des éditions des Emblèmes, tout en proposant de comparer avec les gravures d’autres éditions marquantes3. L’exercice permet de solliciter la sagacité des élèves pour juger de l’adéquation de chaque gravure au texte et saisir le sens symbolique construit par les différentes composantes de l’emblème. Une plongée dans les sources diverses de chaque emblème, textuelles et figurées, permet de mieux entrer dans la « fabrique » de cette œuvre qui s’appuie sur une symbolique supposée commune aux Égyptiens, aux Grecs, aux Romains et au monde biblique, mais qui est en réalité souvent adaptée et actualisée selon les préoccupations et les goûts des XVIe-XVIIe siècles.

La cigogne, symbole antique de la vertu de pietas

Fig. 1. Gravure de l’emblème Gratiam referendam dans l’édition parue à Paris chez Ch. Wechel en 1536, identique à celle parue en 1534 chez le même imprimeur.
Fig. 2. Gravure de l’emblème Gratiam referendam dans l’édition parue à Padoue chez P. Frambotti en 1661, identique à celle parue à Padoue chez P. P. Tozzi en 1621.

L’un des emblèmes d’Alciat s’intitule Gratiam referendam : « Il faut rendre le bienfait reçu ». La gravure de l’édition parisienne de 1534 représente deux cigognes en plein vol, l’une portant et nourrissant l’autre (fig. 1). Celle de 1621 à Padoue figure trois cigogneaux dans leur nid, que leur mère vient nourrir (fig. 2). L’épigramme de six vers aide à mieux comprendre ces scènes et leur rapport à la devise4 :

Aerio insignis pietate ciconia nido

Inuestes pullos pignora grata fouet,

Taliaque expectat sibi munera mutua reddi,

Auxilio hoc quoties mater egebit anus.

Nec pia spem soboles fallit, sed fessa parentum

Corpora fert humeris, praestat et ore cibos.

Connue pour sa piété, la cigogne, dans un nid en hauteur

Prend soin de ses petits déplumés, gages chéris de son amour,

Et elle s’attend à ce que de tels services lui soient rendus réciproquement,

Chaque fois que, mère devenue vieille, elle aura besoin de cette aide.

Et sa pieuse descendance ne déçoit pas son espérance, mais le corps épuisé de ses parents,

Elle le porte sur ses épaules, et de sa bouche elle leur offre à manger.

La cigogne incarne donc une forme d’entraide familiale, de la mère aux enfants, puis de ces derniers devenus adultes à leurs parents âgés. Alciat emploie l’adjectif pius (vers 5) et le nom pietas (vers 1). Il s’agit d’une des vertus cardinales de la société romaine, qui recouvre le respect qu’on doit à ceux auxquels on est lié : dieux mais aussi famille. Alors que la cigogne, aujourd’hui, n’est plus guère associée à cette valeur, de nombreuses sources antiques convergent pour faire de la cigogne le symbole de la pietas. L’édition des Emblèmes de 1621 le fait bien apparaître, proposant une multiplicité de références. Elle commence par les Hiéroglyphes d’Horapollon, texte grec de l’Antiquité tardive retrouvé au XVe siècle, et compris comme donnant la signification de certains hiéroglyphes égyptiens5. Mais elle mentionne aussi les grands textes encyclopédiques : l’Histoire des animaux d’Aristote, l’Histoire naturelle de Pline, La Nature des animaux d’Élien. S’appuyant sans le dire explicitement sur l’un des Adages d’Érasme relatif à la cigogne6, elle cite aussi Aristophane, Platon ou encore la huitième homélie de Basile de Césarée sur l’Hexaméron. Or c’est bien ce texte patristique qui paraît avoir inspiré le plus directement Alciat, insistant sur les services rendus par la cigogne adulte à ses parents : les porter et même les nourrir en plein vol. Quant au détail des petits « déplumés », il apparaît chez Élien. L’édition de 1621 rappelle aussi que la cigogne figure sur certaines monnaies romaines, justement pour symboliser la pietas, qui recouvre alors un sens large qui s’étend à la vie politique7. L’emblème d’Alciat, lui, insiste sur la nécessité de la gratitude. L’édition de 1621 développe une interprétation allégorique de chaque emblème. Pour Gratiam referendam, elle se concentre sur l’amour des parents, soulignant la convergence entre ce symbole antique et le commandement biblique d’honorer son père et sa mère. Le commentaire fait aussi le parallèle avec la figure antique du Pius Aeneas et l’emblème d’Alciat qui le met en scène.

Le « Symbole de la Fides » ou les métamorphoses humanistes d’une source iconographique antique

Beaucoup d’emblèmes d’Alciat s’inspirent de textes antiques, en particulier d’épigrammes ekphrastiques, qui évoquent souvent des œuvres d’art réelles ou fictives de l’Antiquité8, auxquelles les gravures donnent une forme de traduction plastique (la figuration d’Occasion attribuée à Lysippe, le tableau supposé de « l’Hercule gaulois » évoqué par Lucien de Samosate9). Mais certaines, plus rares, puisent leur inspiration dans une source iconographique antique, retrouvée à la Renaissance et connue d’Alciat. C’est ainsi le cas de l’emblème Fidei Symbolum (« Symbole de la Fidélité »).

Stet depictus Honor tyrio uelatus amictu,

Eiusque iungat nuda dextram Veritas.

Sitque Amor in medio castus, cui tempora circum

Rosa it, Diones pulchrior Cupidine.

Constituunt haec signa fidem, reuerentia Honoris

Quam fouet, alit Amor, parturitque Veritas.

 

Que soit représenté debout Honneur, voilé dans un manteau teint de pourpre,

Et que Vérité, nue, lui serre la main droite.

Qu’Amour se tienne au milieu, chaste, dont les tempes soient couronnées

De roses, Amour plus beau que le Cupidon de Vénus.

Ces signes symbolisent la fidélité, que le respect d’Honneur

Réchauffe, que nourrit Amour, que met au monde Vérité.

L’épigramme d’Alciat est tout entière écrite au subjonctif. Cette manière de prescrire une figuration apparaît à plusieurs reprises dans les Emblèmes et c’est une des techniques de l’ekphrasis* dans le recueil. Par touches successives, le lecteur est invité à composer une scène dont chaque détail peut être implicitement compris comme porteur d’un sens allégorique.

L’édition de 1621 de Padoue, reprenant les commentateurs antérieurs, propose un décodage terme à terme de la figure. La couleur pourpre est utilisée pour la toge des plus hauts magistrats romains et confère donc une forme de dignité à Honor. La nudité, dans l’Antiquité, s’oppose à l’artifice et convient de ce fait à la Vérité. De nombreuses épigrammes grecques développent l’idée d’un Éros pudique, vertueux, qui s’oppose à un Éros sensuel répréhensible. C’est lui auquel réfère Amor in medio castus. Sa place in medio symbolise son rôle de lien entre Veritas et Honor, les trois personnifications formant une espèce de Triade antique, que le commentaire de 1621 présente comme une anticipation païenne de la Trinité chrétienne – Dieu Père, Fils et Saint-Esprit. Vérité et Honor se donnent la main droite : la dextrarum iunctio dans l’Antiquité signifie l’engagement, notamment des époux dans le mariage. On la trouve sur des monnaies et des sarcophages romains. Le signe demeure vivace à la Renaissance dans les rites du mariage chrétien. On voit qu’on peut se livrer à une forme de « lecture d’image » face à un ensemble iconotextuel de ce type, où chaque détail prend sens par rapport aux autres. Il s’agit d’une espèce de langage symbolique dont les différentes unités convergent pour former un sens global10.

Fig. 3. Inscriptiones Sacrosanctae Vetustatis de Petrus Apianus, publiées à Ingolstadt en 1534, p. CCLXXI.
Fig. 3. Inscriptiones Sacrosanctae Vetustatis de Petrus Apianus, publiées à Ingolstadt en 1534, p. CCLXXI.

L’édition de 1621 est formelle : la source d’Alciat est une statue, bien connue des collectionneurs et antiquaires du XVIe siècle, et dont plusieurs ouvrages antiquaires ont donné des représentations, en particulier les Inscriptiones Sacrosanctae Vetustatis de Petrus Apianus, publiées à Ingolstadt en 1534 (fig. 3)11. Avant l’intervention de Lorenzo Pignoria, les gravures, comme celle de l’édition parue à Paris chez Christian Wechel en 1534 (fig. 4), ne permettent guère de deviner qu’Alciat s’inspire d’un bas-relief antique. Les personnifications sont représentées comme des personnages vivants, avec d’ailleurs souvent des inexactitudes par rapport aux prescriptions de l’épigramme. Lorenzo Pignoria dénonce cette méconnaissance et de fait, sous son impulsion, la gravure de 1621 (fig. 5) reprend les représentations du bas-relief proposées par les publications antiquaires antérieures, en particulier celle d’Apianus. Elle introduit cependant de nouvelles inexactitudes, fortement décriées dans le commentaire. Le graveur a inversé la place d’Honor et Veritas, pourtant précisée par Alciat, et la jonction des mains droites, symboliquement importante, devient une jonction des mains gauches. Cette inversion tient sans doute à ce que le dessinateur s’est inspiré directement d’une gravure de la pierre sculptée qu’il avait sous les yeux. Or à l’impression, le dessin d’une gravure s’inverse.

Fig. 4. Gravure de l’emblème Fidei Symbolum dans l’édition parue à Paris chez Ch. Wechel en 1536, identique à celle parue en 1534 chez le même imprimeur.
Fig. 5. L’emblème Fidei Symbolum dans l’édition parue à Padoue chez P. Frambotti en 1661, identique à celle parue à Padoue chez P. P. Tozzi en 1621.

Les mélectures ne s’arrêtent pas là. En effet, ce bas-relief et son interprétation ont une histoire à rebondissements. Les inscriptions qui figurent dessus : Fidei Symbolum, Honor, Amor, Veritas, sont en fait des inscriptions tardives ajoutées au XVe siècle. Alors que le bas-relief antique ornait une tombe de l’époque augustéenne et représentait un couple avec son enfant, on l’interprète à la Renaissance comme allégorique et on y voit une forme de triade allégorique entre Honor, Amor, Veritas, au fondement de la Fides (Fidélité), inspirée sans doute de la philosophie alors en vogue de Jean Pic de la Mirandole (1463-1494). Dans les publications antiquaires, on cherche aussi une signification seconde à cette représentation. Au lieu d’y voir simplement une famille romaine, Petrus Apianus l’interprète comme la figuration du dieu des serments, Medius Fidius, interprétation fondée sur une erreur de lecture : Fidei Symbolum (« Symbole de la Fidélité ») est lu Fidii Symbolum (« Symbole du dieu Fidius »). Il met en relation les trois personnages avec ce dieu qui préside aux serments, et qui est rapproché de trois dieux sabins : Sanctus, Fidius, Semipater. Sous ces trois noms, ce serait le même dieu qui serait invoqué.

La gravure de 1621 (fig. 5) reproduit l’erreur de lecture de celle qui figure dans l’ouvrage antiquaire d’Apianus (fig. 3). Quant au commentaire de l’édition de 1621, à la suite de Sánchez, il tente de faire concorder les deux lectures, expliquant qui est le dieu Fidius, tout en faisant de l’image, comme le titre de l’emblème l’y invite, une figuration de Fides, la Fidélité et la parole donnée. Le commentaire allégorique prône la Fides principalement dans le cadre du mariage, ce qui renoue avec la fonction originelle du monument sculpté : commémorer les vertus d’une union conjugale.

La « République libérée » : les avatars d’une représentation symbolique numismatique

Comme dernier exemple, nous prendrons l’emblème Respublica liberata d’Alciat, qui ne figure pas dans les premières éditions des Emblèmes mais qui a été ajouté par Alciat dans l’édition vénitienne de 1546. Cet emblème a également une source iconographique antique. L’édition de 1621 l’affirme d’emblée : il s’agit d’une monnaie très célèbre, un denier que Brutus a fait frapper, avec à l’avers son profil et au revers la figuration d’un bonnet phrygien entouré de deux poignards. Contrairement au cas précédemment étudié, cette figuration a bien eu dès l’Antiquité un sens symbolique dont le décodage nous est parvenu. En effet, Dion Cassius l’évoque dans l’Histoire romaine12 et rapporte l’interprétation suivante : le bonnet phrygien symbolise la liberté retrouvée, dans la mesure où il était porté par les esclaves affranchis. C’est un symbole qu’on trouve sur des monnaies grecques et romaines. Les deux poignards mettent en avant, parmi tous les assassins de César, les deux plus connus : Brutus et Cassius. La frappe d’une telle monnaie, dans le contexte des guerres civiles, est un acte de propagande en faveur de Brutus, qui imite l’audace de César, le premier homme politique Romain à avoir fait frapper une monnaie à son effigie. Elle exalte un meurtre politique, ce qui est tout à fait exceptionnel dans l’iconographie monétaire antique.

L’épigramme d’Alciat fait bien référence à cette monnaie :

Caesaris exitio, ceu libertate recepta,

Haec ducibus Brutis cusa moneta fuit.

En siculi in primis, queis13 pileus insuper adstat,

Qualem missa manu seruitia accipiunt.

À l’assassinat de César, comme si la liberté était retrouvée,

Les chefs de guerre de la famille de Brutus14 firent frapper une monnaie.

Voici tout d’abord des poignards, surmontés d’un bonnet phrygien,

Comme celui que reçoivent les esclaves affranchis.

Fig. 6. Gravure de l’emblème Respublica liberata dans l’édition parue à Lyon chez Macé Bonhomme en 1551, p. 163.

L’édition de 1621 rapporte l’indignation de Lorenzo Pignoria : les illustrations des éditions antérieures ne sont guère fidèles au texte d’Alciat, et a fortiori à l’iconographie monétaire qui le fonde. La gravure de l’édition lyonnaise de 1551, par exemple, figure bien une monnaie, mais avec une inscription peu réaliste : Bruti nomisma (« monnaie de Brutus ») (fig. 6). Le chapeau ne correspond guère à la forme du pileus antique ; au lieu de deux poignards, on ne voit qu’une dague. Le commentateur espagnol Sánchez avait déjà protesté contre cette représentation infidèle : « J’ai la monnaie à la maison, mais elle comporte un bonnet phrygien allongé au milieu de deux poignards dressés. La gravure doit être corrigée. » En réalité, le texte d’Alciat lui-même contient une imprécision, puisque le bonnet phrygien surmonte les poignards selon lui, alors que sur la monnaie antique, ils l’encadrent. Pignoria a fait rectifier la gravure en fonction de la monnaie, qu’il connaît très certainement (fig. 7), et renvoie pour cela à plusieurs publications savantes récentes qui en ont traité. Même si la gravure comporte encore des différences avec la monnaie antique (les deux poignards y étaient ainsi différents l’un de l’autre, comme l’explique Dion Cassius), elle s’en rapproche beaucoup plus. Elle restitue notamment l’inscription EID. MAR. (« Ides de Mars »).

Fig. 7. Gravure de l’emblème Respublica liberata dans l’édition parue à Padoue chez P. Frambotti en 1661, identique à celle parue à Padoue chez P. P. Tozzi en 1621.

À la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, les commentateurs et éditeurs des Emblèmes d’Alciat sont de plus en plus sensibles à sa grande connaissance de l’Antiquité, y compris des vestiges matériels qu’on retrouve alors. Ils réclament des graveurs une culture antique plus poussée, tenant compte notamment de la circulation des images venues de l’Antiquité par le biais de recueils d’inscriptions ou de monnaies, qui comportent de multiples gravures. Alors que les premières éditions d’Alciat donnaient à voir une Antiquité souvent transposée dans un monde contemporain des lecteurs, celles du début XVIIe siècle visent à proposer un imaginaire davantage inspiré par l’érudition antiquaire, sans y parvenir totalement, par « l’incurie des graveurs » à en croire les éditeurs scientifiques. Elles demeurent cependant une œuvre poétique et créatrice, alliant savoir humaniste, plaisir des yeux et allégorisme moral pour l’édification des lecteurs. Dès l’origine, Alciat, dans sa dédicace à Peutinger, un humaniste de la cour de Maximilien Ier amateur d’antiquités, avait prévu que ses Emblemata pourraient fournir des modèles iconographiques aux artistes et artisans. De fait, ils ont joué un très grand rôle dans toute l’Europe humaniste pour diffuser un langage symbolique, qui devint à la mode et dans lequel on puisa pour décorer tant des bâtiments que divers objets, mêlant érudition antique et rêverie moderne.

Pour aller plus loin

André ALCIAT, Emblemata. Les Emblèmes, Fac-similé de l’édition lyonnaise de Macé Bonhomme de 1551. Préface, traduction de Pierre Laurens de l’Institut, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. ix-xxxvii.

KLINGER-DOLLÉ, Anne-Hélène, Présentation des Emblèmes d’Alciat et échantillon d’emblèmes à faire travailler en classe de latin sur Imago. Lire du latin illustré : https://imago-latin.fr/superieur/poemes-illustres/emblemes-alciat/.

Notes

1

Nous renvoyons à notre article « Le symbole, objet privilégié de la “restitution de l’Antiquité” par les humanistes de la Renaissance : l’exemple de l’ancre et du dauphin »* pour la notion de « symbole » pertinente à l’époque humaniste.

2

Cette édition, comme la plupart des éditions marquantes des Emblèmes d’Alciat, est numérisée et accessible depuis le site de l’Université de Glasgow consacré aux Emblèmes : https://www.emblems.arts.gla.ac.uk/alciato/.

3

Les Emblemata traduits par Pierre Laurens et publiés aux Belles Lettres en 2016 se fondent sur l’édition parue à Lyon chez Macé Bonhomme en 1551. Nous proposons un choix d’emblèmes à travailler sur le site Imago. Lire du latin illustré, qui se fonde sur l’édition parue à Paris chez Christian Wechel en 1534 (https://imago-latin.fr/superieur/poemes-illustres/emblemes-alciat/). Les gravures d’autres éditions sont mises en regard.

4

Toutes les traductions sont personnelles. Elles sont volontairement très proches du texte latin.

5

Il existe une traduction récente de ce texte, qui s’intéresse aussi à sa diffusion en latin à la Renaissance : Horapollon, Hiéroglyphes, trad. Claude Françoise Brunon, Saint-Laurent-le-Minier, Éditions Decoopman, 2019.

6

Il s’agit de l’adage 901 Ἀντιπελαργεῖν (« Rendre à la façon des cigognes »), que l’on peut lire dans la traduction parue aux Belles Lettres en 2011, t. 1, p. 663-664.

7

L’édition de 1621 fait référence à une monnaie impériale. On peut faire voir aux élèves l’exemple d’une monnaie républicaine sur le site Imago (section 4 de la page consacrée aux monnaies romaines dans leur rapport avec les vertus républicaines), https://imago-latin.fr/secondaire/vie-politique/republique/monnaies-et-valeurs-politiques-romaines/.

8

Rappelons pour mémoire que l’ekphrasis chez les Anciens ne se limite pas aux œuvres d’art. Elle est une représentation qui cherche à « mettre sous les yeux » du lecteur ou de l’auditeur un objet, une scène, un paysage, en sollicitant ses capacités imaginatives. La restriction aux œuvres d’art est le fait de la critique littéraire contemporaine. Dans le dossier « Images antiques », on pourra lire l’article de Frédéric Teyssier* qui propose des activités pour faire travailler la notion d’ekphrasis à partir d’un roman grec et d’une fresque pompéienne.

10

Voir à ce propos la réflexion proposée par Benoît Tane* sur la « lecture » d’image dans le dossier « Le livre, le texte et l’image ».

11

Sur cette pierre et les péripéties de son interprétation à la Renaissance, voir Phyllis L. Williams, « Two Roman reliefs in Renaissance disguise », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. IV, 1-2, 1940-1941, p. 47-66.

12

Dion Cassius, Histoire romaine, 47, 25, 3.

13

Forme volontairement archaïsante utilisée par Alciat pour quibus.

14

Le pluriel ducibus Brutis est étonnant. L’expression semble renvoyer aux deux assassins de César les plus connus, Brutus et Cassius, le deuxième étant lié à la famille de Brutus dans la mesure où il a épousé la demi-sœur de Brutus. Une autre explication serait la présence, parmi les conjurés, de deux autres membres de la famille de Brutus, beaucoup moins connus. Voir l’article de Stéphane Rolet qui propose une étude beaucoup plus complète de cet emblème et de ses résonnances politiques dans le contexte florentin et milanais : « Un pileus et deux poignards : les symboles immuables du tyrannicide du denier EID MAR de Brutus à l’emblème d’Alciat Respublica liberata (1546), dans Allégories et symboles, voies de dissidence ?, dir. Anne Rolet, Rennes, 2012, p. 361-389.

DOSSIER :
DANS LE MÊME NUMÉRO

Images et réception de l'Antiquité

En guise d'introduction

Réception de l’Antiquité aux XVe-XVIIIe siècle

Réception de l’Antiquité aux XIXe-XXIe siècle