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Stéphane Lojkine,

Parodie et pastiche de Poe et de Conan Doyle dans Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux

, mis en ligne le 03/05/2021, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/archives/fiction-illustration-peinture/parodie-pastiche-poe-conan-doyle-dans-mystere

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Ressources externes

Parodie et pastiche de Poe et de Conan Doyle dans Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux

Pour citer ce texte

Ce texte reprend une communication du colloque international (Ré)écritures : parodie, pastiche, université de Durham, Angleterre, avril 2005. Pour citer l’article qui en a été tiré : Stéphane Lojkine, « Parodie et pastiche de Poe et de Conan Doyle dans Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux », Poétiques de la parodie et du pastiche de 1850 à nos jours, éd. C. Dousteyssier-Khoze & F. Place-Verghnes, Peter Lang, Modern French Identities, n°55, p. 175-187.

Texte intégral

Le Mystère de la chambre jaune, affiche du film
Le Mystère de la chambre jaune, affiche du film de Henri Aisner, 1949.

Malgré l’alibi réaliste du roman, Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux affiche explicitement sa dette vis-à-vis de Double assassinat dans la rue Morgue, de Poe, dont il prétend corser le mystère, et, implicitement, vis-à-vis de Conan Doyle, dont le célèbre Sherlock Holmes, fustigé par Leroux, a servi de modèle parodique à son meurtrier, Frédéric Larsan. En fait, beaucoup d’éléments de l’histoire racontée par Leroux sont repris du Chien des Baskerville : le mariage secret, le parfum, la canne, la lettre brûlée, l’animal monstrueux.
Les récits sérieux de Poe et de Conan Doyle sont en quelque sorte tournés en dérision par Leroux. Mais il faut distinguer plusieurs régimes d’intertextualité : au niveau de la narration (les détails du Chien des Baskerville), il s’agit simplement de réécriture ; le niveau de la structure, ou du modèle (ici la méthode d’investigation de Sherlock Holmes et de Dupin), engage la pratique du pastiche ; le niveau du dispositif (le mystère de la chambre, un espace impénétrable qui a été pénétré) met en œuvre la parodie.
Sous couvert de corser le mystère de Poe, Leroux, qui a repéré là un dispositif fondamental et une rupture essentielle dans l’histoire littéraire, fait échouer la fiction de la chambre. Mais il en explore tous les aspects, mettant en relation les motifs du viol, du cercle de la raison et de la scène primitive, au moment où Freud publie ses découvertes.

 

En 1907 paraît dans le supplément littéraire du journal L’Illustration, en douze épisodes, Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux1. Le succès immédiat du roman ouvre la série des Rouletabille. Le texte est publié l’année suivante en édition séparée chez Lafitte2. Gaston Leroux en tire une pièce en 1912. Le roman est réédité en 1920, toujours chez Lafitte, comme premier volume de la Collection des romans d’aventure et d’action3, où toute la série des Rouletabille sera rassemblée, de 1920 à 1922. Il est à nouveau illustré. Nouvelle édition en 1933, toujours chez Laffite, imprimerie Hachette4. Puis c’est une éclipse de plus de vingt ans, avant la réédition de 1953, avec des illustrations par Jean Reschofsky pour la bibliothèque verte5 : le livre devient un classique de la littérature de jeunesse.

I. Analogies explicites dans le roman

Dès les premières pages du roman, le narrateur affirme très explicitement sa dette envers les fondateurs du genre du roman policier :

« C’est qu’en vérité — il m’est permis de dire “puisqu’il ne saurait y avoir en tout ceci aucun amour-propre d’auteur” et que je ne fais que transcrire des faits sur lesquels une documentation exceptionnelle me permet d’apporter une lumière nouvelle — c’est qu’en vérité, je ne sache pas que, dans le domaine de la réalité ou de l’imagination, même chez l’auteur du Double Assassinat dans la rue Morgue, même dans les inventions des sous-Edgar Poe et des truculents Conan Doyle, on puisse retenir quelque chose de comparable QUANT AU MYSTÈRE, “au naturel mystère de la Chambre Jaune”. » (Chap. 1, p. 166.)

Bien sûr l’opposition ne trompe personne entre les mystères fabriqués, fictifs de Poe et de Conan Doyle et le mystère réel, naturel, que le journaliste Leroux, par l’intermédiaire du narrateur Sainclair, livre aux lecteurs de L’Illustration. Simple convention réaliste. Ce qui est plus intéressant, c’est la nature de l’emprunt : précisément parce que la convention réaliste interdit d’avouer l’emprunt de personnages ou d’éléments de l’histoire, que seul le réel a pu fournir, c’est au niveau du MYSTÈRE écrit en majuscules que peut jouer, en toute innocence, l’analogie.

Au chapitre VII, après que Rouletabille est parti en expédition sous le lit de Mlle Stangerson dans la chambre jaune, à la recherche d’un improbable indice du crime dont elle est censée avoir été victime la veille en ces lieux, Sainclair fait remarquer :

« De fait, observai-je, voilà bien pourquoi ce mystère est le plus surprenant que je connaisse, même dans le domaine de l’imagination. Dans le Double Assassinat de la rue Morgue, Edgar Poe n’a rien inventé de semblable. Le lieu du crime était assez fermé pour ne pas laisser échapper un homme, mais il y avait encore cette fenêtre par laquelle pouvait se glisser l’auteur des assassinats qui était un singe !… Mais ici il ne saurait être question d’aucune ouverture d’aucune sorte. La porte close et les volets fermés comme ils l’étaient, et la fenêtre fermée comme elle l’était, une mouche ne pouvait entrer ni sortir ! » (Chap. 7, p. 52.)

Le mystère est ici encore ce par quoi il est possible d’énoncer l’analogie. Sainclair trahit ainsi le mode de composition du roman, qui ne déroule pas une histoire, mais résout une équation. Leroux travaille avant tout à partir d’un espace, « le lieu du crime », qui pose problème, et un problème de pur espace : comment y entrer, comment en sortir. Les plans des lieux présents dans le texte dès sa première impression sont les matrices narratives à partir desquelles le romancier a créé sa fiction. De façon explicite et consciente d’elle-même la fiction revendique son caractère radicalement anti-narratif. Ce qu’elle met en œuvre, ce sont des dispositifs, c’est-à-dire des configurations dans l’espace qu’elle investit de significations.

Chercher la clef de l’énigme, ne revient donc pas essentiellement à rétablir l’enchaînement des faits ; chez les trois auteurs, la reconstruction narrative, l’histoire du crime est reléguée et expédiée dans un épilogue présenté comme presque superfétatoire, une fois la tension dramatique du dénouement retombée. Il s’agit bien plutôt ici de promouvoir une méthode que d’établir un résultat, de mettre en œuvre un nouveau mode de raisonnement, qui partira de l’espace comme de ce qui résiste précisément à toute narrativisation. L’espace est incompréhensible, le mot revient de façon obsessionnelle dans Le Mystère de la chambre jaune, dont le premier chapitre s’intitule significativement « Où l’on commence à ne pas comprendre ». L’enjeu de la fiction n’est pas de réduire cet incompréhensible, mais précisément de le préserver, de le circonscrire. C’est ce qu’exprime comiquement le dialogue du juge de Marquet et de son greffier M. Maleine, au chapitre III, alors que les ouvriers tentent de trouver le passage secret par lequel le criminel serait sorti de la chambre jaune :

« Pourvu, mon chez monsieur Maleine, pourvu que cet entrepreneur, avec sa pioche, ne nous démolisse pas un aussi beau mystère !

— N’ayez crainte, répondit M. Maleine, sa pioche démolira peut-être le pavillon, mais elle laissera notre affaire intacte. […] Nous pouvons être tranquilles. Nous ne saurons rien. » (Chap. 3, p. 267.)

Il ne s’agit pas simplement de dénoncer l’impéritie d’un juge excentrique, plus amateur de vaudevilles, qu’il écrit, que de justice et de vérité. Le juge dramaturge parodie l’auteur lui-même, pour qui l’exigence du suspens dramatique va à l’encontre de la clarification des événements. Il ne s’agit pas d’établir des faits dans l’intérêt de la Justice mais de produire de la jouissance dans l’intérêt du lecteur.

Dans cette perspective, le long préambule au Double assassinat dans la rue Morgue (1843), où Poe disserte sur « les facultés de l’esprit », sur la « faculté de résolution », sur « la haute puissance de la réflexion » doit être lu non comme une digression maladroite, mais comme le manifeste d’une révolution sémiologique, qui place cette jouissance intime au cœur du nouveau dispositif de la fiction. Le Rouletabille de Leroux, avec ses deux bosses sur son front et sa formule obsessionnelle, « Il faut prendre la raison par le bon bout », parodie la fascination de Poe pour la jouissance intellectuelle pure, incarnée par son détective Dupin ; mais ce faisant il installe et parachève le nouveau modèle.

Pourtant, c’est contre Poe et Conan Doyle que Rouletabille dit forger sa méthode. Au chapitre XVIII, dans l’Extrait du carnet de Joseph Rouletabille, on trouve les réflexions suivantes, censées avoir été écrites par le jeune reporter le lendemain de sa veillée d’armes lors de l’épisode de la galerie inexplicable :

« Ah ! raisonner par le bon bout ! je m’assieds, désespéré, sur une pierre de la cour d’honneur déserte… Qu’est-ce que je fais, depuis plus d’une heure, sinon la plus basse besogne du plus ordinaire policier… Je vais quérir l’erreur comme le premier inspecteur venu, sur la trace de quelques pas qui me feront dire ce qu’ils voudront !
Je me trouve plus abject, plus bas dans l’échelle des intelligences que ces agents de la Sûreté imaginés par les romanciers modernes, agents qui ont acquis leur méthode dans la lecture des romans d’Edgard Poe ou de Conan Doyle. Ah ! agents littéraires… qui bâtissez des montagnes de stupidité avec un pas sur le sable, avec le dessin d’une main sur le mur ! Ah toi, Frédéric Larsan, ah toi, l’agent littéraire !… Tu as trop lu Conan Doyle, mon vieux !… Sherlock Holmes te fera faire des bêtises, des bêtises de raisonnement plus énormes que celles qu’on lit dans les livres… Elles te feront arrêter un innocent… Avec ta méthode à la Conan Doyle, tu as su convaincre le juge d’instruction, le chef de la Sûreté… tout le monde… » (Chap. 18, p. 119.)

Constamment, Rouletabille critique la méthode des indices, dont Sherlock Holmes, avec ses fameuses déductions à partir de cendres de cigares, est la figure de proue. Dans Le Mystère de la chambre jaune, « le dessin d’une main sur le mur », cette fameuse empreinte ensanglantée, gigantesque, laissée dans la chambre jaune, comme les empreintes de pas sur le sol boueux du parc du Glandier, constituent autant de fausses pistes destinées à dérouter l’enquête. Larsan, qui est à la fois le criminel et le policier, utilise à ses propres fins les méthodes d’enquête développées par Poe et par Conan Doyle : il anticipe le décodage de ses propres crimes selon une logique de l’indice afin de l’orienter vers la fausse piste qui fera de Darzac, l’amant malheureux, la victime idéalement désignée. Larsan est bien un « agent littéraire », une insertion de la logique de Poe et de Conan Doyle dans le roman de Leroux, qui parodie et déjoue cette logique. C’est cette parodie, ce déjouement du modèle littéraire qui procure, sinon l’illusion du réel, du moins la jouissance de la lecture, identifiée à un travail de circonscription de l’incompréhensible, le discours du texte se déployant comme un écrin autour des traces non signifiantes, des indices trompeurs, des silences et des conduites énigmatiques des victimes.

À y regarder de près, le rapport de Leroux à Poe et à Conan Doyle est donc extrêmement ambigu : abordé sur le mode de la surenchère (il s’agit de faire mieux que les fondateurs du genre, de radicaliser les données du problème à résoudre), le modèle se révèle plus subtilement être mis en abyme par la stratégie de Larsan, que Rouletabille se donne pour mission de déjouer : le criminel a disposé les indices de son crime de façon à faire accuser son rival en amour (Darzac), en supposant que l’enquêteur (Rouletabille) procèderait à la manière des détectives de Poe et de Conan Doyle. Rouletabille doit renverser le modèle pour dénouer l’énigme. Surenchère d’une part, renversement d’autre part : il faudra distinguer, dans le jeu de la parodie et du pastiche, au-delà du premier niveau narratif (la réécriture, qu’étudie la critique des sources), un second et un troisième niveau : niveau du modèle que le texte déjoue (c’est le pastiche) ; niveau du dispositif qu’il parachève (c’est la parodie).

Nous proposons donc d’identifier ces trois termes de réécriture, pastiche et parodie à trois niveaux d’organisation du texte et, de là, à trois systèmes d’intertextualité : la source, le modèle, le dispositif.

II. Source, modèle, dispositif : Le Chien des Baskerville

Pour comprendre comment opèrent ces différents niveaux, il convient d’en venir au détail de la comparaison des textes. Si c’est au Double assassinat dans la rue Morgue que Leroux emprunte le dispositif du Mystère de la chambre jaune, force est de constater que c’est au Chien des Baskerville8 que le roman français emprunte l’essentiel de sa trame narrative. Le Mystère de la chambre jaune est d’abord une réécriture du Chien des Baskerville, c’est-à-dire qu’il lui emprunte toute une série d’éléments narnatifs. Ainsi le mystère de Mlle Stangerson tient à son mariage secret avec l’assassin ; de la même façon, Mme Stapleton, présentée tout au long du roman anglais comme la sœur de Stapleton, se révèlera finalement être son épouse. Les deux femmes participent malgré elles du crime, tenues qu’elles sont au silence par le lien conjugal, devenu système de torture intime. Stapleton, Stangerson : les deux noms se font écho malicieusement ; l’intertextualité à ce niveau passe par un jeu avec la matérialité même du signifiant.

Illustration de Sidney Paget pour <i>Le Chien des Baskerville</i>, The Strand Magazine, 1901. Chapitre 10, Watson dans la lande (sur le modèle du tableau de Caspar-David Friedrich, <i>Promeneur devant une mer de brouillard</i>, 1818, Kunsthalle, Hambourg, ou de la gravure de Laisné représentant Rastignac au Père-Lachaise, <i>Le Père Goriot</i>, éd. Rançon, 1862, page 52)

Illustration de Sidney Paget pour Le Chien des Baskerville, The Strand Magazine, 1901. Chapitre 10, Watson dans la lande (sur le modèle du tableau de Caspar-David Friedrich, Promeneur devant une mer de brouillard, 1818, Kunsthalle, Hambourg, ou de la gravure de Laisné représentant Rastignac au Père-Lachaise, Le Père Goriot, éd. Rançon, 1862, page 52)

Il y a même jusqu’au détail du parfum de Mme Stapleton, dont Leroux fera, en l’inversant, le signe distinctif de Mlle Stangerson. Sherlock Holmes, examinant le papier de la lettre anonyme confectionnée par Mme Stapleton à Londres pour, à l’insu de son mari, avertir Sir Henry Baskerville du danger qu’il court, remarque :

« En le levant à quelques centimètres de mes yeux, je sentis la faible odeur d’un parfum qui s’appelle “jasmin blanc”. Il existe soixante-quinze parfums, et il est indispensable à tout expert criminel de savoir les distinguer les uns des autres ; plus d’une fois j’ai eu entre les mains des affaires dont le succès a dépendu de la connaissance que j’en avais. Le parfum suggérait donc une présence féminine, et déjà je commençai à soupçonner les Stapleton. » (Chap. 15, p. 2909.)

« Jasmin blanc » devient chez Leroux le parfum de la dame en noir, « en noir » est une parodie de ce « blanc ». La première rencontre de Rouletabille avec ce parfum qui ramène à lui le souvenir d’enfance de sa mère a lieu lors de la réception à l’Élysée, où il surprend la conversation de Mlle Stangerson et de Darzac à propos d’un mystérieux billet qu’elle a reçu. Rouletabille raconte :

« … je me laissais aller à une vague rêverie, quand je sentis passer le parfum de la dame en noir. Vous me demanderez : “Qu’est-ce que le parfum de la dame en noir ?” Qu’il vous suffise de savoir que c’est un parfum que j’ai beaucoup aimé, parce qu’il était celui d’une dame, toujours habillée de noir, qui m’a marqué quelque maternelle bonté dans ma première jeunesse. La dame qui, ce jour-là, était discrètement imprégnée du “parfum de la dame en noir” était habillée de blanc. » (Chap. 13, p. 93.)

Le retournement in extremis du noir au blanc, absolument gratuit dans l’économie de la narration, signe l’emprunt parodique10.

D’autre part le premier chapitre du Chien des Baskerville est consacré à la canne du docteur Mortimer et à ses initiales gravées, sur lesquelles Watson puis Holmes exercent leur sagacité. Comme le détail du parfum de Mme Stapleton, cette canne ne joue aucun rôle dans l’élucidation du mystère proprement dit ; elle n’est là que pour illustrer et qualifier la compétence de Sherlock Holmes11. La canne de Larsan en revanche fournit le titre du chapitre 12 et jouera un rôle essentiel dans l’élucidation par Rouletabille du mystère de la chambre jaune. Larsan prétend l’avoir achetée à Londres, mais Rouletabille déchiffre sur sa marque l’adresse du fabricant, « Cassette, 6bis, Opéra ». Après enquête, il s’avère que la canne a été achetée au moment du crime par « un homme répondant à s’y méprendre au signalement de M. Robert Darzac » : dans un premier temps du moins, « l’achat de cette canne procure un alibi irréfutable à M. Robert Darzac » (chap. 12, p. 90). Or la canne du docteur Mortimer contenait également à sa manière une adresse : CCH, pour Charing-Cross Hospital (chap. 1, p. 155).

Enfin, l’histoire criminelle du Chien des Baskerville est doublée, voire contrecarrée par une histoire sentimentale, celle de l’inclination de Sir Henry pour Mme Stapleton, qu’il croit demoiselle alors qu’elle est la femme du meurtrier. Cette histoire, que Conan Doyle semble lui-même ne pas prendre très au sérieux, devient la trame essentielle et profonde du Mystère de la chambre jaune, dont la passion de Darzac pour Mlle Stangerson, qu’il croit demoiselle, constitue la même trame narrative. Darzac cependant connaît le secret de celle qu’il aime, ce qui transforme une histoire de dupe en tragédie intime.

Dans Le Chien des Baskerville, l’enquête accomplit un pas décisif lorsque le gardien de Baskerville Hall, le fidèle Barrymore, avoue à Sir Henry et au docteur Watson qu’après la mort de Sir Charles il a retrouvé dans la cheminée les restes d’une lettre brûlée :

« La plus grande partie de cette lettre était en poussière, mais un petit bout, la fin d’une page, se tenait d’un bloc ; bien que ce fût du gris sur fond noir l’écriture était lisible. Nous eûmes l’impression que c’était un post-scriptum à la fin d’une lettre et il était écrit : “Je vous en prie, si vous êtes un gentleman, brûlez cette lettre et soyez à dix heures devant la porte.” En dessous figuraient les initiales “L. L.” » (Chap. 10, p. 238.)

Barrymore envoie depuis le manoir des signaux à Selden, le forçat évadé dans la lande. Illustration pour le chapitre 8, au-dessus du texte suivant : « <i>Barrymore was crouching at the window with the candle held against the glass</i> » (même série d’illustrations que la fig. précédente)
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Dans ces deux images, le rapport entre espace vague et espace restreint est inversé par rapport aux dispositifs classiques. Le personnage, figuré de dos comme un embrayeur visuel vers la scène, regarde pourtant l’espace vague de la lande.

Barrymore envoie depuis le manoir des signaux à Selden, le forçat évadé dans la lande. Illustration pour le chapitre 8, au-dessus du texte suivant : « Barrymore was crouching at the window with the candle held against the glass » (même série d’illustrations que la fig. précédente)
Dans ces deux images, le rapport entre espace vague et espace restreint est inversé par rapport aux dispositifs classiques. Le personnage, figuré de dos comme un embrayeur visuel vers la scène, regarde pourtant l’espace vague de la lande.

Dans Le Mystère de la chambre jaune, c’est une fin de lettre que Rouletabille entend lire par Mlle Stangerson à Darzac à la réception de l’Élysée, puis retrouve, également à demi calcinée dans la cheminée du laboratoire du professeur Stangerson :

« Rouletabille avait le nez fourré dans la cheminée. Du bout des doigts, il fouillait dans les creusets… Tout d’un coup, il se redressa, tenant un petit morceau de papier à moitié consumé […]. Je me penchai sur le bout de papier roussi que M. Darzac venait de prendre des mains de Rouletabille. Et je lus, distinctement, ces seuls mots qui restaient lisibles :
presbytère rien perdu charme,
ni le jar de son éclat.
Et au-dessous : 23 octobre » (Chap. 6, p. 47.)

Le rendez-vous est inversé, non d’une femme à un homme, mais du mari à sa femme, à qui le logogriphe est là pour rappeler le lien conjugal qui la contraint. Mais dans un cas comme dans l’autre la lettre déclenche le crime, annonce un rendez-vous avec la mort : Sir Charles sorti dans l’allée des ifs pour guetter Laura Lyons qui ne viendra pas meurt de terreur face au chien des Baskerville lâché par Stapleton sur lui ; Mlle Stangerson se trouve seule face à Ballmeyer dans le pavillon alors que le professeur son père n’est pas encore rentré de promenade.

Enfin le chien lui-même, la figure centrale, horrifiante et monstrueuse, du roman de Conan Doyle, trouve un écho dans Le Mystère de la chambre jeune avec la Bête du Bon Dieu, le chat monstrueux de la Mère Agenoux. Le chien infernal devient chat du Bon Dieu, bizarrement associé au culte de sainte Geneviève. Le cri horrifiant du chien dans la lande devient miaulement lugubre du chat, lui-même imité, parodié par le garde pour ses rendez-vous galants. Le chat comme le chien constituent des fausses pistes, figurent le dérapage de la raison dans l’horrification : mais la création formidable de Conan Doyle devient chez Leroux clin d’œil et pied de nez intertextuel.

En revanche le dispositif du Chien des Baskerville est très éloigné de celui du Mystère de la chambre jaune. On retrouve certes un même château isolé qu’il s’agit d’investir, soit en captant l’héritage Baskerville, soit en prenant possession du corps de Mlle Stangerson. Mais dans le roman de Conan Doyle, l’espace restreint du château est le lieu théâtral des scènes d’explication auquel s’oppose l’espace vague de la lande, chargé des réminiscences de Wuthering Heights.

Le crime a lieu d’abord à l’interface de la lande et du château, dans l’allée des ifs, puis à la sortie du manoir de Merripit, à la lisière du mur de brouillard qui fond sur les protagonistes12. Conan Doyle récupère ainsi l’ancien dispositif classique de la représentation hérité d’Alberti : du vague du réel jaillit la chose horrifiante qui, depuis la scène de la représentation, fait tableau13. Le chien est cette chose que l’élucidation du mystère circonscrit, expliquant les stratagèmes et les dotant d’un mobile.

Le jeu des deux espaces, avec cette coupure que marquent les ifs au début du roman, puis le mur de brouillard à sa fin, disparaît dans Le Mystère de la chambre jaune, où seule subsiste la chambre, chambre jaune puis chambre du château qui demeure un espace d’invisibilité : il n’y a rien à y voir, on échoue à la regarder, Larsan s’enorgueillit même de ne pas être allé la voir. Leroux, s’il n’invente pas le dispositif de la chambre, le promeut en tout cas spectaculairement comme désormais le dispositif principal, majeur de la représentation.

En 1954, le fils de Sir Arthur Conan Doyle, Adrian, intitulera une de ses nouvelles écrites sur les canevas inachevés de son père, « L’Aventure de la chambre hermétiquement close » (p. 789) : le meurtrier y tue un couple dont il convoite l’héritage en les visant depuis le jardin, au travers de la vitre d’une porte-fenêtre, qu’il brise ensuite en feignant de venir leur porter secours, de sorte que les trous laissés par les balles disparaissent dans le verre éparpillé. Mais Adrian Conan Doyle peut tout aussi bien avoir été influencé par Leroux.

III. Parodie et matrice narrative : la chambre de Poe

Peut-on définir Le Mystère de la chambre jaune comme une réécriture et un pastiche du Chien des Baskerville, dont il récupère les matériaux de la narration et le modèle de l’intrigue, mais comme une parodie du Double assassinat dans la rue Morgue, auquel la chambre est empruntée ?

Nous l’avons dit, Gaston Leroux ne retient presque rien des événements de la nouvelle de Poe. Tout juste signe-t-il l’emprunt d’un clin d’œil ; c’est à Philadelphie que Mlle Stangerson a connu son mari :

« Le commencement remontait à une époque lointaine où jeune fille elle habitait avec son père Philadelphie. » (Chap. 29, p. 187.)

Or c’est à Philadelphie qu’en 1843 paraît une brochure intitulée Récits en prose d’Edgar A. Poe qui contient « Double assassinat dans la rue Morgue ». On peut également comparer le couple mère-fille, formé par Mme et Mlle l’Espanaye, torturées à mort par l’orang-outang, au couple père-fille formé par le professeur Stangerson et par Mathilde.

Enfin, dans le déroulement du récit, c’est par un article de journal, « l’édition du soir de la Gazette des tribunaux » (p. 6114), que le narrateur entend parler pour la première fois du crime. Dans Le Mystère de la chambre jaune, c’est d’abord une note qui « paraissait en dernière heure du Temps » puis un long article dans Le Matin (chap. 1, p. 16). Au soir de Poe répond Le Matin de Leroux : l’article est conçu sur le même modèle. C’est par le témoignage décevant de ceux qui ont assisté au meurtre sans pouvoir le voir, les voisins de la rue Morgue chez Poe, le père Jacques chez Leroux, que démarre l’enquête. Cette répétition du modèle relève du pastiche. Mais très vite les deux textes divergent et celui de Leroux s’émancipe.

Ce qui est déterminant en revanche, c’est le mode de composition du récit, qui projette d’une séquence l’autre la même matrice narrative, le même espace inconnaissable de la chambre qu’un discours entreprend de circonscrire. Dans la nouvelle de Poe, le dispositif de la chambre précède l’apparition du lieu du crime. C’est par la description des chambres de l’esprit, pour paraphraser Baudelaire, que s’ouvre le texte.

Faisant l’éloge du whist comme d’un jeu qui plus que les échecs encore exerce suprêmement « la faculté de l’analyse », Poe décrit cette force de « l’esprit [qui] lutte avec l’esprit », en prenant « un plaisir incompréhensible » à « l’intelligence de tous les cas » :

« Ils sont non seulement divers, mais complexes, et se dérobent souvent dans des profondeurs de la pensée absolument inaccessibles à une intelligence ordinaire. » (P. 55.)

Ces profondeurs sont le premier lieu que Poe offre à la représentation, précisément comme intériorité irreprésentable de l’esprit. Puis le récit commence : Dupin et le narrateur se rencontrent à Paris et louent une maison, « une maisonnette antique et bizarre que des superstitions dont nous ne daignâmes pas nous enquérir avaient fait déserter » (p. 57). Dupin aime la nuit : cette maison va lui permettre, avec la complaisance de son ami, de créer artificiellement une nuit perpétuelle : « au premier point du jour, nous fermions tous les lourds volets de notre masure, nous allumions une couple de bougies fortement parfumées, qui ne jetaient que des rayons très faibles et très pâles. Au sein de cette débile clarté, nous livrions chacun notre âme à ses rêves… » (ibid.). La chambre hermétiquement close est donc déjà constituée hors du lieu et avant le moment du crime. Chez Poe, cette clôture se traduit par un discours sur les voix : n’ayant rien vu, les témoins décrivent les deux voix qu’ils ont entendues. Ces voix, la voix aiguë notamment, sont indéchiffrables : on ne peut leur assigner de langue. Et pour cause : le locuteur s’avèrera être l’orang-outang. L’espace de la chambre n’est donc pas seulement invisible, ou plutôt frappé d’invisibilité ; il est le lieu de la défaillance originelle du signifiant, où la voix n’est encore que cri, en deçà du langage. Ici se prépare ce qui s’épanouira dans La Lettre volée, une lettre dont le contenu jamais lu, jamais atteint, est retourné puis substitué, trahissant à y réfléchir son inquiétante vacuité : la lettre est encore l’espace de la chambre, espace limite pour la littérature, espace sans signifiant15.

Détail d’une illustration de l’édition Laffite de 1920. La légende de cette illustration est « Déjà mes genoux touchent la pierre. (p. 106) ». Comparer avec la fig. 2 et voir la note 13.

Détail d’une illustration de l’édition Laffite de 1920. La légende de cette illustration est « Déjà mes genoux touchent la pierre. (p. 106) ». Comparer avec la fig. 2 et voir la note 13.

Mais Poe rétablit in extremis le dispositif classique de l’écran. Le mystère de la rue Morgue nous est expliqué par le matelot maltais, qui avait suivi son singe la nuit du forfait mais n’avait pu escalader la façade arrière de la maison de Mme l’Espanaye jusqu’à pénétrer dans son salon par la fenêtre, comme l’avait fait sa bête : « tout ce qu’il put faire de mieux fut de se dresser de manière à jeter un coup d’œil dans l’intérieur de la chambre. Mais ce qu’il vit lui fit presque lâcher prise dans l’excès de sa terreur. » (P. 86.) La scène d’horreur se dessine donc pour le marin dans le cadre de la fenêtre, accomplissant l’équivalence albertienne entre tableau et fenêtre, identifiant l’espace de la représentation à la section d’un cône dont l’origine serait l’œil du Maltais. Cette coupure matérielle par la fenêtre est relayée symboliquement par l’effraction du voyeur qui a escaladé la façade et voit ce qu’il ne devrait pas voir, transgresse un interdit du regard.

Chez Leroux, soixante ans plus tard, cette théâtralisation de la chambre, dont le quatrième mur s’ouvre pour permettre la représentation scénique du drame, n’est plus à l’ordre du jour : personne n’a vu ce qui s’était passé dans la chambre jaune, non seulement parce que la fenêtre, dont les volets sont restés clos, est inaccessible du dehors, mais surtout parce qu’il ne s’y est alors, au moment supposé du crime, rien passé. En revanche, lorsque le crime manque se répéter dans la chambre du château du Glandier, Rouletabille épie le meurtrier depuis la fenêtre au moyen de l’échelle que lui a procuré le père Jacques :

« Ma tête est à la hauteur de la pierre d’appui de la fenêtre16 ; mon front dépasse cette pierre ; mes yeux, entre les rideaux, voient. » (Chap. 15, p. 107.)

Gaston Leroux parodie bien le dispositif imaginé par Edgar Poe, pour le faire échouer. Dans l’épisode de la galerie inexplicable, Rouletabille ne voit qu’un homme de dos, impossible à identifier, puis, au moment de donner l’assaut, il trébuche et fait tomber l’échelle, donnant l’alerte à l’assassin (chap. 16, p. 112), ou plutôt croyant lui donner l’alerte puisque Larsan a été en fait prévenu par Rouletabille lui-même avant l’embuscade. L’assassin se dématérialise alors au milieu des poursuivants, dont il se révèlera avoir fait partie.

L’effraction dans la chambre dissout celle-ci : le dispositif de la chambre est désormais accompli, et c’est à ce niveau que le roman de Gaston Leroux (dont ni l’écriture ni l’histoire ne sont très originales) constitue non seulement une réussite, mais un véritable cas d’école sémiologique. À la chambre matérielle du crime, transportée du pavillon au château, correspond ici aussi la chambre de l’esprit, que Rouletabille désigne comme « cercle de la raison ». De même que pénétrer dans la chambre dissout la chambre, de même forcer le cercle de la raison, en en faisant sortir l’assassin contre toute logique, dissout la raison.

« Alors, avec le bon bout de ma raison, j’ai tracé un cercle dans lequel j’ai enfermé le problème, et autour du cercle, j’ai déposé mentalement ces lettres flamboyantes : “Puisque l’assassin ne peut être en dehors du cercle, il est dedans !” » (Chap. 27, p. 170. Voir également chap. 18, p. 118.)

Rouletabille identifie explicitement l’espace extérieur de la traque, la galerie inexplicable où se trouvait nécessairement l’assassin, à l’espace intérieur de la raison, situé entre les deux bosses de son front qu’il a héritées de son père Larsan.

Il faudrait mettre en relation ce dispositif de la chambre avec le poème programme de Poe, « Le Corbeau » (The Raven), avec le poème de Baudelaire, « La Chambre double », avec les chambres qui ouvrent la Recherche proustienne. La prolifération des chambres permet, au-delà du jeu parodique auquel Leroux s’est livré à partir de Poe, de dégager un nouveau modèle sémiologique, la chambre noire se substituant à l’intersecteur albertien. Philippe Ortel a montré l’impact de cette révolution technologique de la photographie sur les dispositifs mis en œuvre par la littérature, y compris chez les auteurs qui s’y sont montrés les plus rétifs17.

Mais le nouveau dispositif n’induit pas seulement des transformations formelles dans le rapport à l’espace. C’est le fonctionnement même du système symbolique, des modalités de la signification, de la figuration, de la représentation, qui s’en trouve bouleversé : l’activité de l’esprit y est constamment ramenée à l’horreur du viol, la pénétration intellectuelle du détective, à la pénétration physique de l’assassin-violeur. L’espace de la chambre est à la fois un sexe féminin exposé à l’atteinte et l’esprit du détective placé en retrait, hors d’atteinte : l’horreur est le symptôme, le masque de la nouveauté. Mlle Stangerson est un grand savant, une autre Marie Curie18 : ce qu’exprime ainsi le dispositif de la chambre, c’est le fondement radicalement féminin de la pensée.

Fiction

 

À l’issue de cette communication, plusieurs collègues ont posé la question d’une éventuelle intertextualité entre Gaston Leroux et Émile Gaboriau. Ce dernier écrivit en effet en 1869, sous forme d’un feuilleton dans Le Petit Journal, un roman en deux parties intitulé Monsieur Lecoq. La première partie, L’Enquête, développe une énigme policière centrée sur le problème de l’identité de l’assassin, arrêté dès les premières pages du livre ; la seconde partie, L’Honneur du nom, constitue plutôt un roman historique, dont la conclusion est le meurtre que la première partie s’est attachée à élucider.

On trouve en effet dans L’Enquête des similitudes génériques troublantes avec Le Mystère de la chambre jaune. Gaboriau oppose face au crime deux méthodes : la première, incarnée par l’inspecteur Gévrol, se contente des apparences et accepte les explications du meurtrier arrêté, qui se déclare saltimbanque et se fait appeler Mai ; la seconde, portée par le jeune et ambitieux agent Lecoq, milite contre les apparences et les déclarations de l’accusé, auxquelles elle oppose divers fragiles indices (une phrase énigmatique, des empreintes de pas, une boucle d’oreilles, une boulette de papier) ; elle arrive ainsi à la conclusion que l’assassin n’est autre que le duc de Sairmeuse, mais ne peut le prouver absolument. Le duel de Gévrol et de Lecoq préfigure en quelque sorte celui de Larsan et de Rouletabille ; la phrase mystérieuse qui échappe à l’assassin et déclenche les soupçons de Lecoq, « Perdu !… C’est les Prussiens qui arrivent » (I, 1, 1019), peut être comparée à celle surprise par Rouletabille dans les jardins de l’Élysée, « Le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat » : c’est par elle également que le jeune reporter démarre son enquête.

Cependant, si le récit se focalise progressivement sur un espace clos et indéchiffrable, cet espace n’est pas la chambre du crime, mais la cellule où le prisonnier est enfermé : le lieu de l’horreur et le lieu de l’énigme sont dissociés. Le récit insiste sur la porosité du cachot, puisque le prisonnier ne cesse de communiquer avec l’extérieur. N’y tenant plus, Lecoq se fait ménager une cachette dans le plafond de la cellule pour y épier Mai/Sairmeuse jour et nuit : « il pouvait appliquer alternativement au trou son œil et son oreille. Dans cette position, il découvrait admirablement la cellule. » (I, 32, 179.) C’est ainsi qu’il surprend une boulette lancée de l’extérieur et contenant un message codé. On peut rapprocher ce dispositif d’effraction de la scène de Leroux où Rouletabille épie l’assassin installé dans la chambre de Mlle Stangerson, depuis la fenêtre du château du Glandier où il a appliqué son échelle. Dans un cas comme dans l’autre le résultat est décevant : Larsan/Ballmeyer se dématérialise dans la galerie inexplicable tandis que Mai/Sairmeuse se voyant surpris interrompt l’échange codé avec l’extérieur sans que l’unique boulette interceptée ait rien révélé d’essentiel. La fiction met ainsi en scène la crise du dispositif scénique et la mise en échec de la logique classique de l’effraction.

En fait c’est dans la deuxième partie du roman que le dispositif de la chambre proprement dit fait son apparition. Trois hommes y sont les amants rivaux de la sublime Marie-Anne Lacheneur, fille d’un paysan parvenu pendant la Révolution puis ruiné et surtout outragé par le duc de Sairmeuse à la Restauration : Maurice d’Escorval, fils d’un baron d’empire, Martial de Sairmeuse, le fils du duc et l’assassin du premier volume, Chanlouineau enfin, paysan réfractaire à la nouvelle monarchie. Chanlouineau est pris par les troupes de Sairmeuse père lors de l’insurrection de Montaignac menée par Lacheneur. Avant de mourir, il lègue à Marie-Anne sa ferme, où il a aménagé une luxueuse chambre d’amour, « cette chambre du premier étage dont Chanlouineau avait fait comme le tabernacle de sa passion » (II, 41, 299). Marie-Anne y attend celui qu’elle aime, Maurice d’Escorval, mais y sera empoisonnée par sa rivale dans le cœur de Martial de Sairmeuse, Blanche de Courtomieu.

La chambre de la Borderie, où Marie-Anne est retrouvée morte est bien à la fois la chambre de l’énigme (Blanche échappe à la justice) et la chambre de l’horreur, comme en témoigne l’arrivée de l’abbé Midon sur les lieux :

« Mais sur le seuil de la chambre, il s’arrêta, pétrifié par l’horreur du spectacle qui s’offrit à lui… La pauvre Marie-Anne gisait à terre, étendue sur le dos… Ses yeux, grands ouverts, étaient comme noyés dans un liquide blanchâtre ; sa langue noire et tuméfiée sortait à demi de sa bouche. » (II, 47, 352.)

Le cadavre de Marie-Anne, à la fois vierge et mère, empoisonnée dans sa chambre tabernacle, retourne le lieu sublime de sa sanctification en tableau atroce de sa défiguration. Cette chambre est en même temps le lieu secret où elle a accouché d’un fils, aussitôt emporté et disparu. De même, dans le Mystère de la chambre jaune, l’énigme du crime dans la chambre est liée à la naissance secrète de Rouletabille.

Tous les éléments des dispositifs à l’œuvre chez Leroux sont donc déjà présents chez Gaboriau, mais disséminés dans une narration proliférante : Le Mystère de la chambre jaune les condense, les superpose en une seule machine.

Notes

1

Entre autres : cote Bnf S89/3382 à 3386 et Mifrofiche 8-Y2-56857 (3 à 5)

2

Les Aventures extraordinaires de Joseph Rouletabille, reporter. Le Mystère de la chambre jaune par Gaston Leroux, Paris, Lafitte, (1908). In-16°, 452 pages, illustré. Cote Bnf 8-Y2-56857(1) et microforme S89/3380.

3

Le premier volume est en fait composé de deux parties, « Le Drame du Glandier » et « Le Secret de Mlle Stangerson » : cotes Bnf 2003-239169 et 2003-239174.

4

Gaston Leroux. Le Mystère de la chambre jaune, Paris, impr. Hachette ; éditions Pierre Lafitte. 90, avenue des Champs-Elysées, 1932. (17 juillet 1933.) In-16, 224 p. 3 fr. 95. [5728]. Première partie : le Drame du glandier. - Paris, impr. Hachette ; éditions Pierre Lafitte, 90, avenue des Champs-Elysées. 1932. (17 juillet 1933.) In-16, 224 p. 3 fr. 95. [5728] ; Deuxième partie. Le secret de Mlle Stangerson. - (s. d.), 188 p., 3 fr. 95. Cote Bnf 8-Y2-79024 (3 et 4).

5

Gaston Leroux. Le Mystère de la chambre jaune. Illustrations de Reschofsky, (Paris,) Hachette (impr. de Brodard et Taupin), 1953. In-16, 255 p., figure au titre, pl., plans, couv. mobile en coul. 240 fr. [D. L. 3609-53] -XcR-. Cote Bnf 16-Y2-13464.

6

Les références au Mystère de la chambre jaune sont données dans Gaston Leroux, Les Aventures extraordinaires de Rouletabille reporter, éd. Francis Lacassin, tome 1, Robert Laffont, Bouquins, 2000.

7

Voir de même chap. 3, p. 30 ; chap. 11, p. 72, 77 et 81.

8

The Hound of the Baskervilles, roman en neuf feuilletons mensuels, paraît d’août 1901 à avril 1902 dans The Strand Magazine ;

9

Les références sont données dans Conan Doyle, Sherlock Holmes, nouvelle édition établie par Francis Lacassin, tome 2, Robert Laffont, Bouquins, 1998.

10

De même, dans l’épisode de la galerie inexplicable, l’effluve du parfum de la dame en noir est associée à son apparition « tout en blanc » (chap. XVII, p. 208).

11

Cette compétence ne se manifeste d’ailleurs que de façon négative, comme renversement du raisonnement de Watson. De la même façon, le raisonnement de Rouletabille ne peut se déployer que dans la négation de celui de Larsan. Donc si, au niveau du modèle, Rouletabille renverse Holmes, au niveau du dispositif, il l’accomplit.

12

« Au-dessus du bourbier de Grimpen s’étalait un brouillard blanc, épais. Il dérivait lentement dans notre direction, et il formait déjà un mur, bas certes, mais épais et de contours nets. » (Chap. 14, p. 277.)

13

« la forme sauvage, monstrueuse qui bondissait vers nous » (chap. 14, p. 278).

14

Les références sont données dans Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, trad. de Charles Baudelaire, GF, 1965, 2001.

15

Voir J. Lacan, « Le Séminaire sur La Lettre volée », Écrits, Seuil, 1966, p. 26, dont nous radicalisons le propos.

16

La légende de l’illustration de 1920 renvoie à un texte qui n’existe pas. Comme on peut le lire ici, ce ne sont pas les genoux de Rouletabille qui s’appuient au rebord de la fenêtre, mais sa tête qui arrive à hauteur du rebord. Il demeure donc beaucoup plus bas. Si le texte continue à suggérer un dispositif d’effraction scénique, par le seul regard donc, l’image suggère plus spectaculairement la pénétration, qui relève du dispositif de la chambre. Il est possible que l’illustrateur ait été influencé par le retour de Rouletabille à la fenêtre au chapitre 16 : « Pendant que je faisais les mouvements nécessaires de rétablissement sur les poignets, du genou sur la pierre… » (p. 112).

17

Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, enquête sur une révolution invisible, éd. J. Chambon, coll. Rayon photo, Nîmes, 2002.

18

« Ces travaux, les premiers qui furent tentés sur la radiographie, devaient conduire plus tard M. et Mme Curie à la découverte du radium. » (P. 16.)

19

Les références sont données dans Émile Gaboriau, Monsieur Lecoq, Collection Classiques populaires, dir. Claude Cantégrit, 1978. On indique dans l’ordre le tome, le chapitre et la page.

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