Aller au contenu principal
×
Recherche infructueuse
×

Références de l’article

Stéphane Lojkine, « Une sémiologie du décalage : Loth à la scène », introduction à La Scène. Littérature et arts visuels, L’Harmattan, mars 2001, textes réunis par Marie-Thérèse Mathet

×

Ressources externes

Une sémiologie du décalage : Loth à la scène

I. La Route

La ligne de l’histoire, le point de la rencontre

Il semblait qu’au commencement il y eût cette route, la route sur laquelle cheminent Jacques et son maître, la route qui déroule, au hasard successif des événements, le fil de la narration. Telle devait être pour nous la base, l’armature fondamentale de la représentation : les romans racontent des histoires et, du moins dans l’esthétique classique, la grande peinture est une peinture d’histoire.

Or de cette route non seulement nous ne savons presque rien, mais il n’y a rien à savoir ; Diderot nous avertit aussitôt que les choses essentielles se situent ailleurs :

« D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien. »

La route narrative est sans origine ni destination ; il n’y a pas de discours du maître : le magistère de la linéarité discursive est une pure illusion. L’essentiel est détenu par le valet et n’est pas de l’ordre du discours ; une parole, oui, mais indirecte (« Jacques disait que son capitaine disait… »), babillarde, digressive.

« Jacques commença l’histoire de ses amours. C’était l’après-dînée ; il faisait un temps lourd ; son maître s’endormit. La nuit les surprit au milieu des champs ; les voilà fourvoyés. »

Cette parole endort et perd ; elle fait perdre le fil, elle fourvoie. Du récit, nous basculons « au milieu des champs » : seule cette brisure, seul cet écart d’une parole qui n’est ni de narration, ni de maîtrise, mais construit un espace où elle vient se diluer, permettent d’accéder à l’enjeu de la représentation, à ce quelque chose que métaphorise le dépucelage de Jacques. Bien évidemment, ce dépucelage que cherche à cerner, à circonscrire toute représentation n’est pas de l’ordre du discours.

« Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques… »

La métaphore du chemin résiste et persiste, mais comme repoussoir, comme tentation du narrateur vers l’inessentiel : « Qu’il est facile de faire des contes ! » Le beau chemin narratologique est ce qu’il s’agit de briser, de couper court pour s’engager au plus près de cette chose très matérielle et très mystérieuse, proprement incompréhensible, autour de quoi gravite et se tisse la représentation.

Ce quelque chose a à voir, subversivement, avec une certaine relation : relation de Jacques et de son maître, relation à ce qui se présente hors-la-loi au détour de la route, établissement d’un lien conjoncturel dans un espace en mouvement qui, par éclipses, tout à coup fait sens, à côté, en toute discontinuité.

La représentation se situe donc au hasard de la rencontre, dans ce détour d’itinéraire marqué par la contradiction de ce qui advient nécessairement, dans le droit fil, « en beau chemin », et de ce qui surgit sans nécessité, dans le pur aléas de l’immédiateté matérielle du monde, lorsque, la structure s’étant défaussée, apparaît, comme une illumination maléfique, l’irrégularité incompréhensible du réel.

« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. »

La base de la représentation, le socle géométral du roman n’est pas la route, mais le hasard de la rencontre, point ou nœud originaire et voilé, départ insignifiant mais réel, ancré.

Dialectique de la scène et du récit

C’est dire que le roman ne se structure qu’en apparence à partir de son déroulement narratif. On placera plutôt le socle de la représentation dans la subversion de ce déroulement, dans la rencontre, dans l’établissement du lieu, dans la mise en espace d’une parole fourvoyée, dans tout ce qui à l’écart du « beau chemin » tente de cerner un certain rapport défectif mais principiel au réel, rapport dont cette rencontre hasardeuse, ce point constituent l’image récurrente, le symptôme ressassé.

Cette subversion, cette liaison, cette spatialisation, se matérialisent dans un phénomène très familier, très courant, pourtant a priori insaisissable : c’est ce que nous appelons aujourd’hui une scène. Scène de la vie quotidienne (scandale dans un supermarché, retrouvailles de deux amis sur le quai de la gare), scène de roman (la première rencontre, le bal, l’aveu), scène picturale (le sacrifice d’Isaac, l’annonciation, l’enlèvement d’Europe, les blanchisseuses à la rivière), toutes ces scènes appartiennent à des media différents : prises sur le vif dans le réel par le regard indiscret du photographe, traduites en écriture et intégrées au récit romanesque, recomposées pour l’espace de la toile et figées dans l’immobilité de la peinture, les scènes ne nous parviennent qu’après une transposition qui les dénature. Mais elles-mêmes, au sein du medium où elles ont été saisies (photographie, littérature, peinture, cinéma), déconstruisent la structure apparente de la représentation. Nous touchons ici à un cercle logique fondamental, que ce livre voudrait éclairer, sinon briser :

La représentation se défait dans la scène, qui la subvertit ; mais la scène fonde la représentation, dont les structures rhétoriques ont pour mission essentielle de recouvrir cette tache originelle et incompréhensible. La scène est donc à la fois de subversion et de fondation, prise entre deux feux, une origine aveuglante, incompréhensible, et un recouvrement structurel pétrifiant.

II. La Scène

Loth et ses filles

Au musée du Louvre, un tableau attribué à Lucas de Leyde et datant de la première moitié du seizième siècle, représente de façon saisissante cette ambivalence structurelle fondamentale de la scène, à partir de laquelle se construit le système moderne de la représentation.

Figure 1 : Lucas de Leyde (attr.), Loth et ses filles, vers 1517, huile sur bois, 48x34 cm, Paris, Musée du Louvre

Il s’agit de la fuite de Loth et de ses filles loin de Sodome en flammes. A droite, la ville populeuse cernée par la mer morte s’effondre et sombre sous l’action du feu céleste. A gauche, en haut, une forteresse minérale et vide surplombe la mer : c’est Soar, Segor dans la Vulgate1. Loth, craignant de ne pas avoir le temps de parvenir jusqu’à la montagne, comme les anges le lui avaient commandé, a obtenu qu’à mi-parcours, Soar, « la petite ville », soit épargnée par la destruction divine :

« est civitas haec iuxta ad quam possum fugere et salvabor in ea
numquid non modica est et vivet anima mea »
La ville que voici est assez proche, où je peux fuir et serai sauvé.
N’est-elle pas petite chose ?, et mon âme vivra (Vulgate, Genèse, XIX, 20.)

Entre les deux villes, la damnée en bas, l’épargnée en haut, un arbre divise l’espace de la représentation, marque la frontière du « circuit2 » voué à la destruction. De Sodome à Soar, barrant transversalement la toile, une route serpente sur pilotis le long des rivages de la mer de sel, puis s’élève tortueusement à flanc de montagne. Sur cette route, en petites figures, on distingue, de droite à gauche, la femme de Loth, retournée vers sa ville et, par ce geste, changée en statue de sel3, puis, cheminant plus avant, un âne chargé de bagages, une femme portant un coffret sur sa tête, une seconde femme, et un homme, Loth.

Loth et ses filles sont représentés une seconde fois au premier plan, à l’écart de la route. Un campement a été dressé. On distingue trois tentes, deux en forme de tourelles par derrière, et une troisième plus large et massive à l’avant, tendue de toile rouge. A gauche, au tout premier plan, la cadette verse l’eau, qu’elle a puisée dans son outre ronde au ruisseau qui coule aux pieds de son père, dans le vin d’un hanap d’argent au col effilé. Au centre, Loth enivré enlace sa fille aînée, assise à droite et tenant encore contre sa poitrine une coupe du vin qui a servi ses desseins4. La jeune femme se fige dans l’attente de l’inceste qu’elle juge de son devoir de provoquer pour perpétuer la race, c’est-à-dire la descendance mâle du père. Derrière Loth et sa fille, la tente rouge entrouverte suggère l’abomination nécessaire qui doit être perpétrée. La tente est éclairée par une torche accrochée à son coin, dont le feu, à gauche, semble faire pendant au feu céleste, en haut à droite.

La scène comme medium et comme marchandage

La scène que représente Lucas de Leyde s’ouvre donc à l’écart de la route, un écart lourd de sens. Après avoir obtenu des anges un écourtement de sa fuite, Loth craint que Soar ne soit finalement engloutie avec les autres villes et poursuit sa route jusqu’à la montagne5. La scène ne s’inscrit donc pas dans la route qui mène de Sodome à Soar, du péché au salut, selon la parole de Dieu, mais au-delà ou à l’écart de la route, un au-delà et un écart qui rappellent le marchandage et la défiance d’Abraham et de Loth vis-à-vis de Dieu.

La transgression sexuelle, même pour perpétuer la race, pour suppléer à la mère morte, n’a rien à voir avec l’obéissance aux commandements de Dieu, dont la route matérialise la voie. Elle est un nouveau marchandage avec la loi, la recherche d’une nouvelle médiation entre le réel et l’exigence éthique, au même titre que la demande d’Abraham (que Dieu épargne Sodome s’il peut lui présenter cinquante justes, ou même dix justes6) ou que la demande de Loth (ne pas fuir jusqu’à la montagne, mais seulement jusqu’à Soar).

Le marchandage, la médiation, l’établissement d’un lien, d’un espace entre-deux, n’entrent pas dans la structure du récit, qui chemine depuis une origine pécheresse jusque vers une fin rédemptrice. La scène est hors-la-loi, ou plus exactement décalée par rapport à la loi, juxta morem universae terrae, selon les paroles de l’aînée (31). Elle touche à une exigence archaïque, intime, à cet accord de soi avec soi à la fois pulsionnel et sublime qui conjoint, au principe de la loi, en deçà de son institution, l’origine du raffinement de la culture et la violence inacceptable de la barbarie.

Néantisation scopique, interdit du regard

Voyez ici l’inacceptable, cette jeune fille transie, au visage figé dans l’inexpressivité de la résignation, les bras serrés contre son torse raide, résistant dans l’offrande innommable de son corps à tout ce qui pourrait solliciter le désir du père qu’elle a pourtant provoqué par le vin. Elle se donne mais ne se prête pas ; cernée par la barbe hideuse, le bras qui lui enserre le cou, la main qui saisit et caresse sa main posée comme une ultime défense entre ses genoux, elle est la vierge sacrificielle que l’appel de la race pousse à l’horreur de cette consommation. Elle ne regarde pas son père ; elle est tournée vers le spectateur dont elle interpelle avec sévérité le regard concupiscent. Voyez ici, ainsi, ce que nul ne doit voir, la violence et la transgression de l’inceste, que Dieu partout ailleurs réprouve et punit, mais qui se perpètre impunément par cette scène à l’écart de la route, dans l’interstice de la loi.

A cette chaste figure offerte au viol s’oppose l’autre sœur, au premier plan à gauche. Autant l’une est figée, raidie, corsetée, autant l’autre, dans le déhanchement gracieux du vin qu’elle mélange, représente la féminité séductrice et, par le double crevé de ses manches élégantes, par le drapé de sa tunique rouge qui découvre un pied nu, incarne le raffinement de la culture et la délicatesse du plaisir esthétiquement médié. Loth pris entre ses deux filles, la vierge sage à la cape bleue et la vierge folle à la tunique rouge, incarne le couple dialectique de la barbarie et de la culture, au principe symbolique de la loi, un principe posé à l’écart inaccessible de la route de la représentation, que seule l’effraction du regard peut, comme par inadvertance, en déjouant tous les interdits, saisir à la dérobée.

Car toute la scène est placée sous le signe du regard interdit. Les trois femmes, aux trois plans de la représentation, se font écho l’une à l’autre pour se renvoyer cet interdit :

C’est d’abord, au fond à droite, la femme de Loth, figée dans le spectacle qui tue de Sodome en flammes. Se retourner vers Sodome, c’est participer de son infamie : elle sera donc changée en statue de sel. Or c’est en toute impunité que le spectateur de la toile peut se repaître du spectacle interdit de la ville en flammes : la médiation esthétique non seulement autorise la participation à l’innommable, mais consiste dans cette participation. La représentation précipite le sujet dans l’abîme scopique, elle le néantise dans la scène. Mais dans le même temps, le décalage de la scène préserve le sujet, qui se trouve pour ainsi dire précipité à côté, pour rien : l’abîme scénique n’est qu’une illusion où se mire la mort de soi.

Ensuite, au centre, la fille aînée assise et drapée dans sa cape bleue, en nous regardant, transgresse le principe d’autonomie de la représentation. Comme celui de sa mère, son regard est un retournement vers un en-deçà interdit. Nous rencontrons son regard vide comme une accusation difficile à soutenir. Gênés, nous glissons, pour toujours revenir à ce soulignement dérangeant : notre regard, ici encore, va participer de l’innommable, va cautionner l’inceste et même s’en rincer l’œil.

Enfin, à gauche, la cadette qui prépare le vin est la femme soustraite au regard ; elle se détourne hypocritement de la scène infamante qu’elle a suscitée. A l’opposé de sa mère, elle est celle qui ne regarde pas, de telle sorte que le couple central apparaît saisi entre deux femmes retournées, comme enfermé dans un cercle invisible qui le frappe d’interdit.

L’espace géométral est signifiant ; le dispositif matériel est symbolique

La scène est cet espace flottant du visible que cerne et menace l’interdit, la violence, l’ignominie de ce qui, dans le réel, de façon transgressive, a à voir avec la loi. Le flottement, le décalage de l’espace scénique est ici matérialisé par les tentes du campement. C’est dans la tente entrouverte dont on distingue, par la fente, la couche prête, que se consommera l’horreur de ce qui nous est indiqué au devant. Mais cette tente n’est pas seulement le lieu commode, la résolution pratique pour l’acte. Sa forme rappelle celle du rocher de Soar, qui elle-même réplique, symétriquement à l’autre rive de la mer morte, les contours de la fière Sodome. L’espace pictural se construit donc par translation d’un même contour, d’un même habitacle, la ville damnée se retournant en ville préservée, pour se projeter synthétiquement dans cette scène inqualifiable au seuil de la tente, ni pure ni impure, à la fois toute bonne et toute mauvaise.

Au pied de la tente s’élève l’arbre qui sépare la toile en deux, qui divise le bien et le mal. Mais cet arbre qui s’enracine de derrière la fille aînée de Loth symbolise dans le même temps la descendance du neveu d’Abraham : le fils aîné de Loth sera Moab ; Ruth la Moabite, par son union avec Booz, sera l’aïeule de David : Moab entre ainsi dans l’arbre de Jessé. Pourtant ni les Moabites, ni les Ammonites, les descendants de la fille cadette de Loth, n’appartiennent aux tribus d’Israël. Au terme de l’Exode, les Moabites refusent aux Hébreux l’entrée dans le pays de Canaan et tentent de les faire maudire par l’intermédiaire de Balaam. Les Ammonites sont vaincus par Jephté, par Saül, par David. Les Psaumes et les prophètes retentissent de malédictions contre ces ennemis millénaires.

L’espace de la scène est donc circonscrit à la fois matériellement et symboliquement :

Matériellement, il est donné à voir au devant de la tente. Le manteau bleu de la jeune vierge enveloppe le couple incestueux à la manière déjà d’une tente. La géométralité de l’espace est soulignée par cette mise en perspective du manteau, de la tente, de la citadelle et, par réversion, de Sodome.

Symboliquement, quelque chose ici est en jeu, une rencontre dérangeante qui travaille et informe toute la scène, qui la bâtit sur l’indifférenciation scandaleuse de la barbarie et de la culture, de la violence et de la loi, du salut et de la malédiction. Espace de défection de la parole biblique, de récession symbolique, de régression vers l’horreur principielle d’une représenttaion innommable de l’origine, entre l’ombre de la nuit et l’embrasement de la colère divine, la scène est le retournement du dehors en dedans, de l’extériorité de la fuite et du campement en consommation intime de l’inceste, l’inceste lui-même substituant à l’étranger du désir la figure familière, identique du consanguin. Le passage de la route à la tente est le même passage que celui de l’Autre au Même : l’espace de la scène est cet anneau de Mœbius qui involute sans coupure la barbarie du monde dans l’intimité sans question du ventre féminin.

Cet espace à la fois matériel (un lieu cerné et décalé, au bord de la route, au bord même de ce qui est en jeu) et symbolique (un en-deçà de la Loi, une involution du monde), nous le nommerons dispositif.

L’involution tabernaculaire, principe symbolique de la scène

La tente est le dispositif de la scène. Elle figure la translation de Sodome en Soar, le moment principiel de son retournement. Sa signification sexuelle est doublement marquée : non seulement elle s’entrouvre pour y laisser pénétrer le couple incestueux, mais juste au-dessus d’elle la route qui passe sous le rocher figure la pénétration. La tente est donc le vacillement principiel de la loi et la fente du sexe féminin.

La Vulgate ne parle pas d’une tente, mais d’une grotte :

« et mansit in spelunca ipse et duae filiae eius. » (Genèse, XIX, 30.)

Le peintre n’a pas peint ici le passage réellement décrit dans la Bible, mais son interprétation allégorique. La tente ne peut évoquer que le tabernaculum biblique, à la fois la Tente où repose l’arche d’alliance et, par métaphore, le ventre de Marie, réceptacle du Dieu incarné. Nous avons vu que l’arbre préfigurait l’arbre de Jessé, parce que le fils de Loth, Moab, serait l’ancêtre de Ruth, aïeule de David, lui-même ancêtre du Christ. Le manteau bleu de la fille aînée de Loth, traditionnellement et symboliquement, est le manteau de Marie.

Le retournement transgressif propre au dispositif scénique se manifeste ainsi avec éclat : ce moment de l’inceste, cette abjection inqualifiable, est en même temps le moment fondateur de la généalogie du Christ, et, par là, le moment de ressaisissement de la loi. Par et dans la scène, la loi se défait et se refonde, l’institution symbolique se dénude jusqu’à son principe inqualifiable et se reconstruit.

Le vecteur de cette refondation a à voir avec la chair, avec le ventre, avec la jouissance féminine. Le retournement de situation qui déclenche souvent le ressort dramatique de la scène procède de l’involution tabernaculaire : l’extériorité brute du réel, la matérialité conjoncturelle du monde, l’espace vague du dehors, s’introjecte dans l’espace restreint de la scène, se corporise dans son dispositif : l’espace de la ville en flammes devient le manteau de la vierge à violer, dont la jouissance établira ce qui tient lieu d’un arbre de Jessé ; sa ramure rejoint alors le feu céleste, comme dans une annonciation inversée. L’ignition scénique est à la fois destruction de l’ancien monde (Sodome en flammes), éclat, explosion horrible de l’instant prégnant (la jouissance de la vierge interdite) et annonce de l’illumination refondatrice, de la généalogie du Christ.

Le punctum de la souche

Un autre détail sur la toile vient étayer notre hypothèse d’une refondation symbolique par le féminin. Au premier plan à droite une vieille souche d’arbre creuse apparaît, éclairée par la lumière de la torche accrochée au coin de la tente. La souche est trouée sur la gauche, ce qui dessine à la surface de ce qui reste du tronc une étrange silhouette, la silhouette même de la femme de Loth pétrifiée aux portes de sa ville. En effet, Lucas de Leyde a représenté cette femme à un tournant de la passerelle de rondins qui tient lieu de route, retournée devant l’un des pilotis : le pilotis fait une tache sombre à sa main gauche, de la même couleur gris jaune que la silhouette dans laquelle pour ainsi dire il se fond. On retrouve en noir la même forme sur la souche, la femme enveloppée dans son manteau et le pilotis devant elle à sa gauche7.

La femme de Loth n’a pas donné de descendance mâle : son arbre est une souche morte. Mais de la souche morte, à quelques pas de là, dans le léger décalage de la scène, jaillit l’arbre vif qui unit en quelque sorte la femme damnée au principe du feu céleste. L’inceste sauvegarde et perpétue le corps de la mère, le fait participer de la divinité. L’ombre de la souche est le détail conjoncturel à quoi vient achopper le regard en marge de la scène : elle est ce point originaire et voilé qui se rencontre par hasard et où se métaphorise la néantisation principielle du spectateur, puisque ce qui est donné à voir par le peintre est interdit de regard par Dieu et par la loi.

III. Généalogie de la scène

L’image médiévale

Bien entendu, la scène peinte par Lucas de Leyde n’est pas emblématique de toute scène : il serait vain de nier la part d’arbitraire qui nous la fait choisir ici pour ouvrir notre investigation. Pourtant, si elle ne modélise pas, tant s’en faut, tout ce qui va suivre, cette scène apparaît bien comme une scène inaugurale. L’iconographie de l’épisode biblique est abondante et, surtout, s’étale sur plusieurs siècles.

Figure 2 : L’incendie de Sodome, enluminure de la Bible de Naples, manuscrit du XIVe siècle, Bibliothèque nationale d’Autriche

Prenons cette enluminure de la Bible de Naples (Figure 2) : l’inceste n’y est pas représenté. L’iconographie médiévale privilégie la fuite de Sodome. A gauche, la ville est une forteresse en flammes ; à droite les deux anges, reconnaissables à leurs auréoles, guident les deux filles de Loth, qui portent leurs bagages sur leur tête. Au centre, la femme de Loth retournée et changée en une statue de sel blanche, articule clairement le message allégorique de ce qui est représenté. De la gauche à la droite, nous glissons des damnés vers les élus : le déroulement du sens est linéaire ; narration et exégèse suivent un même fil discursif. L’espace de la représentation n’est pas un dispositif, n’a pas de profondeur géométrale. Derrière les personnages, une bande bleue est tendue. Ils se déroulent sur cette bande. L’origine iconographique du motif est donc la route, et la route seule : au commencement, il n’y a pas de scène.

De la fausse route à la scène : Dürer et Véronèse

Ce type de représentation linéaire continue de se développer pendant et même après la Renaissance. Dans la quatrième travée des Loges de Raphaël, au Vatican, on peut voir, parmi les Histoires d’Abraham, une Fuite de Loth. La route, dun premier plan à gauche à la ville incendiée au fond à droite, trace l’axe géométral de la composition. Loth tenant ses deux filles par la main s’avance au premier plan ; tous trois gardent les yeux baissés. Légèrement en arrière, sur la droite, la femme de Loth les suit, mais, déjà retournée, elle est peinte en blanc, figée dans le mouvement de drapé de sa tunique flottant au vent de la fuite. Ce passage au second plan est presque insensible, les quatre personnages sont encore quasiment traités à la file. Ce n’est plus le cas chez Dürer, qui représente la fuite de Loth au dos de la Madone Haller (Figure 3), ni chez Véronèse, qui met au premier plan la promenade gracieuse des deux jeunes filles et d’un ange (Figure 4)8, ni même chez Rubens, quoique celui-ci revienne même à la composition en bandeau, figurant la sortie processionnelle de Loth et de ses deux filles accompagnés des deux anges (Figure 5)9. Pourtant, si la route demeure le cadre formel de la représentation, des systèmes de structuration concurrents se mettent en place. Chez Dürer, comme dans le tableau de Leyde, la sinuosité de la route permet de superposer, et non d’enchaîner, la fuite de Loth au premier plan et l’incendie de Sodome au second, introduisant pour l’œil ce décalage fondamental entre la route et l’ignition, entre la linéarité du discours et le point focal de la scène. Chez Véronèse, les deux filles de Loth encadrant l’ange au premier plan, à la manière des demoiselles du Printemps de Botticelli, constituent le dispositif de base de la représentation, dispositif qui se reduplique au second et au troisième plan : le bras de l’ange étendu vers la gauche au premier plan est repris par le même bras étendu du second ange qui, au second plan, entraîne Loth, et, de façon inversée, par la silhouette de la statue de sel au fond à droite.

Figure 3 : Albrecht Dürer, Loth et ses filles fuyant Sodome en flammes, vers 1497, huile sur bois, 50x32,5 cm, National Gallery of Arts (collection Samuel H. Kress), Washington D.C., panneau peint au verso de la Madonne Haller

La promenade printanière, petit panier d’osier sous le bras, dans le cadre riant d’un bosquet de Pastorale, se retourne en vision pétrifiée de la femme saisie d’horreur face à Sodome en flammes, isolée, détachée dans le spectacle de l’abjection.

Figure 4 : Paolo Caliari, dit Véronèse, Cycle de l’Ancien et du Nouveau Testament (série du duc de Buckingham), Loth et ses filles (vers 1585), toile, 138x262 cm, Vienne, Kunsthistorishes Museum

De Sodome aux jeunes filles avec l’ange, le trajet, le déroulement allégorique et moral de la route se sont mués en itinéraire de fondation du scopique, itinéraire fondé sur un retournement, sur une révolte des sens, sur un déplacement subversif du symbolique : depuis l’horreur principielle face à l’irreprésentable jusqu’à la pacification joyeuse que représente cette parade de bergerie, le sens de la scène biblique a été détourné. L’invitation épicurienne à pénétrer dans les lieux écartés d’un locus amœnus subvertit singulièrement la signification morale du châtiment de Sodome, et transforme la scène tragique de l’inceste sur fond d’incendie en perspective ironique et leste d’une agréable partie de plaisir. La représentation est la mise en scène de cette transformation10.

Le passage de la structuration linéaire propre à la représentation médiévale à une structuration fondée sur un dispositif de retournement scopique est particulièrement sensible dans une gravure de Cripijn de Passe I, qui dispose le double événement de la destruction de Sodome et de l’ivresse de Loth sous le regard, lourd de jugement, d’Abraham11. La route barre transversalement le dessin. En bas à droite, les anges poursuivent un chemin sur lequel Loth et ses filles se sont arrêtés, duquel ils se sont écartés.

Quant aux deux épisodes, l’incendie et l’inceste; ils sont à la fois juxtaposés linéairement à hauteur du regard d’Abraham et embrassés par lui dans un champ unique de la représentation12.

La présence d’Abraham demeure cependant exceptionnelle dans ce type de représentation. Le plus souvent, le retournement scopique est assumé par la figure autrement plus saisissante de la femme de Loth détachée de dos face à l’incendie : point central maos minuscule chez Patinir, figure décalée, reléguée chez Dürer, refoulée à la marge de la scène chez Véronèse, elle constitue pourtant le point de cristallisation, par lequel celle-ci fait sens. Par cette figure retournée, par cette ombre ou ce contour blanc que la peinture situe à la limite du représentable, le paysage de Patinir, la scène de genre de Dürer et de Véronèse (un homme et deux femmes se hâtant sur une route, des promeneurs s’égayant dans un bois), sont ramenés à la peinture d’histoire, et récupérés in extremis comme scène biblique.

La femme de Loth, point de retournement du dispositif : Rubens

La dimension scopique de la scène fait jouer cet écart fondamental, cette latence du cadre symbolique : pour aller et venir de la scène de genre à la scène biblique, de ce qui se dissémine sur la route à ce qui est cadré dans le dispositif, quelque chose de l’ordre du conjoncturel, un point qui a à voir avec une rencontre, doit opérer ce retournement, ce désaisissement et ce resaisissement constitutifs de la scène, dans sa dimension à la fois géométrale (route/dispositif), scopique (horreur principielle/spectacle pacifié) et symbolique (signification morale/subversion). Ce quelque chose est ici assumé par la femme de Loth, saisie par l’horreur du visible et par là dessaisie d’elle-même, figure retournée et par là figure du retournement, signe marginal et minuscule, presque pas signe, cristallisée et disséminée.

Figure 5 : Pierre-Paul Rubens, La Famille de Loth quittant Sodome, huile sur bois, 74x118 cm, 1625, daté et signé PE. PA. RUBENS. FE AO 1625, Paris, Musée du Louvre.

Rubens opère également ce détournement qui permet l’avènement du scopique dans la représentation et, par là, inaugure historiquement l’avènement de la scène. Le détournement rubénien est à la fois plus insidieux et, dans ses conséquences sémiologiques, plus radical. En apparence, le déroulement de l’épisode en bandeau obéit à la plus stricte orthodoxie iconographique telle qu’elle s’est constituée dans les modèles médiévaux. Contrairement à Dürer ou à Véronèse, Rubens n’a pas joué sur différents plans. La représentation est frontale, les effets de perspective quasiment nuls. A gauche, les tours et la porte de Sodome voient sortir, en procession, Loth, sa femme, ses deux filles et les deux anges, exactement comme dans l’enluminure de la Bible de Naples.

Pourtant, à y regarder de près, les personnages ne sortent pas dans l’ordre attendu. La dernière à sortir devrait être la femme de Loth, qui ne peut s’arracher à la ville maudite. C’est elle qui devrait apparaître à gauche, à demi retournée ou même déjà pétrifiée et blanchie. A première vue la femme en blanc portant sur sa tête un panier devrait être la femme de Loth ; son regard énigmatique semble devoir figurer l’imminence du retournement. Pourtant cette jeune fille aux cheveux dénudés, comme la plantureuse jeune femme en rouge qui la précède immédiatement de sa démarche cambrée ne peuvent être que les filles de Loth s’avançant derrière leur mère dont le statut de matrone est figuré par la coiffe blanche qui recouvre sa tête, la sévère robe bleu sombre et les traits affaissés d’un visage déjà fané. La femme de Loth poussée par l’ange, les mains jointes à la manière d’une brave pénitente, constitue donc la figure centrale de la représentation, qui s’ordonne à partir d’elle en deux groupes symétriques : à droite, Loth entraîné par un ange et lui résistant ; à gauche, les jeunes filles menant l’âne et le petit chien. La démarche solennelle de ce chien parodie celle apesantie de l’âne et défait le message biblique : c’est en emportant tous les plaisirs du luxe le plus futile, que la famille de Loth entreprend le voyage. Le sourire des deux anges contraste avec le visage renfrogné des parents, avec la tranquillité ambiguë des filles. Car ce départ en catastrophe, ce voyage précipité qui perturbe la sérénité bourgeoise d’une famille flamande cossue relève avant tout de la scène de genre.

Image :
Rubens Anges exterminateurs
Figure 6 : Les anges exterminateurs (détail du tableau de Rubens)

Le châtiment divin n’est pourtant pas oublié. Il y a d’abord, au-dessus de la petite troupe, ce groupe terrible d’anges exterminateurs (Figure 6), semblables aux furies ou aux discordes des scènes mythologiques. Si symboliquement le châtiment vise au premier chef la ville, la structure géométrale du tableau de Rubens donne à ces anges une autre visée, décalée : destinés à cadrer la scène, ils surplombent non la ville, mais la petite troupe de ceux qui précisément doivent échapper au châtiment, même si la femme de Loth y est mêlée. Les anges exterminateurs signifient la parole divine, ils sont le signifiant ; la scène, sous eux, représente la même parole ; elle est le signifié. L’ensemble de la toile fait signe. Ici, donc, le décalage de la scène à la route ne se manifeste pas géométralement par le dessin d’une route et, à la marge de celle-ci, par l’ouverture d’un espace de la scène. Ce décalage principiel est entièrement intégré, intériorisé par la structure sémiotique de la représentation rubénienne : la scène est la route, à la fois déroulée en bandeau et cadrée par les anges exterminateurs ; à la fois déportée vers la droite par le mouvement de la fuite et fixée, centrée sur le couple formé par la femme de Loth se retournant vers l’ange rieur. C’est autour de ce couple central que se répartissent les deux filles à gauche, Loth et le second ange rieur à droite.

De part et d’autre de la mère retournée, mais retournée de façon décalée non vers la ville qui la tuera, mais vers l’ange qui suspend provisoirement sa pétrification, les deux groupes divergent selon une structure en V caractéristique de la composition rubénienne13 : la cambrure de la fille aînée, l’arrondi du bras levé de la fille cadette les ramènent en arrière, vers la gauche, tandis que l’ange rieur à la tête de la petite troupe, forçant le bras de Loth, les pousse vers l’avant, vers la droite. Le V que souligne le drapé de Loth est à la fois principe de divergence et de convergence, narrativité de la route et iconicité du dispositif scénique.

Rubens saisit ici contradictoirement la famille de Loth dans son union dramatiquement ultime et dans sa désunion tragiquement programmée : ce n’est pas seulement la mort de la mère qui se dessine avec son retournement, mais l’union incestueuse des filles avec le père, avec qui la mère, par le jeu des plis et des couleurs des étoffes, établit picturalement le lien : bleu et rouge chez la fille aînée (bleu pour la foi, rouge pour la consommation sexuelle), bleu chez la mère complété par le rouge de son ange, rouge et bleu chez l’ange du père. Cette position centrale et en même temps muette de la mère, décalée et sacrifiée, peut trouver des résonances personnelles dans l’histoire familiale de Rubens : c’est ici une fois de plus la précipitation du père molesté vers l’autre femme interdite (Anne de Saxe) qui est représentée et légitimée, comme triomphe de la chair sur la loi, comme refondation de la loi14.

La mère s’interpose et s’efface ; elle s’incarne dans un retournement qui n’est pas tant scopique que charnel ; elle est le retournement de chair propre à la jouissance prise comme révolte intime, comme conjonction de la loi et de sa subversion, du dessin et de la couleur, du discours et de l’image, de la route et de la scène. Ici se prépare ce qui va constituer la structure classique de la scène : le dispositif d’écran.

La scène classique : l’ivresse de Loth

Le dix-septième siècle a privilégié une autre représentation de Loth, non plus sa fuite de Sodome, mais son ivresse et son inceste avec ses filles dans la montagne : la route disparaît et la scène envahit l’espace de la toile. L’espace est désormais totalement cadré. La signification allégorique perd son évidence. Vouet (Figure 7), Gentileschi15, Bernardino Cavallino16, puis Vien17 ou Greuze18 figurent un vieillard excité ou repu entre deux jeunes filles. La composition devient prétexte libertin, comme tant de tableaux qui annoncent sans conviction sur l’étiquette du cadre, le présentoir ou le mur, une Suzanne et les vieillards ou une Charité romaine.

Figure 7 : Simon Vouet, Loth et ses filles, 160x130 cm, signé et daté 1633, Strasbourg, Musée des Beaux-Arts.

Le tableau de Lucas de Leyde, un des premiers à effectuer cette superposition de ce qui est proprement scopique, irréductible au langage, sur le récit dont l’iconographie médiévale constituait le signe, figure magistralement ce conflit des deux logiques, la répétition des figures de Loth et de ses filles sur la route puis devant la tente suggérant l’enchaînement d’un récit, tandis que le jeu des regards et des retournements (l’une des filles à l’avant, la mère à l’arrière) intègre la toile dans une économie de la néantisation scopique qui exclut la verbalisation.

Nous sommes ici à l’orée de la scène, quand la route est encore bien visible. Cette route va peu à peu s’estomper. L’inceste est alors représenté non plus à côté, mais au devant de l’incendie, comme dans les tableaux du Guerchin.

Le Guerchin a représenté trois fois Loth et ses filles, en 1617 (version de l’Escorial), en 1650 (version de Dresde) et en 1651 (version du Louvre). La première version (Figure 8)19 n’a pas encore opéré la superposition. La femme de Loth et Sodome en flammes figurent à droite de la composition, comme dans le tableau de Leyde. Cette évocation à la marge de l’espace restreint de la scène, occupé par l’inceste, d’un espace vague dévoué à l’horrification du regard et au retournement de la femme de Loth sur sa ville incendiée, constitue le dispositif pictural le plus répandu entre le seizième et le dix-septième siècle20. Le Guerchin ne se contente pas de cette partition de l’espace en espace vague du hors-scène et espace restreint de la scène. Le vase tenu par l’une des filles à gauche vient faire pendant à la femme de Loth à droite, substituant à l’ancienne logique narrative une logique du dispositif : Loth et ses filles apparaissent flanqués de la cruche et de la statue de sel, que

Figure 8 : Le Guerchin, Loth et ses filles, 1617, huile sur toile, 175x190 cm, El Escorial, monastère de San Lorenzo

le tronc d’arbre foudroyé redouble symboliquement21 et renforce sur le plan géométral. La fermeture de l’espace est complétée par la barre horizontale d’une branche d’arbre en haut et, semble-t-il, par la surface lisse de la mare d’un ruisseau en bas. De tous les côtés, donc, la scène est cadrée. Les personnages s’appuient sur une fabrique de pierre totalement artificielle dans cette scène qui devrait se trouver en pleine montagne. La fabrique renforce l’assise géométrale de la scène.

Le dispositif scénique s’organise, à l’intérieur du cadre rectangulaire formé par la cruche, la branche horizontale, le tronc foudroyé et la mare, en un cercle dynamique faisant tourner le buste du père et les bras des filles autour d’un point central et aveugle, situé au centre de la toile. Cette quadrature du cercle, ce tournoiement, qui précipite le geste du vin versé et bu dans un vertige préfigurant l’ivresse, constitue la dimension proprement scopique de la scène : l’ivresse, et l’inceste qu’elle prépare, ne sont pas seulement signifiés par des attributs, des objets codés, la cruche, la coupe, le vin. L’œil pris dans ce cercle qui le précipite vers un vide fait l’expérience sensible de cette ivresse ; par cette dimension scopique historiquement nouvelle, la toile fonctionne comme piège du regard, un piège mis en abyme par le sujet de la représentation, le piège tendu à Loth par ses filles. Le spectateur est pris au même piège que Loth, est entraîné dans le même vertige circulaire.

Rembrandt adopte à la même période le même type de dispositif. Son tableau perdu n’est connu que par l’intermédiaire de la gravure de Jan Van Vliet22, naturellement inversée par rapport à l’original. Loth adossé aux genoux de l’une de ses filles établit l’assise géométrale de la scène, tandis que le clair-obscur produit par sa coupe renversée et brandie devant la torche piège le regard du spectateur, fasciné par ce cercle noir et brillant, qui tout à la fois concentre le sens (la coupe vide signifie l’ivresse de Loth, qui signifie l’inceste) et le néantise : regardez cette coupe ; dedans, il n’y a rien. Ici s’ouvre un dispositif d’écran.

Pourtant, à ce stade de la représentation, le dispositif demeure inaccompli : la néantisation scopique ne débouche pas sur une cristallisation symbolique. Chez le Guerchin, l’œil précipité vers le centre de la toile n’y rencontre rien, là où il devrait faire l’expérience du rien, là où il devrait achopper à ce point de néantisation qui retourne le rien en signification d’un « quelque chose », de ce quelque chose qui dans la scène est en jeu. Chez Rembrandt, plus subtil, le rien est désigné par la coupe, qui fait peut-être allusion à la métaphore augustinienne du potier par laquelle, dans La Cité de Dieu, Augustin distingue forme extérieure et forme intrinsèque, matière travaillée et création divine23. Objet matériel et ocelle vide, il ouvre à la dynamique scopique du « quelque chose », entre néantisation et refondation. Mais la coupe fait pendant à la femme de Loth et à Sodome en flammes sans se superposer à elles. L’écran demeure partiel ; le jeu allégorique des renvois ne se condense pas encore dans un pur dispositif scénique.

Figure 9 : Le Guerchin, Loth et ses filles, 1650, huile sur toile, 176x225 cm, Dresde, Staatliche Gemäldegalerie

Il s’agissait donc tout à la fois d’unifier la représentation et de remplir le vide central et principiel de la scène ; de le remplir non seulement avec quelque chose qui signifie ce rien, mais avec une avant-scène plaçant au centre de la représentation la marginalité horrifiante de la transgression symbolique : c’est pourquoi dans la version de Dresde en 1650 (Figure 9), le Guerchin fait glisser la femme de Loth, retournée vers Sodome et pétrifiée à ce spectacle interdit, vers le centre de la représentation : la scène de devant se présente dès lors comme ce qui vient occulter, ou plus exactement encadrer la scène de derrière. L’interdit de l’inceste circonvient l’interdit scopique. La scène fonctionne tout à la fois comme écran d’une autre scène et comme levée de cet écran, comme représentation de l’interdit et comme transgression de cet interdit : nous voyons impunément Sodome, que la femme de Loth ne peut voir sans être pétrifiée ; de même, les filles de Loth préparent et perpètrent impunément l’inceste que la loi interdit :

« Nul homme d’entre vous ne s’approchera de la chair de son corps pour en découvrir la nudité : Je suis Iahvé ! 
La nudité de ton père et la nudité de ta mère, tu ne les découvriras pas ; celle-ci est ta mère, tu ne découvriras pas sa nudité. » (Lévitique, XVIII, 6-7.)

Le mot essentiel est la nudité24, c’est-à-dire, avant même la consommation, la simple vision du corps des parents, compris comme une extension de son propre corps. L’inceste, c’est la vision impossible de sa propre chair comme extériorité désirable. Voir la nudité, découvrir le corps du père ou de la mère, c’est se voir soi-même comme objet sexuel, confondant ce qui relève du Même et ce qui relève de l’Autre. L’interdiction de la sodomie suit d’ailleurs immédiatement l’interdiction de l’inceste, comme un même crime de confusion entre l’identité et l’altérité : Sodome en flammes et Loth séduit représentent la punition et la transgression d’un même interdit.

Découvrir la nudité de Loth est l’enjeu de la scène. Le Guerchin, dans la version de 1650, a placé Loth de face et presque nu, un simple tissu couvrant ses genoux. A la nudité soustraite de Loth, à cette virilité défaite dans l’ivresse qui met en scène la défection du phallus, correspond la pétrification de la femme de Loth, disposée comme un phallus érigé, c’est-à-dire comme la représentation détachée, décalée, de ce qui, dans la scène, fait défaut. De l’un à l’autre s’opère le découvrement et le recouvrement de la turpitudo ; l’œil fait l’expérience d’un léger décalage par rapport au centre de la scène, ce décalage même qui articule toujours le dispositif géométral de la scène à un vertige scopique. La néantisation est cette fois figurée comme néantisation du phallus paternel par la pétrification de la femme de Loth.

La scène de l’ivresse fait donc écran au retournement de la femme de Loth, qui constitue l’effroi de la scène primitive, toujours déjà là, mais dans l’arrière-plan de ce qui n’est presque pas représenté. L’ivresse fascine, dérègle les yeux, détourne le regard de la nudité interdite du père, cette nudité que l’on ne peut découvrir sans se découvrir soi-même comme autre, ou plutôt, à rebours, sans abîmer l’altérité du monde dans la répétition de soi. La scène est menacée par cette involution du monde dans le moi : l’incendie de Sodome, l’ignition qui précipite le regard fasciné vers cette confusion incestueuse, constituent la jouissance dangereuse de la scène, que vient couper, détourner, régler, l’écran pacificateur, législateur du dispositif.

Figure 10 : Le Guerchin, Loth et ses filles, 1651, huile sur toile, 172x222 cm, Paris, Musée du Louvre

Dans la version de 1651 (Figure 10)25, ce dispositif atteint sa perfection : avec les bras et les jambes de Loth et de sa fille aînée vêtue de rouge, le peintre rétablit le tournoiement qui précipitait déjà le vertige scopique en 1617, mais avait disparu lors de l’instauration de l’écran en 1650. La femme de Loth et Sodome en flammes viennent s’inscrire dans ce cercle : au rougeoiement de la ville correspond la tunique rouge de la jeune fille ; c’est même concupiscence. Un double décalage déséquilibre savamment le dispositif : le cercle est déporté vers la droite ; dans le cercle, l’incendie est déporté vers la gauche, ce qui le ramène presque au centre de la toile. Dans la partie gauche de la toile, la fille cadette se détourne pour observer à la dérobée la scène de derrière le dos de Loth. Elle métaphorise la position voyeuriste du spectateur, qui se régale à bon compte de ce que la peinture lui livre en pâture. Opposé à ce regard qu’il ignore, Loth fait écran désormais de son corps retourné ; la fille aînée se retourne pour verser le vin et par ce geste offre indécemment sa croupe à désirer. De la sorte, tous les personnages sont caractérisés par le retournement, un retournement qui signifie à la fois la loi et la désobéissance à la loi, la jouissance et le châtiment.

Conclusion

Le dispositif de la scène, lorsqu’il atteint sa maturité et se déploie dans sa dimension scopique, apparaît réglé par un écran. L’inceste de Loth fait écran à l’incendie de Sodome, que Dieu nous interdit de contempler. La scène-écran occulte la violence principielle de ce qui brûle en-deçà de la représentation. L’écran organise, atténue la dimension fondamentalement subversive de la scène, qui se constitue d’abord comme écart par rapport à la route, comme décalage tant géométral que symbolique, comme digression et comme transgression. A ce décalage premier, il superpose un contre-décalage que recentre le « quelque chose » en jeu : dans le tableau du Louvre du Guerchin, la scène décalée à droite se superpose à l’incendie, lui-même, par rapport à elle, décalé à gauche. L’écran constitué par le corps de Loth, qui interdit la vision de la scène à sa fille cadette, rééquilibre à gauche ce qui, dans le tournoiement de l’ivresse et l’incandescence rouge de la tunique et de la ville, déportait la double transgression vers la droite. L’effraction, le voyeurisme, toutes les portes entrebaillées et les fenêtres ouvertes qui assurent la visibilité de ce qui est en jeu, décalent le déroulement de la scène par rapport au dispositif. Mais ce décalage, qui n’est pas le décalage premier inhérent à la scène, toujours déroulée à l’écart de la route, à la fois digressive et transgressive, s’avère fonctionner bien plus comme un recentrement : l’écran resémiotise in extremis ce qui échappait à la ligne de la route et du récit ; le regard qui enchasse et dispose la scène la ramène en dernière instance à quelque chose qui est de l’ordre du récit.

Jusqu’à ce que ce regard lui-même soit défait…


 On n’a pas cherché, dans ces pages liminaires, à alourdir la démonstration d’un appareil conceptuel que le corps du livre s’efforcera, progressivement, de mettre au point. La scène est d’abord quelque chose que l’on voit, et l’on a voulu, d’emblée, donner à voir. On a donc préféré parler de route, plutôt que de logique discursive et de rhétorique. On a décrit un puis des dispositifs, sans définir d’emblée le dispositif comme dialectique du θέατρον et de la σκήνη. On a parlé, de façon vague, de l’avènement d’une certaine dimension scopique de la scène, sans définir cette dimension comme jeu du visible et du visuel.

Revenons donc à la route. Dans un premier temps la scène sera envisagée dans une perspective rhétorique, perspective dont nous avons suggéré d’emblée le caractère à la fois référentiel et décalé. La scène se construit par rapport à un discours (et en ce sens elle en constitue l’amplification) et se construit à côté, voire contre ce discours. Elle met sous les yeux (par l’hypotypose), mais ce qu’elle met n’étant pas de l’ordre textuel du τύπος, de la marque, du caractère, du type, elle le dérobe pour ainsi dire dans le mouvement même de l’exposer.

Dans un second temps, la scène sera envisagée dans sa dimension problématique de théâtralité qui la fait flotter de la matérialité du visible à cet en-deçà « visuel » qu’elle met en jeu et absente tout à la fois. Dans le tableau de l’école de Leyde, nous avons vu comment la tente, métaphore du tabernacle, constituait le dispositif majeur de la scène. Cette tente, en grec σκήνη, délimite l’espace scénique comme un espace à la fois théâtral (profane) et processionnel, c’est-à-dire un espace où est joué le rituel de présentification du divin : où l’intérieur entrouvert et visible de la tente est l’intériorité visuelle mais interdite du corps de Marie. Cette célébration ritualisée de l’« événement » ne fait pourtant scène qu’à l’« occasion » d’une transgression scandaleuse, dans l’éclat d’une rencontre qui le désacralise radicalement. Un écart se dessine alors entre l’objet sublime visé par l’hypotypose et le « quelque chose » visuel, matériel, incompréhensible, pointé, dénudé par la scène.

Cet écart qui pose problème se manifeste dans l’indétermination du « quelque chose » qui dans la scène est en jeu et dont l’étude occupera la dernière partie de ce livre. Le « quelque chose » rattrape l’écart, resynchronise ce que cette théâtralité problématique, ce travail du regard sur la scène avaient fait jouer. Quelque chose se cristallise et éblouit, aveugle le regard. L’éclat du scandale, la fulgurance de la remémoration, l’instantanéité poignante de la douleur qui comprend tout peuvent constituer ce rattrapage de la scène par la structure, cette « ignition » qui récupère symboliquement le dérapage scénique. L’en-deçà qui se découvre fugitivement et se retourne dans ce moment d’ignition, c’est l’incendie de Sodome, dont l’effroi pétrifie, cet incendie qui nous ramène à la loi morale et à l’obéissance, dont l’avant-scène incestueuse nous avait, l’espace d’un instant, jubilatoirement distraits.

Stéphane Lojkine

N. B. Pour la recherche iconographique, nous nous sommes aidés notamment de la base de données Joconde de la Réunion des musées nationaux. Il n’était pas possible de rendre compte exhaustivement de toutes les représentations de Loth (quarante notices pour les seuls fonds des musées français répertoriés dans la base). L’ampleur de ce corpus, dont nous ne cherchions ici ni à faire l’inventaire ni à établir la typologie, mais à suivre historiquement l’évolution sémiologique, marque cependant l’importance de la place occupée par Loth dans la peinture d’histoire classique, aux côtés notamment de Suzanne, plus favorisée par la critique…

Notes

1

On citera le texte biblique systématiquement dans le latin de la Vulgate, qui était massivement le texte lu dans la première moitié du seizième siècle.

2

« nec stes in omni circa regione », 17 ; « et subvertit civitates has et omnem circa regionem », 25 ; « cum enim subverteret Deus civitates regionis illius », 29.

3

« Respiciensque uxor eius post se versa est in statuam salis », 26.

4

« Dixitque maior ad minorem pater noster senex est et nullus virorum mansit in terra qui possit ingredi ad nos iuxta morem universae terrae. Veni inbriemus eum vino dormiamusque cum eo ut servare possimus ex patre nostro semen. Dederunt itaque patri suo bibere vinum nocte illa et ingressa est maior dormivitque cum patre » (31-32).
Et l’aînée dit à la cadette : notre père est vieux et il n’est resté aucun homme sur cette terre qui puisse venir sur nous selon l’usage de toute la terre. Viens, enivrons le et dormons avec lui, pour pouvoir perpétuer la race de notre père. C’est ainsi qu’elle donnèrent du vin à boire à leur père cette nuit, et l’aînée dormit avec son père.

5

« Ascenditque Loth de Segor et mansit in monte, duae quoque filiae eius cum eo ; timuerat enim manere in Segor et mansit in spelunca ipse et duae filiae eius » (30), Loth monta de Soar et resta dans la montagne, et ses deux filles avec lui ; il craignait en effet de rester à Soar et il resta dans une grotte, lui et ses deux filles.

6

Genèse, XVIII, 23-32.

7

Peut-on y voir une figure de celle qui détient le phallus et, par la souche, dans la hantise et la conjuration, vient habiter hasardeusement la scène ?

8

Il existe une deuxième version du tableau de Vienne que nous reproduisons, au musée du Louvre, 93x120 cm, INV 136. La version du Louvre serait une copie de l’atelier de Véronèse, selon C. Pignatti ; plus resserrée en largeur, elle présente des variations importantes dans la disposition des personnages (interversions) qui rendent le jeu entre les trois plans moins net. Le tableau a également été gravé.

9

Le motif de la fuite de Loth a été également dessiné par Rembrandt et par son école. Rembrandt, Loth quitte Sodome, dessin à la plume, 22,1x23 cm, vers 1635, Vienne, Albertina (Hidde Hoekstra, Rembrandt et la bible, VBI/Smeets, Hollande, 1990, p. 21) ; Loth et sa famille emmenés par l’ange hors de Sodome, Bibliothèque nationale, Paris, plume et bistre, lavis, 19,2x24,3 cm, vers 1655 (Seymour Slive Drawings of Rembrandt, Dover Publ., New York, 1965, n°168) ; Ecole de Rembrandt, Loth et sa famille fuyant Sodome, dessin, vers 1650, 21,2x32,4 cm, Paris, musée du Louvre (inv. RF691).

10

Véronèse est coutumier de ce genre de détournements. Il n’est qu’à voir son Enlèvement d’Europe, également construit en trois plans représentant trois temps successifs du récit, où la jeune fille terrifiée par la violence du taureau s’est muée en courtisane coquette rajustant une dernière fois sa coiffure dans les ultimes préparatifs d’une agréable croisière (S. Lojkine, Image et subversion, « Le Manteau de Balthasar ou l’écran de la représentation », pp. 47-51.)

11

Crispijn de Passe I (c. 1565-1637), fait après 1580, Abraham regarde la destruction de Sodome et de Gomorrhe, Loth et ses filles (université de Leyde).

12

Joachim Patinir, comme Lucas de Leyde, superposent également la fuite de Loth et de ses deux filles accompagnés de deux anges en bas à droite, et la perpétration de l’inceste dans la tente en haut à droite, tandis que tout le reste du tableau est envahi par le spectacle de Sodome et de Gomorrhe en flammes, faisant flamboyer un immense ciel rouge sur lequel se détache, au centre, la verticalité lunaire d’un rocher menaçant. (Joachim Patinir, Incendie de Sodome et Gomorrhe, vers 1520, 23x29,5 cm, musée Boymans van Beuningen, Rotterdam.) Le Loth de Patinir a été acheté par Dürer en 1521.

13

Voir notre analyse le l’Ixion trompé par Junon du musée du Louvre (Image et subversion, « Ixion roi »).

14

Voir S. Lojkine, « Bacchanale et rire des dieux dans la peinture de Rubens : à propos d’un dessin de Silène et Eglé », in Rire des dieux, dir. D. Bertrand et V. Gély, CRLMC, Presses Universitaires Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 2000, pp. 151-161.

15

Orazio Gentileschi, Loth et ses filles, huile sur toile, 226x282,5 cm, 1ère moitié du dix-septième siècle, Musée des Beaux-Arts de Bilbao. Plus soucieux de précision érudite que de signification spirituelle, Gentileschi a représenté la grotte du texte biblique (spelunca) et non la tente allégorique que l’on trouve chez Lucas de Leyde ou chez Patinir.

16

Bernardino Cavallino, Loth et ses filles, Naples, vers 1645, huile sur toile, 105x80 cm, ovale, inv. RF 1983-30, Paris, musée du Louvre, pendant probable de L’ivresse de Noë (Gosfordhouse, Ecosse).

17

Joseph-Marie Vien, Loth et ses filles, 1746, musée des beaux-arts du Havre ; esquisse au musée des beaux-arts de Caen (INV 66 7 2).

18

Jean-Baptiste Greuze, Loth et ses filles, avant 1769, 74,5x80 cm, inv. RF 1983-74, Paris, musée du Louvre. Un dessin du cabinet des dessins du Louvre (inv. 27004) a servi d’étude à la fois pour Loth et pour la tête de Papinien dans le Septime Sévère et Caracalla exposé au Salon de 1769.

19

Une copie attribuée à Il Sodoma se trouve au musée des beaux-arts de Rouen (inv. X 108).

20

On le retrouve dans une sculpture anonyme flamande du seizième siècle au musée national de la Renaissance à Ecouen (Loth et ses filles, 13x10 cm, haut-relief en albâtre avec dorure), ou dans un tableau du musée Magnin de Dijon attribué à un élève de Palma le jeune, Santo Peranda (Loth et ses filles, huile sur toile, fin du 16e siècle, école vénitienne, 102x168 cm). Les deux représentations renversent le rapport des personnages suggéré par le texte biblique : c’est le père ici qui prend l’initiative, portant la main sur la poitrine de sa fille (Ecouen) ou enlaçant lascivement sa taille alors que celle-ci se détourne (Dijon). Le tableau du musée Magnin est traité à la manière d’une bacchanale, le contraste de la couleur blanche des filles et brune du père rappelant les oppositions de couleur des scènes de satyres et de nymphes. La femme de Loth retournée constitue dans les deux cas un arrière-plan décalé, en haut à gauche dans la sculpture, à droite dans le tableau.
On rencontre le même dispositif dans un dessin anonyme flamand du dix-septième siècle conservé au Louvre (Loth et ses filles, 29,7x28 cm, inv. 21-125), où le jeu des deux espaces est souligné par l’opposition entre le fond sombre de la scène proprement dite, installée devant un pan de montagne et le triangle clair en haut à droite qui ouvre l’espace vague de l’incendie, avec la femme de Loth retournée. A la fin du dix-septième siècle, Noël Coypel réutilise ce même contraste lumineux dans le tableau du musée des Beaux-Arts de Rennes (Loth et ses filles, huile sur toile, 89,2x108,2 cm, inv 94.2.2).
On peut signaler enfin un dessin à la plume de Rembrandt, conservé au Goethe Nationalmuseum de Weimar (15,2x19,1 cm, vers 1635, voir Hidde Hoekstra, Rembrandt et la bible, VBI/Smeets, Hollande, 1990, p. 23), où la scène d’ivresse est campée entre deux rochers et sous un arbre à peine esquissés. L’espace vague de l’incendie est laissé libre à gauche, mais Sodome n’est suggérée que par un trait ondulé.

21

Il faut mettre en relation ce tronc d’arbre avec la souche du tableau de Lucas de Leyde, et même avec le rocher de Patinir.

22

Jan Van Vliet, d’après un tableau aujourd’hui perdu de Rembrandt, Loth et ses filles, gravure et burin, état II, Maison de Rembrandt, Amsterdam.

23

Livre XII, chapitre 26, éd. Desclée de Brouwer, tome 35, p. 237.

24

turpitudo, dans la Vulgate : le corps laid et honteux. On remarquera que le Lévitique ne se soucie guère de la violence qu’un père pourrait exercer sur ses enfants, qui est l’approche moderne, sociale, de l’inceste.

25

Le tableau fut commandé en 1650 par Girolamo Pavesi, armateur gênois habitant Rome, mais livré à Carlo II Gonzaga, duc de Mantoue, en 1651. Outre les versions de l’Escorial et de Dresde, il y a un tableau à la pinacothèque nationale de Bologne (non mentionné dans le catalogue complet établi par David M. Stone, Cantini, 1991) et d’autres tableaux et copies dans des collections particulières. Une sanguine se trouve au musée des beaux-arts de Senlis (notice Joconde).

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « Une sémiologie du décalage : Loth à la scène », introduction à La Scène. Littérature et arts visuels, L’Harmattan, mars 2001, textes réunis par Marie-Thérèse Mathet

ARCHIVE :
DANS LE MÊME NUMÉRO

Fiction, illustration, peinture

La scène de roman

Illustrer la fiction

Penser la fiction depuis la peinture

Chambres de la représentation

La Princesse de Clèves

Richardson

Sade