Brutalités invisibles
On voudrait parler ici de ce qui fait mal au-delà de tout et n’appelle aucune réparation, sinon l’indéfinie répétition des figures de ce qui ne peut être conjuré. Hors de toute mise en scène, sans la médiation d’aucun rite, sans le couronnement d’aucun sens, d’aucune visée, sans le témoignage d’aucun tiers, quelque chose est atteint, au plus intime de l’être. On opposera cette brutalité de l’atteinte à la violence telle que la définit René Girard, comme toujours partie prenante d’un sacrifice et constitutive par là d’une scénographie. La violence se donne à voir et, dans sa déraison même, engage intentionnellement la communauté. La brutalité n’engage que celui qui l’exerce et pas même celui qui la subit ; elle ne s’accommode d’aucune publicité, d’aucun œil, pas même de celui de la victime, que l’on baillonne, que l’on cagoule, que l’on nie comme autre, et que l’on fond dans le geste même de l’atteinte. Sans visage, sans nom, sans paroles, avec comme seul horizon l’écrasement, l’annihilation de ce qui n’a jamais été élevé à la dignité de l’autre, la brutalité n’est que force et hasard, que destruction et déperdition : quelqu’un s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, a été pris, aspiré, atteint ; quelqu’un est devenu la chose d’un autre, sans intention, sans conséquence. Il n’y a pas même eu d’événement.
L’atteinte et le lien : réversibilité fondamentale de la brutalité
La brutalité se situe donc aux antipodes de la représentation, qui suppose une intention, une signification, une destination. Pourtant, toute fondation, toute institution, toute collectivité place à son principe une brutalité originelle (révolution, révélation, invasion) et se nourrit de l’indéfinie répétition des figures par lesquelles elle tente d’effacer, de réparer, de sublimer cette brutalité. Cette réparation n’est pas extérieure à la brutalité ; elle est appelée par et dans l’atteinte même qu’exerce, que produit la brutalité. Quelque chose dans la brutalité bascule de l’atteinte intime au lien social, de l’éclat d’une douleur incommunicable au ciment identitaire d’un groupe. Quelque chose dans la brutalité est essentiellement réversible, se présente comme destruction absolue et comme fondation, comme anéantissement de soi et comme signe d’appartenance, une sorte d’horreur commune sur laquelle, tous, nous appuyer.
L’expérience récente du terrorisme islamique manifeste avec éclat cette réversibilité : le discours sur l’événement est toujours inapproprié, parlant de guerre, mais sans ennemi ni champ de bataille, parlant de victimes, mais innocentes, comme pour les différencier des victimes de guerre et les exclure de la catégorie sacrificielle des victimes désignées, parlant du courage et de la résistance d’une population qui n’est pourtant engagée dans aucune action de courage ni de résistance. Notre propos n’est pas ici de discuter sur le fond ce qui est signifié par un tel discours, mais de pointer son inadaptation aux événements : guerre, victimes, courage, résistance décrivent l’environnement connu, ancestral, de la violence collective et des réactions à cette violence. Or il ne s’agit pas ici de violence, mais de brutalité : atteindre au hasard et dans l’anonymat un peuple dans ce qu’il a de plus intime, produire une souffrance indicible, et par cet aiguillon atroce faire réagir l’ensemble de la collectivité. Le terrorisme joue de ce basculement propre à la brutalité : son caractère littéralement insensé, le pas-de-sens radical de la brutalité crée un appel de sens décuplé, où le peuple est poussé à s’engager ; l’asymbolie pure de l’atteinte intime se retourne en principe symbolique, déclenche un processus de construction d’une identité collective. Ne décidons pas trop vite si ce processus est maîtrisé et par qui, et quels intérêts il sert.
La brutalité comme recyclage symbolique
La brutalité est actuelle : elle ne constitue pas seulement le ressort du terrorisme, mais de toutes les affaires de mœurs qui, symptomatiquement, surgissent au même moment. Viol, inceste, pédophilie sont les crimes à la mode : leur point commun est la négation de la personne de la victime, la négation du crime même, le coupable se persuadant sincèrement qu’aucun événement n’a eu lieu. Contrairement à la violence du crime commandé par la passion ou par l’intérêt, ces crimes n’accordent aucune place, aucune signification à la victime, qui est simplement niée : à la violence du sacrifice est substituée la brutalité d’un non-événement, pour lequel il ne saurait y avoir ni témoin, ni aveu, ni discours. C’est bien dans ces affaires ce qui rend l’instruction judiciaire si difficile.
La concommitance de ces deux brutalités, terroriste et morale, ne doit jamais être oubliée : la responsabilité comme la signification ne peuvent en être simplement rejetées à des facteurs externes, que l’on pourrait situer bien loin de nous sur une carte géographique. La société sécrète elle-même sa brutalité : lorsque la brutalité émerge de façon massive, visible, en son sein, c’est le symptôme d’un travail intense de recyclage et de refondation symbolique, où le statut de l’individu, les valeurs de la collectivité, saisis et menacés dans leurs fondements même, sont destinés à être refondés.
Littérature et brutalité
Nous avons remarqué l’inadaptation du discours à rendre compte de la brutalité, dont il tend toujours à ramener le surgissement innommable à la répétition connue des figures de la violence : le crime, la guerre, le sacrifice. Le discours scénographie la brutalité, qui, dans sa nature profonde, récuse radicalement toute théâtralité, n’admet aucun œil surplombant susceptible d’en délimiter l’espace de représentation.
Or précisément parce que le discours ordinaire achoppe et dérape lorsqu’il est confronté à la brutalité, la brutalité devient l’affaire, et même peut-être l’objet central de la littérature. Roland Barthes insistait, dans la préface de ses Essais critiques sur la caractère indirect de la communication littéraire : pour communiquer juste, il est nécessaire d’abord de communiquer faux, pour exprimer ses « condoléances », tout dire sauf ce simple mot, « condoléances », qui résonne par son indifférence comme une insulte, une gifle, une exécution. Cependant il ne s’agit pas simplement de louvoyer pour atteindre son objet, de parler plus longtemps, de sinuer dans l’ordre du langage. Quelque chose doit s’établir qui n’est pas d’ordre linguistique, pas même de l’ordre de la communication, quelque chose de gratuit et de réel doit être mis en commun entre celui qui parle et celui qui écoute, quelque chose qui n’est pas donné à voir (la scène est encore du domaine de la communication), mais justement est posé là comme espace d’invisibilité ; on ne le regardera pas, on n’en forcera pas l’accès, on ne le théâtralisera pas, le langage viendra circuler autour, mais n’en rendra compte qu’indirectement. Cette chose, cet espace d’invisibilité, renferme l’expérience de la brutalité, sa fulgurance douloureuse, le vertige atroce de la dépossession de soi, cette zone de non dit qui est l’abîme même de la mort. La littérature se construit comme parole autour de ce noyau de brutalité invisible : il y a bien là un dispositif, car un espace est posé et circonscrit et une structure est mise en œuvre à partir de cet espace ; pourtant ce dispositif n’est pas visuel, ou tout du moins ce qui est donné à voir n’est jamais l’essentiel, le cœur du dispositif. Point d’écran ici susceptible d’être, même fugitivement, levé, point de scène où rendre compte d’un événement, où donner à voir ce qui ne pourrait pas être dit, mais une lacune, un blanc, une énigme resserrée par la souffrance, figée dans l’horreur sacrée. Dans la littérature, la brutalité met en évidence le ressort profond de tout récit, en tant qu’il fonctionne essentiellement non comme système de communication1, mais comme dispositif. Le dispositif de récit organise la circulation du discours autour d’un espace d’invisibilité et, par la circonscription, la clôture de cet espace, il met en œuvre essentiellement une logique du discours. Il s’oppose ainsi radicalement au dispositif de scène2, qui met en échec la logique discursive au profit d’une logique scénique de l’image, rendant transgressivement visible, accessible l’espace de la représentation.
La question des genres littéraires
Nous nous proposons d’étudier le fonctionnement du dispositif de récit dans trois cas où, avec des références culturelles, des contraintes de genre, des visées extrêmement différentes, le même problème se pose d’une confrontation de la brutalité à la représentation. Dans l’histoire de Lucrèce, il s’agit pour l’historien romain de rendre compte d’une catastrophe fondatrice, la révolution républicaine de 509, avec des matériaux extrêmement lacunaires : le viol de Lucrèce thématise, supplée la lacune documentaire et articule la narration romancée des événements, la représentation mythique de l’institution symbolique romaine et la fiction irreprésentable des origines, constituant ainsi le dispositif du récit.
Dans l’histoire de Clarisse Harlove, l’aporie à laquelle le récit est confronté n’est pas le déficit documentaire, mais la contrainte du genre épistolaire à laquelle Richardson s’est astreint : l’impossibilité de représenter directement les événements engage le romancier dans une infinité de stratégies énonciatives par lesquelles donner à voir quand même les scènes. Une scène échappe pourtant à toutes ces stratégies, celle du viol de Clarisse, dont la brutalité invisible constitue par là le noyau du dispositif de récit.
Enfin, Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux se présente explicitement comme un dispositif, puisque le romancier y explique complaisamment comment il a construit son livre à partir d’une aporie policière : un crime qui se serait commis dans une chambre où il était impossible d’entrer et d’où personne n’est sorti. C’est ici le genre policier qui interdit la représentation du viol de Mlle Stangerson, puisque le ressort du récit est l’énigme de cette représentation.
Insistons d’emblée sur la diversité des genres que nous serons amené à aborder, genre historique (ou annalistique), genre épistolaire, genre policier : c’est dire que la mise en œuvre d’une brutalité invisible n’est pas une affaire de genre, même si de premier abord elle en paraît, à chaque fois, un trait constitutif. Peut-être conviendra-t-il de retourner la proposition : à un problème fondamental, universel, auquel tout récit est confronté, amener à la représentation ce qui est irréductible à toute représentation, chaque genre, chaque texte apporte sa réponse, de sorte que cette réponse le constitue universellement comme texte littéraire, beaucoup plus que comme catégorie générique particulière.
I. Brutalité du mythe : le viol de Lucrèce
L’histoire des origines de Rome nous est rapportée essentiellement dans L’Histoire romaine de Tite Live, commencée en 25 avant notre ère, et dans Les Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse, écrites tout au plus quelques dizaines d’années plus tôt. Près d’un demi millénaire sépare donc l’histoire de Lucrèce de ces récits, un peu comme si de la Croisade contre les Albigeois notre témoignage le plus ancien eût été l’Essai sur les mœurs de Voltaire.
Tite Live assume pleinement et déplore cette lacune documentaire au début du livre VI3. L’insistance sur le défaut des documents écrits, litteræ, commentaria, monumenta, suppose indirectement l’existence d’une tradition orale, qui n’est pas nommée : la légende, la fable, le mythe sont la matière essentielle du récit. Cette transposition, ce déplacement du mythe à l’histoire, de l’histoire des dieux à l’histoire des hommes, est d’autant plus essentielle que ce que nous nommons usuellement mythologie ne s’est répandu que tardivement à Rome, sous l’influence grecque : la mythologie proprement romaine, c’est son Histoire.
L’analyse de G. Dumézil
Il y a donc une dimension, et même une fonction religieuse fondamentale du récit historique. Elle est particulièrement nette dans l’épisode qui nous occupe : le viol de Lucrèce survient alors que Tarquin le Superbe, le dernier roi de Rome, est en train d’achever la construction pharaonique du temple de Jupiter sur le Capitole. La révolution républicaine l’empêchera de consacrer ce temple, qui est le grand œuvre de son règne. La cérémonie en est confiée à l’un des premiers consuls de la république, Horatius, le futur Horatius Coclès qui s’illustrera plus tard contre Porsenna. Dans La Religion romaine archaïque, Georges Dumézil insiste sur la rupture décisive que constitue la consécration de ce temple dédié principalement à Jupiter, mais abritant en fait deux autres dieux, Junon et Minerve. La nouvelle triade capitoline se substitue à la triade archaïque Jupiter-Mars-Quirinus, attestée par la survivance de trois prêtres dédiés à leur service, les trois flamines majeurs. La révolution politique de 509 est donc en même temps une révolution religieuse.
G. Dumézil en donne l’analyse suivante :
« Pendant les temps royaux, il n’est pas question de [Mars], mais, à la fin, dans l’expulsion des Tarquins et l’établissement de la République, il est mis brusquement à l’honneur. Alors que le serment appartient normalement à la province de Jupiter, c’est Mars que l’annalistique fait invoquer par Brutus, tribunus Celerum, c’est-à-dire chef de l’armée, quand il jure de venger par l’expulsion des rois l’attentat commis contre Lucrèce, et c’est à Mars qu’est consacrée, le long du Tibre, la terre du roi déchu, le campus Martius. On a l’impression que, dans cette insurrection de l’aristocratie militaire latine contre les rois étrusques et généralement contre le regnum, Mars s’oppose idéologiquement au Jupiter traditionnel, que la dédicace capitoline n’a pas encore, sous conditions, réconcilié avec la libertas. » (G. Dumézil, La Religion romaine archaïque, Payot, 1974, 1987, p. 1674.)
Structuralement, l’exil du roi doit donc être interprété comme déchéance de l’ancien Jupiter associé à la fonction royale. La république crée aussitôt un prêtre subalterne, le rex sacrificiolus, qui perpétue mais fossilise les anciens rites où le roi-prêtre indo-européen jouait un rôle.
La fonction de Brutus
Quant à Brutus, le héros de la révolution républicaine, c’est comme homme de Mars qu’il prend le pouvoir : selon Denys, c’est Mars que Brutus prend à témoin dans son serment sur le corps de Lucrèce ; c’est accompagné d’une escorte de jeunes gens en armes5 qu’il se rend depuis Collatie jusqu’au forum de Rome ; c’est grâce à sa fonction officielle de tribun des Célères (I, 59, 7), c’est-à-dire de chef de la garde rapprochée du roi (I, 15, 8), qu’il était juridiquement habilité à convoquer le peuple romain après le viol de Lucrèce et à lui faire voter la destitution et l’exil du roi6. Cette fonction, peu compatible avec le statut de bouffon du roi que lui donne Tite Live, le désigne comme un militaire, un homme de Mars. Une des premières décisions politiques du nouveau consul est l’adjonction aux Patres d’un sénat décimé par Tarquin (la caste jupitérienne) des « chevaliers d’élite » ou conscripti (II, 1, 10), que l’on peut identifier à des hommes de la deuxième fonction. C’est Brutus ensuite qui mènera la guerre contre les Étrusques (« Brutus… antecessit », II, 6, 6). On peut penser que le terme de brutus n’avait pas originellement la signification psychologique que Tite Live lui donne : brutus serait, fonctionnellement, celui qui n’appartient pas à la caste que les Ossètes appellent des « intelligents »7, les hommes de Jupiter, destinés à régner, c’est-à-dire non pas un imbécile, mais, peut-on supposer, un homme de Mars, exerçant une force « brute » au service de la raison jupitérienne.
Cette question lexicale a son importance pour notre sujet : le mot brutalité vient du latin brutus, où il est fortement surdéterminé par le surnom du fondateur de la république. Si brutus qualifie une force brute dénuée de sens, cette force se retourne à l’occasion du viol et du suicide de Lucrèce en sagesse politique instituante, par laquelle un sens politique va être donné à la brutalité insensée de Sextus Tarquin : brutus-stultus devient brutus-Brutus.
Le conflit des deux consuls
Tarquin Collatin, l’époux de Lucrèce, est caractérisé au contraire de Brutus comme homme de Quirinus : c’est en hommage à la mort exemplaire de sa femme violée qu’il accède au pouvoir aux côtés de Brutus. Il y représente donc les valeurs incarnées par Lucrèce, la vertu domestique et l’excellence dans les activités du foyer. Lucrèce assise au milieu de sa maison filant la laine (I, 57, 9) est l’icône de cette prospérité vertueuse. Collatinus pourrait renvoyer, au-delà de la ville de Collatie d’où Tite Live le fait originaire, à la communauté des Latins, cette communauté productrice des richesses mais dissociée du pouvoir que Dumézil identifie à Quirinus. Enfin Tarquin Collatin est décrit comme un homme riche, dont la richesse menace la république naissante. C’est à cause de ces richesses que Brutus le force à s’exiler à Lavinium (II, 2, 7-10).
Le conflit de Brutus et de Sextus Tarquin, longuement développé chez Denys d’Halicarnasse, peut donc être interprété comme le conflit des fonctions de Mars et de Quirinus. Brutus s’était d’abord concilié les puissances de la troisième fonction : on se souvient qu’ex industria factus ad imitationem stultitiae, « exprès il s’appliqua à l’imitation de l’imbécillité » (I, 56, 8). Comme brutus, stultitia peut également être interprétée de façon religieuse : les stultorum feriae, la fête des fous, étaient en même temps la fête de Quirinus, ou Quirinalia8. D’autre part, Brutus lorsque l’oracle de Delphes prédit la succession au trône de Tarquin pour celui qui le premier embrassera sa mère, se laisse tomber à terre, scilicet quod ea communis mater omnium mortalium esset, « car celle-ci est évidemment la mère commune de tous les mortels » (I, 56, 12). Le baiser de Brutus scelle son alliance avec Tellus, la Terre, déesse rattachée au culte de Cérès, le plus important à Rome dans le cadre de la troisième fonction9. La révolution romaine peut donc se comprendre comme l’alliance de Mars et de Quirinus contre Jupiter, dont la construction du temple avait écrasé et exaspéré les Romains contraints aux travaux forcés (I, 56, 1-3). Cette alliance se matérialise par la création des deux consuls, qui représentent et neutralisent l’une par l’autre les deux fonctions.
L’effondrement de la triade archaïque
La tripartition fonctionnelle se répercute dans le rapport entre les espaces : au temple érigé sur le Capitole, qui une fois consacré par la république (II, 8, 6-9) devient essentiellement le lieu de Jupiter, il faut opposer le domaine des Tarquins, ager Tarquiniorum, qui près du Tibre est consacré à Mars et appelé désormais le champ de Mars (II, 5, 2-4). Le blé qui y poussait y devient alors sacrilège : on peut penser que la moisson relève de Quirinus et devient dès lors incompatible avec Mars. La récolte est donc jetée au Tibre, selon la même logique qui pousse Brutus à exiler Collatin, mais elle y constitue une île où des temples seront érigés10. Le Capitole en haut, le champ de Mars plus bas, le Tibre enfin, plus bas encore, reproduisent dans l’espace la hiérarchie archaïque. Mais ils signifient dans le même temps l’effondrement de cette hiérarchie : Jupiter sans autre roi qu’un rex sacrificiolus, Mars placé au-delà du pomœrium sur le champ de Mars, Quirinus rejeté dans le Tibre, l’espace qui régira désormais la nouvelle institution symbolique est le forum, où est exposé le corps de Lucrèce (forum de Collatie chez Tite Live, de Rome chez Denys).
On touche ici aux limites de l’analyse structurale, excellente lorsqu’il s’agit de dégager des constantes fonctionnelles en deçà des mutations historiques, mais démunie lorsque ces constantes même deviennent des variables : le nouveau Jupiter Optimus Maximus du temple capitolin n’est plus directement lié à l’exercice du pouvoir, mais garantit plutôt et symbolise une sorte de cohésion nationale à la manière des rois des démocraties modernes, cohésion que Dumézil attribuait plutôt à la troisième fonction dans le chapitre consacré à Quirinus ; Junon, reine, guerrière et protectrice des naissances, participe des trois fonctions ; Cérès, déesse du blé et des récoltes, semble relever de la troisième fonction, mais est en même temps la déesse de la plèbe, associée désormais à la puissance politique, donc à la première fonction. Ces remarques, qui sont pour une large part celles de G. Dumézil lui-même, n’ôtent rien à la validité du modèle trifonctionnel indo-européen qu’il a dégagé. Mais elles obligent à distinguer dans l’organisation symbolique deux niveaux, l’un fonctionnel, ou principiel, qui sert de réservoir des valeurs, l’autre historique, ou institutionnel, où ces valeurs sont composées et ordonnées pour constituer les institutions d’une époque donnée, chacun de ces deux niveaux se nourrissant, à sa manière, du recyclage de l’autre.
De la structure à la fiction
La brutalité a à voir avec ce recyclage. Elle est à la fois le symptôme d’une usure de l’institution symbolique (et c’est pourquoi elle se manifeste comme asymbolie pure) et un appel à une refondation des principes. La brutalité troue la structure : c’est pourquoi ni le viol de Lucrèce, ni la révolution républicaine n’ont leur place dans La Religion romaine archaïque. Lorsque la brutalité se manifeste, un autre niveau est à l’œuvre, qui n’est pas superposé aux précédents, mais transversal et articulatoire. Ce niveau n’est pas celui de la brutalité, mais celui par lequel un sens est donné à la brutalité, et est rendue visible la réversion de l’asymbolie, par quoi elle se manifeste, à la refondation, qu’elle appelle. Nous le désignerons comme le niveau de la fiction.
On distinguera donc dans le texte de Tite Live le déroulement de la narration selon les données de l’annalistique, qui raconte la révolution républicaine, les structures du récit, qui répètent inlassablement la fondation de Rome et disséminent, déconstruisent le principe trifonctionnel de cette fondation, enfin le jeu de la fiction, qui articule l’événement narratif à l’effondrement structural11. L’interaction de ces trois niveaux d’organisation du texte, narration, structure et fiction, constitue le dispositif du récit.
La fiction agit comme un court-circuit12 imaginaire : elle enchaîne, met en série, articule des éléments qui n’auraient jamais dû coexister. Avec les matériaux hétérogènes que lui fournissent non seulement les éclats du réel, mais les scories de la culture et les structures plus ou moins « déjointées13 » de l’institution symbolique, la fiction façonne non pas la narration, mais le monde irréel dont la narration se chargera ensuite de rendre compte, la « réalité » qu’elle prétend imiter. La brutalité est l’énergie, l’impulsion du court-circuit fictionnel. La narration atténue, dissimule ce court-circuit, que l’on ne peut mettre en évidence qu’en traquant les failles, les disjonctions et, en dernier ressort, la discontinuité fondamentale.
Ainsi, dans le cas qui nous occupe, le récit livien enchaîne l’ambassade à Delphes, le viol de Lucrèce et le bannissement de Tarquin. Avec des contenus sensiblement différents, le récit proposé par Denys d’Halicarnasse enchaîne les mêmes événements :
C’est une peste des femmes enceintes chez Denys qui motive l’ambassade à Delphes, tandis que Tite Live parle d’un prodige survenu dans le palais de Tarquin, l’apparition d’un serpent. C’est chez Tite Live un concours entre les femmes des fils de Tarquin et celle de Collatin qui déclenche le viol de Lucrèce par Sextus, tandis que Denys ne met en scène que la seule visite de Sextus chez Lucrèce, dans le cadre d’une mission diplomatique que lui a confiée son père. Enfin le bannissement de Tarquin en son absence est suivi du départ de Brutus pour Ardée, où le roi a rejoint ses troupes : Brutus ne rejoint pas Tarquin qui dans le même temps tente précipitamment de rentrer à Rome. Il l’évite sciemment chez Tite Live14, par hasard chez Denys.
Chacun de ces événements pose problème non seulement en soi, mais dans son rapport avec les autres : il n’y a aucun lien de causalité entre l’oracle et le viol, aucun même, à y bien réfléchir, entre le viol de Lucrèce et l’exil de Tarquin. Si l’oracle fait surgir la question de la succession de Tarquin, c’est incidemment, en plus : les fils de Tarquin, venus pour autre chose, demandent en plus à l’oracle de leur révéler qui succèdera à leur père. Or ni cette question, ni même la réponse de l’oracle n’ont de lien, même indirect, avec le viol de Lucrèce. Quant à l’enchaînement du viol et de l’exil de Tarquin, il n’obéit pas aux règles ordinaires de justice : en effet, Sextus Tarquin, l’auteur connu du viol de Lucrèce, n’est ni jugé, ni condamné ; c’est son père, totalement étranger à l’histoire, qui paye lourdement pour lui ; Sextus n’est qu’indirectement touché, enveloppé dans l’exil qui, avec le roi, frappe l’ensemble de sa famille15. L’évitement du face à face entre Brutus l’accusateur et Tarquin l’exilé marque bien qu’il ne s’agit pas là d’une simple inadvertance : entre le viol et l’exil, la solution de continuité est voulue et, à un autre niveau que celui de la narration, doit faire sens. L’épisode central du viol, le lieu et le moment de la brutalité, est détaché, disjoint de ce qui le précède et de ce qui le suit.
Ce pas-de-sens narratif est le symptôme du travail de la fiction. Si, comme le suggère G. Dumézil, l’Histoire est le moyen proprement romain de représenter de façon narrative les enjeux mythiques et les structures religieuses de la société romaine, c’est à ce niveau là que nous trouverons la logique réelle et profonde du récit. La narration annalistique, en déroulant la fiction, l’aura travestie, comme la psychanalyse montre que le rêve, narrativisé lorsqu’il est restitué oralement au réveil, représente, mais travestit un contenu latent dont la logique n’est pas historique, mais inconsciente et subjective. La fiction historique est le rêve de la société romaine, le mythe — son inconscient.
Lucrèce, Diane romaine
Ces trois séquences, l’oracle, le viol, l’exil, tournent autour de la succession de Tarquin. Plus exactement, à travers ces trois séquences il s’agit de représenter l’échec de cette succession : quelque chose l’a rendue impossible et même plus, sacrilège. Dans le récit de Denys, l’ambassade à Delphes est motivée par
« une maladie contagieuse, qui causa d’étranges ravages sous le regne de Tarquin, & qui fit périr un grand nombre de jeunesse de l’un & l’autre sexe. Elle attaqua sur tout les femmes enceintes, qui mouroient de tous costez avec leur fruit, sans que rien pust arrester la violence du mal16. »
C’est donc le principe et la succession des générations qui sont ici attaqués, comme était menacée la succession des générations avant que Romulus ne décide l’entreprise désespérée de l’enlèvement des Sabines. Denys rapporte d’ailleurs une légende selon laquelle les Sabines furent atteintes après leur enlèvement du même mal qui est ici décrit et durent se concilier les bonnes grâces de Diane, la Diane romaine étant primitivement moins une Vierge chasseresse qu’une déesse de la génération. Quant au prodige du serpent décrit par Tite Live, il rappelle le serpent envoyé par Héra dans la chambre du jeune Héraclès pour tenter de l’éliminer17, manifestant plus précisément encore une colère divine qui menace la progéniture royale18 : on comprend mieux dès lors la question subsidiaire des fils de Tarquin, qui est en fait la question principale19 : il ne s’est agi depuis le début que de succession.
Quant au viol de Lucrèce, l’histoire imaginée par Tite Live d’un concours entre officiers royaux désœuvrés lors du siège d’Ardée en obscurcit l’enjeu politique et religieux. Construisant et représentant par tous les moyens l’identité nationale romaine, Tite Live cherche à opposer le luxe dégénéré des princesses étrusques, les femmes des fils de Tarquin, à l’austère vertu romaine de Lucrèce, l’épouse de Collatin. Après tout, c’est de la figure de Lucrèce que procèdera la république romaine : cette construction a donc du sens. Pourtant à bien y regarder la romanité de Lucrèce est assez particulière ; certes, la fille de Spurius Lucretius, patricien romain, est une authentique dame romaine, mais elle a épousé Tarquin Collatin, le neveu de Tarquin le Superbe, de la famille donc de l’envahisseur étrusque ; elle n’habite pas à Rome, mais dans une cité placée sous le contrôle de Rome, Collatie, dont son mari est le gouverneur, et c’est là qu’elle est violée, Denys et Tite Live sont d’accord sur ce point.
Dans le récit de Denys, Sextus Tarquin envoyé en ambassade à Collatie commence par proposer à Lucrèce de devenir reine :
« vous regnerez avec moy dans la ville que mon pere a sousmise à mon empire, jusques à ce que sa mort vous fasse la maistresse de Rome, du pays Latin, des Thyrreniens & des autres peuples qui vivent sous ses loys. » (§LXV, p. 335)
Rien de tel chez Tite Live, qui se contente de consigner la menace, également présente chez Denys, de tuer Lucrèce et de disposer près d’elle un esclave mort qu’il prétendra être son amant. L’intérêt du discours imaginé par Denys est qu’il rattache l’épisode du viol à la question de la succession, comme si Sextus avait besoin de l’intercession de Lucrèce pour régner, comme si Lucrèce était une médiation nécessaire dans la succession des rois.
Si le récit historique recouvre un mythe et si ce mythe met en scène une articulation religieuse fondamentale, Lucrèce pourrait incarner une fonction divine liée à la question de la succession des générations en général, et à celle de la succession des rois en particulier. C’est le rôle que jouait la Diane romaine, que nous avons déjà évoquée, avant sa fusion avec l’Artémis grecque. Diane aurait cautionné la succession des rois et s’incarnerait notamment, dans l’histoire romaine archaïque, dans la figure d’Égérie20, la nymphe protectrice et compagne de Numa. Mais le nom agreste de Rhéa Silvia, la mère de Romulus, ainsi que sa virginité de Vestale (I, 3, 11), pourraient renvoyer également au domaine de Diane. Sextus vient donc auprès de Lucrèce pour y obtenir la succession de Tarquin ; Sextus n’est pas allé à Delphes21 ; il sollicite Diane de la même façon que ses deux frères ont sollicité Apollon ; mais il commet un sacrilège ; dans un mythe grec, on dirait alors que Diane se venge en rompant toute succession ; mais Rome dit cela autrement : Lucrèce se suicide, Brutus chasse les rois, les Romains instaurent la république.
Plusieurs éléments militent pour une identification de Lucrèce à Diane. En dehors même de son assimilation plus tardive à l’Artémis grecque, Diane n’est pas une divinité romaine, mais italique. Amenée à Rome probablement à peu près à l’époque où sont situés les faits qui nous occupent, elle a d’abord symbolisé la fédération des villes latines : avant d’être transféré à Rome sur l’Aventin, son grand temple se trouvait à Aricie, au bord d’un lac de montagne, d’où le nom usuel de la déesse, Diana Nemorensis, Diane des bois, et de son prêtre, rex Nemorensis22. Le nom de Collatia, auquel Lucrèce est liée par son mariage et par sa résidence, pourrait symboliser par jeu de mot la confédération latine que patronnait Diane à Aricie.
Or c’est contre Aricie que Tarquin le Superbe commet son plus noir forfait : alors qu’il avait réuni les Latins ad lucum Ferentinæ, au bois de Ferentina23 (II, 50), Tarquin marqua sa morgue en faisant attendre ses alliés toute une journée. Turnus Herdonius, le représentant d’Aricie, cherche alors à soulever les Latins contre Tarquin. Celui-ci dissimule des armes dans la tente de Turnus, l’accuse de complot et le fait mettre à mort sur le champ : les Latins abusés le précipitent dans la source de Ferentina, ad caput aquæ Ferentinæ (II, 51, 9). C’est ici une source sacrée de Diane qui est profanée et le viol de Lucrèce ne fera que répéter cette première profanation.
Enfin la vertu de Lucrèce, matrone à qui l’histoire ne prête aucun enfant, pourrait figurer la chasteté de Diane. Le viol de l’austère Lucrèce ravive l’offense à Diane commise par Tarquin le Superbe au bois de Ferentina : c’est bien le père qui est ici le principal coupable, et du père au fils, c’est bien sa succession qu’il s’agit de ruiner pour venger cette profanation.
Pourquoi Brutus évite-t-il soigneusement Tarquin ? Le prêtre de Diane portait le titre de roi des forêts, rex Nemorensis. Quiconque voulait devenir rex Nemorensis devait être un esclave fugitif : lui seul pouvait cueillir une branche de gui au chêne sacré du temple, qui lui donnait le droit de provoquer en duel le prêtre en titre et, s’il le tuait, de prendre sa place24. G. Dumézil suggère que cette succession hasardeuse figurait symboliquement le contrôle divin assuré par Diane sur toute succession politique. Il est impossible de savoir si le rex Nemorensis eut une fonction politique réelle avant de se cantonner au service de sa déesse.
On sait par ailleurs que le dies natalis de Diane était en même temps le dies seruorum et que les esclaves de Rome vouaient à cette déesse un attachement tout particulier25. Dans ce contexte, lorsque Sextus menace Lucrèce de tuer un esclave et de l’accuser d’adultère, cet adultère supposé pourrait parodier le service du rex Nemorensis : tuant l’esclave-roi de Diane-Lucrèce, Sextus deviendrait roi à son tour, non le roi de Rome, mais une sorte de roi de la confédération latine, un rex collatinus. Tel à l’origine devait être religieusement, sinon politiquement, le rex Nemorensis. C’est là bien ce que Sextus Tarquin promet à Lucrèce : qu’elle devienne avec lui souveraine de Collatie (ville que nous interprétons comme un jeu de mot) et, de là, souveraine de Rome.
Brutus ne s’attaque pas à Sextus, mais crée le rex sacrificiolus, prêtre subalterne chargé de perpétuer les rites religieux accomplis jusque là par les vrais rois. Le système de succession mis à part, le rex sacrificiolus est conçu sur le même modèle que le rex nemorensis d’une royauté fictive réduite au seul service divin.
Enfin, le transport de Collatie à Rome est un élément essentiel du récit, soit que Lucrèce, selon Denys, se soit rendue elle-même à Rome après son viol, soit, selon Tite Live, que son corps ait été exposé sur le forum de Collatie26 et que, de là, un détachement de la jeunesse commandé par Brutus se soit rendu à Rome pour y propager la nouvelle et y déclencher la révolution. Or le sanctuaire de Diane est, à peu près à cette époque, déplacé d’Aricie à Rome, consacrant la suprématie de Rome sur les villes latines confédérées27.
Ainsi, quoique aucune référence explicite ne soit faite à Diane dans les deux récits du viol de Lucrèce et de la révolution républicaine, trop d’éléments convergent pour ne pas autoriser le rapprochement : le sacrilège commis par Tarquin le Superbe à Ferentina, un lieu sacré dédié sinon à Diane même, du moins à une déesse de même type ; le problème posé, avant et pendant l’ambassade à Delphes, de la génération et de la succession ; le diptyque du voyage chez Apollon et du voyage chez Lucrèce ; l’austérité vertueuse de Lucrèce ; le motif du meurtre de l’esclave ; le jeu de mots possible sur Collatie ; le transport de Collatie à Rome ; la création du rex sacrificiolus sur le modèle du rex Nemorensis ; tous ces éléments reconstituent un tableau très complet des attributs, des fonctions et de l’histoire de la Diane romaine telle qu’elle nous est connue.
La fiction met en œuvre le dédoublement symbolique
Donc, si la structure du récit actualise l’effondrement de la tripartition religieuse archaïque Jupiter-Mars-Quirinus, comme nous l’avons d’abord démontré, la fiction met en œuvre un élément religieux largement sinon totalement indépendant de cette structure, quelque chose que l’on peut déchiffrer, indirectement, comme un sacrilège à Diane, puis la réparation de ce sacrilège : Diane ne peut être ramenée à l’une des trois fonctions indo-européennes archétypales, puisqu’elle en met au moins deux en œuvre, conférant d’une part le regnum (première fonction), patronnant d’autre part les naissances (troisième fonction). Même si elle procède elle aussi du patrimoine religieux indo-européen28, Diane introduit au niveau de la fiction une dimension symbolique hétérogène à la structure du récit.
Fiction et invisibilité
Lucrèce figure ici quelque chose qui est intimement atteint et politiquement réparé ; elle conjoint donc deux niveaux hétérogènes, ce qui est caractéristique du travail de la fiction. G. Dumézil parle à propos de Diane de « dieu-cadre » ou de « héros-cadre »29, c’est-à-dire situé en dehors, au-dessus du jeu normal de l’institution symbolique : Dyauh, Heimdallr fabriquent des rois parce qu’ils ont renoncé à être rois ; Diane attribue la souveraineté sur Rome au prix de sa propre disparition, disparition structurale d’abord, le mythe de Diane devenant histoire de Lucrèce, disparition narrative ensuite, puisque c’est le suicide de Lucrèce qui donne Rome à Brutus : peut-être faut-il y ajouter, dans le réel, la disparition du sanctuaire d’Aricie, au profit de celui d’une Diane assujettie, romanisée sur l’Aventin, que la narration représenterait par le corps mort et exposé de Lucrèce sur le forum. Le viol de Lucrèce est le moment du récit où le cadre, le principe symbolique est atteint, profané, mis en danger. Le déplacement du corps de Lucrèce de la maison au forum nous ramène de l’espace hors-norme où a surgi la brutalité à l’espace où s’exerce normalement l’institution symbolique, du lieu de l’atteinte intime à la scène publique de fondation30. La fondation procède du sacrilège, les valeurs de Rome, de leur négation originelle.
Ne retrouvons-nous pas ici le modèle proposé par René Girard dans La Violence et le sacré ? Lucrèce n’est-elle pas la victime sacrificielle et Tarquin le Superbe justement non le coupable châtié, mais le bouc-émissaire par quoi la société tente de rompre le cercle de la violence en instituant la temporisation, le décalage d’une procédure purificatrice31 ? La fiction construit certes indéniablement un sacrifice et un bouc-émissaire ; mais le viol de Lucrèce ne devient sacrifice et n’appelle l’exil de Tarquin que par le discours et la mise en scène de Brutus, qui habillent une brutalité originelle irréductible et donnent un sens, une valeur exemplaire à ce qui, pour l’Histoire, n’a d’abord pas de sens. Il ne s’agit pas bien-sûr ici des prérogatives du sujet, ni même de la compassion que pourrait susciter l’accident horrible d’un viol de femme : de telles considérations seraient tout simplement anachroniques. Nous avons montré quelle était ici la nature de l’horreur. La profanation de Diane ne sera que dans un second temps représentée comme sacrifice de Lucrèce, la brutalité des règles enfreintes ne deviendra qu’ensuite la violence sacrée qui déclenche la révolution républicaine.
L’horreur sacrée de la profanation ne se donne pas à voir. Formellement, donc, la fiction vient alors scénographier l’irreprésentable. Cette scénographie (la stratégie de Brutus), tire parti du réel, le détourne, le travestit, pour construire une institution symbolique : Diane disparaît, et l’importation à Rome d’une déesse qui n’était pas romaine devient le mythe identitaire romain par excellence, Lucrèce « collatine » incarnant désormais la romanité. Lucrèce n’est d’ailleurs pas une figure mythique qui en remplacerait une autre : ce qui est mythifié, c’est l’institution politique de Rome elle-même. La fiction politique articule ce qui s’effondre à ce qui est fondé, non pas selon un enchaînement, mais comme on amalgame différents matériaux : l’effondrement de la triade archaïque comme l’assomption de la Diane romaine s’accomplissent depuis le commencement jusqu’au terme de la narration et se répèteront encore après la fin de l’épisode. Ce qui résulte de cet amalgame de données religieuses, historiques, mythique fait émerger quelque chose de nouveau, d’inédit, et de symboliquement fondateur : c’est la république.
Le cœur de la fiction n’est pas la scène de l’abomination, le grand morceau d’histoire qui se joue au forum de Collatie puis à celui de Rome, mais l’abomination elle-même, nocturne et sans témoin dans la chambre de Lucrèce. La fiction enveloppe cette abomination mais ne cherche pas à la pénétrer. Sanctionnant qu’il est impossible de la voir, elle la sacralise. Il n’y aura ni confrontation, ni procès : l’évitement de Tarquin par Brutus court-circuite l’explication et consacre l’espace d’invisibilité du viol. Pourtant, aussi bien chez Tite Live que chez Denys, cette invisibilité (un viol sans témoin ; un exil sans confrontation) n’est pas un ressort articulatoire de la narration ; elle ne fait l’objet d’aucun commentaire, n’est ni dramatisée, ni exploitée d’aucune manière. Sans doute du coup est-ce en partie par un effet rétrospectif que nous focalisons l’attention critique sur cet élément du récit, qui ne devient un motif de représentation canonique qu’à la Renaissance.
Il en va tout autrement lorsque le dispositif de référence en matière de représentation devient le dispositif scénique, c’est-à-dire lorsque tout récit pose d’emblée et à tout moment la question de la visibilité théâtrale de son contenu. La brutalité est alors projetée, identifiée au lieu où la victime a été séquestrée, réduite au silence ou au contraire surprise et défaite. Ce lieu fonctionne au rebours de la scène comme ce qui ne peut être montré autrement que par le détour d’un récit, non qu’on ne puisse y pénétrer, mais parce que ce qui y est en jeu, cette brutalité passée, présente ou à venir qui s’y perpètre en deçà de tout événement, n’est pas de l’ordre du visible et, dans l’ordre du visible, se trouverait misérablement amoindrie et dénaturée.
II. Brutalité en scène : le viol de Clarisse
Nous changeons donc de civilisation, de genre, d’enjeu. Passant du travail de l’historien affronté au mythe à la création du romancier, voyons comment Richardson construit le récit de Clarisse autour du viol de l’héroïne par son ravisseur Lovelace.
Le réseau, l’envoi, la périphrase : la fragmentation narrative
Lovelace, dans la lettre 215 à son ami Belford, résume ainsi l’intrigue de Clarisse :
« Robert Lovelace, connu pour un mangeur de femmes, adresse honorablement ses soins à Miss Clarisse Harlove, jeune personne du mérite le plus distingué. Fortune sans reproche des deux côtés.
Après avoir vu ses intentions approuvées, il est insulté par le frère de sa belle, qui se croit obligé par son propre intérêt de rompre cette alliance, et qui, le forçant à la fin de tirer l’épée, reçoit la vie de ses généreuses mains.
Les parents, aussi enragés que s’il avait pris à cet indigne frère la vie qu’il lui a donnée, l’outragent personnellement, et trouvent un odieux amant32 pour leur fille.
Pour éviter un mariage forcé, cette jeune personne se jette sous la protection de M. Lovelace. Cependant elle désavoue tout sentiment d’amour pour lui ; et s’adressant à ses parents sans sa participation, elle leur offre de renoncer à lui pour jamais, s’ils veulent la recevoir à cette condition et la délivrer de l’amant qu’elle déteste33. »
Évidemment ce résumé est tendancieux, émanant de celui qui au dix-huitième siècle est devenu pour toute l’Europe l’emblème de la perversité : Clarisse nie avoir jamais approuvé les intentions du libertin, et ce que Lovelace désigne comme sa fuite est décrit et vécu par elle comme un piège et un enlèvement. À y regarder de près pourtant, les discours comme les positions de l’un et de l’autre ne sont pas si tranchés et tandis que Lovelace, au milieu même de ses perfidies, s’abandonne aux élans les plus purs de l’amour, la résistance farouchement vertueuse de Clarisse faiblit bien souvent sous la pression d’une attirance irrésistible.
Le roman épistolaire exacerbe la nature fondamentalement discontinue de toute narration. Les lettres ne se suivent pas, mais s’entrelacent : l’essentiel s’échange entre Clarisse et son amie Miss Howe d’une part, entre Lovelace et son confident Belford d’autre part. Le récit n’est donc pas enchaîné, mais composé en mosaïque, disposé en quelque sorte autour du noyau de la fiction, qui demeure toujours à distance du texte, voilé, gauchi à chaque fois par un point de vue. La puissance évocatoire de la fiction tient à cette autonomie qu’elle affiche vis-à-vis du, ou plutôt des textes : jamais le récit ne s’est construit aussi visiblement comme dispositif.
La fragmentation textuelle atteint jusqu’à l’homogénéité générique de la lettre, qui cesse de constituer une unité narrative : à la lettre rhétoriquement constituée, avec ses codes d’entrée en matière et de congé, qui supposent un temps d’écriture unique et continu, Richardson substitue l’envoi, qui déjà, et de plus en plus quand on avance dans le roman, se déploie en mosaïque : l’épistolier interrompu plusieurs fois additionne des fragments de lettres, ou plutôt des fragments de temps d’écriture qui s’étendent parfois sur toute une demi-journée, voire sur plusieurs jours34. Il insère dans sa correspondance non seulement d’autres lettres35, mais les discours de ses interlocuteurs in vivo, de sorte que le discours indirect de l’autre vient s’enlacer inextricablement au discours de l’envoyeur.
La langue elle-même est soumise à la même discontinuité. Dans les dialogues que rapportent les lettres comme dans le discours des épistoliers, il s’agit de ne jamais nommer immédiatement le réel, contre lequel la parole dresse son rempart. La périphrase est reine, jusqu’au vertige. Ainsi dans la lettre 82, où Clarisse confie à Miss Howe ses hésitations, prise qu’elle est entre la nécessité de fuir un mariage abominable fixé au mercredi suivant et l’opprobre que lui vaudrait sa fuite avec un libertin :
« Je veux réduire en substance la lettre de M. Lovelace. Mon dessein est de vous envoyer la lettre même, lorsque j’y aurai fait réponse ; mais je ne me presserai pas de la faire, dans l’espérance de trouver quelque prétexte pour me rétracter. Cependant, vous seriez moins en état de me donner un bon conseil dans cette crise de mon sort, si vous n’aviez pas sous les yeux tout ce qui appartient aux circonstances. » (I, 495.)
La lettre de Lovelace porte la charge obscène du désir libertin libéré par l’assentiment provisoire de Clarisse à la fuite. Le langage se charge de « réduire » le réel, c’est-à-dire d’évacuer de l’énoncé la fuite et surtout la jouissance que Lovelace s’en promet. La lettre ne sera pas livrée à Miss Howe, et de là à la publicité du regard du lecteur, avant que Clarisse n’y ait fait réponse, c’est-à-dire n’en ait recouvert et circonscrit par le langage ce qu’elle comporte de brutalité : elle ne sera d’ailleurs finalement jamais donnée, et nous n’en lisons que la « réduction », c’est-à-dire la paraphrase de Clarisse, qui fait passer l’éclat du désir de Lovelace au précaire tamis du discours indirect libre.
La langue de Clarisse ne nomme pas les choses : une formule comme « cette crise de mon sort » est caractéristique de l’indirection perpétuelle qui la caractérise et de l’effort continu de traduction dans lequel elle engage le lecteur : les mots nobles et abstraits que sont « crise » et « sort » désignent une réalité concrète, la situation critique où Clarisse se trouve, le moment où la voici acculée à prendre une décision, et très concrètement l’alternative de partir avec Lovelace ou de rester et d’épouser Solmes. On peut se demander d’ailleurs si ce n’est pas là le plaisir, le sport essentiel de cette lecture, une sorte de mots croisés continus.
De la même façon, « tout ce qui appartient aux circonstances » qui semble s’ouvrir si évasivement sur le réel, désigne ici très concrètement une unique pièce du dossier donné à apprécier à Miss Howe : c’est toujours de la lettre de Lovelace et d’elle seule qu’il s’agit. La parole est engagée dans un interminable circuit, dont le nœud se résume à la seule alternative du « partir ou rester », qui constitue la matrice narrative unique des deux mille pages du roman.
Bipolarité de la matrice narrative
La matrice narrative est le système de répétition du récit, son armature structurale. Tite Live répète inlassablement la fondation de Rome, le travail de la fiction consistant à ramener l’hétérogénéité de chaque nouvel événement aux structures d’une même fondation mythique à chaque fois réitérée. Richardson quant à lui actualise à travers chaque nouvelle circonstance le même « partir ou rester ». La matrice narrative est le symétrique exact de la brutalité : totalement irréelle, pur système de sens, elle est la force stabilisatrice du texte, la logique formelle de son tourniquet.
Partir ou rester, l’enjeu est bien là : d’un côté la famille Harlove cherche à marier Clarisse à l’abominable Solmes, richissime et peu regardant sur la dot ; de l’autre Lovelace cherche à la séduire jusqu’à l’acculer au viol. La symétrie des deux contraintes les identifie l’une à l’autre ; mais on opposera la violence du mariage forcé, abomination sociale et publique où toute la communauté familiale est engagée, à la brutalité du viol de Lovelace, abomination intime et sans témoin qui court-circuite toute scénographie et paralyse même le langage.
L’alternative pour laquelle la matrice narrative relance perpétuellement le débat renvoie donc au fonctionnement même de toute matrice narrative : Au-delà du choix, ce qui est en travail, c’est le mouvement de la parole, qui s’abstrait de la brutalité pour reclasser celle-ci dans une scénographie de la violence. Le discours de Clarisse est celui de la dénégation du choix de Lovelace, donc de la résistance à la spirale du réel qui mène à son viol, et des protestations d’obéissance à sa famille, mais une obéissance après que les Harlove auront renoncé à son mariage avec Solmes, c’est-à-dire lorsqu’il n’y aura plus à obéir à rien. La reconnaissance du père comme principe symbolique passe par l’abrogation de tous ses décrets, c’est-à-dire par l’effondrement de l’institution symbolique, comme dans l’annalistique romaine la consécration des espaces de la Ville aux trois fonctions de la triade archaïque passait par l’effondrement institutionnel de cette triade, qui ne persiste que disséminée et redistribuée dans les nouveaux dieux. Quant au discours de Lovelace, il tourne selon le même mouvement de ressac, de l’affirmation brutale d’un désir irréductible à toute convention ou institution au respect amoureux face à la majesté inaccessible de sa Dame. Mais Lovelace n’entend respecter Clarisse, comme Clarisse n’entendait respecter son père, qu’après qu’elle aura accepté la violence de son désir et renoncé à toutes les conventions, à tous les interdits dont elle a cherché à s’envelopper contre lui. Dans un dispositif de récit, la structure n’est donnée que pour être déconstruite : elle ne réduit l’éclat du réel à de la répétition dans l’ordre du langage qu’après avoir été battue en brèche par lui.
Il n’y a donc d’alternative que dans l’illusion du tourniquet, du ressac discursif : l’obéissance même est désobéissance et l’évitement du désir précipite son accomplissement. Cette réversion se matérialise spatialement, dans le jeu du dedans et du dehors : si partir, dans la première partie du roman, signifie pour Clarisse enfermée dans le manoir familial choisir Lovelace contre les Harlove, c’est rester qui prend ce sens dans la seconde partie où elle est entre les mains de son séducteur, tandis que la fuite scénographie le désir d’obéissance familiale.
Théâtralisation de la brutalité : la scène du bûcher
Ce qui est nouveau dans le récit moderne, c’est précisément cette scénographie de la violence symbolique, par quoi la brutalité est réduite à de la représentation et en contrepartie l’institution symbolique déconstruite. Nous avons montré comment, dans les récits de Tite Live et de Denys, le transport de Lucrèce du lieu intime de l’abomination à la place publique, où cette abomination sera représentée, répercutée par Brutus dans l’ordre du discours, procédait de ce même mouvement de ressac narratif par quoi la narration advient à la structure, la défait et la refonde. Cependant la dimension déconstructive de ce ressac y demeure entièrement voilée, tandis que le récit classique la donne à voir par le déploiement du dispositif scénique.
La scène du bûcher, racontée par Clarisse à la lettre 36, est caractéristique de cette traduction visuelle des procédés du langage. L’ouverture de la lettre mime le processus de cristallisation scénique :
« J’ai pensé mourir de frayeur. J’en suis encore hors d’haleine. Voici l’occasion. J’étois descendue au jardin, sous mes prétextes ordinaires, dans l’espérance de trouver quelque chose de vous au dépôt. Le chagrin de n’y rien appercevoir m’alloit faire sortir du bûcher, lorsque j’ai entendu remuer quelque chose derrière les bûches. Jugez de ma surprise. Mais elle est devenue bien plus vive à la vue d’un homme qui s’est montré tout d’un coup à moi. Hélas ! Me suis-je dit aussi-tôt, voilà le fruit d’une correspondance illicite ! » (L 36 ; I, 244.)
L’irruption de « l’occasion » fait sens comme différence par rapport aux « prétextes ordinaires ».
La promenade au fond du jardin nourrit le rituel de la correspondance avec Miss Howe : le bûcher, c’est-à-dire l’appenti où sont conservées les bûches, est en effet le « dépôt » où Clarisse porte et récupère ses lettres. Le bûcher marque la lisière de l’espace intérieur, ou restreint, contrôlé par la famille Harlove et de l’espace extérieur, vague, qui échappe à son contrôle36. Clarisse ne reconnaît pas tout de suite Lovelace. Ce qui surgit devant elle, c’est la vue médusante, pétrifiante d’un homme, vue qui déjà en soi constitue une agression. Ce n’est pas même d’abord un homme indéterminé, mais « quelque chose » qui remue derrière les bûches : la cristallisation scopique s’origine à ce grouillement inquiétant et vague ; elle amène à la scène le monde archaïque et mouvant des choses, présentes à la fois là derrière et prêtes à surgir, à s’emparer du « moi ». D’emblée le double mouvement de fascination et d’abjection qui caractérisera l’ensemble de la lettre est donné : Clarisse prête à sortir fait demi-tour et s’approche, intriguée ; Clarisse prête à s’approcher fait volte-face, terrifiée.
« Au moment que je l’ai apperçu, il m’a conjurée de n’être point effrayée, et s’approchant plus vîte que je n’ai pu le fuir, il a ouvert un grand manteau, qui m’a laissé reconnoître, qui ? Quel autre que Monsieur Lovelace ? Il m’auroit été impossible de crier, et quand j’ai découvert que c’étoit un homme, et quand j’ai reconnu qui c’étoit : la voix m’avoit abandonnée ; et si je n’avois saisi une poutre qui soutient le vieux toit, je serois tombée sans connoissance. » (Suite du précédent.)
Le dévoilement de la chose donne à reconnaître l’objet de la représentation : « quelque chose » devient « un homme », puis « Monsieur Lovelace ». L’avènement de la chose dans le monde des objets37 passe par la distanciation d’un regard : Clarisse prête à s’évanouir se retient à une poutre. C’est dire qu’elle interpose une poutre entre elle et celui qui, d’agresseur, doit devenir son interlocuteur. La poutre est l’écran du dispositif scénique, qui oppose l’œil fasciné de Clarisse au regard dévoilé de Lovelace : le passage du monde des choses au monde des objets transforme la brutalité principielle de ce qui surgit de derrière les bûches en violence instituée du duel dialogique qui se prépare. La transposition de la brutalité réelle, médusante38, de la rencontre en violence symbolique réglée, distanciée, de l’échange dialogique n’est cependant possible que grâce à la persistance de la résonance imaginaire du choc : la poutre écran, qui symbolise la distance nouvellement instaurée, répète en quelque sorte la bûche qu’a semblé être Lovelace dans le moment cauchemardesque de son surgissement. Le dévoilement de l’homme dressé au milieu des bûches, ouvrant son manteau à la manière de Rousseau dans les jardins de Turin39, permet certes la reconnaissance de Lovelace, mais accomplit dans le même temps l’érection pétrifiante de ce sexe totémique40.
Cependant la distance nouvellement conquise par Clarisse permet de circonscrire l’espace scénique et de le rendre opératoire comme dispositif de représentation :
« Jusqu’à présent, comme vous sçavez, je l’avois tenu dans un juste éloignement. Mais, en reprenant mes esprits, jugez quelle doit avoir été ma première émotion, lorsque je me suis rappellé son caractère, sur le témoignage de toute ma famille ; son esprit entreprenant ; et que je me suis vue seule avec lui, dans un lieu si proche d’un chemin détourné, et si éloigné du château.
Cependant ses manières respectueuses ont bientôt dissipé cette crainte, mais pour faire place à une autre, celle d’être apperçue avec lui, et de voir bientôt mon frère informé d’une si étrange aventure. Les conséquences naturelles, s’il n’y en avoit pas d’autres à redouter, s’offroient en foule à mon imagination ; une prison plus étroite, la cessation absolue de notre correspondance, et un prétexte assez vraisemblable pour les plus violentes contraintes. D’un côté comme de l’autre, rien assurément ne pouvoit justifier M. Lovelace d’une entreprise si hardie. » (Suite du précédent.)
Cette fois il ne s’agit plus de ce que Clarisse a vu, mais de la façon dont, se projetant en dehors d’elle-même, elle s’est vue : « je me suis vue seule avec lui » marque comment, par l’irruption de Lovelace, la jeune fille tout à coup s’est mise à faire tableau, et nommément à faire tableau pour sa famille elle-même, comme l’indique la seconde formulation, où elle évoque la crainte « d’être apperçue avec lui, et de voir bientôt mon frère informé d’une si étrange aventure ».
Les réflexions de Clarisse fabriquent donc un regard virtuel, irréel, posé sur la scène et l’observant par effraction41, comme le lecteur surprend par effraction ce qui par la lettre est confidentiellement donné à voir à Miss Howe. Le rapport du dehors et du dedans, de l’espace vague et de l’espace restreint se renverse alors, le bûcher devenant le lieu de l’échange théâtral réglé par le langage tandis que le manoir des Harlove est constitué en espace vague du réel : quelqu’un peut surgir à tout moment depuis le manoir, de la même façon que quelqu’un a surgi, au début de la lettre, depuis le tas de bûches. Ce renversement visuel, cette interversion du flou et du net dans le champ de la vision, prépare le tourniquet qui dans l’ordre du discours va organiser désormais l’ensemble de la lettre.
Le ressac discursif
Clarisse est prise entre deux feux : devant elle, Lovelace, « esprit entreprenant », auteur « d’une entreprise si hardie », fait surgir la brutalité immédiate de l’atteinte intime, du viol, de l’enlèvement ; derrière elle, James, son frère, laisse planer la menace, médiatisée par son « imagination », des « plus violentes contraintes », violence où le corps n’est pas touché, mais emprisonné, où la parole ne vient pas physiquement à manquer, mais est déconnectée de tout circuit de communication42. Clarisse est l’interface de ces deux pôles d’une réversion constitutive de tout dispositif de récit, réversion ici consciente d’elle-même et spatialisée à partir du dispositif scénique, ailleurs purement intellectualisée.
Cette réversion est textuellement marquée par la discontinuité du discours. Ce n’est pas ici le temps de l’écriture, ni l’insertion, le montage de plusieurs lettres dans un envoi qui produit la fragmentation nécessaire à la constitution du dispositif de récit. C’est le mouvement même du dialogue qui brisant l’une contre l’autre les phrases des protagonistes introduit du morcellement, du trou dans le discours43. Autour de ce trou, qui manifeste sous jacente à la scène la brutalité par laquelle elle a surgi et en laquelle elle pourrait à tout moment se défaire, le discours installe son fragile ressac, le ressassement de l’alternative44, ou plutôt de la double contrainte à laquelle Clarisse est rivée. En voici un exemple particulièrement resserré :
« La familiarité, dit-il, dans laquelle il a vécu quelque tems avec ma famille, l’a rendu témoin de plusieurs traits d’empire arbitraire, dont on trouveroit peu d’exemples dans les maisons même des princes, et ma mère, la plus excellente de toutes les femmes, en a fait une triste expérience.
Il alloit se livrer, je m’imagine, à d’autres réflexions de cette nature ; mais je lui ai témoigné que je m’en tenois offensée, et que je ne permettrois jamais qu’il les fît tomber sur mon père. J’ai ajouté que les rigueurs les moins méritées ne pouvoient me dispenser de ce que je dois à l’autorité paternelle. Je ne devois pas le soupçonner, m’a-t-il répondu, de prendre plaisir à me rappeller ces idées ; parce que, tout autorisé qu’il étoit, par les traitemens qu’il recevoit de ma famille, à ne pas beaucoup la ménager, il sçavoit que les moindres libertés de cette nature n’étoient propres qu’à me déplaire. » (P. 247.)
Au moment où le discours révolté de Lovelace s’en prend directement à l’institution symbolique de la famille, et avant que son père ne soit nommé, Clarisse l’interrompt et le rappelle à l’ordre : c’est elle qui achève le discours et prononce le nom du père dérobé à Lovelace, en rappelant sa soumission « à l’autorité paternelle ». La brutalité insurrectionnelle du libertin est ainsi ramenée à la violence à laquelle Clarisse est en quelque sorte librement contrainte, violence médiate qui la protège d’ailleurs temporairement de la brutalité immédiate de son interlocuteur.
Mais pour retourner le discours de Lovelace, Clarisse a d’abord mimé celui-ci : les « traits d’empire arbitraire » évoqués par son interlocuteur sont devenus chez elle « les rigueurs les moins méritées ». Clarisse reprend Lovelace : elle le contre, mais elle l’incorpore, récupérant à son compte la charge déconstructive de ce qui a été proféré.
On pourrait s’attendre à une réaction symétrique de Lovelace : tout au contraire elle est parallèle. Lovelace ne commence pas par retourner une soumission qui le dessert en la révolte à quoi tend pourtant sa démarche, mais redit d’abord sa révolte (« tout autorisé qu’il étoit, par les traitemens qu’il recevoit de ma famille, à ne pas beaucoup la ménager ») pour professer une soumission égale à celle de Clarisse (et d’ailleurs ni plus ni moins tendancieuse) : « il sçavoit que les moindres libertés de cette nature n’étoient propres qu’à me déplaire ».
C’est pourquoi nous avons parlé de ressac discursif, et non de va-et-vient : Lovelace ne contre pas Clarisse, mais la mime, cette répétition atténuée anesthésiant la fonction protectrice du langage. Le dialogisme du texte n’est pas fondé sur la confrontation de deux points de vue, mais sur l’entrelacement des termes d’une alternative qui concerne les deux personnages et ne constitue en définitive qu’un discours.
C’est la trouée opérée par la brutalité dans l’espace de la représentation qui a cristallisé la scène ; c’est la scène qui a fourni le cadre énonciatif du dialogue ; la pression de la matrice narrative sur le dialogue, ou autrement dit de la structure sur la narration45, a alors initié le processus du ressac discursif, par lequel l’institution symbolique est à la fois dite et refusée, représentée et déconstruite. Le ressac use les défenses du système symbolique et en dissémine les articulations : cela se traduit dans la lettre 36 par l’affaiblissement des positions de Clarisse, qui finit par concéder à Lovelace l’autorisation de lui écrire et donc la promesse de lui répondre, et qui reconnaît auprès de Miss Howe la séduction que le jeune homme exerce sur elle.
« Quel malheur, ma chère, qu’il y ait tant de vérité dans ces observations, et dans la conséquence ! Il l’a tirée, d’ailleurs, avec plus de sang-froid et de ménagement pour ma famille, que je craignois de n’en pouvoir attendre d’un homme si injurié, à qui tout le monde attribue des passions indomptables.
Ne me presserez-vous point sur les battemens de cœur, et sur la chaleur qui m’a pu monter au visage, si de tels exemples de l’ascendant qu’il est capable de prendre sur mon naturel, me disposent à conclure qu’en supposant quelque possibilité de réconciliation entre ma famille et lui, il n’y auroit point à désespérer qu’il ne pût être ramené au bien par les voies de la douceur et de la raison ? » (P. 248.)
L’écriture prend ici un malin plaisir à brouiller tous les points de vue et, par là, à déconstruire la scène. Si Lovelace est entré dans le discours de Clarisse (en prenant soin de ménager sa famille), Clarisse épouse à son tour le discours de Lovelace et répond aux « passions indomptables » de son fougueux adversaire par « les battemens de cœur » et « la chaleur » de son propre émoi érotique. La syntaxe de la phrase se complique alors tout à coup et sinue jusqu’à l’illisibilité, trahissant la présence là, dans ce trou vers lequel elle semble irrésistiblement attirée, de la brutalité même qu’il s’agissait de contrer : entre la « réconciliation » souhaitée et « les voies de la douceur et de la raison » par lesquelles la fière Clarisse s’imagine ramenant Lovelace à la vertu, il faut bien supposer le moment sans douceur ni raison de l’affrontement sexuel46, c’est-à-dire cette brutalité de l’atteinte intime, sinon du viol, que toute la scène était censée s’efforcer de conjurer.
Les « vues » de la fiction
À la scène de l’affrontement dialogique s’oppose donc la brutalité irreprésentable du viol, qu’elle prévient et conjure, mais que dans le même temps, en quelque sorte, elle préfigure en le traduisant dans l’ordre du visible : une bûche est dévoilée dans la nuit face à Clarisse désarmée. Le viol aura finalement lieu entre la lettre 245 et la lettre 246, dans la chambre assignée à Clarisse chez la veuve Sinclair, grâce au guet-apens tendu par Lovelace avec la complicité des femmes qui agissent à sa solde. Mais contrairement à toutes les péripéties qui l’ont précédé, le viol ne fait l’objet d’aucune scène : droguée, réduite au mutisme, Clarisse ne lui oppose la résistance d’aucun discours. Elle ne racontera pas ce qu’elle n’a pas elle-même vu, tandis que Lovelace lui-même demeure plus que discret : à la très prolixe lettre 245, qui s’étend sur le détail des dernières pièces du piège en train de se refermer sur la victime acculée, s’opposent les deux lignes de la laconique lettre 246 :
« Ma foi ! Belford, je n’ai plus rien à prétendre. Mes grandes vues sont remplies. Clarisse est vivante, et je suis ton très-humble serviteur, Lovelace. » (II, 340.)
Le viol troue le langage, qui ne l’approche qu’indirectement, en le désignant par son contrecoup, le « plus rien à prétendre », puis par « mes grandes vues », qui ne sont pas seulement une périphrase, mais une antiphrase, enfin par cette étrange formule, « Clarisse est vivante », qui identifie sourdement le viol à une mort impossible à nommer.
Les vues remplies désignent la sphère de la fiction, c’est-à-dire le monde virtuel bâti en amont du récit, où la narration vient puiser sa substance. L’expression revient de façon récurrente, renvoyant d’abord au projet des Harlove d’amener Clarisse à épouser Solmes, projet que celle-ci résume ironiquement :
« Mais si je me rens à leurs volontés, combien ne prétendent-ils pas que nous serons tous heureux ? […] Ces charmantes vues une fois remplies, que de richesses, que de splendeur dans toute notre famille ! » (L. 13 ; I, 120.)
Le même projet apparaît avec la même expression dans un discours de Lovelace rapporté par Clarisse, lors de la scène du bûcher :
« Si ses ennemis, a-t-il repris, étoient moins puissans et moins déterminés, ou s’ils n’avoient pas déjà fait connoître leurs intentions par de cruelles violences, il auroit offert volontiers de se soumettre à six mois, à une année d’épreuve. Mais il étoit sûr que toutes leurs vues seroient remplies ou avortées dans l’espace d’un mois » (L. 36 ; I, 252.)
Enfin, et réciproquement, l’oncle Antonin Harlove, lors de l’entrevue forcée de Clarisse avec Solmes, désigne le projet de Clarisse avec une expression similaire :
« On ne souhaite pas que vous renonciez à la donation de votre grand-père. On ne demande point que vous preniez le parti du célibat. Vous connoissez nos motifs, et nous devinons les vôtres. Je ne fais pas difficulté de vous dire qu’avec toute l’affection que nous avons pour vous, nous vous conduirions plutôt au tombeau que de voir vos intentions remplies. » (L. 75 ; I, 431.)
Trois projets, trois vues s’affrontent donc, trois accomplissements virtuellement possibles des données de la fiction dans le récit. Dans le récit, l’intersection des trois vues, leur point d’achoppement est la destination du corps de Clarisse : à qui ce corps sera-t-il donné ? Ou, en d’autres termes, sera-t-elle violée, et par qui ?
Fiction et structure : la laiterie
Dans la fiction, la controverse tire son origine de cette donation du grand-père47 qui suscite la convoitise du père et du frère de Clarisse, de sorte que le récit établit une équivalence entre la laiterie de Clarisse, cette terre dont elle hérite avant le commencement du roman, et son propre corps, dont le sort doit décider de la destination finale de la laiterie. Le mariage et ce qu’il doit conjurer, l’indépendance de Clarisse, se situent à l’articulation de la fiction et du récit, puisque par là doit se décider à la fois la destination des terres et la destination du corps de Clarisse. La fiction ignore le récit (les Harlove ne veulent pas savoir que pour Clarisse épouser Solmes revient à être violée par lui), comme le récit ignore la fiction (Lovelace se moque de la laiterie).
Si les Harlove mettent autant d’acharnement à tenter de récupérer la petite ferme léguée à Clarisse par son grand-père maternel, c’est parce que ce legs contrecarre le grand projet familial de parachever l’ascension sociale du père en faisant accéder le fils à la pairie48. Pour cela, il faut réunir sur sa tête une assez grande surface de terres : non seulement la laiterie doit y contribuer, mais le mariage avec Solmes a été monnayé contre un apport foncier supplémentaire venant du riche mais peu séduisant fiancé49. Dans ce projet, le père et le frère aîné sont les plus acharnés, tandis que la mère de Clarisse commence par balancer entre leurs intérêts et ceux de sa fille : on peut supposer que le grand-père est le grand-père maternel, car son exécuteur testamentaire n’est pas un Harlove, mais le colonel Morden50. Les frères du père, Antonin et Jules, ont d’autre part choisi le célibat pour éviter la dispersion des terres Harlove : c’est pourquoi Clarisse propose d’agir à leur exemple. Mais le don du grand-père rend impossible un tel célibat : seul un mariage arrangé peut la dépouiller légalement et irrévocablement.
La laiterie de Clarisse est le lucus Nemorensis de la fiction : comme le bois de Diane, elle est le lieu sacré, virginal, extérieur, qu’il s’agit d’annexer, de faire entrer dans le projet qui structure le récit. De même que Diane est déplacée d’Aricie à Rome, consacrant la suprématie régionale de la Ville, la laiterie doit passer de Clarisse à James Harlove et consacrer la puissance nobiliaire de la famille en la personne de son fils aîné.
Le projet est en quelque sorte accompli par la mort de Clarisse. Mais sa réussite passe par une profanation qui le déconstruit : comme Lucrèce n’est pas violée directement par le roi, Clarisse n’est pas violée directement par son frère, mais par celui qui symbolise ce que son frère désire devenir, un aristocrate d’ancienne noblesse, un Tarquin. La fiction nourrit donc et tout à la fois détruit la structure du récit : elle introduit pour ce faire un déplacement principiel, le legs du grand-père, auquel correspond la profanation mise en œuvre par le récit, le viol de Lovelace, qui constitue un second déplacement, Lovelace incarnant dans le réel l’ignominie symbolique de James51. Compromise par un procès, la fortune de James Harlove n’accomplira pas ses vues, tandis que Lovelace paye de sa vie son crime dans un duel avec Morden. Pourtant le modèle symbolique élaboré dans la fiction, le regroupement des terres pour constituer une maison, semble malgré tout réalisé. C’est Belford, le confident de Lovelace, qui, épousant une de ses cousines, Miss Charlotte Montaigu, obtient pour son fils ce que James a échoué à constituer pour lui :
« Milord, ne mettant pas de bornes à sa bonté, s’est fait un plaisir d’ajouter, pendant le tems même de sa vie, un bien considérable à la fortune naturelle de Miss Montaigu. Milady Lawrance et Milady Sadleir ont suivi son exemple ; et le ciel ayant donné, avant sa mort, qui est arrivée trois ans après celle de son neveu52, un fils à M. Belford, il s’est déterminé à faire tomber sur ce fils, le plus proche de son sang, l’héritage de tous ses droits, avec la moitié de son bien réel, dont il a laissé l’autre moitié à sa seconde nièce, Miss Patty Montaigu. » (Conclusion, 2, 681.)
Le tout puissant Milord M. se garde bien cependant de spolier l’une de ses nièces au profit de l’autre : il s’agit de ne pas répéter l’injustice faite à Clarisse. L’extrême richesse de Milord M. lui permet de concilier in extremis les deux modèles symboliques qui se sont affrontés tout au long du roman, le modèle aristocratique de concentration et le modèle bourgeois de répartition. Il n’empêche que la mort de Clarisse discrédite définitivement le modèle aristocratique et identifie le modèle bourgeois à la conduite vertueuse : l’ancienne institution symbolique est défaite, tandis que le nouvel ordre symbolique émerge appuyé, légitimé par le viol et par la mort de Clarisse, dont le testament vient suppléer celui du grand-père.
Fiction et narration : la chambre de Clarisse
Dans la sphère de la représentation, la narration cherche des équivalents aux données irreprésentables de la fiction. Mais ce jeu de miroir entre les deux testaments, le premier donné par la fiction en amont de la narration, le second produit par la narration, en constituant même la fin ultime, marque que la narration ne se contente pas de représenter la fiction ; elle la supplée : le second testament met un terme au conflit ouvert par le premier ; le moralisant, il le neutralise.
La laiterie de Clarisse demeure extérieure à la sphère de la représentation : y aller consacrerait l’indépendance de Clarisse, mettrait un terme à l’alternative qui structure le récit, au choix entre les deux viols auquel la jeune fille est rivée. La laiterie est l’extériorité pure du réel, située à la marge de la représentation. Dans la sphère de la représentation, la chambre supplée la laiterie : c’est là que Clarisse se retire et fortifie sa résistance faute de se retirer hors d’atteinte et d’obtenir son indépendance. La chambre est une retraite à l’intérieur du monde, retraite intime et précaire, exposée à l’atteinte : lieu symbolique de la sécession, où s’écrivent les lettres et se tisse le ressac discursif, elle est aussi le lieu réel du viol, où le discours se brise et se défait, submergé par la brutalité.
La chambre de Clarisse est mobile ; son lieu d’assignation est précaire comme est précaire l’intimité qu’elle expose à l’atteinte : c’est d’abord sa chambre de jeune fille au manoir des Harlove, où elle est séquestrée et se séquestre pour échapper aux violences du parloir53 ; c’est ensuite sa chambre chez la veuve Sinclair, mais aussi bien chez Mme Moore à Hamstead54, où elle réussit une première fois à s’enfuir, ou chez l’archer, M. Rowland, où elle est séquestrée pour dettes55.
Acculée à sa chambre, défaite et stupéfiée, Clarisse perd la parole, perd connaissance, donnant à voir le trou discursif qui manifeste l’orage de la brutalité. Mais c’est en même temps de cette même chambre que partent les lettres de Clarisse, cette correspondance qui organise la résistance féminine et prépare la refondation symbolique. La chambre est donc le lieu où l’asymbolie pure de la brutalité se retourne en révolte de la vertu, en revendication féminine, en affirmation des prérogatives inaliénables de l’intime.
L’existence fonctionnelle de la chambre concurrence le modèle sémiologique de la scène, mais ne se substitue jamais à lui : à la théâtralité de la scène, qui ne se dérobe d’abord à la vue que pour mieux se livrer dans la jouissance de l’effraction au regard du spectateur, s’oppose l’intimité anti-théâtrale de la chambre, marquée par la seule pulsation de l’atteinte, atteinte reçue du réel comme brutalité, atteinte portée contre l’institution symbolique par une écriture de la pensée révoltée. L’espace de la chambre est un espace d’invisibilité : non qu’il soit interdit de le voir, ni même essentiellement que son accès soit barré (ce genre de défense procède de la logique de l’effraction scénique), mais ce qui s’y trame d’essentiel n’est pas de l’ordre du visible. La famille Harlove a beau faire fouiller la chambre de Clarisse, elle n’y trouve pas ses lettres, n’interrompt pas la correspondance. Lovelace, ou Dorcas, la servante qu’il a affectée à Clarisse, ont beau épier la jeune fille par le trou de la serrure, la sublime vision de Clarisse en prières qui leur est alors révélée ne révèle que la dimension de la Révélation, ne donne à voir que la trouée vers l’Invisible, qui n’est autre que la trouée vers le réel et équivaut finalement à la clef laissée dans la serrure pour aveugler la vision56. La vision de la serrure ne délivre aucun contenu : elle délimite un espace d’invisibilité, espace sacré et violé, espace de l’atteinte donc, irréductible à la distance réglée que ménage la scène.
La chambre conditionne déjà toute l’énonciation épistolaire et constitue le point d’aboutissement du récit, c’est-à-dire la brutalité du viol, d’une part, et sa réversion d’autre part, la refondation symbolique du testament de Clarisse. Cependant elle demeure extérieure au récit, qu’elle encadre, dont elle règle les conditions de possibilité : la chambre devient ainsi la forme de la fiction, ce qui n’était pas le cas par exemple chez Tite Live. On peut penser que cette innovation fonctionnelle s’effectue sous l’influence grandissante dans le récit de la scène, qui devient le modèle sémiologique de référence : selon la définition diderotienne, la scène est une chambre dont le quatrième mur a été escamoté, aménagé pour rendre visible et public l’intime. La scène suppose donc, en amont, l’espace d’invisibilité d’une chambre, qu’elle subvertit par l’image. La scène déconstruit ainsi la narration, mais c’est au niveau de la narration qu’elle se situe, tandis que la chambre fonctionne au niveau de la fiction. Pourtant, malgré cette différence de niveau, il y a bien concurrence : la subversion scénique troue la narration, elle met en évidence, dans le tissu discursif, et ici plus précisément dans son ressac, le trou de la brutalité, le court-circuit qui ramène la scène à la chambre, faisant de toute scène de Clarisse une métaphore de son viol.
La scène rend visible la narration : ce faisant, elle ordonne la fiction comme chambre et, métaphorisant celle-ci, elle l’attaque, l’atteint. Mais la chambre se nourrit d’être atteinte. C’est elle qui, au dix-neuvième siècle, sortira victorieuse de ce conflit, consacrant la brutalité comme condition de possibilité de toute représentation.
III. Brutalité en chambre : le viol de Mlle Stangerson
La naissance et l’essor du roman policier constituent un phénomène littéraire majeur du dix-neuvième siècle, non seulement par son retentissement populaire, qui initie la littérature de masse, mais aussi par ses conséquences sémiologiques : c’est là que se prépare le passage au cinéma, dont S. M. Eisenstein a montré le caractère essentiellement anti-théâtral57. La rupture avec la théâtralité de la scène, qui fonde l’art cinématographique, a précédé l’invention du nouveau medium : le roman policier marque certes d’une certaine manière l’apogée et le triomphe de la scène, puisqu’il fait de la scène du meurtre ce par quoi l’ensemble du récit est conditionné. Mais projetant cette scène en dehors de la narration, en dehors de la sphère même de la représentation, il en marque la fin, voire le dépassement.
Economie virtuelle de la chambre
La scène du crime figure, dans l’espace et dans le temps, l’énigme, ou autrement dit la matrice narrative du récit. Mais parce qu’elle doit être maintenue le temps du récit dans l’obscurité de l’énigme, cette scène, ou plus exactement ce qui en est allusivement, fragmentairement, trompeusement dit, se présente comme un discours déconstruit, désémiotisé, vidé. La perméabilité régulatrice du quatrième mur, le système de l’effraction scénique ont cessé d’être opératoires : c’est de cette faillite de l’écran que naît et se nourrit l’énigme policière, le récit, l’enquête se chargeant d’y suppléer. La finalité ultime du récit devient donc la restauration de cette efficacité, de cette visibilité scénique que la brutalité du crime a suspendue58. Il y a là un renversement spectaculaire des données constitutives du récit : alors que la scène faisait jusque là pièce à la narration, introduisant scandale, transgression et subversion des normes dans la machine réglée du récit59, la scène devient l’aboutissement de la narration, dont les aberrations, les failles, les incompréhensibilités60 se résolvent dans une rationalité retrouvée. La scène devient la norme narrative, tandis que l’ensemble de la narration bascule hors norme, lézardé par l’étrangeté, l’angoisse, l’horreur, la hantise d’une brutalité inexpliquée61.
La scène originaire du crime ne devient donc scène qu’au terme du récit : le temps de l’énigme et de l’enquête elle se manifeste comme chambre, comme espace d’invisibilité habité par la brutalité. Elle ne peut donc faire l’objet d’aucune théâtralisation et ne se présente dans le récit que sous la forme d’hypothèses, de reconstitutions hasardeuses, de constructions irréelles de l’esprit : à l’économie théâtrale de la scène s’oppose l’économie virtuelle de la chambre. Dans Le Mystère de la chambre jaune, non seulement les thèses opposées de Larsan et de Rouletabille, du policier et du journaliste, mettent en œuvre deux virtualités concurrentes de la scène du crime, mais cette scène, qui fait irruption par trois fois dans le récit, d’abord comme mystère de la chambre jaune, puis comme « étrange phénomène de dissociation de la matière » dans la « galerie inexplicable » (chap. 16), enfin comme « cadavre incroyable » (chap. 22), se dissout chaque fois dans l’irréalité d’un atroce simulacre : l’assassin se manifeste et s’évanouit trois fois, deux fois Mlle Stangerson est tuée, et toujours elle demeure à la fois vivante et mourante, suspendue dans la virtualité d’une mort en procès.
Gaston Leroux s’ingénie à déjouer toute possibilité d’une théâtralisation qui convertirait la brutalité dans la chambre en violence de la scène. La dimension géométrale du dispositif scénique est systématiquement déconstruite : malgré le plan donné des lieux (6, 42 et 14, 99)62, on ne peut y assigner une place, un trajet pour l’assassin, qui la première fois n’a pu ni entrer dans la chambre jaune hermétiquement close, ni en sortir, qui la seconde fois n’a pu s’échapper de la galerie du château où il était cerné, ni, la troisième fois, de la cour où ses poursuivants l’avaient acculé. La solution de l’énigme passe par le refus des évidences visibles : ce qui, dans l’économie de la scène, est donné à voir aux protagonistes a été disposé par l’assassin lui-même pour égarer l’intelligence des faits. Pour atteindre la vérité, il faut dissocier : dissocier d’une part la réalité brutale et sans témoins du viol63 de Mlle Stangerson dans l’après-midi, d’autre part sa répétition virtuelle le soir, le cauchemar dans la chambre close, auquel assistent impuissants le professeur Stangerson, le père Jacques et les Bernier. Pour expliquer la galerie inexplicable, il faut dissocier également les deux moitiés de l’assassin, d’une part la moitié visible, insoupçonnable, intouchable qu’est Larsan, d’autre part le mari redoutable et jaloux qu’est Ballmeyer.
Viol et raison
Alors que la scène s’affronte au discours qu’elle met en échec par l’image, la chambre s’affronte à l’image (l’indice, la trace, l’évidence sensible) qu’elle met en échec par la raison. La seule réponse qui puisse être donnée à la brutalité de la chambre (qui constitue l’origine du récit et conditionne sa matrice narrative) est la réponse de l’esprit. Il y a même plus : la virtualité du raisonnement est la virtualité même du dispositif de la chambre ; la brutalité de la chambre est à la fois brutalité du crime et brutalité de l’esprit. Cette identité est figurée dans la fiction par la filiation de Rouletabille et de Ballmeyer, filiation qui n’est révélée explicitement que dans Le Parfum de la Dame en noir (3, 211) mais est donnée à voir dès Le Mystère de la chambre jaune, par un détail de ressemblance physique :
« Mais qui donc eût pu et pourrait encore se vanter d’avoir la cervelle de Rouletabille ? Les bosses originales et inharmoniques de son front, je ne les ai jamais rencontrées sur aucun autre front, si ce n’est — mais bien moins apparentes — sur le front de Frédéric Larsan, et encore fallait-il bien regarder le front du célèbre policier pour en deviner le dessin, tandis que les bosses de Rouletabille sautaient — si j’ose me servir de cette expression un peu forte — sautaient aux yeux. » (14, 103.)
Les deux bosses au front de Rouletabille, figurant les deux bouts de sa raison, existent donc déjà chez son père, mais virtuellement : la raison de Rouletabille actualise dans la sphère de la représentation la brutalité irreprésentable de Ballmeyer. Ce qui était bien moins apparent saute désormais aux yeux, ce qui demeurait enfermé dans la chambre de la brutalité fait saillie sur la scène du récit.
La chambre retourne l’asymbolie pure de la brutalité (le viol, l’horreur invisible de l’atteinte intime et son symptôme, le cri64) en refondation symbolique par « le bon bout de la raison » : Gaston Leroux reprend ici les développements liminaires de Double assassinat dans la rue Morgue sur la méthode de Dupin, sur cette autre rationalité qui chez Poe est celle du joueur de dames et s’oppose à la méthode policière65.
Cette rationalité supérieure par laquelle on accède à la vérité n’est pas seulement la réponse que l’enquête policière, que la narration donc, apporte à la brutalité de la chambre : elle procède de celle-ci. Non seulement Rouletabille est le produit de Ballmeyer, mais la scène du crime s’avère ne faire que répéter la scène de sa propre conception. C’est parce que Mathilde Stangerson, secrètement mariée au bandit, a consommé son mariage dans un presbytère de Philadelphie qu’elle se voit contrainte, pour éviter le scandale, de subir sans rien dire les assauts de sa brutalité. Cette contrainte lui est signifiée par l’énigme qui lui est adressée par courrier : « Le Presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat66 ». Le mari infâme y exprime la permanence de son désir en identifiant ce qu’il va consommer dans la chambre jaune à ce qu’il a consommé dans le presbytère, en désignant comme jardin sacré de Philadelphie l’hortus conclusus de sa vierge épouse, « cette vierge, qui avait alors trente cinq ans et qui en paraissait à peine trente67 ». De même que la scène du crime n’est pas le crime même, mais sa répétition virtuelle dans un cauchemar, le crime n’est lui-même que la répétition d’une faute originelle dont Rouletabille est le fruit. La fiction du presbytère et du jardin identifie la vierge mère qu’est Mathilde Stangerson à la Vierge, retournant imaginairement l’horreur réelle du viol en événement sublime de l’Incarnation, dont le mystère est laïcisé en intrigue policière.
La scène du crime répète donc inlassablement la mort de la mère, au-delà même du Mystère de la chambre jaune, dans Le Parfum de la Dame en noir, et, avec de nouveaux personnages, dans Le Château noir68 : elle est la scène primitive que décrit Freud, à la fois horreur du viol de la mère et mystère de la conception de l’enfant, asymbolie de la brutalité et savoir des origines de la vie. Si Rouletabille n’est jamais témoin de cette scène, celle-ci lui revient comme parfum de la dame en noir, odeur maternelle et couleur de mort, symptôme d’un savoir et appel de l’invisible. Dans Le Château noir, il accède au secret de l’énigme, au double fond du coffret byzantin, en enfonçant la pointe d’un lacet dans l’œil de l’icône peinte à son envers69. Cette icône est dite de Sophie à la cataracte, Sophie comme la sagesse du savoir de l’énigme, et cataracte pour signifier que le ressort de la brutalité sort de la sphère du visible, que la rationalité qui en dénoue l’énigme passe par un aveuglement volontaire70.
Or Freud a bien montré la virtualité essentielle de la scène primitive, qui ne peut être identifiée absolument à un événement singulier vécu, mais ne peut pas non plus être purement imaginée, ou déduite d’un inconscient collectif qui serait donné au sujet en dehors de toute expérience. La scène primitive a eu réellement lieu, mais l’enfant n’avait pas les moyens d’en être le témoin dans les conditions théâtrales (distanciées, œdipiennes) d’un dispositif scénique71 : c’est pourquoi elle ne peut se manifester comme scène au sens que nous donnons à ce mot, mais comme chambre, c’est-à-dire comme espace d’invisibilité, comme le signifie le parfum de la dame en noir ou l’œil de Sophie à la cataracte72. La scène primitive fonctionne pour l’enfant comme chambre de la brutalité : elle identifie les traumatismes de la naissance, des premières atteintes intimes qui précèdent la constitution du « pare-excitations » de la conscience73, au savoir des origines, c’est-à-dire à la source de tous les savoirs. La chambre est le corps brutalisé de la mère, brutalité du réel et brutalité originaire du « moi » : la chambre est jaune comme ce corps jaune de l’appareil génital féminin, dont le fonctionnement est découvert au moment où Leroux écrit son livre ; le château se nomme « du Glandier », qui renvoie explicitement aux glands de sa chênaie (avec une étymologie latine de cuisine, 4, 33), mais pourrait avoir été associé inconsciemment à cette sorte de glande temporaire qu’est le corps jaune, dont l’hormone qu’il décide ou non de sécréter, la progestérone, assure la fixation du fœtus sur la paroi de l’utérus. De même la chambre jaune est principe de mort et principe de vie, lieu d’une clôture idéale et lieu d’une brutale expulsion.
Un monde de spectres : brutalité et science
Il y a donc une réversibilité de la brutalité, qui n’est pas seulement sémiologique (déconstruction structurale et refondation fictionnelle), mais éthique. La chambre confond la brutalité exercée et la brutalité subie ; l’atteinte intime est la blessure reçue et le coup donné : point de pensée sans un viol originaire, la brutalité confère un savoir et le savoir procède d’une brutalité.
Mlle Stangerson est la vierge de trente cinq ans dévouée à la science ; elle préfigure explicitement Marie Curie : « Ces travaux, les premiers qui furent tentés sur la radiographie, devaient conduire plus tard M. et Mme Curie à la découverte du radium » (p. 16). Le viol perpétuel auquel elle est soumise se superpose à son activité scientifique, la pointe avancée où elle porte le savoir constitue la réponse à l’atteinte intime qu’elle subit. L’imaginaire de ce savoir est l’imaginaire même de son viol : Mlle Stangerson travaille avec son père à la dissociation de la matière (4, 34-36), tandis que l’horreur qui la poursuit est la dissociation de la matière de l’assassin (16, 111-113). Le phénomène qui est ici en jeu marque le passage d’une représentation théâtrale à une représentation virtuelle du monde, d’une violence scénographiée à une horreur spectrale : tandis que le professeur et sa fille s’acheminent vers la découverte du radium, c’est-à-dire d’une science des spectres, de la dimension spectrale du monde, Mlle Stangerson est poursuivie par le spectre de sa faute à Philadelphie74 ; identifiée, réduite par ailleurs au parfum de la dame en noir, elle se fait spectre face au spectre de son mari ; morte et assassinée, elle affronte et subit un mort. Le ressort de la hantise, qui se précise à la fin du Mystère de la chambre jaune (l’assassin s’évanouit d’abord dans l’épisode de la galerie inexplicable, puis lors du procès), devient le ressort central du récit dans Le Parfum de la dame en noir, où, symétriquement au premier volet du diptyque, on n’en finit pas de tuer l’assassin.
Contrairement à la violence, qui appelle le sacrifice pour l’expier, la brutalité découvre un monde de spectres qui est à la fois l’antique monde du cauchemar dans la chambre close et le monde contemporain de la science, où la raison triomphe de la matière et, sortant du poële du cogito cartésien, se rend « comme maître et possesseur de la nature ».
Le reporter face au juge : enjeux sémiologiques
L’opposition fondamentale qui structure Le Mystère de la chambre jaune n’est donc pas l’opposition apparente, imposée de l’extérieur par les lois du genre, entre le policier et le détective, entre Larsan et Rouletabille, dont la relation est de fascination et de filiation. L’Autre de Rouletabille, qui lui est radicalement étranger, c’est le juge de Marquet, dont la justice obéit à la logique théâtrale de la violence et du sacrifice : le juge d’instruction traite la chambre jaune comme une scène de crime, dont il fait sonder les murs et le plancher pour chercher le lieu et le moyen de l’effraction. Il fait déférer Darzac non pas tant parce qu’il le croit coupable que parce qu’il faut un coupable, une victime à sacrifier au rituel judiciaire. Dans le même temps, l’élucidation rationnelle de l’affaire ne l’intéresse pas ; il lui préfère la permanence d’un « beau mystère » (3, 26)75, qui est le mystère même de la scène et du sacrifice. Pour mieux souligner l’opposition médiologique du juge et du reporter, G. Leroux l’imagine auteur dramatique, écrivant des vaudevilles à ses heures perdues et puisant dans les crimes qu’il instruit la matière de ses pièces76. Ce qui est ici parodié, usé, achevé, c’est le système de la représentation inauguré par l’Orestie, qui met fin à l’enchaînement des violences et des crimes devant l’Aréopage d’Athènes et résout le cercle des Erinyes dans sa traduction tout à la fois théâtrale et judiciaire. Le ressort et la justification de la tragédie devient un misérable vaudeville, dont le maître d’œuvre, qui se fait nommer castigat ridendo77, ne châtie plus que pour rire78.
Rouletabille, lui, n’est pas l’instrument de la justice. Il n’apprécie pas les données du réel avec le regard et le plaisir distanciés du juge-dramaturge ; il n’est pas un sujet regardant face à un objet scénique dont le mystère figure l’écran de la représentation. Rouletabille depuis le début est dans la chambre et éprouve sans distance, intimement, la brutalité du crime : non seulement le crime du Glandier est la répétition de sa conception et de sa naissance, mais l’activité que le reporter déploie pour élucider le mystère répète la brutalité du crime même. En témoigne cette remarque de Larsan, qui sait de quoi il parle en matière de brutalité :
« Ah ! observation brutale, instinctive… Prenez garde, vous êtes trop directement logique, monsieur Rouletabille ; la logique vous jouera un mauvais tour si vous la brutalisez ainsi. » (9, 63)
Rouletabille « brutalise la logique » (9, 64)79 comme Larsan-Ballmeyer brutalise Mlle Stangerson. Le processus est le même : il s’agit de « pénétrer ». Pénétrer d’abord dans le château, puis dans la chambre80 (avec à chaque fois une dramatisation du seuil81), puis pénétrer le mystère même, ou, comme l’exprime Rouletabille, « faire entrer » « les signes extérieurs que laisse le passage d’un crime » « dans le cercle dessiné par ma raison » (18, 119)82. Ce cercle de la raison où viennent peu à peu se loger tous les fragments de ce qui, dans la brutalité du réel, n’a pu faire scène, construit virtuellement, à l’horizon du roman, la scène originelle qui, tout le temps du récit, aura fait défaut. Le cerveau de Rouletabille devient alors le lieu où s’explique et, par là, se rejoue le viol de Mlle Stangerson, identifiant le cercle de la raison du fils au sexe de la mère.
De la scène primitive à l’Œdipe
Rouletabille reproduit donc en quelque sorte incestueusement le viol de son père. Pour pénétrer ce château-corps, ce glandier jaune, il franchit une chênaie décrite comme un fantasme pubien : « L’automne avait déjà recroquevillé leurs feuilles jaunies et leurs hautes branches noires et serpentines semblaient d’affreuses chevelures, des nœuds de reptiles géants entremêlés comme le sculpteur antique en a tordu sur sa tête de Méduse. » (6, 41-42.) L’ensemble du lieu est par ailleurs placé sous la protection de sainte Geneviève, qui y est enterrée : « Non loin de cette tombe est un puits qui contient, dit-on, une eau miraculeuse. La reconnaissance des mères a élevé en cet endroit une statue à sainte Geneviève et suspendu sous ses pieds les petits chaussons ou les bonnets des enfants sauvés par cette onde sacrée. » (4, 33.) On retrouve ici le lucus Nemorensis du mythe de Lucrèce : d’une part, dans la brutalité du viol, c’est le principe même de la génération qui est atteint ; d’autre part, l’atteinte intime est en même temps profanation d’un territoire sacré. De même que dans l’histoire de Lucrèce le rapport de Lucrèce à Diane est pour ainsi dire effacé du récit, de même ici le rapport de Mlle Stangerson à sainte Geneviève n’est jamais explicité, même si le cri de la femme violée est confondu avec le cri de la « Bête du Bon Dieu », cette chatte monstrueuse qui « va prier toutes les nuits sur la tombe de sainte Geneviève » (7, 53). La superposition du Glandier, de la chatte et du corps de la vierge constitue la chambre de la brutalité.
D’autre part, au moment de l’élucidation du mystère, Rouletabille fait l’expérience d’une intense abjection :
« Il y a des moments où l’on sent sa cervelle fuir de toutes parts. Une balle dans la tête, un crâne qui éclate, le siège de la logique assassiné, la raison en morceaux… tout cela était sans doute comparable à la sensation qui m’épuisait, qui me vidait, du déséquilibre de tout, de la fin de mon moi pensant, pensant avec ma pensée d’homme ! » (17, 113.)
« Moi, je n’en peux plus… je ne pense plus, je ne sens plus, je suis au-dessous du végétal. Je me dégoûte. » (17, 116.)
« voilà que je divague, voilà que je me penche, le nez sur la terre, comme un porc qui cherche, au hasard, dans la fange, l’ordure qui le nourrira… » (18, 11983.)
Rouletabille-Leroux (le personnage emprunte en effet à son auteur nombre de traits autobiographiques84) identifie inconsiemment le face à face avec le mystère qu’il s’agit de pénétrer au sexe de la mère qu’il s’agit de violer en prenant la place de ce père abject qui la lui a volée. Si le travail de la raison consiste à transformer la brutalité du viol, et au-delà de lui la brutalité de la scène primitive qu’il réédite, en violence scénographiée, cette transformation passe donc par l’installation du sujet rationnel en la place du violeur, du père abject, pour y accomplir intellectuellement, symboliquement, ce qu’il a perpétré dans le réel.
Le procès rationnel est le procès œdipien, qui consiste à transformer la chambre horrifiante des parents accouplés85 en scène du crime où le Père est défait. C’est bien là le ressort et l’enjeu du Mystère de la chambre jaune, jusque dans les moindres détails.
Ainsi, par exemple, pour pénétrer dans le château, Rouletabille doit élucider et utiliser une énigme, « le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat », de la même façon qu’Œdipe doit résoudre l’énigme de la sphynge pour pénétrer dans Thèbes. Les deux énigmes renvoient d’ailleurs au même savoir de la vie, dont la sphynge dit le déroulement, tandis que Balmeyer en dit l’origine. À cette première énigme, Rouletabille en ajoute une seconde, « Maintenant, il va falloir manger saignant », qui fait allusion à la nécessité pour l’aubergiste de se fournir en viande de boucher depuis que la volaille de braconnage fournie par les Bernier n’est plus disponible. Il faut lire cette annonce, sur le plan fantasmatique, comme une invitation au festin cannibale, à une dévoration du père86 à laquelle aucun totem ne vient plus se substituer87 : la progression rationnelle passe par une régression psychique.
D’autre part, G. Leroux fait explicitement référence à Œdipe dans Le Parfum de la Dame en noir :
« Et, pendant qu’il disait ces choses, je revoyais la double et lamentable silhouette du père et de la fille, passant et repassant, à l’heure du crépuscule, dans l’ombre colossale de la Tour du Nord, allongée par les feux du soir, et j’imaginais qu’ils ne devaient pas être plus écrasés sous les coups du ciel, cet Œdipe et cette Antigone qu’on nous représente dès notre plus jeune âge traînant, sous les murs de Colone, le poids d’une surhumaine infortune. » (15, 333.)
La comparaison désigne étrangement le professeur Stangerson comme un Œdipe. Mais surtout, implicitement, Le Parfum de la Dame en noir est ainsi identifié à l’Œdipe à Colone de Sophocle, et de là, nécessairement, Le Mystère de la chambre jaune à son Œdipe roi, ce qui a beaucoup plus de sens.
Le principe de la double atteinte
La brutalité appelle donc le processus œdipien et ne peut advenir à la représentation, manifester sa présence à la raison que par ce processus. Mieux, il ne saurait y avoir de processus œdipien, sans cet appel premier de la brutalité, où l’asymbolie pure du choc, du trauma, se renverse en (re)fondation symbolique, en système de répétition, en institution de la raison. La brutalité est donc un moment d’ambivalence éthique, où le bien et le mal, l’assassin et le détective, la barbarie et la culture se trouvent confondus. Dans le moment de la brutalité, il n’y a pas encore de sens, ce qui veut dire que la brutalité en soi est non seulement sans signification, mais sans direction : l’atteinte intime ne s’effectue pas simplement du bourreau sur sa victime, mais dans les deux sens ; il y a deux atteintes, deux sujets sont barrés, une équivalence insoutenable est posée entre la jouissance de l’un et la souffrance de l’autre.
Ce principe de la double atteinte est mis en évidence de la façon la plus nette dans Rouletabille chez le tsar. Rouletabille y est en effet introduit dans la datcha du général Trébassof, pour y mettre fin à la menace terroriste qui plane sur lui depuis qu’il a réprimé dans le sang les révoltes nihilistes et estudiantines qui ont secoué Saint-Petersbourg. La chambre du général, rendu momentanément infirme à la suite d’un précédent attentat, est la chambre de la brutalité et la matrice narrative du récit : tout le temps que dure le récit, le général y est cloué à son lit et n’en sort que porté sur le dos de sa femme ; il ne recouvre l’usage de ses jambes qu’au terme du roman, paradoxalement après qu’un attentat kamikaze ait fait exploser, dans la datcha même, deux « bombes vivantes » déguisées en médecins (13, 549). Le principe de mort y a donc pris l’apparence du principe de vie, pour finalement soigner le général, qui sort guéri de cet épisode.
Mais surtout, si Rouletabille est amené à prendre fait et cause pour les intérêts du général dont la vie est menacée, c’est sans aucune sympathie pour le régime qu’il a servi, et en portant le jugement le plus sévère sur la barbarie dont il s’est rendu coupable ainsi que sur la corruption et le cynisme de la société qu’il a ainsi défendue. Mieux : Rouletabille ne peut conjurer la menace d’un attentat qu’en servant les intérêts des nihilistes, et en obtenant du tsar lui-même qu’il cautionne le pacte conclu entre Natacha, la fille du général, et les chefs révolutionnaires : si le général meurt de mort naturelle, l’intégralité de son immense fortune, dont elle est l’unique héritière, sera reversée à leur parti.
La brutalité de l’attentat, dont la menace plane sur la chambre du général Trebassof, se superpose donc à la brutalité de la répression tsariste contre les nihilistes. Elle est l’effet retour de la barbarie du général, elle revient comme hantise et comme spectre du sang que lui-même a versé. Son symptôme, ce sont les cauchemars du général, ainsi que la chanson composée par sa propre fille à la gloire des martyrs révolutionnaires, que le général lui-même chante dans son sommeil :
« La dernière barricade a vu se dresser la vierge de dix-huit hivers… la vierge de Moscou, fleur des neiges… Qui donna ses lèvres à baiser aux ouvriers frappés des balles par les soldats du tsar ?… Elle faisait l’admiration des soldats eux-mêmes qui la tuèrent en pleurant… Quelle tuerie !… Toutes les maisons se sont bouché les fenêtres d’une lourde paupière de planches pour ne pas voir !… La jeunesse de Moscou est morte ! » (4, 422.)
La mort de la vierge aimée par ses bourreaux porte le ferment de la révolution républicaine : c’est la leçon de Lucrèce. Cette mort publique et principielle est pourtant une mort sans yeux pour la voir, dans la ville barricadée : elle ne fait pas tableau, ne fait l’objet d’aucune théâtralisation, mais tout au contraire s’insinue dans le cauchemar de son maître d’œuvre, et pèse de toute la lourdeur de ce qui ne pourra jamais advenir à l’image. Par le cauchemar, l’attentat à venir, qui menace le général, se superpose à l’attentat passé, à la répression menée par le général. Le renversement de l’un dans l’autre est figuré par Natacha, étudiante sympathisante des nihilistes et fille aimante de son père : Natacha dans sa chanson se représente en victime révolutionnaire de son père, tandis que le pacte qu’elle conclut identifie la mort de son père à sa propre mort symbolique, pour que les nihilistes puissent hériter.
Conclusion
La brutalité n’est pas affaire de spectacle et n’y donne pas matière. Ce qui en elle fascine, désarme et terrifie, c’est le trou qu’elle introduit dans la représentation et, plus largement, dans tous les systèmes de symbolisation. Ce trou est destructeur, mais il est dans le même temps de fondation.
Définition du dispositif de récit
La brutalité appelle le récit, pour qu’il la conjure, l’explique, la commémore. Elle n’existe que par ce, ces récits, qui la dénaturent pourtant radicalement : au choc, à l’aléa du réel, ils substituent la scène (méditée, construite) d’une violence inscrite dans une histoire. Cette nécessaire substitution met en évidence le dessein du récit, son dispositif.
Structure, narration et fiction sont les niveaux d’intelligibilité du texte qui constituent le dispositif de récit. Ce sont des niveaux, non des catégories, ce qui explique que leur définition ne puisse se réduire à l’acception technique qu’en a pu donner la narratologie. Ce qui distingue ces niveaux n’est pas une différence de nature essentielle, mais un rapport différent à la brutalité, une modalité différente d’opposition :
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Au pas-de-sens de la brutalité s’oppose la structure, c’est-à-dire le système symbolique qui alimente la redondance rhétorique du récit. Cette structure est déconstruite, voire pulvérisée par la brutalité : le viol de Lucrèce achève la monarchie et destitue la triade archaïque Jupiter-Mars-Quirinus ; le viol de Clarisse défait le mythe aristocratique de la « maison » ; le viol de Mlle Stangerson marque la fin d’un monde des indices où la vérité se manifeste dans la visibilité des signes extérieurs.
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À la discontinuité de la brutalité, c’est-à-dire au caractère nécessairement fragmentaire, illogique, au trou perceptif par quoi la brutalité, dans le réel, se manifeste à la conscience s’oppose la narration, c’est-à-dire la continuité du texte ou de la parole du récit (on ne s’embarrasse pas ici des genres du récit, description, dialogue, qui constituent autant de systèmes de continuité linguistique, de catégories de la narration). La narration lisse les éclats de la brutalité, les inscrit dans une temporalité, un enchaînement, une succession : elle leur donne un sens. Lucrèce produit le discours et la geste de Brutus ; le viol de Clarisse assure le passage du testament du grand-père au testament de Clarisse ; le viol de Mlle Stangerson permet la reconnaissance de la mère et du fils.
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Enfin, à l’invisibilité de la brutalité, qui éclate sans scène ni témoin, sur qui plane toujours le soupçon de n’avoir pas existé, s’oppose le donné-à-voir de la fiction, de ce monde virtuel conçu dans le récit comme illusion de ce qui l’entoure et lui préexiste. La fiction est ce qui articule la narration à la structure, dont elle comble et relie les failles parallèles.
C’est donc par la fiction que s’opère la refondation symbolique, puisque la structure, à l’épreuve de la brutalité, s’effondre dans le récit et que d’une certaine manière toute narration raconte cet effondrement. La fiction joue donc le rôle essentiel dans le dispositif du récit ; pourtant elle demeure extérieure à lui : la fiction, ce sont les données narratives extérieures au récit, c’est tout ce qui rend possible le récit en dehors de lui. Dans Le Mystère de la chambre jaune, la narration n’est que le processus d’élucidation du mystère, tandis que l’essentiel des événements constitutifs de l’histoire, le passé de Mlle Stangerson, son travail avec le professeur son père, la double vie de Larsan-Ballmeyer, ressortissent à la fiction. Dans Clarisse, la narration n’est que l’indéfinie tergiversation de Clarisse et de Lovelace, tandis que les événements, les machinations de la famille Harlove d’une part, de Lovelace d’autre part, relancent récurremment, du dehors de l’épistolarité, une narration qui s’épuise dans les apories de la structure qui la sous-tend.
La fiction vient d’une part donner du sens à la brutalité, d’autre part inscrire celle-ci dans le déroulement d’une histoire ; en contrepartie de cette positivation, de cette refondation, elle virtualise le réel, dont elle ne devient tout au plus qu’une version des faits, ou, dans les dispositifs de récit complexes (dialogiques), une série de versions. La fiction de Tite Live n’est pas celle de Denys d’Halicarnasse, chaque récit ne s’appuie que sur un monde possible.
Les mondes possibles, ou le paradoxe de la brutalité
Le paradoxe de la brutalité, qui est la dimension propre du réel, ce qui du réel est le plus irréductible à toute traduction (symbolisation, imagination, représentation), c’est cette virtualisation qu’elle produit. Ce paradoxe est figuré par l’allégorie sur laquelle s’achèvent les Essais de Théodicée de Leibniz88.
Leibniz imagine que c’est Sextus Tarquin et non ses frères avec Brutus qui se rend à l’oracle de Delphes, où Apollon lui prédit le viol de Lucrèce et le châtiment des Romains, l’exil, la pauvreté et la mort. Sextus révolté par ce destin qui lui est assigné demande à en changer, au nom de son libre-arbitre : il est renvoyé à Jupiter, qui maîtrise, en plus de la prescience, la providence89. Jupiter lui donne alors le choix entre son sort tragique mais historique de prince romain et une vieillesse heureuse et médiocre à Corinthe. Incapable de renoncer à son rang, Sextus rentre à Rome, quoique il sache que l’infamie et la mort l’y attendent.
C’est alors au tour de Théodore, le prêtre de Jupiter, de s’interroger : si Jupiter a prouvé ainsi que la brutalité de Sextus était un effet de sa volonté, et donc de sa responsabilité, ne pouvait-il pas, s’il est réellement un dieu bon et grand, « lui donner une autre volonté » (413, 375) ? Jupiter, pour expliquer son attitude à son prêtre, le renvoie à Athènes, chez sa fille Pallas, qui s’adresse à lui en songe.
Elle le conduit dans un palais qui figure l’infinité des mondes possibles par autant d’appartements. Ce palais en forme de pyramide, comporte à son sommet le meilleur des mondes, qui est le monde réel, tandis que sa base se perd dans l’infini des variations possibles à partir du réel, de sorte que plus on descend, plus on s’écarte du modèle. Un monde moins parfait, par exemple, y comporte un Sextus obéissant au conseil de Jupiter et mourant riche et heureux à Corinthe ; dans un autre, il épouse en Thrace la fille d’un roi et est adoré de ses sujets.
« Et cependant [Jupiter] ne pouvait manquer de choisir ce monde, qui surpasse en perfection tous les autres, qui fait la pointe de la pyramide […]. Le crime de Sextus sert à de grandes choses ; il en naîtra un grand empire qui donnera de grands exemples. Mais cela n’est rien au prix du total de ce monde, dont vous admirerez la beauté, lorsqu’après un heureux passage de cet état mortel à un autre meilleur, les dieux vous aurons rendu capable de la connaître. » (416, 377.)
La théodicée de Leibniz, sa démonstration de la justice de Dieu, qui a réalisé le meilleur des mondes possibles malgré les horreurs qui y sont commises, s’appuie donc en dernier ressort sur la virtualisation de la brutalité de Sextus Tarquin. Pour construire un discours théologique sur le Bien et le Mal, Leibniz arrête Sextus avant le viol de Lucrèce, qu’il peut commettre ou éviter.
C’est par cette virtualisation que le discours, le raisonnement peuvent se déployer théâtralement : « J’ai fait venir les dieux sur le théâtre, Apollon et Jupiter, pour vous faire distinguer la prescience et la providence divine » (410, 373), précise Laurent à Antoine. Le processus de la pensée passe ici par la construction d’une scène allégorique où les éléments du raisonnement sont donnés à voir ; mais pour que ce processus puisse avoir lieu, la brutalité du réel est suspendue, n’est jamais donnée à voir sur la scène de l’esprit. Dans le palais des mondes virtuels que visite Théodore, la déesse arrête le prêtre dans l’appartement où un Sextus imparfait coule des jours heureux à Corinthe : « Théodore vit toute sa vie comme d’un coup d’œil, et comme dans une représentation de théâtre » (415, 376). Mais cette vie n’est donnée à voir que parce qu’elle n’est pas destinée à se réaliser. La scène de l’esprit représente les virtualités du réel, non le réel même : « On allait en d’autres chambres, et on voyait toujours de nouvelles scènes. » (415, 377.)
Ce théâtre n’en est donc pas tout à fait un, puisqu’il n’a de public que par l’effraction et l’artifice du rêve envoyé à Théodore par Pallas. Sa scène est intérieure, elle est la chambre de l’esprit : les appartements du palais où Théodore déambule sont d’ailleurs finalement désignés comme des chambres, c’est-à-dire des scènes frappées d’invisibilité. Quant à la plus belle de ces chambres, ce n’est que dans la vie spirituelle d’après la mort qu’il sera donné à Théodore d’en admirer la beauté.
Le problème auquel s’affronte Leibniz est bien celui qui nous a occupé tout au long de cette étude : la brutalité du réel n’a pas de sens en soi, et en même temps, parce que ce pas-de-sens est un scandale pour l’humanité de l’homme, il exige de la raison qu’elle en renverse l’asymbolie pure en refondation symbolique. La brutalité appelle, exige d’être elle-même brutalisée, forcée de signifier dans le cadre du dispositif où la raison la contraindra de s’inscrire. Mais ce dispositif ne saurait la donner à voir qu’indirectement, par le prestige virtualisant de la fiction ; le dispositif du raisonnement (ou du récit) installe la brutalité en son cœur, ou, ici, à son sommet, comme espace d’invisibilité : la fiction supplée cette invisibilité, et renverse la brutalité de Sextus en sublime vision-intellection du meilleur des mondes.
Ce qui n’est au dix-huitième siècle que la construction isolée d’un philosophe, et préside à la fin du dix-neuvième siècle à la naissance de tout un genre littéraire, mais un genre populaire, institutionnellement marginal, préside aujourd’hui à l’ensemble des systèmes de représentation : la civilisation de l’image installe en son cœur l’espace d’invisibilité de la brutalité, et virtualise le réel pour le représenter. Jamais l’horreur n’a été aussi sensible, ni l’exigence de rationalité aussi impérieuse.
Notes
Valerius, le successeur de Collatin au consulat, est lui aussi menacé d’exil, et pour les mêmes raisons que son prédécesseur. Il fait alors déplacer sa maison du haut de la colline de Vélia, face au Capitole à qui elle paraissait faire concurrence, comme une menace pour les Romains d’un retour de la monarchie, au plus bas de la côte, in infimo cliuo, de façon que les maisons des Romains dominent toutes la sienne. Valerius s’adresse aux Romains en les nommant Quirites; il abaisse les faisceaux devant le peuple, signifiant qu’il est le seul Souverain ; il édicte des lois démocratiques et prend le surnom de Publicola, celui qui cultive le peuple (II, 7, 7-12 et Cicéron, De republica, II, 31, 53). L’opposition fonctionnelle des deux consuls, celui de Mars et celui de Quirinus, se retrouve dans celle du maître de cavalerie et du dictateur, maître de l’infanterie, et recoupe déjà l’opposition sociale des Patriciens et des Plébéiens, et ultérieurement l’opposition politique des consuls et des tribuns de la plèbe.
1. Narration. Je propose d’opérer, par rapport au système genettien, une sorte de révolution copernicienne : la narration chez lui est « l’acte producteur » (Introduction de « Discours du récit », Figures III, p. 72), c’est-à-dire la mise en œuvre proprement textuelle de l’histoire. L’histoire est donc implicitement l’objet visuel que la narration, ou mieux « le discours narratif », va textualiser, transformer en de la littérature. C’est pourquoi la critique littéraire se définira selon Genette comme narratologie, la narration constituant dans son système l’opération finale, et la plus élaborée, de transformation de l’histoire, ou autrement dit des données du récit. S’il annonce que « Notre objet est donc ici le récit » (p. 73), son objet est en fait la narration. Or la narration, précisément parce qu’elle est une superstructure, ne constitue selon moi qu’un leurre dans le dispositif de récit. Et c’est pourquoi j’aurai tendance à la ramener vers ce que Genette définit comme l’histoire, le degré zéro de l’enchaînement des événements. La ramener n’est pas cependant l’identifier : si pour Genette la narration actualise la plénitude d’une vision face aux matériaux disparates de l’histoire, je pense au contraire que confrontée à l’histoire, la narration manifeste ses trous, ses lacunes et que c’est dans ces trous que vient se fixer ce que j’appelle la fiction, une dimension du texte que Genette ne prend pas en compte.
2. Fiction. Contrairement à l’histoire, qui suppose une sorte de réalité objective des choses en dehors du texte (comme si un véritable massacre des prétendants avait eu historiquement lieu en dehors de L’Odyssée), la fiction est produite par le texte comme illusion d’un monde beaucoup plus grand dans lequel la narration vient lacunairement s’inscrire. Je substitue donc à l’histoire genettienne ce que j’appelle la fiction et alors que chez Genette la narration met en œuvre et transforme l’histoire, je propose de redonner au récit cette fonction noble et cette position englobante : le récit enveloppe la narration et non la narration le récit.
3. Récit. Genette commence par proposer trois définitions du récit : le récit comme « énoncé narratif », et c’est là le texte pris comme objet, le récit comme « succession d’événements, réels ou fictifs, qui font l’objet de ce discours », et ce sera l’histoire, enfin le récit comme « l’acte de narrer », qui deviendra la narration genettienne (p. 71). De ces trois définitions, il ne retiendra que la première, comme la plus simple et la plus répandue. Mais ce découpage ne tient pas. Le récit n’est pas soit ce que la machine textuelle produit (le sens 1), soit la matière à partir de quoi elle le produit (le sens 2), soit le processus de fabrication du texte (le sens 3) ! Il est évidemment et essentiellement cette machine, qui englobe les trois sens. Et si le récit est une machine, un dispositif, il faut également envisager une mécanique du récit, qui n’est pas le processus de fabrication du texte, mais, à un niveau supérieur, le plan de la machine textuelle.
4. Structure. On touche ici au niveau idéologique, ou symbolique, ou structural, curieusement totalement élidé dans Figures III. C’est pourquoi j’ai introduit dans le dispositif de récit la dimension de la structure. De même qu’une même machine peut produire des produits différents, la structure n’est pas nécessairement propre à un texte, mais se retrouve dans toutes les œuvres d’un auteur, ou chez des auteurs différents ayant pratiqué un même genre ou partagé une même culture.
« Mais, puisqu’on ne me permettoit point de choisir le célibat, il me laissoit à considérer si j’avois plus d’une voie pour éviter la violence qu’on vouloit faire à mes inclinations. » (P. 246.)
« Il m’a représenté que la violence qu’on fait à ma liberté, est connue de tout le monde. » (P. 248.)
« Il attachoit tant de prix, m’a-t-il dit, à un choix libre, et laissant les voies de la violence à Solmes, il avoit tant de mépris pour cette indigne méthode, qu’il se haïroit lui-même, s’il étoit capable de penser jamais à m’engager par la frayeur. » (P. 250.)
« Je lui ai répondu que c’étoit s’abuser et que je ne pouvois m’abandonner à la protection de ses amis, sans donner lieu de conclure que j’avois d’autres vues. Et croirez-vous, a-t-il repris, que le public donne à présent une autre explication à la violence qui vous tient renfermée ? » (P. 251.)
« Si ses ennemis, a-t-il repris, étoient moins puissans et moins déterminés, ou s’ils n’avoient pas déjà fait connoître leurs intentions par de cruelles violences, il auroit offert volontiers de se soumettre à six mois, à une année d’épreuve. » (P. 252.)
Le mot ne s’applique cependant pas à la seule situation faite à Clarisse, mais caratérise également le comportement de Lovelace :
« D’un autre côté, néanmoins, il étoit obligé d’avouer qu’étant jeune, avec des passions assez vives, et s’étant toujours piqué de dire librement ce qu’il pensoit, il n’avoit pas peu de peine à se faire une violence qu’il reconnoissoit juste. » (P. 248.)
« La violence de son emportement m’a effrayée. » (P. 251.)
« S’il s’est emporté avec violence, sur la seule supposition que Solmes pût être préféré, cette chaleur est excusable dans un homme qui se prétend fort amoureux. » (P. 253.)
On aurait tort d’en déduire que le mot « violence » désigne indifféremment chez Prévost la violence et la brutalité : c’est bien à chaque fois dans cette lettre de la violence telle que nous l’avons définie qu’il s’agit, la violence de Lovelace constituant la traduction scénique, la transposition dans le système théâtral des caractères, d’une brutalité qui a été suspendue le temps du dialogue.
« Il m’a interrompue ; pour me représenter que ce changement est peu vraisemblable » (p. 247).
« Je lui ai dit que, s’il contenoit ses ressentimens à l’égard de ma famille, je voulois bien, pour quelque tems du moins, et jusqu’à la fin de mes disgrâces présentes, continuer une correspondance que mon cœur ne laissoit pas de se reprocher... Comme le sien lui reprochoit (a repris l’impatiente créature, en m’interrompant) de supporter tout ce qu’il avoit à souffrir, lorsqu’il considéroit que cette nécessité lui étoit imposée, non par moi, pour qui les plus cruels tourmens lui seroient chers, mais par des... Il a eu la modération de ne point achever. » (P. 252.)
Mes oncles avoient étendu cette vue à chacun des trois enfans de mon père, dans la persuasion que, renonçant eux-mêmes au mariage, nous pouvions être tous trois assez bien partagés et mariés assez avantageusement pour faire, par nous-mêmes ou par notre postérité, une figure distinguée dans notre pays. D’un autre côté, mon frère, en qualité de fils unique, s’étoit imaginé que deux filles pouvoient être fort bien pourvues, chacune avec douze ou quinze mille livres sterling ; et que tout le bien réel de la famille, c’est-à-dire, celui de mon grand-père, de mon père, et de mes deux oncles, avec leurs acquisitions personnelles, et l’espérance qu’il avoit du côté de sa marraine, pouvoient lui composer une fortune assez noble, et lui donner assez de crédit, pour l’élever à la dignité de pair. Il ne falloit pas moins pour satisfaire son ambition. » (L13, 1, 115.)
« Je ne suis pas sorti sans m’être approché doucement de sa porte : je l’ai vue par la serrure, à genoux au pied de son lit, la tête et le sein penchés sur le lit, les mains étendues, poussant des sanglots que j’entendois à cette distance, comme dans les douleurs d’une mortelle agonie. » (L218, 2, 173.)
« Il ne s’étoit passé qu’une demi-heure, lorsque Dorcas, appréhendant, dit-elle, que sa maîtresse ne fût capable d’entreprendre quelque chose contre elle-même, dans l’humeur sombre où elle se souvenoit de l’avoir laissée, est descendue, par un simple mouvement de curiosité, pour jeter les yeux au travers de la serrure. Elle y a trouvé la clé. » (L219, 2, 181.)
« Dans sa douleur et son désespoir, elle s’est jetée dans son ancien appartement ; elle s’y est renfermée, et Dorcas l’a vue à genoux par le trou de la serrure, priant sans doute pour son heureuse délivrance. » (L245, 2, 335.)
La formule qui renvoie à Mlle Stangerson ne peut être qu’une périphrase désignant une tentative de viol, comme l’atteste le passage suivant : « Les traces de doigts, les profondes écorchures sur la poitrine et au cou de Mlle Stangerson attestent que le misérable qui était là avait essayé un affreux attentat » (6, 43). L’absence de mobile, puis les soupçons portés sur Darzac, amoureux éconduit, vont étayer le soupçon du viol : « le crime apparaît bassement passionnel, répliqua M. de Marquet », 11, 75. La révélation du mariage et de la jalousie de Ballmeyer ne feront que le confirmer, même si ce ressort essentiel de l’action demeure implicite.
Le terme attentat est d’autre part connoté et probablement inconsciemment motivé par les premiers attentats terroristes, auxquels G. Leroux journaliste a été directement confronté, et qui font le sujet et la toile de fond de Rouletabille chez le tsar. L’attentat désigne bien la modernité terroriste de la brutalité que nous évoquions en introduction.
À la fonction de communication du langage, on opposera une fonction de protection, fonction première et beaucoup plus massive qui ici se manifeste avec force (S. Lojkine, Image et subversion, chap. 6, J. Chambon, 2005).
Notre travail a porté jusqu’ici sur les dispositifs scéniques, qui constituaient en quelque sorte des exceptions dans le texte. Voir La Scène, littérature et arts visuels, dir. M. Th. Mathet, l’Harmattan, 2000 ; L’Écran de la représentation, dir. S. Lojkine, l’Harmattan, 2000 ; S. Lojkine, La Scène de roman, A. Colin, 2002. C’est ici la logique même du texte pris dans son ensemble qu’il s’agit de cerner.
« Les événements depuis la fondation de la ville de Rome jusqu’à sa prise [par les Gaulois], sous les rois d’abord, puis sous les consuls, les dictateurs, les décemvirs et les tribuns consulaires, la guerre au dehors, les séditions à l’intérieur, tout ce que j’ai exposé en cinq livres est obscur non seulement par son extrême ancienneté, comme ces choses que l’on distingue à peine à cause de leur grand éloignement, mais aussi parce que bien rares étaient à ces époques les documents écrits, seuls gardiens fidèles de la mémoire des faits historiques, et parce que, même s’il y avait des choses dans les commentaires des pontifes et les autres archives publiques et privées, la plupart disparut dans l’incendie de la ville » (Tite Live, Histoire romaine, VI, 1, 1-2).
On peut s’étonner que l’épais livre de G. Dumézil, si attentif aux moindres événements du livre I de l’Histoire romaine, ne consacre que quelques lignes à cet épisode de la révolution républicaine, central pour son sujet, et demeure muet sur l’histoire de Lucrèce, où se joue pourtant le passage non d’un système religieux à un autre, mais plutôt d’une tripartition principielle, héritée de la culture indo-européenne, à une institution religieuse romaine, où cette tripartition est en quelque sorte diluée. Du coup la première partie, consacrée aux « Grands dieux de la triade archaïque », n’est pas articulée à la seconde qui, sous le titre de « Théologie ancienne », présente, aux côtés de la triade capitoline, les autres dieux du panthéon romain. Les parties suivantes ne constituent que des annexes de la deuxième partie.
« ut imperium regi abrogaret exsulesque esse iuberet L. Tarquinium cum coniuge ac liberis » (I, 59, 11).
Faut-il rapprocher cette île de la Quiritium fossa construite par Ancus (I, 33, 7), fossé construit par les quirites, mais peut-être aussi placé sous l’égide de Quirinus ?
J’utilise donc ici les termes de narration, de fiction et de récit dans un sens différent de celui établi par Gérard Genette ou vulgarisé d’après lui. Ce sens ne s’oppose cependant pas radicalement à lui. Gérard Genette a lui-même évolué de Figures II à Figures III, allant vers sinon une reconnaissance du moins une prise en compte implicite de la dimension massivement iconique de la représentation textuelle : si, dans « Frontières du récit », la narration est encore une catégorie du récit, tributaire d’une conception rhétorique du texte, dans « Mode », le quatrième chapitre de « Discours du récit », la place donnée à la question de la focalisation tend à faire du récit genettien un objet visuel, que la narration genettienne traite sous un angle donné. Il y a là les germes d’une conception du texte comme dispositif, même si la réticence de Genette est évidente : « Pour éviter ce que les termes de vision, de champ et de point de vue ont de trop spécifiquement visuel, je reprendrai ici le terme un peu plus abstrait de focalisation » (Figures III, Seuil, 1972, p. 206). Or il est nécessaire de reconnaître d’abord cette omniprésence de l’image pour pouvoir ensuite dégager, sous elle, le noyau aniconique de la brutalité, qui constitue paradoxalement la matrice narrative : on ne peut dégager la textualité du texte si l’on n’a pas posé préalablement tout ce qui dans le texte n’est pas textuel.
Je reprends l’expression que J. Derrida emprunte à Hamlet dans Spectres de Marx. L’hétérogénéité fondamentale et aberrante du récit de la révolution républicaine saute aux yeux lorsqu’il est dépouillé de la ficiton dont l’enrobent un Tite Live ou un Denys. Il n’est qu’à lire le résumé lapidaire de Florus, dans son Epitome de Gestis Romanorum, écrit une cinquantaine d’années après Tite-Live, sous Hadrien : Tam diu superbiam regis populus Romanus perpessus est, donec aberat libido ; hanc ex liberis ejus importunitatem tolerare non potuit. Quorum cum alter ornatissimæ feminæ Lucretiæ stuprum intulisset, matrona dedecus ferro expiavit ; imperium regibus abrogatum. (Florus, Epitome, I, 7.) « Le peuple romain supporta les abus de pouvoir (superbiam) du roi tant qu’il ne s’y mêla pas du sexe (libido) ; mais il ne put tolérer cette incartade (importunitatem) de ses enfants : comme l’un d’eux avait exercé sa débauche sur Lucrèce, une femme des plus honorables, la matrone expia son déshonneur en se poignardant ; le pouvoir fut ôté aux rois. » Florus ne mentionne pas Brutus, mais la seule Lucrèce, dont le coup de poignard abolit la royauté. L’asyndète après expiavit et l’élision du verbe conjugué (abrogatum [est]) soulignent la rupture logique dans la narration, faille narrative corallaire de l’effondrement structural dont toute fiction construit le double supplément.
Flexit uiam Brutus – senserat enim aduentum – ne obuius fieret, « Brutus fit un détour (il avait eu vent de son arrivée) afin qu’il ne se trouve pas sur son chemin » (I, 60, 1).
Incensam multitudinem perpulit ut imperium regi abrogaret exsulesque esset iuberet L. Tarquinium cum coniuge ac liberis, « [Brutus] poussa la foule enflammée à ôter le commandement au roi et à ordonner que L. Tarquin [le père de Sextus, donc] soit exilé avec sa femme et ses enfants » (I, 59, 11).
Denys d’Halicarnasse, Les Antiquités romaines, traduites du Grec par le P. Gabriel François le Jay, de la Compagnie de Jésus. A Paris, chez Gregoire Dupuis, ruë S. Jacques, près S. Benoist, à la Couronne d’or. MDCCXXII. Avec Privilege du Roy, §LXIX, p. 338.
Très elliptique, Tite Live suggère que Tarquin fut particulièrement impressionné par hoc velut domestico uisu (I, 56, 5), « cette vision qui semblait intéresser sa maison » (trad. Gaston Bayet).
La réponse de l’oracle à la première question n’est donnée ni chez Tite Live, ni chez Denys. G. Dumézil traite cet épisode de « pure légende, destinée seulement à mettre en valeur, par un thème de folklore, l’intelligence du grand Abruti » (!!!) (op. cit., p. 442). Si l’ambassade à Delphes a eu une réalité historique, elle peut n’avoir été motivée que comme action de grâce après une victoire militaire de Tarquin, la prise de Suessa Pometia, conformément à une coutume des Étrusques hellénisés (Cicéron, De republica, II, 24, 44).
Sextus est l’aîné des fils de Tarquin chez Denys, le benjamin chez Tite Live (qui minimus ex tribus erat, I, 53, 5 et Ovide, Fastes, II, 691), ce qui s’accorde mieux avec le sens de son prénom ainsi qu’avec son absence lors du voyage à Delphes.
Dumézil, op. cit., pp. 409-410 ; temple confédéral, Varron, De Lingua latina, 5, 43 et Denys d’Halicarnasse, 4, 26, 4-5 ; rex Nemorensis, Suétone, Caligula, 35, 3.
Ferentina, déesse protectrice de la confédération latine, avec son bois et sa source, semble ici redoubler la Diane d’Aricie. Comme c’est le représentant d’Aricie qui joue dans cet épisode le rôle essentiel, on peut penser que Ferentina n’est qu’un autre nom donné au bois sacré et au temple d’Aricie. La chronologie livienne pose d’ailleurs ici problème : Tite Live faisant remonter au roi Servius Tullius le transfert du sanctuaire fédéral de Diane d’Aricie à Rome, c’est à Rome que les confédérés auraient dû se réunir (remarque de G. Bayet, éd. Budé, p. 81, n. 1 et I, 45, 2-3). Cette anomalie trahit l’anachronisme du transfert, qui a dû se faire à l’époque républicaine, et dont nous suggérons que l’histoire de Lucrèce est la traduction-fiction.
Strabon, Géographie, V, I, 2 ; Pausanias, Description de la Grèce, II, 27, 4. Cette branche de gui est rapprochée du rameau d’or virgilien consacré à Junon infernale (Énéide, VI, 136-148 ; 185-211 ; 628-636).
Elatum domo Lucretiae corpus in forum deferunt, « enlevant de la maison le corps de Lucrèce ils le transportent sur la place publique » (I, 59, 3).
Tite Live place la fondation du temple romain sous le règne de Servius mais, sans mentionner le temple d’Aricie, il suggère que le modèle en aurait été le temple de Diane à Éphèse (I, 45, 1-3).
G. Dumézil propose des rapprochements avec le Dyauh de l’épopée indienne et avec le dieu scandinave Heimdallr.
Sur les notions de principe et d’institution symbolique, je renvoie à Image et subversion, notamment aux chapitres 4 et 9. On aura remarqué que l’analyse structurale tendait vers la dissolution des fonctions, Jupiter étant neutralisé et Quirinus évincé ; cette dissolution religieuse faisait retour comme affirmation des valeurs politiques de la république ; à rebours, la mise en évidence du ressort de la fiction restitue la dimension religieuse du récit, comme support et enjeu fondamental de la dissolution politique du régime de Tarquin.
Samuel Richardson, Histoire de Clarisse Harlove, traduit par l’abbé Prévost, 1751, éd. Shelly Charles en deux volumes, Desjonquères, 1999, II, 155-156. Les références renvoient à l’édition moderne, mais le texte est cité dans l’orthographe et la ponctuation de l’édition de 1751, dont nous préparons actuellement avec Benoît Tane une édition critique. Pour une étude de fond de la Clarisse de Richardson et des différentes illustrations auxquelles le roman a donné lieu au dix-huitième siècle, voir Benoît Tane, Avec figures… Roman et illustration au dix-huitième siècle, thèse soutenue à l’université Paul-Valéry de Montpellier en novembre 2004, vol. 1, deuxième partie, « Clarisse. Une figure pour la vertu », pp. 293-568.
Par exemple, juste avant l’enlèvement, les lettres 81 à 83, et surtout la lettre 87 (du dimanche 9 avril, 9 heures, au lundi, 9 heures), où Clarisse attend vainement que Lovelace vienne chercher sa lettre de rétractation, où elle renonce à fuir avec lui. Mais Lovelace procède de même avec Belford : voir par exemple la lettre 94, commencée « lundi au soir » dans le triomphe de l’enlèvement réussi, et continuée « mardi à la pointe du jour » avec les premières inquiétudes sur les soupirs de « ma charmante ».
Par exemple, dans la lettre 245, où Lovelace raconte les derniers préparatifs avant le viol, il insère le billet de la supposée Miss Lawrence destiné à Clarisse. En fait ce billet est inspiré par lui, de sorte que l’échange de Lovelace à Elizabeth Lawrence, d’Elizabeth Lawrence à Clarisse, puis in vivo de Clarisse à Lovelace constitue un cercle parfait autour de l’abomination qui se prépare.
Sur les notions d’espace vague et d’espace restreint, voir Image et subversion, op. cit., p. 54. Pour une topographie exacte du bûcher de Clarisse, voir Benoît Tane, op. cit., vol. 1, pp. 390-391.
Clarisse perd la parole et manque s’évanouir : elle est donc littéralement médusée, pétrifiée, ou, comme l’écrira Lovelace après son viol, « stupéfiée » : « Que ferai-je actuellement de cette admirable fille ? Je suis fâché de le dire ; mais actuellement elle est comme tout à fait stupéfiée » (lettre 248 ; II, 344 ; italiques dans le texte ; le verbe est répété deux fois quelques lignes plus loin).
Il y a dans cette situation quelque chose de comique, d’inénarrable : c’est déguisé en bûche que Lovelace déclare sa flamme ; quel meilleur endroit qu’un bûcher pour parler des feux de l’amour ? La cristallisation scopique est médusante dans un premier temps, mais ouvre dans un second temps à la distanciation scénique : le pathétique de la scène se double alors presque nécessairement d’un envers bouffon.
Cette virtualité d’un regard surprenant la scène, qui exerce sa pression à l’entrée du dialogue, est rappelée à la fin de la scène : « Je suis revenue à ma chambre, sans avoir été observée. Cependant la crainte de l’être m’a causé tant d’agitation, que je m’en sentois beaucoup plus en commençant ma lettre, qu’il (=Lovelace) ne m’a donné sujet d’en avoir » (p. 253).
Dans le dialogue qui suit cette spectaculaire rencontre, le lexique de la violence est récurrent :
« Il m’a interrompue ici, en me demandant pardon de sa hardiesse […]. J’ai droit, Monsieur, lui ai-je dit, de vous interrompre à mon tour. » (P. 245.)
Clarisse elle-même emploie le terme, dans une formule qui montre combien elle est consciente que cette alternative n’en est pas une, ou plus exactement n’en est une que dans l’ordre du langage : « ses argumens, tirés de mes disgrâces présentes par rapport à l’avenir, commencent à me faire craindre de me trouver dans la nécessité d’être à l’un ou à l’autre de ces deux hommes ; et si cette alternative étoit inévitable, je m’imagine que vous ne me blâmeriez pas de vous dire lequel des deux doit être préféré » (p. 253).
Narration n’est pas pris ici au sens narratologique traditionnel qui l’oppose à la description et au dialogue, mais dans le sens sémiologique que nous avons proposé : la narration, c’est le texte compris comme enchaînement, par opposition au système symbolique du texte (la structure) et au monde constitué et représenté par le texte (la fiction).
Point de liaison douce possible dans Clarisse, où non seulement Lovelace, mais le père Harlove ainsi que son fils James sont des brutaux. Clarisse n’envisage l’union avec un homme que sous la forme du viol, au point que Solmes, pour l’amadouer, lui propose si elle accepte de l’épouser de retarder indéfiniment la consommation du mariage (lettre 82, p. 494).
« J’étais de mon côté à ma ménagerie, pour donner quelques ordres dans cette terre, que mon grand-père m’a léguée et dont on me laisse une fois l’an l’inspection, quoique j’aie remis tous mes droits entre les mains de mon père. » (L2, 1, 63 ; voir également L6, 1, 85 ; L7, 1, 90 ; L13, 1, 116 ; L17, 1, 141… etc.) Prévost traduit dairy house par ménagerie et non par laiterie : ménagerie vient du latin mansio, la maison, et désigne ici simplement une ferme dans laquelle il y a des animaux.
Selon Clarisse ce n’est que progressivement, à l’instigation de James, que le projet se concentre sur le seul établissement du fils aîné : « Je vous ai entretenue plus d’une fois du projet favori de quelques personnes de notre famille, qui est de former ce qu’on appelle une maison ; dessein qui n’a rien de révoltant d’aucun des deux côtés, particulièrement de celui de ma mère. Ce sont des idées qui naissent assez ordinairement dans les familles opulentes, auxquelles leurs richesses même font sentir qu’il leur manque un rang et des titres.
Clarisse suggère qu’en fait Solmes est lui-même en train de berner les Harlove aveuglés par leur ambition : « On est persuadé que je ne tiendrai pas contre les avantages qui doivent revenir à la famille, de mon mariage avec M. Solmes, depuis qu’on a découvert à présent de la possibilité (qu’un esprit aussi avide que celui de mon frère change aisément en probabilité) à faire revenir la terre de mon grand-père, avec des biens plus considérables encore du côté de cet homme là. On insiste sur divers exemples de ces reversions dans des cas beaucoup plus éloignés ; et ma sœur cite le vieux proverbe, qu’il est toujours bon d’avoir quelque rapport à une grosse succession : pendant que Solmes, souriant sans doute en lui-même de ses espérances, tout éloignées qu’elles sont, obtient toute leur assistance par de simples offres, et se promet de joindre à son propre bien celui qui m’attire tant d’envie ; d’autant plus que, par sa situation entre deux de ses terres, il paroît valoir pour lui le double de ce qu’il vaudroit pour un autre. » (L13, 1, 121-122.)
Lors de la scène du bûcher, par exemple, Lovelace évoque « l’empressement de mon frère à souffler continuellement aux oreilles de mon père que, si l’on attend le retour de M. Morden, à qui je pourrai demander l’exécution du testament, il sera trop tard pour me retenir dans la dépendance » (p. 247).
Bien plus encore que Lovelace qui se contraint, James est le brutal, le superbus du récit. Montrant Solmes à Clarisse, il lui dit : « Cet honnête homme aura la bonté d’empêcher votre ruine ; vous bénirez quelque jour, ou vous aurez raison de bénir, sa condescendance. » Et Clarisse commente : « Voilà le terme qu’un brutal de frère n’a pas rougi d’employer. » (L. 75, 1, 433.)
Sur la fonction du parloir dans l’économie de la scène richardsonienne, voir Benoît Tane, op. cit., p. 311, 314, 391-393.
« Ici, elle s’est écriée : Ô terrible malédiction d’un père ! Je suis donc menacée de te voir accomplir à la lettre ! Sa voix se perdant alors dans un murmure qui ne paroissoit point articulé, j’ai eu la curiosité de regarder par le trou de la serrure : je l’ai vue à genoux, le visage et les bras levés vers le ciel, les mains étendues, implorant sans doute le secours d’en-haut. Je n’ai pu me défendre de quelque émotion. » (L217, 2, 168.)
On peut évidemment faire fonctionner le cinéma comme du théâtre (c’est le principe de la comédie) ou du roman (le film psychologique à la française), de même qu’on peut faire fonctionner une image comme un texte (c’est toute la civilisation de l’ut pictura poesis), ou un texte comme une image (c’est le principe de la scène de roman). Ces phénomènes transmédiologiques sont donc loin d’être marginaux : ils retardent, mais ne stoppent jamais la marche de l’histoire.
« —Eh bien, lui demandais-je. Ça se débrouille ?… — Oh ! fit-il, oh ! il n’y a rien de débrouillé du tout !… C’est encore plus embrouillé qu’avant ! Il est vrai que j’ai une idée. — Dites-la. — Oh ! je ne peux rien dire pour le moment… » (G. Leroux, Les Aventures extraordinaires de Rouletabille reporter, éd. F. Lacassin, Laffont, Bouquins, 1988, t. 1, Le Mystère de la chambre jaune, chap. 3, p. 32). Toutes les références ultérieures à Gaston Leroux se feront dans cette édition, le premier chiffre indiquant le numéro du chapitre, le second, celui de la page.
L’incompréhensible devient alors la matière ordinaire et continue de la narration, comme en témoigne le titre du premier chapitre du Mystère de la chambre jaune, « Où l’on commence à ne pas comprendre », et l’affirmation répétée, voire jubilatoire, qu’on n’y comprend rien : « Je ne comprends plus, fis-je… ou mieux je n’ai jamais compris » (2, 24) ; « …cependant qu’il prononçait cette phrase dépourvue pour moi du moindre sens : Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat » (5, 39) ; « Deux fois, depuis ce matin, ces mêmes mots insensés venaient me frapper » (6, 47 ; cf. p. 40, « cette phrase insensée ») ; « — Je sais, répliqua mon ami d’une voix goguenarde qui me surprit, je sais que maintenant il va falloir manger du saignant. J’avoue que je ne comprenais rien à la phrase de Rouletabille. […] Décidément mon ami avait le don de se faire comprendre des gens avec des phrases tout à fait incompréhensibles » (10, 66) ; « Tout à coup, M. de Marquet, la figure rayonnante parce qu’il ne comprenait pas, voulut bien se souvenir que son devoir était de chercher à comprendre » (11, 72 ; voir également p. 77 et p. 81) ; « Il faut, me dit Rouletabille, que je vous conduise sur les lieux pour que vous puissiez comprendre ou plutôt pour que vous soyez persuadé qu’il est impossible de comprendre » (14, 98) ; « Rouletabille […] prononça des mots incompréhensibles avec un air hagard » (14, 101) ; « Robert Darzac ouvrit des yeux qui attestaient qu’il ne comprenait pas un mot de ce que venait de lui dire Rouletabille » (24, 152) ; « Jamais procès n’aura présenté tant de points obscurs, incompréhensibles, inexplicables (26, 153).
« Mais comment expliquer que [l’assassin] n’était pas là, qu’il s’était déjà enfui ?… Cela dépasse toute imagination » (1, 19) ; « l’affaire de la “Chambre jaune”, par son côté inexplicable » (3, 26) ; « Obscure affaire ! Incroyable, insondable, inexplicable affaire… » (3, 27) ; « L’affaire, telle que la rapporte Le Matin, reprit Rouletabille, acharné, me paraît de plus en plus inexplicable » (3, 29) ; « Évidemment, voilà ce qui me semble, pour le moment, naturel quoique inexplicable… » (3, 31) ; « tant que ce mystère qui me paraissait inexplicable ne me serait pas expliqué » (6, 40) ; « Et encore l’hypothèse qui, maintenant, s’élève du fond de mon moi est-elle si absurde, celle-là, que je préfère presque les ténèbres de l’inexplicable » (14, 98) ; « car, en vérité, les phénomènes de cette science encore inconnue qu’est l’hypnotisme, par exemple, ne sont point plus inexplicables que cette disparition de la matière de l’assassin au moment où ils étaient quatre à le toucher » (14, 186) ; « lorsqu’il vint à la barre expliquer l’inexplicable » (25, 153) ; « la formidable nuit de la “Chambre jaune” et celle de la galerie inexplicable » (19, 125) ; « l’épisode de la galerie inexplicable » et « la nuit de la galerie inexplicable » (29, 188).
Gaston Leroux donne également le plan du Fort d’Hercule dans Le Parfum de la dame en noir (6, 235 et 239 ; 10-3, 283), et de la datcha du général Trébassof dans Rouletabille chez le tsar (5, 434 et 435). Mais il n’y a plus de plan dans Le Château noir, ni dans Les Étranges noces de Rouletabille qui lui font suite, signe d’un glissement de genre : la chambre de la brutalité, d’abord l’oubliette appelée la je ne rends rien et je retiens tout (chap. 11 et 12, 672-684), puis la chambre du trésor immergée (chap. 21-24, 958-970), n’y est plus une figure de l’énigme, mais un passage obligé pour le héros, le lieu de l’épreuve qualifiante dans ce qui n’est plus un roman policier, mais un roman d’aventure, où le renversement du pas-de-sens de la brutalité en scénographie de la violence ne relève plus du processus intellectuel, rationnel, de l’élucidation, mais du trajet et de l’action du héros. Le nom donné à l’oubliette de la Karakoulé est très intéressant car il désigne la position et la fonction même de l’inconscient, y compris avec ses retours du refoulé, car parfois l’oubliette rend quelque chose (p. 681). Sur le sens exact de ce qui est nommé en turc ialniss guidich, voir 17, 727.
Gaston Leroux ne parle jamais explicitement de viol, et il ne saurait d’ailleurs juridiquement y avoir de viol entre époux. Dans l’après-midi qui précède le cauchemar dans la chambre jaune, Mlle Stangerson est étranglée, comme l’attestent les marques sur son cou (« elle était pleine de sang, avec des marques d’ongles terribles au cou », 1, 18) ; dans la nuit du cadavre impossible, elle est poignardée (« Les trois coups de couteau que l’homme lui avait portés sur la poitrine… », 24, 146). Mais le terme récurrent qui désigne le crime est celui d’attentat : « l’abominable attentat dont Mlle Stangerson a été victime » (1, 20) ; « mon ami le soupçonnait de l’abominable attentat » (6, 40) ; « le plus monstrueux et le plus mystérieux attentat que j’ai ouï de ma carrière » (11, 73) ; « l’attentat du pavillon » (15, 105) ; « l’attentat de la “Chambre jaune” » (16, 116 et 19, 123).
Le cri qu’on entend sans rien voir est le symptôme récurrent de la brutalité : « une clameur désespérée partit de la “Chambre jaune”. C’était la voix de mademoiselle qui criait […] et encore la voix de mademoiselle qui criait » (1, 17) ; « nous eûmes les oreilles déchirées par un cri affreux qui retentissait dans le château, un véritable cri de la mort » (22, 140). Même cri dans Le Parfum de la Dame en noir : « À ce moment, un coup de feu déchire la nuit, suivi du cri de la mort ! Ah ! revoilà le cri, le cri de la galerie inexplicable ! » (10, 296 ; même page, « le cri de la mort » et « l’horreur de ce cri » ; p. 297, « ce cri de mort ») ; « j’étais en train de me demander à quoi rimait ce singulier exercice, quand tout à coup, dans mon dos, retentit le cri de la mort »(18, 346 ; p. 347, « cet appel du cri de la mort » ; p. 352, « le cri de la mort »). Et dans Le Château noir : « Puis un cri soudain… un cri de mort ! Rouletabille croit avoir reconnu la voix d’Ivana » (2, 610).
Sur l’intertextualité dans Le Mystère de la chambre jaune, voir S. Lojkine, « Parodie et pastiche de Poe et de Conan Doyle dans Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux », (Ré)écritures: Parodie et pastiche (de 1850 à nos jours), dir. C. Dousteyssier-Khoze, University of Durham, mars 2005 (actes en cours de publication).
La mère d’Ivana est assassinée par l’abominable Gaulow dans la chambre des reliques à Sofia en Bulgarie (2, 603-605). Ivana épouse ensuite Gaulow qui la séquestre dans la Karakoulé, le château noir, à la frontière turque, et manque la violer le soir de ses noces (18, 732-738). Les deux scènes, celle de la mère qui précède le récit et celle de la fille où il culmine, sont reliées par le coffret byzantin qui contenait les reliques de la mère, coffre volé par Gaulow, qu’Ivana espère recouvrer en échange de cet abominable mariage-viol.
C’est peut-être dans Le Parfum de la dame en noir que l’identification de la rationalité au déni du visible est la plus nette : « Ah ! le côté extérieur des choses ! Voyez-vous, Sainclair ; il y a des moments où, pour raisonner, je voudrais pouvoir m’arracher les yeux. Arrachons-nous les yeux, Sainclair ; cinq minutes… » (p. 278) ;« Malheureux ! hurla Rouletabille, en s’enfonçant avec plus de force les poings dans les yeux ! je n’ai plus d’yeux… je ne peux pas vous voir !… » (p. 280) ; « Toujours les yeux ! Prenez garde à vos yeux, Sinclair… » (p. 282) ; « Oui, Rouletabille aurait tout vu. Euh ? Rouletabille raisonne plus qu’il ne regarde. » (P. 335).
S. Freud, « L’Homme aux loups », in Cinq psychanalyses, PUF, 1954, IV, p. 356, note 1 et surtout V, pp. 359-369.
Sophie à la cataracte est à la fois l’icône du coffret et l’énigme prononcée par le général Vilitchkov à l’agonie (3, 618-619) puis lue par Rouletabille sur le carnet dérobé à Gaulow (4, 624 ; 6, 633-634).
L’intitulé du chapitre 3, « Un homme a passé comme une ombre à travers les volets », est caractéristique de cette double spectralité : le crime de la chambre jaune y est représenté comme un dispositif radiographique, son mystère antique et pour tout dire œdipien est figuré par ce que rendent possible la technique et l’imaginaire de la science moderne.
« Obscure affaire ! Incroyable, insondable, inexplicable affaire… et je ne crains qu’une chose, monsieur Rouletabille… c’est que les journalistes se mêlent de la vouloir expliquer… » (3, 27) ; « C’est une belle affaire, allez ! Et dont on ne trouvera pas la clef d’ici longtemps, je l’espère bien !… » (3, 30) ; « “Quelle affaire ! monsieur l’entrepreneur, quelle affaire ! Vous verrez que nous ne saurons jamais comment l’assassin a pu sortir de cette chambre-là !” Tout à coup, M. de Marquet, la figure rayonnante, parce qu’il ne comprenait pas, voulut bien se souvenir que son devoir était de chercher à comprendre… » (11, 71-72) ; « “Décidément, je n’y comprends plus rien !…” Et M. de Marquet répéta, avec une rage désespérée, qui devait être pour lui le comble de l’ivresse, car je ne sais si j’ai déjà dit qu’il n’était jamais aussi heureux que lorsqu’il ne comprenait pas : — …plus rien ! » (11, 81).
« Dans sa carrière de magistrat, il ne s’était véritablement intéressé qu’aux affaires susceptibles de lui fournir au moins la matière d’un acte. » (3, 26) ; « Hein ! croyez-vous, quelle scène ! Auriez-vous imaginé ça, vous ! J’en ferai un petit acte pour le Vaudeville. » (11, 72.)
« Un tel idéal l’avait conduit, sur le tard, à être juge d’instruction à Corbeil, et à signer “Castigat ridendo” un petit acte indécent à la Scala. » (3, 26.)
Faute de juge dans Le Parfum de la Dame en noir, l’antagoniste sémiologique de Rouletabille est Edith, la nouvelle femme d’Arthur Rance (5, 227) chez qui les protagonistes sont hébergés. Edith est une « figure romanesque » (6, 233) ; « elle marche comme une comédienne » (ibid.) ; c’est « une jeune personne romanesque qui l’avait séduit immédiatement par un tour d’esprit littéraire » (6, 240) ; « Ce caractère romanesque » (6, 242) ; « Décidément, il y a de petites âmes romanesques qui ne doutent de rien » (8, 255) ; « il semblait à Edith, mélancoliquement penchée au haut de sa terrasse, sur le plus beau décor du monde, qu’elle était une de ces nobles demoiselles de l’ancien temps, dont elle avait tant aimé les cruelles aventures dans les romans de ses auteurs favoris »(9, 262) ; « Mais moi aussi, ajouta-t-elle assez drôlement, je suis romanesque » (10, 272) ; « elle m’a tout à fait intéressée à cause de mes goûts romanesques » (14, 322). Edith posant dans son château wagnérien singe la littérature, comme M. de Marquet représente parodiquement le théâtre : pour la même raison que lui, parce qu’elle incarne la logique de la scène, elle demande à voir ce qui ne se révèle que comme espace d’invisibilité, comme horreur de la chambre (« C’est très amusant !… Ce Larsan, comme je voudrais le connaître !… », 8, 255).
La brutalité de Rouletabille devient un véritable trait de caractère à partir du Parfum de la Dame en noir : « Eh bien ! Qu’est-ce que vous venez me raconter, alors ? continue-t-il, brutal. » (10, 296) ; « nous reprochions à Rouletabille la brutalité avec laquelle il venait de nous faire apparaître une opinion… » (14, 326) ; « je me rappelais la brutalité avec laquelle Rouletabille m’avait traité tout à l’heure » (20, 360).
« La figure de Rouletabille […] reflétait un désir si irrésistible de franchir ce seuil au-delà duquel il se passait quelque prodigieux mystère » (5, 38) ; « Vous avouerai-je mon impatience de pénétrer dans le lieu même du crime ? » (6, 44).
De même : « Ah ! il va me falloir de la force, cependant, pour découvrir maintenant les traces sensibles qui vont entrer, qui doivent entrer dans le cercle plus large que j’ai dessiné là, entre les bosses de mon front ! » (18, 120) ; « ces marques sensibles destinées à entrer dans le cercle tracé par le bon bout de sa raison » (19, 121) ; « histoire d’être sûr que [la figure de l’assassin] entre dans le cercle que j’ai tracé avec le bon bout de ma raison » (19, 128) ; « et j’aurai vu si sa figure entre dans mon cercle… » (21, 133) ; « des signes extérieurs qui m’avaient, jusqu’alors, égaré, et qu’il fallait, normalement, faire entrer dans le cercle tracé par le bon bout de ma raison ! » (27, 171) ; « Que signifiait ce binocle ?… Il n’entrait point dans mon cercle. » (27, 172) ; « Ainsi devais-je naturellement faire entrer dans le cercle de mon raisonnement les marques extérieures » (27, 177) ; « c’était un nouveau signe extérieur qui entrait dans le cercle de mon raisonnement » (28, 185).
De même, dans Le Parfum de la Dame en noir, « le revoilà tel qu’un porc cherchant sa nourriture dans la fange » (18, 349).
Outre qu’ils partagent le même métier, le collège d’Eu où Rouletabille a été pensionnaire (Le Parfum de la Dame en noir) est le collège où Gaston Leroux a fait ses études. Le premier nom de Rouletabille est Boitabille (sept. 1907, supplément littéraire de L’Illustration), que Leroux doit changer après la protestation d’un homonyme : Roule-, la partie changée, est Leroux en verlan. Boitabille identifiait la tête du héros à une boîte contenant les deux billes-bosses de son front, principe rationnel et attribut phallique.
Il faudrait dire la scène primitive, mais au sens où nous entendons le mot scène, la scène primitive n’est pas une scène, mais une chambre.
Juste avant le chapitre 10, où Rouletabille prononce cette phrase-énigme à l’auberge du Donjon, s’est posé le problème du sang de l’assassin, qui a laissé son empreinte sur le mur de la chambre jaune. La main blessée de Larsan, et celle indemne de Darzac désignent d’emblée le vrai et le faux coupable. Larsan suggère cependant que l’assassin a pu saigner du nez (9, 64) : au-delà du mensonge de parade, l’assertion pourrait contenir une part de vérité, l’écoulement naturel du sang métaphorisant l’acte sexuel et disant le désir du Père. En tout cas, ce qui est saignant, c’est l’assassin.
Pour une réinterpétation du festin totémique évoqué par Freud dans Totem et tabou, voir S. Lojkine, Image et subversion, chap. 7, pp. 165-183.
Leibniz, Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, éd. J. Jalabert, Aubier Montaigne, 1962. La célèbre allégorie de la fin de la troisième partie reprend, de l’aveu même de l’auteur, un « dialogue de Laurent Valla sur le libre arbitre contre Boëce », dont les interlocuteurs sont « Antoine Glarea, Espagnol » et l’auteur (405, 370, le premier nombre désigne le paragraphe, le second la page dans l’édition précitée). Lorenzo della Valle, dit il Valla (1407-1457), avait en effet écrit un Laurentii Valle Dialogus de libero arbitrio, imprimé dans un recueil in folio intitulé Dialogi decem variorum auctorum en 1473 à Cologne ou à Louvain (Bnf C674 et Res Z 478). Cependant si le début du texte de Leibniz paraphrase Valla, toute la fin, et notamment la pyramide des mondes virtuels, est une invention propre du philosophe des Lumières.
« Poussons donc encore plus avant la petite fable. Sextus quittant Apollon et Delphes, va trouver Jupiter à Dodone » (413, 374) : à partir de là, l’invention est proprement leibnizienne.
Référence de l'article
Stéphane Lojkine, « Brutalités invisibles, vers une théorie du récit », introduction à Brutalité et représentation, L’Harmattan, 2006.
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