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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Analyse d’une scène de roman : la canne des Indes », Aix-en-Provence, décembre 2008, cours sur La scène de roman, genèse et histoire
La canne des Indes
Analyse d’une scène de roman
 La canne des Indes. Gravure de Jules-Arsène Garnier d’après Alphonse Lamotte. La Princesse de Clèves, Paris, Conquet, 1889
Le texte à expliquer
Mme de Clèves est surprise de nuit dans son pavillon de Coulommiers.
On étudiera le texte
depuis :
« M. de Clèves ne douta point du sujet de ce voyage ; mais il résolut de s’éclaircir de la conduite de sa femme et de ne pas demeurer dans une cruelle incertitude. » (P. 142.)
jusqu’à :
« Elle fut longtemps à se résoudre à sortir d’un lieu dont elle pensait que ce prince était peut-être si proche, et il était quasi jour quand elle revint au château. » (P. 145.)
Situation du texte
Mme de Clèves entend rester fidèle à son mari et combattre la passion qu’elle éprouve pour le duc de Nemours. A cet effet, elle s’est retirée à la campagne, dans son château de Coulommiers, pour éviter toute rencontre avec M. de Nemours. Celui-ci apprend cependant de Mme de Martigues, qui revient de Coulommiers, que Mme de Clèves aime à se promener seule la nuit dans le pavillon de chasse qu’elle possède à la limite du parc du château et de la forêt. Nemours connaît ce pavillon : c’est là qu’il a surpris l’aveu de la princesse de Clèves à son mari. Fou amoureux, il décide de se rendre secrètement à Coulommiers : « il pensa qu’il n’était pas impossible qu’il y pût voir Mme de Clèves sans être vu que d’elle » (p. 142). Mais M. de Clèves, qui assiste à l’entretien de Mme de Martigues, devine les pensées de M. de Nemours, qu’il soupçonne d’être l’amant de sa femme.
Lecture du texte
Plan du texte
C’est la deuxième fois que M. de Nemours se rend à Coulommiers. Comme à l’occasion
de l’aveu de Mme de Clèves, la scène qui couronne ce voyage est
soigneusement préparée par le récit, de sorte que les parties du
texte constituent les étapes de cette préparation de la scène,
puis la scène proprement dite.
Dans un premier temps,
Mme de La Fayette décrit les trajets des personnages
convergeant vers le pavillon de chasse de Coulommiers. Ici se prépare
la dimension géométrale de la scène. Cette première
partie va de « M. de Clèves ne douta point du sujet de ce
voyage » à « il reconnut aisément M. de Nemours ».
Une fois les
personnages en position, le récit installe le système des
regards et le tableau donné à voir. Ici se prépare la
dimension scopique de la scène : le gentilhomme regarde
M. de Nemours regarder Mme de Clèves seule dans le pavillon. Cette
deuxième partie va de « Il le vit faire le tour du jardin »
à « ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul
autre amant ».
Alors, M. de Nemours
passe à l’action : c’est la scène proprement dite.
La narration se dilate à l’extrême, tandis que le temps se
resserre (« les moments… étaient précieux »). La
représentation de l’instant prégnant, ce moment qui
condense réflexion préparatoire, épreuve visuelle du face à face
et fuite, constitue la troisième partie, qui va de « Ce prince
était aussi tellement hors de lui-même » à « il était
quasi jour quand elle revint au château ».
Mouvement et problématique
Le texte s’ouvre sur
M. de Clèves (« M. de Clèves ne douta point du sujet de ce
voyage ») et se ferme sur Mme de Clèves (« il était
quasi jour quand elle revint au château »). M. de Clèves
formule une demande (ma femme est-elle fidèle ?) à laquelle sa
femme apporte une réponse (en repoussant tout contact, même visuel,
avec M. de Nemours). Sur le strict plan discursif du récit, les
choses sont simples.
Pourtant la
communication entre les personnages va être brouillée par une autre
logique, visuelle, qui parasite le discours. M. de Clèves
n’interroge pas, ne peut pas interroger directement Mme de Clèves.
Il laisse partir M. de Nemours et envoie à sa suite un espion :
l’indirection, c’est-à-dire le détour qu’emprunte la
communication, est donc double. Le gentilhomme, Nemours, la princesse
n’échangeront pas entre eux la moindre parole : l’information
passe tout entière par le regard. . Même au retour du gentilhomme
auprès de M. de Clèves (p. 149), l’échange est purement
visuel :
« Sitôt qu’il le vit, il jugea,
par son visage et par son silence, qu’il n’avait que des choses
fâcheuses à lui apprendre. Il demeura quelque temps saisi
d’affliction, la tête baissée sans pouvoir parler ; enfin il
lui fit signe de la main de se retirer » (p. 149).
Mais le regard
véhicule-t-il seulement de l’information ? Le résultat en
tous cas est une catastrophe : M. de Clèves ne peut tirer de
cette aventure que la conclusion inverse de ce que, discursivement,
le récit a démontré au lecteur. Visuellement, la scène condamne
Mme de Clèves, alors que, discursivement, le récit l’a
innocentée. La problématique du texte réside dans ce paradoxe.
Le gentilhomme, embrayeur visuel de la scène
Outre cette
contradiction globale des deux logiques de représentation
(discursive et visuelle), on assiste à un glissement progressif de
l’une vers l’autre. On commence dans le raisonnement et la
parole ; on finit dans la vision et dans la hantise de la
vision. La logique du discours repose sur la linéarité : il
s’établit du coup une sorte d’équivalence entre le trajet,
l’itinéraire des personnages et le développement de leur
réflexion et de leur discours.
Plus exactement, la
fiction traduit le déroulement du discours dans le trajet des
personnages : M. de Clèves médite d’abord (« M. de
Clèves ne douta point » ; « il résolut de
s’éclaircir » ; « il eut envie de » ;
« craignant que » ; « il résolut de se
fier »). La méditation débouche sur un discours (« il
lui conta » ; « il lui dit » ; « et
lui ordonna »), et le discours sur un commandement. Il s’agit
alors de voyager. De façon tout à fait symptomatique, le
commandement de voyager débouche alors sur une formulation
négative :
« Il lui dit quelle avait été
jusqu’alors la vertu de Mme de Clèves et lui ordonna de partir sur
les pas de M. de Nemours, de l’observer exactement, de voir s’il
n’irait point à Coulommiers et s’il n’entrerait point la nuit
dans le jardin. » (Pp. 142-143.)
« S’il n’irait
point », « s’il n’entrerait point » traduit la
crainte de M. de Clèves par la négation des actions redoutées. La
négation est donc d’abord justifiée, ponctuellement, par
l’expression de cette appréhension du locuteur. Mais
structuralement, elle indique autre chose : il s’agit
d’observer M. de Nemours, de voir : on bascule
donc du discursif au visuel, depuis lequel tout est inversé ;
il irait devient s’il n’irait point ; il entrerait devient
s’il n’entrerait point. C’est déjà annoncer que le voir
exprime la négation du dire, que Mme de Clèves en sortira
défigurée.
Au premier paragraphe
centré sur M. de Clèves répond le second paragraphe, centré sur
le gentilhomme ; à l’expression du discours du maître,
l’exécution du trajet du personnage. Ce trajet s’effectue sans
aléas. Dans La Princesse de Clèves, l’espace n’est pas
réel, mais rationnel ; les obstacles ne sont pas contingents,
mais symboliques et logiques. L’effet de vérité produit par les
réflexions de M. de Clèves a débouché sur un système
d’indirection : il n’ira pas lui-même, « craignant
que son départ ne parût extraordinaire », c’est-à-dire
invraisemblable, mais enverra un gentilhomme. L’indirect est la
marque de la vraisemblance.
En revanche, dans le
réel, la mission du gentilhomme ne rencontre pas d’obstacle. Elle
s’exécute parfaitement, c’est-à-dire logiquement (il « s’en
acquitta avec toute l’exactitude imaginable »), sans les
petites négligences, les mauvaises humeurs, vexations, jalousies,
toutes ces irrégularités humaines qui, dans le réel, grippent ou
faussent, même légèrement, n’importe quelle machine stratégique.
Le gentilhomme n’a même pas besoin de suivre exactement Nemours,
dont le trajet est lui aussi réglé comme du papier à musique. Il
peut sans inquiétude anticiper ce trajet et aller tout de suite se
poster dans la forêt de Coulommiers « à l’endroit par où
il jugeait que M. de Nemours pouvait passer » : ce pouvait
est un devait, pour un trajet nécessaire, commandé par la
seule logique du discours.
Depuis la forêt, le
gentilhomme observe le duc de Nemours entrer dans le jardin de
Coulommiers. La scène du jardin, bordée par l’espace vague de la
forêt, nous est ainsi indiquée par son regard, qui transporte là
le regard de M. de Clèves et constitue l’embrayeur visuel
de la scène. Le gentilhomme demeure extérieur à la scène, mais
appartient quand même à la fiction : dans la représentation,
il désigne le hors scène depuis lequel le regard pointe vers la
scène et la méconnaît, se trompe sur son contenu. À ce regard qui
ne voit pas le spectacle s’opposera l’œil de M. de Nemours,
qui lui n’en manquera pas une miette !
Le gentilhomme ne voit
pas à proprement parler arriver M. de Nemours. On assiste plutôt à
un surgissement. A la lisière de la forêt, depuis l’ombre et en
deçà du visible, Nemours prend consistance comme figure :
« Sitôt que la nuit fut venue, il
entendit marcher, et quoiqu’il fît obscur, il reconnut aisément
M. de Nemours. » (P. 143.)
La palissade et la fenêtre, écrans de la
représentation
Le duc de Nemours
escalade alors les palissades, dont il doit franchir deux rangées
pour pénétrer dans le jardin proprement dit :
« Les palissades étaient fort
hautes, et il y en avait encore derrière, pour empêcher qu’on ne
pût entrer ; en sorte qu’il était assez difficile de se
faire un passage. » (Ibid.)
Tout laisse à penser
que le gentilhomme reste en arrière. La seconde nuit, qui donnera
lieu à la répétition de cette scène, Mme de La Fayette précise
qu’il ne va pas au-delà :
« Le gentilhomme de M. de Clèves,
qui s’était déguisé afin d’être moins remarqué, le suivit
jusqu’au lieu où il l’avait suivi le soir d’auparavant et le
vit entrer dans le même jardin. » (P. 147.)
« jusqu’au
lieu », c’est dire qu’il ne suit pas Nemours plus loin,
qu’il n’escalade pas les palissades. Celles-ci sont hautes.
Comment prétendre dès lors que « le gentilhomme de M. de
Clèves l’avait toujours observé » (p. 149) ?
C’est précisément parce que le gentilhomme ne voit rien de ce qui
s’est réellement passé dans le jardin qu’il ne peut témoigner
que de ce que Nemours y entrée, et non de la vertueuse défense et
de l’innocence de Mme de Clèves. Les palissades font écran au
savoir de la scène, que le gentilhomme regarde, mais ne voit pas.
On voit se mettre en
place le dispositif de la scène, dans lequel ces palissades jouent
un rôle essentiel. Si ce premier écran occulte la vue, un second
écran très différent surgit aussitôt derrière lui, alors que le
récit est désormais pris en charge par le point de vue du duc de
Nemours (et non plus du gentilhomme) : il s’agit des
portes-fenêtres du cabinet où se trouve Mme de Clèves, dans le
pavillon de chasse.
« Il vit beaucoup de lumières
dans le cabinet ; toutes les fenêtres en étaient ouvertes et,
en se glissant le long des palissades, il s’en approcha avec un
trouble et une émotion qu’il est aisé de se représenter.Il se
rangea derrière une des fenêtres, qui servaient de porte, pour voir
ce que faisait Mme de Clèves. » (Ibid.)
M. de Nemours est l’œil
de la scène : il se nourrit et jouit de sa lumière, de son
éclat, de l’objet de son désir qu’elle contient. Nemours
derrière la fenêtre voit sans être vu, tirant parti d’une
propriété remarquable du verre : la fenêtre laisse fidèlement
voir ce qui est dans la lumière depuis l’ombre, mais devient
quasiment opaque depuis la lumière quand on regarde vers l’ombre.
De nuit, la transparence à sens unique de la fenêtre s’inverse
par rapport à ce pour quoi elle a été conçue : c’est
Nemours, du dehors, qui voit tout, tandis que Mme de Clèves ne peut
le voir à quelques mètres d’elle. L’objet de la scène, la Dame
du pavillon, est aveugle.
La Dame du pavillon
Nemours surprend donc
Mme de Clèves seule dans son cabinet et loin de son mari. Mme de La
Fayette exploite ici un topos qui remonte à la littérature
médiévale. Au début du Perceval de Chrétien de Troyes,
Perceval qui vient de quitter sa mère pour embrasser la carrière de
chevalier, rencontrait déjà, au douzième siècle, une demoiselle
endormie dans sa tente, dans la clairière d’une forêt.Tous les
éléments narratifs de notre scène étaient déjà présents dans
le récit de Chrétien, et d’abord le trajet dans la nuit de la
forêt et le surgissement de Perceval dans la lumière de
l’événement :
« Ainz l’emporte a grande aleüre Parmi la grant forest oscure Et chevauche des lo matin Tant que li jorz vint a declin. En la foret cele nuit jut Tant que li clerz jorz aparut. »
(Vv. 593-598.)
Face à Perceval se
dresse, dans le locus amoenus d’une clairière et de sa
source, une tente merveilleuse dans laquelle repose une demoiselle
endormie. Chrétien insiste sur l’éclat de la tente, dont les
galons d’or et l’aigle doré qui la surmonte projettent leurs
rayons lumineux sur l’ensemble de la clairière :
« Et reluisoient tuit li pré De l’anluminement dou tré. »
(611-612.)
Le jardin de Mme de
Clèves et la profusion de lumière qui se répand depuis son cabinet
brillamment éclairé reproduisent, artificiellement et dans la nuit,
l’éclat médiéval de la merveille à laquelle Perceval est
confronté.
Perceval, comme
Nemours, jouit d’abord du tableau que forme la demoiselle endormie
sous sa tente, livrée sans le savoir à son œil voyeur :
 Perceval arrache à la demoiselle de la tente son anneau. Manuscrit de Perceval, folio 5v°, Montpellier, Bibliothèque de la Faculté de Médecine, fin du XIIIe siècle.
« Lors vint au tref, so trove
overt, A mi lo tref un lit covert D’une coute de paille, et voit : El lit une dame gissoit, Qui estoit iqui andormie. »
(629-633.)
C’est bien grosso
modo le même tableau, mais Chrétien ne s’y attarde pas :
il n’y a pas à proprement parler de scène dans le roman
médiéval.Perceval pénètre dans la tente et éveille la
demoiselle, comme Nemours pénètre dans le cabinet et surprend Mme
de Clèves. Tandis que Mme de Clèves s’enfuit, la demoiselle
repousse Perceval comme elle peut, et pour les mêmes raisons :
Mme de Clèves dépend d’un mari, la demoiselle d’un ami, qui,
même absents, s’interposent symboliquement entre le chevalier
(Perceval, Nemours) et la Dame.
« Fui que mes amis ne te truise, Que s’il te troeve, tu ies morz. »
(662-663.)
Mais le mal est fait,
malgré la vertu de la Dame : Perceval en lui dérobant son
anneau (683), Nemours en se faisant voir du gentilhomme, donnent,
contre la réalité impossible à prouver des faits, l’évidence
visible de l’adultère des épouses. Les preuves sont de la même
nature paradoxale : situées dans l’ordre du visuel, elles ne
sont pourtant pas à proprement parler visibles, car l’anneau
manque à la demoiselle (760) et le gentilhomme, derrière les
palissades, n’a rien vu.
Pourquoi l’icône de
la demoiselle dans la tente condense-t-elle tous les désirs ?
Pourquoi faut-il que le désir de la femme s’incarne, se représente
pour ainsi dire nécessairement dans cette icône ? Perceval,
dans sa fausse naïveté de Gallois mal dégrossi, dont joue Chrétien
de Troyes, nous fournit un élément de réponse :
« Li vallez vers lo tref ala Et dit ainz qu’il parvenist la : “Dex, or voi je vostre maison ! Or feroie je desraison Se aorer ne vos aloie. Voir dit ma mere tote voie, Qui me dist que ja ne trovasse Moutier ou aorer n’alasse Lo Criator an cui je croi.” »
(617-625)
Perceval mélange (ou
feint de mélanger) les prescriptions de sa mère et, dans tout cet
épisode, transforme en catastrophes ses conseils avisés. Mais
l’absurdité de la conduite de Perceval, qui mésuse de bonne (ou
de mauvaise) foi des bienséances chevaleresques, fait sens
elle-même.
Perceval prend la
tente de la demoiselle pour la maison de Dieu et confond l’adoration
sacrée de l’image de Dieu dans une église avec le viol de la
demoiselle dans sa tente. L’aventure amoureuse parodie la prière
dans l’église : mais cette parodie ne constitue pas un
discours contre l’institution symbolique ; elle se fond en
elle et la retourne de l’intérieur pour constituer la fiction
romanesque.
Par cette prise à
revers de l’assise symbolique du dispositif fictionnel, la
demoiselle dans sa tente est dévoilée comme Vierge du tabernacle,
objet ultime de toute adoration : c’est précisément au
douzième siècle que le culte de la Vierge prend tout son essor. La
Dame du pavillon est l’icône entre toutes que projette le désir
amoureux parce qu’elle confère au désir cette assise symbolique
essentielle, dont nous avons vu, à propos de Paolo et Francesca,
qu’Ingres tirait le plus grand parti.
Le tabernacle est
l’ancêtre de la scène.
La tente du tabernacle en délimite l’espace sacré, qui s’oppose
à l’espace profane du dehors. Le jeu du sacré et du profane
devient, dans le dispositif scénique laïcisé, jeu de l’espace
restreint et de l’espace vague. Le tabernacle des Juifs est divisé,
dans son intérieur, par un rideau qui sépare le Saint, accessible
aux fidèles, du Saint des Saints, réservé aux seuls prêtres.
Dans sa traduction chrétienne, où le tabernacle ne contient plus
l’arche d’alliance, mais l’image de la Vierge, cette séparation
intérieure est remplacée par une tenture de damas tendue derrière
la Vierge, placée dans un Saint des Saints désormais visible et
accessible.
Perceval peut accéder
à la Dame, mais ne doit pas aller au-delà de la prise de l’anneau.
Même ouvert et exposé, le tabernacle fictionnel dispose d’une
réserve virginale : le rideau du tabernacle, l’intégrité du
corps de la Dame sont les ancêtres de l’écran de la
représentation.
La grotte baroque
Il serait cependant
bien hardi de faire de la scène de la canne des Indes dans La
Princesse de Clèves la réécriture de l’épisode de l’anneau
dérobé dans Perceval. Mme de La Fayette n’a probablement
jamais entendu parler de Chrétien de Troyes, tombé dans l’oubli
au moins jusqu’au dix-neuvième siècle. Cependant une tradition
romanesque continue, des grands romans gothiques en prose aux épopées
de la Renaissance, puis à la Pastorale et aux romans baroques a
véhiculé les matériaux fictionnels jusqu’à elle. Les premières
scènes de roman ont été fabriquées à partir de ces matériaux
oublieux de leurs origines parfois jusqu’à devenir
méconnaissables.
 Justinian grâcié par Astérie, gravure pour Ibrahim, ou l’illustre Bassa, Paris, Witte, 1723, vol. 1
Le lieu à la fois
sauvage et merveilleux de la rencontre amoureuse apparaît par
exemple avec éclat dans Ibrahim, ou l’illustre Bassa, un
roman publié
de 1641 à 1644, sous le nom de Georges de Scudéry, mais attribué
parfois à sa sœur Madeleine. Le héros, Justinian, seigneur de
Gênes, a été capturé en mer par les Turcs et, sous le nom
d’Ibrahim, est devenu à Constantinople le grand vizir du sultan
Soliman. Quoique choyé par le sultan qui le traite en ami, Ibrahim
reste éperdument amoureux d’Isabelle, qu’il a laissée en
Italie. Il raconte à Soliman sa rencontre avec Isabelle :
« Il arriva qu’un de mes plus
chers amis me pria d’aller entendre un concert de luths & de
voix qui se faisoit le lendemain à une maison qu’il avoit en ce
séjour delicieux ;
& comme la musique m’a toujours touché sensiblement, je ne
manquai pas de m’y rendre. Il est pourtant certain que j’y allai
avec une mélancolie secrette, qui sans doute m’avertissoit du
malheur qui m’y devoit arriver : mais je n’étois pas
capable de faire mon profit de ce mouvement involontaire, dont la
cause m’étoit inconnue. Je me laissai pourtant charmer à la
douceur de l’harmonie : il me sembla qu’elle avoit dissipé
mon chagrin & réveillé ma joie. Cet agréable transport fut le
dernier moment qui précéda ma perte ; car, Seigneur,
comme le soleil [était] déja assez abaissé pour n’être plus
incommode, ni par ses raions, ni par sa chaleur, le maître du logis
me dit qu’avant que de descendre au jardin il vouloit me faire
entendre un écho merveilleux, qu’il avoit trouvé depuis peu de
jours & qu’un de ses voisins lui avoit donné sans y penser, en
faisant bâtir une grotte opposée aux fenêtres de son cabinet &
creusée dans la montagne en forme de demie lune ; ce qui
recueilloit & reflechissoit la voix si admirablement que la
septieme répetition que faisoit cet écho se distinguoit
parfaitement. À peine ce discours fut-il achevé que devançant la
compagnie j’entrai seul dans le cabinet, résolu d’essayer l’écho
le premier. Mais, Seigneur, je n’eus pas si-tôt ouvert la fenêtre
que bien loin d’obliger l’écho à me répondre, je perdis
moi-même l’usage de la voix par le ravissement dont je fus
saisi en voyant la plus belle personne que nature ait jamais faite.
Elle étoit appuyée sur une balustrade de jaspe & de porphire,
qui formoit un quaré au milieu duquel on voyoit une fontaine
jaillissante, où quatre nimphes de marbre blanc sembloient se
jouer en se baignant : car par un artifice merveilleux il part
de leurs mains une abondance d’eau qui les [67] mouille, & qui
fait croire qu’elles se la jettent les unes aux autres ; ce
qui cause un bruit très-agréable. D’ailleurs si j’avois vu
ailleurs quelque fontaine approchante de celle-la, je n’aurois eu
garde de la décrire ; car, Seigneur, je fus si surpris des
charmes de cette belle inconnue, que je n’eus des yeux que pour
elle. Je changeai de couleur vingt fois en un moment, & me
cachant un peu de peur d’être apperçu, je la considerai avec
toute l’attention que pouvoit avoir un homme, qui de l’admiration
avoit déja passé jusqu’à l’amour. Comme j’étois en cet état toute la
compagnie arriva, & me témoigna qu’elle avoit eu regret que je
l’eusse quittée si-tôt, parce qu’il s’étoit fait une dispute
touchant la nature de l’écho, qui m’auroit donné grand plaisir.
Après avoir écouté ce discours sans y répondre, je demandai si
quelqu’un ne me pourroit point apprendre le nom de cette belle
qui révoit au bord de la fontaine que je voyois au milieu de ce
jardin ? En disant cela j’ouvris doucement la fenêtre
que j’avois à demi refermée, & les priant de ne faire
point de bruit je leur montrai ce prodige de beauté. Je n’eus pas
si-tôt achevé de parler, que par une connoissance [68] cachée qui
prévint leur reponse, je sentis quelque chose en moi qui me dit que
c’étoit Isabelle.
A peine cette pensée avoit-elle excité le trouble en mon ame, qu’un
de mes amis prenant la parole, me confirma cette verité, & me
demanda s’il étoit possible que je ne connusse point mon ennemie ?
Quoi, lui dis-je en l’interrompant, celle que je vois est fille de
Rodolphe ! Je dis cela si haut, que je lui fis tourner la tête
du côté où nous étions : de sorte que nous ayant apperçus,
elle baissa son voile, & commença de marcher pour aller
rejoindre deux femmes qui se promenoient dans une allée. Peu s’en
fallut qu’oubliant toute sorte de bienséance je ne sortisse au
même instant d’un lieu qui m’avoit été si fatal, en me faisant
voir en une seule personne l’objet de ma haine & de mon amour.
Mais enfin le dépit d’être vu avec tant de foiblesse, me fit
résoudre d’essayer de la cacher. Je dis donc à celui qui m’avoit
parlé, que j’étois ravi d’avoir une si belle ennemie ; &
que bien qu’elle eût des armes qui la rendroient aisement
victorieuse de tous ceux qu’elle voudroit assujettir, j’étois
pourtant assez genereux pour ne refuser pas de combattre une personne
dont on pouvoit être [69] vaincu sans honte. Après cela ils
s’amuserent à chercher toutes les beautés de l’écho ;
ceux de la compagnie dont la voix étoit la plus mauvaise & la
plus enrouée, ne laisserent pas de forcer cet écho à leur répondre
& à leur reprocher leur defaut en les imitant. Pour moi qui ne
l’avois pas desagreable en ce tems-là, il me fut impossible de
chanter, &, quelque violence que je me fisse, je ne pus jamais me
ressouvenir d’un air, quoique j’en sçusse un assez bon
nombre. »
Quoique entièrement
artificielle, la grotte dans laquelle Isabelle apparaît à Justinian
reproduit le locus amœnus de la tente dans la clairière de
Perceval. Justinian accède à cette grotte après un trajet :
il se rend de Gênes à Arène, où il a été invité à un concert,
puis du concert au cabinet de son ami, depuis lequel il découvre la
grotte merveilleuse. La belle rêveuse apparaît encadrée par la
grotte et produit le saisissement de l’effet scopique (« le
ravissement dont je fus saisi en voyant la plus belle personne que
nature ait jamais faite » ; « je fus si surpris
des charmes de cette belle inconnue »). Elle fait tableau comme
ce que Justinian lui-même désigne, devant ses amis qui l’ont
rejoint, comme « cette belle qui révoit au bord de la fontaine
que je voyois au milieu de ce jardin » : le discours
identifie ici le topos ; mais le regard de Justinian
ordonne le lieu et l’objet en un dispositif scénique. La fontaine
et la grotte délimitent, dans l’espace vague du jardin, l’espace
restreint de la scène proprement dite, tandis que la fenêtre du
cabinet où se trouve Justinian, tantôt presque fermée, tantôt
ouverte (« j’ouvris doucement la fenêtre que j’avois à
demi refermée »), assume la fonction de l’écran, qui
manifeste la dissymétrie constitutive de l’échange visuel
(regarder sans voir / voir sans être vu), elle-même liée à ce que
la psychanalyse désigne comme la schize de l’œil et du regard.
À la surenchère près
des musiques et des architectures baroques (« une balustrade de
jaspe & de porphire », des statues « de marbre
blanc » dans la fontaine dotées d’un « artifice
merveilleux »), Scudéry met ici en place le dispositif de la
scène classique, bricolé à partir du topos médiéval,
qu’il dénaturalise et théâtralise. En effet, la vision
d’Isabelle par Justinian fait suite à un concert d’instrument et
précède une parodie de concert vocal par les amis de Justinian,
essayant l’écho merveilleux que renvoie la grotte : « Après
cela ils s’amuserent à chercher toutes les beautés de l’écho ;
ceux de la compagnie dont la voix étoit la plus mauvaise & la
plus enrouée, ne laisserent pas de forcer cet écho à leur répondre
& à leur reprocher leur defaut en les imitant. » Entre le
beau rituel théâtral et sa discordante parodie, la scène est donc
le moment du renversement. S’il y a de l’écho, c’est que la
grotte elle-même a été « creusée dans la montagne en forme
de demie lune » : c’est la forme renversée d’un
théâtre, dont Isabelle serait la spectatrice et Justinian et ses
amis cacophonistes les acteurs.
La musique qui encadre
la scène oppose enfin la dimension sonore du spectacle à sa
dimension visuelle, le saisissement à la vue d’Isabelle. Cette
opposition préfigure celle, classique, de la logique discursive, qui
prépare la scène, et de la logique visuelle, qui la retourne et la
déconstruit. Alors que les amis de Justinian s’essayent à qui
mieux mieux en leurs chants discordants, Justinian reste muet,
paralysé par l’effet scopique de la vision qui l’a surpris. La
scène sidère, et son temps suspendu, condensé, bloque la parole.
Enfin, Justinian
devine dans la belle qu’il surprend abandonnée à sa rêverie
l’héritière des Grimaldi,
la famille rivale de la sienne à Gênes. Isabelle lui est a
priori interdite. Le plaisir et l’effet du spectacle d’Isabelle
tiennent à l’interdit dont elle est frappée, comme est interdite
à Perceval la demoiselle de la tente, à Nemours Mme de Clèves dans
son cabinet.À la barrière matérielle de l’écran (la fenêtre du
cabinet), qui barre géométralement le regard, se superpose cet
interdit symbolique, lointain souvenir de l’interdit sacré du
tabernacle qui, à l’intérieur, protégeait d’un rideau l’accès
au Saint des Saints.
Le renversement scénique
Mme de La Fayette
récupère tout ce matériau, élague, condense, simplifie : la
fontaine et ses nymphes de marbre, la balustrade de jaspe et de
porphyre, le concert sublime sous les citronniers d’une riche
villégiature génoise, tout cela disparaît. Le complexe face à
face du cabinet et de la grotte est remplacé par le seul cabinet de
Mme de Clèves, et c’est sa fenêtre à elle qui tient lieu
d’écran. Cette simplification est caractéristique de l’esthétique
classique, qu’on oppose généralement au baroque de la génération
précédente (une bonne trentaine d’années séparent Ibrahim,
ou l’illustre Bassa de La Princesse de Clèves).
Mais il ne faut pas
réduire ces transformations à un effet passager de style et de
mode. Une mutation profonde de la représentation est à l’œuvre.
Dans Ibrahim, ou l’illustre Bassa, le dispositif reste en
quelque sorte vacant : il permet de présenter l’héroïne,
Isabelle, de placer face à face les deux amants ; on peut même
considérer qu’il marque, très linéairement, le commencement de
leur amour. Mais il n’a pas de répercussion complexe sur le plan
de l’intrigue, il ne déclenche pas le court-circuit narratif
caractéristique de la scène : les témoins du face à face,
les amis de Justinian, ne joueront aucun rôle dans la suite de
l’histoire ; la grotte réapparaît bien dans la suite du
récit, mais les propriétés du lieu, cet écho extraordinaire, ne
sont jamais exploitées.
Chez Mme de La
Fayette, le principe d’économie des moyens interdit une telle
dépense gratuite. Non seulement le cabinet de Mme de Clèves a déjà
servi pour la plus importante scène du roman, la scène de l’aveu,
mais la scène de la canne des Indes, épiée par le gentilhomme de
M. de Clèves, est destinée à des répercussions spectaculaires sur
l’intrigue, et précisément à ce court-circuit : mettant en
accusation Mme de Clèves devant son mari, elle annule l’effet de
l’aveu, disqualifie sa sincérité et donc retourne en quelque
sorte le récit contre lui-même. L’effet visuel de la scène
n’agrémente pas simplement le récit ; il en perturbe
gravement le déroulement ; il produit en lui un renversement,
un effet retour.
 Tristan et Yseut à la fontaine épiés par le roi Marc. Panneau de coffret d’ivoire, 6 cm de haut, 1340-1350. Musée du Louvre
On touche ici à la
dimension scandaleuse de la scène. Si la controverse qui a suivi la
publication de La Princesse de Clèves, avec le petit pamphlet
des Lettres à la Marquise *** sur La Princesse de Clèves de
Valincour (1678) et, en réponse, les Conversations sur la
critique de La Princesse de Clèves de Charnes (1679), visait
essentiellement l’aveu, ce sont en fait toutes les scènes du roman
qui, constitutivement, tirent leur efficacité du scandale qu’elles
produisent. Faire une scène, c’est faire scandale, et c’est dans
ce sens d’ailleurs que le mot apparaît d’abord dans les romans.
Mais le scandale n’est
qu’une dimension (sociale, symbolique, narrative) du renversement
constitutif de la scène. Dans la disposition même de ses lieux, la
scène constitue un espace renversé. Dans la scène de l’aveu, le
duc de Nemours, l’amant, surprenait le dialogue intime de Mme de
Clèves avec son mari, renversant une situation romanesque bien
connue, celle du mari surprenant la conversation des amants. C’est
le roi Marc épiant Tristan et Yseut caché dans un arbre de la forêt
du Morois, la séquence liminaire du Tristan de Béroul,
reprise dans le Tristan en prose. C’est aussi Néron épiant
le dialogue de Britannicus et de Junie caché derrière une tenture,
dans la tragédie de Racine (1669). La scène sollicite le topos
romanesque, mais le détourne, le renverse, le parodie.
Dans la scène qui
nous occupe ici, nous assistons au même renversement. Nemours est
ici dans le jardin et, du dehors, épie Mme de Clèves installée
dans son pavillon de chasse. Mme de La Fayette renverse elle-même
les positions de la scène de l’aveu, installée dans les mêmes
lieux, mais où les personnages n’occupent plus les mêmes
positions : l’objet de la scène, donné à voir, passe du
dehors au dedans, tandis que le sujet regardant, le spectateur
voyeur, glisse du dedans vers le dehors. Le topos romanesque,
dont nous avons donné quelques exemples avec Perceval et avec
Ibrahim, consiste à recevoir la vision de la Dame installée
dans l’écrin de sa tente, de sa grotte, dans un jardin qui évoque
le jardin des Vierges de l’Annonciation, l’hortus conclusus
des visions mystiques. Dans la Théséide de Boccace (vers
1340), Palémon et Arcitas, lorsqu’ils surprennent la belle Émilie,
suivante de la reine des Amazones, tressant une couronne de fleurs et
chantant dans le jardin de Thésée, sont carrément enfermés dans
une prison.
Al suon di quella voce graziosa Arcita si levò, ch’era in prigione allato allato al giardino amoroso, sanza niente dire a Palemone, e una finestretta disiosa aprì per meglio udir quella canzone, e per vedere ancor chi la cantasse, tra’ ferri il capo fuori alquanto
trasse.
 Émilie dans son jardin, épiée par Palémon et par Arcitas. Enluminure de Barthélémy d’Eyck pour La Théséide de Boccace, début du livre III. Vers 1460-1465, Vienne, Bibliothèque nationale d’Autriche, codex M. S. 2617, fol. 53. Ici, de façon tout à fait exceptionnelle, tous les éléments du dispositif scénique se trouvent déjà réunis, jusqu’au double écran des barreaux de la prison et du treillis de roses. L’amant est paralysé
par la vision béatifique de sa Dame au jardin. Sans aller jusqu’à
la parodie caractérisée, comme le fait Chrétien de Troyes dans
Perceval, Mme de La Fayette renverse la situation : sur
le plan géométral (c’est-à-dire si on regarde la disposition des
personnages dans les lieux), c’est Mme de Clèves qui est coincée,
acculée dans le cabinet du pavillon de chasse, offerte comme une
proie au duc de Nemours. Pourtant sur le plan scopique (c’est-à-dire
si on considère le système des regards et la situation affective
des personnages qui en résulte), Mme de La Fayette s’inscrit bien
dans la tradition romanesque : M. de Nemours est subjugué,
paralysé par le sublime tableau qui s’offre à lui. La scène se
nourrit de cette contradiction entre sa position géométrale de
maîtrise et sa sujétion scopique.
Mme de Clèves tenant la canne des Indes :
un tableau syncrétique
« Il faisait chaud, et elle
n’avait rien, sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux
confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une
table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de
rubans ; elle en choisit quelques uns, et M. de Nemours remarqua
que c’étaient les mêmes couleurs qu’il avait portées au
tournoi. Il vit qu’elle en faisait des nœuds à une canne des
Indes, fort extraordinaire, qu’il avait portée quelque temps et
qu’il avait donnée à sa sœur, à qui Mme de Clèves l’avait
prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à M.
de Nemours. » (P. 143.)
Le tableau qui subjugue
M. de Nemours n’est pas un portrait de Mme de Clèves, un de ces
blasons amoureux qu’affectionnaient la poésie et le roman
baroques, où s’énumèrent les lys, les roses et le corail des
parties du visage. Plutôt que des traits, Mme de La Fayette
décrit, ou plus exactement condense des situations topiques.
La Dame est d’abord
vue pour ainsi dire nue, vêtue de ses seuls cheveux, allongée,
comme le serait une femme endormie. C’est la Belle endormie, que
les peintres représentent parfois simplement comme Vénus endormie,
plus souvent comme une nymphe qu’épie un satyre, ou comme Jupiter
et Antiope. La Belle endormie appelle, suggère la présence du
spectateur voyeur : le tableau vu par Nemours programme sa
figuration en satyre.
 Jean François de Troy, Dame attachant un ruban à l’épée d’un cavalier, 1734, huile sur toile, 81x64 cm, collection particulière Mais Mme de Clèves
n’est pas endormie. Cette première image, barrée par « une
table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de
rubans », en amène une seconde, où les rubans sont prétexte
à une scène de genre : l’achat, le tri, le choix de rubans
constituent une nouvelle scène topique, sans aucun rapport avec la
précédente, mais tout à fait familière à une époque où, en
l’absence de fermeture éclair, le ruban constituait, beaucoup plus
qu’un accessoire, une pièce fondamentale du vêtement. L’érotisme
du ruban est évident : il sert à attacher les jarretières ;
il est offert par la Dame au cavalier de ses pensées ; elle
l’attache alors elle-même à son épée, comme on peut le voir
dans ce tableau de Jean-François de Troy :
Ici encore, donc, le
tableau solitaire de Mme de Clèves faisant des nœuds appelle,
programme la présence du duc de Nemours. Les rubans sont jaunes et
noirs, les couleurs portées par le duc lors du tournois :
« M. de Nemours avait du jaune et
du noir ; on en chercha inutilement la raison. Mme de Clèves
n’eut pas de peine à la deviner ; elle se souvint d’avoir
dit devant lui qu’elle aimait le jaune, et qu’elle était fâchée
d’être blonde, parce qu’elle n’en pouvait mettre. Ce prince
crut pouvoir paraître avec cette couleur, sans indiscrétion,
puisque, Mme de Clèves n’en mettant point, on ne pouvait
soupçonner que ce fût la sienne. » (P. 132)
Si le blason baroque de
la Dame a été évité, c’est que Mme de La Fayette lui préfère
le blason médiéval du chevalier au tournoi. Le jaune désigne en
quelque sorte par défaut, in absentia, la couleur de Mme de
Clèves, mais rien n’est dit du noir. Or le chevalier noir,
c’est Lancelot, qui, dans le célèbre épisode du tournoi où il
combattit pour Guenièvre, apparut en noir et sans visage,
manifestant lui aussi son identité par défaut. Discrètement, Mme
de La Fayette identifie Nemours à Lancelot.
Mme de Clèves a volé
la canne du duc de Nemours, comme Nemours lui avait volé son
portrait ; elle l’a prise « sans faire semblant de la
reconnaître », c’est-à-dire sans montrer qu’elle la
reconnaissait. La canne des Indes, « fort extraordinaire »,
est l’objet scénique sur lequel se focalisent les regards.
Apprivoisée, manipulée, appropriée par l’amante, elle renvoie
pourtant à l’amant et le désigne. Après le satyre de la Belle
endormie et le ruban noir mêlé au ruban jaune, la canne constitue
une représentation en creux, au cœur de la scène, du voyeur placé
à sa bordure : saisissant celle qu’il aime de son œil
désirant, Nemours se figure ainsi, par la succession, ou
superposition de ces tableaux, lui-même en elle. Le tableau donne et
ne donne pas à voir : il livre la présence de l’Autre ou
contraire marque l’absence du Moi. Face à ce tableau, Nemours
oscille entre œil et regard, entre jouissance et déception, entre
vision et aveuglement.
Cette oscillation,
cette ambivalence de la représentation se confirme enfin lorsque Mme
de Clèves se lève :
« Après qu’elle eût achevé
son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandaient sur son
visage les sentiments qu’elle avait dans le cœur, elle prit un
flambeau et s’en alla, proche d’une grande table, vis-à-vis du
siège de Metz, où était le portrait de M. de Nemours ; elle
s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une
rêverie que la passion seule peut donner. »
La brève évocation de
ce tableau du Siège de Metz a été amenée de loin. Dès les
premières pages du roman, Mme de La Fayette, faisant l’éloge des
qualités militaires du roi Henri II, l’avait évoqué parmi ses
succès :
« Il avait gagné en personne la
bataille de Renty ; le Piémont avait été conquis ; les
Anglais avaient été chassés de France, et l’empereur
Charles-Quint avait vu finir sa bonne fortune devant la ville de
Metz, qu’il avait assiégée inutilement avec toutes les forces de
l’Empire et de l’Espagne. » (Pp. 25-26.)
Alors que la ville
venait d’être reconquise par la France, le siège de Metz par les
troupes impériales d’octobre 1552 à janvier 1553 fut un échec
retentissant pour Charles Quint. Bertrand de Salignac, le futur
ambassadeur de France auprès d’Élisabeth première d’Angleterre
(1568-1575), en rédigea le journal, que Mme de La Fayette a très
certainement lu.
On y apprend en effet dès les premières pages que le duc de Guise,
chargé de défense de Metz par le roi, y trouva un comité d’accueil
qui nous est bien familier :
« De quoy estant advertiz M. le duc
de Nemours, les seigneurs de Gounor, vidame de Chartres, de Martigues
et autres seigneurs et capitaines qui estoyent dans la ville,
sortirent au devant avec les compagnies de gens de cheval et de gens
de pied, pour le recueillir en la sorte que sa grandeur et le lieu
qu’il venoit tenir le requeroyent. » (B. de Salignac, Siège
de Metz, 1553.)
Dans le récit de
Salignac, le duc de Nemours apparaît comme un compagnon d’armes du
vidame de Chartres, dont plusieurs actions d’éclat sont signalées.
Notons également l’évocation de M. de Martigues : Mme de
Martigues jouera un rôle important dans notre roman. Quant au
tableau du Siège de Metz, lui-même n’est pas une
invention. Il existe toujours du moins un dessin
réalisé par Antoine Caron, un maître de l’école de
Fontainebleau, la grande école de peinture française du milieu du
seizième siècle. Il est impossible de savoir si Mme de La Fayette a
vu ce dessin, dont on ignore où il se trouvait au XVIIe siècle. Ce
qui est sûr, c’est que la romancière suggère fortement, au
moment du départ de Mme de Clèves pour Coulommiers, que le tableau
de la fiction est une copie d’une commande réelle :
« Elle s’en alla à
Coulommiers ; et, en y allant, elle eut soin d’y faire porter
de grands tableaux qu’elle avait fait copier sur des originaux
qu’avait fait faire Mme de Valentinois pour sa belle maison
d’Anet.
Toutes les actions remarquables, qui s’étaient passées du règne
du roi, étaient dans ces tableaux. Il y avait entre autres le siège
de Metz, et tous ceux qui s’y étaient distingués étaient peints
fort ressemblants. M. de Nemours était de ce nombre et c’était
peut-être ce qui avait donné envie à Mme de Clèves d’avoir ces
tableaux.
Le tableau du siège de
Metz joue donc un rôle essentiel dans l’économie générale de la
fiction de La Princesse de Clèves : destiné à figurer
au cœur d’une scène décisive du roman, comme degré suprême de
l’élaboration fictive (un tableau vu par l’héroïne, elle-même
regardée par le héros, lui-même espionné par un gentilhomme,
lui-même commandité par M. de Clèves…), Le Siège de Metz
nous ramène non seulement à la réalité de l’Histoire (un siège
historique, un tableau réel), mais au lieu de la suture entre la
réalité et la fiction, puisque c’est dans le journal de B. de
Salignac que nous trouvons le noyau originel des personnages mis en
scène par Mme de La Fayette.
Le Siège de Metz
ne met pas seulement en abyme la représentation de la scène de la
canne des Indes en montrant M. de Nemours regardant le théâtre des
opérations militaires, comme dans la scène du roman Nemours regarde
cet autre théâtre des opérations qu’est le cabinet où rêve Mme
de Cèves ; Le Siège de Metz annule dans le même temps
les niveaux de la mise en abyme et déclenche l’effet-retour de la
métalepse.
Ainsi l’auto-réflexivité constitutive de la scène de roman tout
à la fois souligne et abolit l’écart mimétique. En montrant un
tableau dans le tableau, la scène fait voir la machinerie de la
représentation ; mais en choisissant le tableau du siège de
Metz, qui contient le secret de la fabrique fictionnelle du roman et
de son articulation avec la réalité historique, Mme de La Fayette
déconstruit cette machinerie.
Coincé par une écharpe : le moment de la
scène
Jusqu’à ce point du
texte où M. de Nemours surprend Mme de Clèves regardant son propre
portrait dans le tableau du siège de Metz, on peut cependant
considérer que la scène proprement dite n’a pas encore eu lieu.
Le dispositif en a été installé, mais le moment n’en a pas été
déclenché. En effet, on ne peut réellement et pleinement parler de
scène qu’à partir du moment où s’opère cette condensation
temporelle et, réciproquement, cette dilatation du récit qui
constituent l’instant prégnant. Le temps devient alors sensible,
et le récit prend conscience de sa propre temporalité :
« On ne peut exprimer ce que
sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la
nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait,
la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir tout
occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion
qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni
imaginé par nul autre amant.
Ce prince était aussi tellement hors de
lui-même qu’il demeurait immobile à regarder Mme de Clèves, sans
songer que les moments lui étaient précieux. »
Durant toute la
deuxième partie de notre texte, le point de vue de la narratrice
s’identifiait parfaitement au point de vue du duc de Nemours. Ici,
les deux points de vue se désolidarisent : Mme de La Fayette
nous donne à voir Nemours voyant, et la jouissance voyeuriste qu’il
éprouve. Elle nous donne également à sentir l’écoulement du
temps, qui échappe en revanche totalement à Nemours absorbé dans
sa contemplation.
Cette scission est la
conséquence de l’effet retour propre à la scène : de même
que, géométralement, depuis le fond du tableau, tout entier habité
par Mme de Clèves, Nemours, saisi comme portrait, comme objet de la
représentation fait retour vers Nemours sujet regardant, de même,
symboliquement, l’absorbement de Nemours, jusqu’à l’oubli de
soi-même, précipite celui-ci vers la réflexion et le retour sur
soi. Le ressaisissement de Nemours déclenche alors l’événement
de la scène, qui passe par la destruction du tableau : Nemours
entre dans le cabinet du pavillon de chasse.
Aussitôt surgissent
toutes les impossibilités de la situation : les bienséances
interdisent absolument à Nemours de se montrer à Mme de Clèves ;
le voir sans être vu constitutif du dispositif ne peut
déboucher sur une rencontre et constitue une impasse narrative :
« Il trouva qu’il y avait eu de
la folie, non pas à venir voir Mme de Clèves sans en être vu, mais
à penser de s’en faire voir »
Nemours est
symboliquement coincé : jamais Mme de Clèves, qui pourtant le
regarde sur le tableau du siège de Mtez, n’acceptera de le
voir en chair et en os ; il s’est mis dans la position de
demeurer invisible. Si Mme de Clèves fait tableau pour le duc
de Nemours, brillamment éclairée dans le cabinet et encadrée par
la vitre de la porte-fenêtre, M. de Nemours fait écran pour
Mme de Clèves, avec qui toutes les règles de la morale, de la
société, de la religion lui interdisent de se trouver face à face,
seule et dans la nuit.
L’obstacle s’est
d’abord manifesté sur le plan scopique, dès le début de
la séquence que nous étudions ici : le jeu de l’ombre et de
la lumière fait que Mme de Clèves ne peut pas voir M. de Nemours,
et répartit d’emblée d’un côté le voir de Nemours, de
l’autre le regarder de Mme de Clèves. Mais Nemours
s’avance, entre à son tour dans la lumière, transgresse
l’invisible frontière qui le sépare de l’objet de son désir.
Alors, à l’obstacle scopique se superpose un obstacle
symbolique : les bienséances interdisent à Mme de Clèves
de voir M. de Nemours. Enfin, intervient l’obstacle matériel, qui
confirme, sur le plan géométral, cette interdiction :
« Poussé néanmoins par le désir
de lui parler, et rassuré par les espérances que lui donnait tout
ce qu’il avait vu, il avança quelques pas, mais avec tant de
trouble qu’une écharpe qu’il avait s’embarrassa dans la
fenêtre, en sorte qu’il fit du bruit. Mme de Clèves tourna la
tête, et, soit qu’elle eût l’esprit rempli de ce prince, ou
qu’il fût dans un lieu où la lumière donnait assez pour qu’elle
le pût distinguer, elle crut le reconnaître et sans balancer ni se
retourner du côté où il était, elle entra dans le lieu où
étaient ses femmes. » (Pp. 144-145.)
L’écharpe au
dix-septième siècle ne se porte pas autour du cou mais, comme
l’écharpe de nos élus républicains, en bandoulière et nouée en
dessous de la hanche. Lorsque Nemours contourne la porte-fenêtre
ouverte pour pénétrer dans le cabinet, son écharpe se coince dans
l’espagnolette de la porte-fenêtre. L’obstacle, à la fois
physique et sonore, représente géométralement l’interdit
symbolique et la dissymétrie scopique. L’écran de la
représentation est constitué de ces trois dimensions, géométrale,
scopique et symbolique, ici parfaitement superposées.
C’est cette
superposition qui produit, dans le texte, l’effet de concentration
temporelle, le suspens dramatique caractéristique de l’instant
prégnant. Arrêté dans son mouvement, figé par le bruit que fait
la porte-fenêtre en se rabattant brutalement derrière lui,
entraînée par son écharpe, Nemours apparaît immobile, suspendu
entre le dehors et le dedans, l’invisible et le visible, l’avant
voyeur et l’après interdit. Pendant ce suspens improbable, cet
équilibre de Nemours arrêté au vol, fixé comme figure, « Mme
de Clèves tourna la tête » : le temps s’arrête pour
lui, mais continue à se dérouler pour elle.
Elle se retourne vers
lui, mais pas complètement, pas jusqu’à rencontrer son regard.
Elle ne va pas jusqu’à le voir ; elle le pressent, le prévoit
et, aussitôt, se détourne, échappe à la rencontre. Il y a scène
ici, et scène au sens plein du terme, à cause de cet exercice
irrégulier de la temporalité narrative. Mme de La Fayette ne nous
raconte pas l’équipée du duc de Nemours à Coulommiers. L’équipée
n’est que le moyen narratif qu’elle trouve pour disposer ses
personnages dans un espace réglé et hautement signifiant ;
puis elle déclenche, dans cet espace, un micro-événement (une
écharpe coincée dans une porte) auquel elle donne une importance
extraordinaire. Fugitif dans le réel, ce micro-événement se dilate
extraordinairement dans le récit, et en fait entrer en résonnance
tous les éléments constitutifs. Ce n’est pas la narration, c’est
la scène qui constitue l’enjeu réel du récit.
Questions sur le cours
1. Ce texte se déroule en trois temps : lesquels ?
2. Faites le plan de cette scène, en indiquant par des croix tous les protagonistes : gentilhomme, M. de Nemours, Mme de Clèves, ses femmes. D’une flèche rouge, indiquez la fonction de voir ; d’une flèche noire, la fonction de regarder.
3. Qu’est-ce qu’un embrayeur visuel.
4. Racontez l’épisode de la dame dans sa tente, dans le Perceval de Chrétien de Troyes. Comparez le à celui qui nous intéresse ici.
5. Racontez l’épisode de la rencontre de Justinian et d’Isabelle, dans Ibrahim, ou l’illustre Bassa, de Georges de Scudéry. Comparez le à celui qui nous intéresse ici.
6. Comment Mme de La Fayette utilise-t-elle le topos qu’elle sollicite ? Montrer qu’elle l’exploite à la fois à l’endroit et à l’envers. Définissez « l’effet retour » de la scène.
7. Mme de Clèves fait tableau pour M. de Nemours : montrez que Mme de La Fayette recourt à plusieurs tableaux-types successifs, qui ont tous une caractéristique commune. Laquelle ?
8. Quelle est la fonction du tableau du siège de Metz dans le dispositif de cette scène ? Pourquoi le siège de Metz est-il également important pour la genèse du roman ?
9. Quel est le moment de la scène ? En quoi est-ce un instant prégnant ?
10. Définissez, dans cette scène, l’écran de la représentation, avec ses trois dimensions.
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