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Stéphane Lojkine, , mis en ligne le 03/05/2021, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/archives/fiction-illustration-peinture/dispositif-chambre-double-dans-demons-dostoievski

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Pour citer ce texte

Stéphane Lojkine, « Le dispositif de la chambre double dans Les Démons de Dostoïevski », communication au séminaire La Scène, dir. M. Th. Mathet, Toulouse, 7 février 2006.

Résumé

Ce n’est pas un hasard si, dans un roman sur le nihilisme, le titre du roman, Biesy, fait jeu de mots avec la préposition biez, sans. Les personnages y sont des sans image, le roman est travaillé par une dépression de la représentation.
Emblématique est le destin du chapitre central, la confession de Stavroguine chez Tikhone, chapitre censuré, sans place assignée dans l’ordre des chapitres, et pourtant chapitre essentiel à la compréhension de l’ensemble de l’intrigue. Les interlocuteurs de ce chapitre ont d’ailleurs en quelque sorte échangé leurs noms : Stavroguine, le violeur nihiliste, porte le nom de la croix ; Tikhone, le saint — celui du hasard. Tout est fait pour brouiller la représentation, jusqu’à une certaine économie byzantine du regard, sans géométralité, qui déroute le lecteur occidental.
Mais la caractéristique la plus marquante du chapitre est le dispositif de la chambre double qui s’y manifeste à tous les niveaux : enceinte du monastère et cellule de Tikhone, entre lesquelles Stavroguine effectue son chemin de croix ; jeu des deux chambres constituant la cellule, rappelant et brouillant le jeu du profane et du sacré ; jeu des deux parties du chapitre, la chronique et le document ; jeu des deux espaces intimes de la conscience et de l’inconscient, que révèle ou trahit la confession.
La cloison qui sépare les deux espaces de la chambre double ne fonctionne pas comme l’écran de la représentation hérité de l’invention italienne de la perspective linéaire : elle ne met pas en œuvre un jeu différentiel, mais un brouillage, pas une profondeur, mais une initiation. La fin de ce dispositif est un sublime aveuglement, établissant l’espace d’invisibilité constitutif du récit.

Texte intégral

Cour de prison - Vincent Van Gogh

Vincent Van Gogh, Cour de prison, 1890, Moscou, Musée Pouchkine

Dostoïevski naît à Moscou en 1821, la même année que Baudelaire, que j’évoque à cause de « La chambre double », 12 ans après Edgar Poe, l’auteur de Double assassinat dans la rue Morgue. Son père, médecin, fut assassiné sur ses terres par ses propres paysans : la nouvelle de sa mort provoqua sa première crise d’épilepsie (1838). Dostoïevski fait des études puis une carrière d’officier. De 1847 à 1849 il fréquente le cercle Petrachevski, qui rassemble des officiers « libéraux » opposés à la politique conservatrice du tsar Nicolas Ier, le successeur d’Alexandre Ier, qui s’était opposé à Napoléon et avait fondé la Sainte-Alliance. En 1849, tous les membres du cercle sont arrêtés et condamnés à mort. La grâce du tsar n’arriva que devant le peloton d’exécution. Déporté en Sibérie jusqu’en 1853, Dostoïevski traverse une crise mystique. Il ne rentre à Saint-Petersbourg qu’en 1859.

Dostoïevski a commencé à écrire et à publier dès 1844. Mais ses grands romans datent des années 1860-1870 : Crime et châtiment en 1866 ; L’Idiot en 1868 ; Les Démons en 1871 ; Les Frères Karamazov en 1880. Dostoïevski meurt en 1881.

Page de titre des Démons, éd. A. Ph. Marx, Saint Petersbourg, 1895
Page de titre des Démons, éd. A. Ph. Marx, Saint Petersbourg, 1895

Le sujet des Démons, c’est le nihilisme, ou plus exactement une sorte de tableau de la Russie provinciale à travers le prisme des effets que le nihilisme, c’est-à-dire les idées, les révoltes anarchistes et terroristes, ont produit sur cette société dont les structures sont restées très largement médiévales.

Le titre du livre est énigmatique : Бесы (Biésy), en russe, est un mot ancien, qu’éclairent deux citations en exergue du livre : deux strophes de Pouchkine à peu près contemporaines des Djinns de Hugo évoquent la ronde infernale des démons1. La deuxième citation est tirée de l’évangile de Luc (VIII, 32-36) et évoque comment Jésus permit aux démons d’entrer dans un troupeau de cochons, libérant un homme possédé. C’est cette deuxième citation qui explique le contresens du titre français parfois adopté pour Бесы, Les Possédés : les possédés de l’Évangile de Luc, l’homme puis les cochons, ce n’est pas бесы, mais ceux qui sont habités par бесы, par les démons. Le titre ne porte pas sur l’effet visible de la possession, mais sur son principe invisible et mouvant, sur cette force qui se déplace et tourne en rond dans la plaine (Pouchkine2), qui va de possédé en possédé, ne libérant un malheureux que pour habiter un troupeau d’abjects (Évangile de Luc).

Le contresens comme souvent est très significatif d’une incompréhension profonde du roman, le plus difficile de Dostoïevski, le plus actuel aussi, incompréhension liée à son dispositif. Nous y reviendrons.

Il y a au moins deux mots en russe pour dire démon. Бес est, on l’a dit, un très vieux mot slavon que Fasmer3 met en rapport avec le lithuanien baisa, l’épouvante, baydýti, épouvanter et avec le russe бояться, avoir peur, voire avec le latin bestia. Le mot est concurrencé par Демон, qui donne son titre au célèbre grand poème lyrique de Lermontov publié en 1838. Бесы fait donc probablement écho à Демон, comme à l’intérieur du roman de Dostoïevski la vague nihiliste est sans cesse mise en rapport avec la première vague libérale qui, à la génération précédente, avait été inaugurée en Russie par le complot des décembristes au moment de l’avènement de Nicolas Ier en décembre 1825, complot dont le roman de Lermontov, Un héros de notre temps (1839-1840), se fait l’écho.

Бесы, les démons, ce sont donc les idées nihilistes, mais beaucoup plus généralement et subtilement un certain travail de la négativité qui habite tous les personnages du roman et constitue le principe social que Dostoïevski entend analyser. Car le mot, dans le contexte du livre, mais déjà dans le poème de Pouchkine4, fait jeu de mots : без avec un z est en russe la préposition « sans ». Or les sonores finales en russe se prononcent comme des sourdes : без (sans) et бес (démon) sont donc absolument homonymes, de sorte que Бесы peut se comprendre comme « les sans », au sens restreint, les nihilistes, et plus largement, les sans image, les invisibles5.

Dostoïevski a fait publier son roman par Katkov, le rédacteur du Русский Вестник (Le Courrier russe), mais celui-ci lui refusa la publication d’un chapitre intitulé « Chez Tikhone », connu aujourd’hui sous le nom de « Confession de Stavroguine ». Or ce chapitre est la clef de voûte du roman, puisqu’il donne l'explication de la conduite énigmatique du héros central, Nikolaï Vsevolodovitch Stavroguine, non pas le chef de file, mais plutôt l’idole malgré lui des nihilistes de la petite ville qui sert de théâtre au roman. Dostoïevski devra donc faire sans la confession de Stavroguine, dont il ne récupère que quelques détails, insérés ailleurs dans le roman, de telle sorte que « tout le roman, alors, se met en branle autour de ce centre absent. Tout prend sens à partir de lui, et tout désigne cette absence » (André Markowicz, Les Démons, t. 3, p. 390).

De cette confession, il existe deux versions : les épreuves refusées par Katkov sont la version originale, où Stavroguine lit sa confession à Tikhone et décrit le viol puis le suicide de Matriocha ; la copie de la main d’Anna Grigorievna Dostoïevskaïa constitue une deuxième version atténuée et indirecte, proposée par Dostoïevski après le refus de Katkov, mais également refusée par lui6.

La version des épreuves refusées par Katkov a été publiée pour la première fois en français par A. Markowicz en 1995.

En russe, le chapitre controversé ne parut donc pas dans la première publication du roman, dans la revue Le Courrier russe. Il ne parut pas non plus dans la première édition séparée de 1873, ni dans les éditions suivantes. Il fut publié pour la première fois par Fritch dans le premier numéro de la revue Documents sur l’histoire de la littérature et de l’opinion7, à Moscou en 1922. La copie d’A. G. Dostoïevskaïa fut publiée également à Moscou la même année dans la revue Былое (Jadis), n°18, avec un article de Komarovitch. La première édition complète du roman est celle des Œuvres complètes de Dostoïevski, Moscou-Leningrad, 1927, sous la direction de Tomachevski et Khalabaieva8.

I. La chambre double de Tikhone

Cellule dans un monastère orthodoxe russe
Cellule dans un monastère orthodoxe russe

Commençons tout de suite par ce chapitre au destin éditorial si difficile. Au début du roman, Stavroguine, un brillant jeune homme de bonne famille que sa mère a envoyé faire ses études à Saint-Petersbourg, rentre au pays et se conduit bizarrement. Cette conduite étrange est en quelque sorte expliquée dans le chapitre « Chez Tikhone », que l’édition Markowicz place à la fin de la deuxième partie du roman9 : Stavroguine se rend chez Tikhone et lui lit sa confession, qu’il a fait imprimer à l’étranger et entend diffuser à la manière d’un tract pour réparer ses torts. Tikhone l’en dissuade et Stavroguine se suicide.

Stavroguine et Tikhone : symbolique des noms

Un mot d’abord sur les noms des personnages, qui sont tous les deux d’origine slavone et grecque. Stavroguine, c’est σταυρογένης (staurogénès), le fils de la croix. Tikhone, c’est τύχων, l’homme de la τύχη (tuchè), celui qui se trouve par hasard, le Hasard. Ce dernier nom propre est attesté comme nom de dieu païen dès l’antiquité : c’est le titre d’une comédie perdue d’Aristophane ; on trouve une référence chez Strabon, une autre dans l’Anthologie palatine. En russe, le prénom Тихон est donné comme l’équivalent d’удачный, celui qui réussit, qui rencontre bien. C’est le nom de plusieurs saints orthodoxes dont Тихон Чудотворец, Tikhone le Thaumaturge, évêque d’Amathonte à Chypre, mort en 425, et surtout Тихон Калужский, Tikhone de Kaluga, un ermite qui vivait dans le creux d’un chêne à la frontière de la principauté de Lituanie et mourut en 1492 ; ses reliques sont vénérées depuis le règne d’Ivan le Terrible ; sa vie fut écrite en 1649.

Tikhone n’apparaît que dans ce chapitre, qui est le récit d’une improbable rencontre entre un nihiliste et un prophète. Le nihiliste porte le nom christique, et le prophète porte le nom nihiliste : car Tύχων, c’est avantb tout le hasard de la rencontre, rencontre de la Grâce et/ou rencontre du Réel et de ses brutalités.

Tout le chapitre est écrit dans cette tension ; lui-même il constitue le noyau matriciel à partir duquel l’ensemble du roman sera conçu. Stavroguine part à la rencontre de la Grâce pour, nécessairement et tragiquement, déraper de son propre chef dans cette impossible rencontre et, par sa chute ou sa profanation, révéler comme indirectement non pas exactement son crime, sa faute, mais plutôt la brutalité du réel dont il s’est laissé aller à être l’instrument. Le trajet de Stavroguine est donc à la fois trajet mystique, allégoriquement et spirituellement marqué et signifiant, et trajet profanateur, dont tous les signes sont défaits.

Stations de la croix

Dostoïevski nous décrit méticuleusement le chemin de Stavroguine jusqu’à Tikhone. Stavroguine a d’abord passé la nuit chez lui sans dormir, « assis sur le divan, fixant souvent son regard immobile sur un point, dans un coin, près de la commode (в углу у комода, p. 719). Sa lampe fut allumée toute la nuit. » Ces détails, indifférents pour le lecteur occidental, renvoient à la tradition russe, pour laquelle « le beau coin », красный угол, où brille toujours une lampe, est le coin de la pièce où est accrochée l’icône. La veillée devant l’icône prépare la confession au monastère. Pourtant, il n’y a pas d’icône et Stavroguine fixe un point vide : устремляя неподвижный взор в одну точку, tendant un regard immobile vers un point. Seule subsiste l’intensité d’un regard dont l’objet, la destination, sont absentés. Le regard sans objet, ce regard dans l’ordre des choses10 reviendra constamment dans le chapitre, comme promesse de sens et sens refusé, comme symptôme de l’irruption inquiétante du réel.

Le point de départ du chapitre est la chambre de Stavroguine où celui-ci fixe un point qui n’est pas l’icône, l’image en attente de quoi, en manque de quoi il se trouve en quête. Dehors, de même, Stavroguine regarde intensément sans objet : « Dehors, il marcha, les yeux fixés au sol, dans une songerie profonde, et, en ne relevant la tête que par instants, il affichait parfois une sorte d’inquiétude vague mais très forte » (p. 438). Dans ce trajet de la maison au monastère, Stavroguine est arrêté à un carrefour11 : en russe, le carrefour (pere-krest-òk), c’est une croix (krest). Stavroguine doit laisser passer les ouvriers des Chpigouline qui manifestent dans la rue. Le chemin de croix se transpose et s’inverse dans la brutalité nihiliste du monde contemporain. Le monastère s’intitule Спасо-Ефимевский Богородский, peut-être par référence au célèbre monastère Spasso-Efimievski de Souzdal, l’ancienne capitale de l’orthodoxie russe12. Il est donc placé sous le triple patronage du Christ, de la Vierge et de Saint Euthyme, le grand moine anachorète du désert de Palestine dont la résistance aux hérésies monophysite et nestorienne du cinquième siècle symbolise pour les églises d'Orient le triomphe de l’orthodoxie. Stavroguine, le fils de la croix, part de la maison de sa mère vers Tikhone, à qui il demande de lui dire l’orthodoxie. Le triple patronage du monastère emblématise déjà le dispositif du chapitre.

Iconostase de la cathédrale Alexandre-Nievski à Petrozavodsk, en Karélie. 19e siècle
Iconostase de la cathédrale Alexandre-Nievski à Petrozavodsk, en Karélie. 19e siècle

Stavroguine parvient jusqu’aux portes13 et pénètre dans l’enceinte14 : le texte souligne le franchissement d’un seuil qui délimite un espace sacré. Depuis ce premier espace, Stavroguine se rend dans un espace plus retiré, plus sacré et protégé, la cellule de Tikhone, dont la porte est gardée par un moine15.

Chambre double et iconostase

Ce double espace, l’enceinte du monastère, puis la cellule de Tikhone, n’aurait rien que de très naturel et insignifiant s’il n'était le prélude à un enchâssement de dédoublements spatiaux. Car la cellule de Tikhone est composée elle-même de deux chambres16. La seconde, où a lieu l’entretien, est désignée précisément : кабинет (kabinet), c’est le cabinet de travail, l’espace le plus intime. L’enceinte et la cellule, puis l’antichambre et le cabinet reproduisent le dispositif spatial de l’église orthodoxe, qui est resté fidèle à l’organisation spatiale du temple de Jerusalem et, au-delà, du tabernacle. La pièce maîtresse de l’église orthodoxe, c’est l’iconostase, mur d’icônes séparant l’espace où sont réunis les fidèles, de l’espace réservé aux prêtres, où est placé l’autel et célébrée l’eucharistie, de sorte qu’une partie du service religieux était invisible pour l’assistance, jusqu’à ce que, sous l’influence occidentale, l’iconostrase soit abaissée et ajourée, et ce dès les premières réalisations architecturales italo-russes du dix-huitième siècle. Les textes canoniques et liturgiques orthodoxes spécifient explicitement que la fonction de l’iconostase est de séparer, dans l’église, un Saint et un Saint-des-Saints.

Dans la description de la cellule de Tikhone, cette organisation spatiale est répétée et en même temps profondément brouillée :

« À côté de vieux meubles de chêne au cuir usé, on pouvait voir trois ou quatre objets plus élégants ; un fauteuil profond très luxueux, un grand bureau de facture splendide, une élégante bibliothèque sculptée, des petites tables, des étagères — tout cela était offert. Il y avait un somptueux tapis de Boukhara, et, à côté, des nattes. Il y avait des gravures de contenu “mondain” et mythologique, et à côté, dans un coin, de grandes icônes garnies d’or et d’argent, dont l’une remontait à une époque très ancienne, et avait des reliques. La bibliothèque, elle aussi, disait-on, était composée de manière très éclectique et très contradictoire ; auprès des livres des grands saints et des grandes figures du christianisme, on trouvait des ouvrages de théâtre, des romans et même peut-être pire17. »

Tambov, Église de l’archange Saint-Michel, 1890. Iconostase en porcelaine
Tambov, Église de l’archange Saint-Michel, 1890. Iconostase en porcelaine

La description de Dostoïevski fait ressortir l’opposition entre le profane et le sacré qui est l’opposition structurante du dispositif ecclésial orthodoxe. Aux livres sacrés s’opposent les livres profanes, aux meubles dédiés à la méditation spirituelle, ceux qui invitent à la conversation mondaine, aux icônes les plus vénérables, des gravures presque licencieuses. Mais cette opposition n’est pas spatialement ordonnée, n’est pas répartie entre les deux chambres par exemple. Au contraire, Dostoïevski souligne le bric-à-brac, la juxtaposition insolite : рядом (riàdom), à côté, est répété deux fois ; c'est dans le même coin, тут же в углу, que sont accrochées les gravures douteuses et l’armoire vitrée aux icônes. La bibliothèque est contradictoire, ce qui se dit en russe противуположно (protivu-polòjno), placé contre, c’est-à-dire en termes de position et non comme en français en termes de discours. Le maître mot de cette description est la juxtaposition hétéroclite, qui vient brouiller l’opposition théologique : le dispositif est posé et défait, la chambre double installe un système différentiel de signification et abolit ce système.

II. Le court-circuit sémiotique

Un regard sans objet

Il faudrait ensuite analyser en détail la conversation de Stavroguine et de Tikhone, avec ses silences et ses regards si déconcertants pour le lecteur français, regards que j’ai définis tout à l’heure comme relevant de l’ordre des choses, c’est-à-dire situés dans l’indétermination pré-objectale qui prépare la rupture brutale et l’abjection de l’aveu. Je traduis plus littéralement que dans la traduction française : Stavroguine « regarda autour de lui dans le cabinet, visiblement sans remarquer ce qui était examiné » (723/442). Et plus loin : Tikhone « comme par honte, baisse les yeux avec une sorte de sourire tout à fait inutile » (ibid.) Puis Tikhone regarde franchement Stavroguine et le « reconnaît », prétendant avoir rencontré Stavroguine quatre ans auparavant (ce qui est impossible puisqu’il était alors à Saint-Petersbourg). Cette reconnaissance les yeux dans les yeux va et vient par « accès » (451/731, припадками) pendant plus d’une page, le regard retombant dans l’indéterminé et la « songerie indistincte » (неопределённую задумчивость), jusqu’à ce que Tikhone formule cette reconnaissance : « Je vous regardais, et je repensais aux traits du visage de Madame votre mère. Même s’il y a peu de ressemblance extérieure, on sent une grande ressemblance intérieure, spirituelle. » (443/724.)

Ressemblance, différence

Ilia Efimovitch Répine (1844-1930), Portrait de Léon Tolstoï, 1887, huile sur toile, Moscou, Galerie Tretiakov

Ilia Efimovitch Répine (1844-1930), Portrait de Léon Tolstoï, 1887, huile sur toile, Moscou, Galerie Tretiakov

Ressemblance, en russe, se dit ici сходство (skhòdstvo), c’est-à-dire ce qui va ensemble ; c’est encore une juxtaposition, à laquelle on peut donner, ou ne pas donner une signification. Mais le fait que Stavroguine vienne de la maison de sa mère veuve chez Tikhone, dont le nom signifie le Réel et, pour la confession, tient lieu du Père, prend sens ici. Stavroguine refuse brutalement cette ressemblance et donc cette filiation que le dispositif du récit établissait pourtant et que Tikhone avait reconnue : « Aucune ressemblance, surtout spirituelle. Et même AB-SO-LU-MENT aucune18 ! » Le récit brouille donc une fois de plus le système différentiel établi par le dispositif. Le regard, qui n’est pas ici le regard perspectiviste occidental, mais le regard de la théologie byzantine des images, propose un sens contre lequel le texte, le jeu même du dialogue et de la langue, fomente un trouble, une révolte, une rébellion.

J’avance très lentement dans ma démonstration car toutes nos catégories interprétatives sont ici bouleversées et notamment tout le jeu entre logique discursive et logique iconique est articulé aux antipodes de notre iconicité subversive héritée de l’humanisme occidental.

Stavroguine avoue d’abord à Tikhone qu’il est hanté par un fantôme, ou plus exactement par привидение, une apparition (446/726), jusqu’à ce que le mot vienne, avec difficulté : бес (biès), le démon.

« comme je viens d’ajouter cette… phrase, vous pensez, je parie, que je doute toujours, et que je ne suis pas sûr que ce soit moi, et pas, réellement, un démon19 ? »

Le dialogue de Stavroguine et de Tikhone sur бес, ce démon qui le hante et fait tache d’huile, de l’intimité ignoble du héros au tableau général de la société, donne la clef du titre énigmatique du livre : c’est pour être exorcisé que Stavroguine vient chez Tikhone et c’est en même temps en le mettant au défi de ne pas l’exorciser, le transfert du démon dans les pourceaux, dans la parabole de Luc en exergue du roman, préfigurant la propagation de l’atteinte intime du héros dans l’atteinte collective de la négativité terroriste.

Ilia Efimovitch Répine, Autoportrait, huile sur toile, 1878, Saint-Petersbourg, Musée russe

Ilia Efimovitch Répine, Autoportrait, huile sur toile, 1878, Saint-Petersbourg, Musée russe

Cette question du transfert constitue le non-dit du dialogue, où la folie est renvoyée de l’un à l’autre par la circulation de la parole. Stavroguine vient confesser sa folie à un homme qui est bien-sûr taxé de folie mystique, en russe юродивый (iuròdivyi), fol-en-Christ dans la tradition orthodoxe de la folie de la Croix20 :

« comme s’ils voulaient cacher on ne savait quoi à son propos, peut-être une faiblesse qu’il aurait eue, ou son côté fol-en-Christ » (p. 440)

« Vous êtes quand même un toqué, un fol-en-Christ » (p. 451)21.

À la sainte folie de Tikhone s’oppose la folie démoniaque de Stavroguine hanté par son démon :

« Et vous, bien-sûr, [ma mère] est venue vous dire que j’étais fou, ajouta-t-il soudain.

— Non, non, pas que vous étiez fou. Mais j’ai entendu parler de cette idée par d’autres personnes. » (P. 444.)22

L’opposition se brouille cependant car Tikhone n’est peut-être pas un fol-en-Christ, mais un ivrogne accusé « de vie frivole, pour ne pas dire d’hérésie » (p. 440) ; « un être absolument sans intérêt, et, sans aucun doute, porté sur la bouteille » (ibid.) ; « Tikhone, à son avis, était résolument ivre » (p. 442).

D’un autre côté, la folie de Stavroguine n’est peut-être pas démoniaque, comme le suggère la communion des deux personnages autour de la parabole de l’ange de Laodicée, dans l’Apocalypse (Apoc. III 14-17), « Si seulement tu étais froid ou chaud », interprétée comme une porte ouverte au salut pour l’athée absolu, que Dieu préfèrera au tiède, ou à celui qui croit seulement au démon.

Folie et confession, entre chose et objet

L’ensemble de l’épisode fait donc communiquer deux folies en apparence antithétiques, en réalité juxtaposées, brouillées par le dialogue. Ces deux folies sont deux espaces intimes, signifiés par les regards indéterminés des deux protagonistes. La menace de l’atteinte intime, qu’implique la confession, est soulignée par Stavroguine :

« Écoutez, je n’aime pas les espions et les psychologues, du moins ceux qui veulent me fouiller dans l’âme. Je n’appelle personne à entrer dans mon âme. » (P. 451.)23

Stavroguine par sa démarche accomplit le rituel de la confession, qui est transfusion du démon intime au confesseur, mais il évide et annule au dernier moment cette transfusion en ne demandant ni pardon, ni secret : la confession, imprimée « en secret dans une imprimerie russe à l’étranger » (p. 453), est destinée à être diffusée à tout le monde, c’est-à-dire en quelque sorte à se répandre dans le troupeau de porcs. La performance scénique de la confession est donc annulée par l’intrusion de la presse, par l’objectivation de la chose monstrueuse (« je ne sais quel secret monstrueux », « une intention extraordinaire, peut-être monstrueuse », p. 452) en objet technique, typographique, méticuleusement décrit (cf. p. 453).

Ilia Efimovitch Répine (1844-1930), Le Refus de la confession, 1879-1885, huile sur toile, Moscou, Galerie Tretyakov.

Ilia Efimovitch Répine (1844-1930), Le Refus de la confession, 1879-1885, huile sur toile, Moscou, Galerie Tretyakov.

Or la confession était fondée sur un système différentiel articulant deux espaces intimes, la conscience du pécheur et la conscience du prêtre, un espace profane et un espace sacré tous deux englobés dans l’enceinte du monastère, ou de l’église. La confession était le principe du dispositif de la chambre double, que la presse, la typographie, l’opinion viennent brouiller en créant de l’objet, c’est-à-dire une structure transversale, une signification qui ne se fait plus par différence, mais par court-circuit.

III. La confession

Chronique et document ; publicité et intimité ; conscience et inconscient

La deuxième partie du chapitre « Chez Tikhone », séparée typographiquement de la première par le I et le II, est constituée par l’insertion brute de la confession de Stavroguine, précédée d’une courte introduction à l’objet. Le narrateur souligne le caractère brut de cette insertion : « J’insère ce document textuellement dans ma chronique24 ». Au néologisme occidental, документ (dokumiènt), s’oppose le vieux mot russe, летопись (liétopisj), qui renvoie au monde médiéval des chroniques. Un nouveau système différentiel apparaît donc, opposant textuellement l’espace I et l’espace II du chapitre comme respectivement l’antichambre puis le cabinet de cette confession qui n’est pas une confession, puisque par la typographie (mise en abyme évidente du livre) elle est retournée en son contraire, une divulgation générale sans demande de salut ni de pardon :

« S’il y a ne serait-ce qu’une seule personne qui les lit, sachez que je ne les cacherai plus, tout le monde les lira. C’est décidé. Je n’ai pas du tout besoin de vous, parce que j’ai déjà tout décidé. Mais lisez… » (P. 452.)25

La confession, le secret intime, équivalent à l’espace double de la chambre, dont l’intimité est signifiée par l’au-delà de la cloison ; cet espace double de la chambre est lui-même identifié à l’espace double du tabernacle et à son actualisation orthodoxe, l’église russe séparée par l’iconostase. Il sera récupéré par Freud, schéma à l’appui, pour articuler « conscience et inconscient » dans Le moi et le ça en 192326. Freud intègre en effet pleinement la nouvelle articulation (brouillage, fusion, mixion) qui se superpose à l’ancienne (opposition, système différentiel) :

« Le moi n’est pas nettement séparé du ça, il fusionne avec lui dans sa partie inférieure. Mais le refoulé lui aussi se fond avec le ça, il n’est qu’une partie de celui-ci. Le refoulé n’est nettement séparé du moi que par les résistances du refoulement, tandis que par le ça il peut communiquer avec lui. »

Freud décrit bien un système qui tient d’une certaine manière de l’articulation différentielle, et d’une autre manière de l’articulation fusionnelle. Or ce système est le système même de l’intime, où l’opposition des deux choses, le moi et le ça, est brouillée, mais dans le même temps révélée et articulée par un objet, qu’il désigne comme refoulé.

Chez Dostoïevski, ce refoulé prend la forme de la confession imprimée par Stavroguine, confession, donc chose, imprimée, donc objet. Or la confession met en scène le même dispositif de la chambre double que j’ai commencé à décrire, tant au niveau macrostructural du chapitre que dans le cadre énonciatif que constitue la chambre de Tikhone et son dialogue avec Stavroguine.

Cloisons

Stavroguine commence en effet par décrire la chambre qu’il a louée « dans un grand immeuble de la rue Gorokhovaïa, en plus de son appartement et pour servir à son libertinage. Cette chambre est donc une chambre de rencontre, τύχη, comme est rencontre la visite à Tikhone qui l’enchasse.

« Je n’y disposais que d’une chambre (одна лишь комната), au troisième étage, que je louais à des petits-bourgeois russes27. Eux-mêmes, ils occupaient une seconde chambre, mitoyenne, plus étroite, au point que la porte qui nous séparait restait toujours ouverte, ce que je recherchais. » (P. 454.)28

Il s’agit donc d’un appartement composé de deux chambres. Stavroguine occupe l’une, ses logeurs l’autre. Mais cette répartition ne va pas tenir : la petite Matriocha, la fille unique des logeurs, vient faire le ménage chez Stavroguine, qui la fait punir gratuitement pour le vol supposé d’un canif, en fait simplement égaré. Sadiquement, Stavroguine jouit du supplice de Matriocha et cette jouissance, qui ritualise à la fois la séparation et la circulation entre les deux chambres de l’appartement, sera répétée chaque fois de façon plus atroce, jusqu’à la mort de la fillette. Fouettée avec les verges du balai qui servait au ménage de la chambre, puis violée, puis suicidée, Matriocha est l’objet du refoulement, comprimé, écrasé, entre la chambre du ça, la jouissance de Stavroguine, et la chambre du moi, l’espace théâtral, visible, institutionnel et injuste de la famille et du supplice. Matriocha est le sexe-cloison de l’entre-deux-chambres : son nom, Матрёна (Matriona), vient par le grec du latin Matrona. Il est le nom païen de la Mère, le fantasme pervers de la mère, cette Mère sans sexe que le pervers identifie ici à une jeune fille de quatorze ans, à peine nubile.

Ilia Efimovitch Répine, Mendiante, 1874, huile sur toile, 73x50 cm, acquis en 1929 par le musée, de la collection de V. P. Soukatchev, Musée des Beaux-Arts d’Irkoutsk. Le peintre peignit la fillette lors de son séjour en Normandie.

Ilia Efimovitch Répine, Mendiante au filet de pêche, 1874, huile sur toile, 73x50 cm, acquis en 1929 par le musée, de la collection de V. P. Soukatchev, Musée des Beaux-Arts d’Irkoutsk. Le peintre peignit la fillette lors de son séjour en Normandie.

Dans le dispositif de la chambre, le désir ne se projette pas au dehors vers un objet, mais dessine au dedans une cloison qu’il tend ensuite à annihiler. Cette configuration, au lieu d’ouvrir au regard (comme la poésie pétrarquiste hypostasie le regard de la Dame, puis le regard du poète sur cet œil qui le regarde, ou le prive de son regard), aveugle, interdit le regard par la cloison qu’elle interpose. La chambre double instaure, par cette économie du désir pervers à laquelle elle est très profondément liée, un aveuglement, l’intrusion déconstructive d’un objet in-regardable, cet objet transversal et monstrueux que Freud nomme le refoulé et que Dostoïevski met en œuvre dans Les Démons avec le viol puis le suicide de Matriocha.

Le visage de la fillette : insignifiance de la face

Le visage de Matriocha est presque toujours invisible. Une seule fois, Stavroguine le remarque, lorsque la fillette a été punie, avant même le canif, pour un chiffon qu’elle n’avait pas volé :

« et c’était la première fois que j’avais bien remarqué le visage de l’enfant alors que jusqu’à ce moment là il n’avait fait que passer. » (P. 456)29

Stavroguine remarque le visage de Matriocha précisément au moment où, le chiffon s’étant retrouvé, la fillette s’abstient de reprocher à sa mère sa punition injuste. Ce qui déclenche le désir sadique n’est ni une particularité ni une expression du visage, mais précisément son visage scandaleusement inexpressif, insignifiant. L’image ne fait pas signe et Matriocha fait tableau comme non-signe, comme pas-de-sens et court-circuit sémiotique.

Avant le viol, le désir monte en Stavroguine au spectacle de Matriocha retournée :

« Matriocha était assise dans son réduit, sur un petit banc, de dos vers moi. » (P. 462.)30

C’est ce retournement qui identifie la fillette à celle dont le sexe doit demeurer mystère et absence, à cette cloison interne offerte à la profanation. Lorsque Stavroguine commence les caresses, le visage de Matriocha se déforme et brûle :

« Elle souriait comme de honte, mais avec une sorte de sourire torve. Tout son visage brûlait de honte. » (P. 462.)31

Le plaisir de Stavroguine est alors interrompu par l’illumination, insupportable pour lui, du visage de la fillette :

« Son visage exprimait une extase totale. J’ai failli me lever et je ne suis resté — tellement c’était désagréable chez un enfant si minuscule — que par pitié. » (P. 463.)32

L’expression du visage tue le désir du pervers. L’avènement du Signe, l’épiphanie de l’objet sont insupportables, et désignent dans le même temps, en creux, l’insoutenable abjection de ce qui est perpétré et très pudiquement raconté. Mais le visage est inéluctablement promis à sortir du visible :

« À la fin elle s’est caché le visage dans les mains, elle s’est mise dans un coin, le visage contre le mur, immobile. » (Ibid.)33

Matriocha est identifiée au mur, son visage se colle contre le mur, et c’est cette image qui poursuivra désormais Stavroguine.

« Ce qui naissait en moi, c’était le mépris, et un dégoût incroyable qu’après tout ça, elle se soit précipitée dans un coin, et qu’elle se soit caché le visage dans les mains. » (P. 465.)34

Matriocha poursuit désormais Stavroguine de son visage ; elle le regarde intensément et silencieusement :

« Ensuite, brusquement, à la vitesse d’un éclair, elle s’est cachée dans ses deux mains. » (P. 468.)35

Autres épisodes

Le temps manque pour montrer comment, dans l’épisode du suicide qui suit, la cloison joue à nouveau un rôle fondamental, non pas comme écran du dispositif voyeuriste, mais bien comme signe-non-signe d’un aveuglement terrifiant et fondateur, par quoi est signifiée la brutalité du Réel, brutalité intime de Stavroguine et brutalité du nihilisme-terrorisme russe. Car le dispositif de la chambre double essaime dans le roman.

Dans la deuxième partie, au chapitre 5, 1, la visite de la jeunesse dorée chez le prophète Semione Iakovlevitch (p. 219) se fait dans une grange séparée par une barrière délimitant un espace pour le public et un espace pour le prophète. L’enjeu de la scène est de brouiller cette séparation. De même, lorsque le narrateur rend visite à Maria Timofeevna, la boiteuse (хромоножка) et l’épouse secrète de Stavroguine, il pénètre dans un appartement à deux pièces, toute la visite s’accomplissant comme une parodie d’Annonciation, puisque c’est là Marie qui a un secret à annoncer. Enfin, dans la troisième partie du roman, lorsque Piotr Stepanovitch force Kirillov à se suicider, c’est encore dans un appartement à deux chambres, avec un dispositif dont l’accomplissement est un aveuglement, identifié à l’horreur d’une négation symbolique absolue, dont le nihilisme n’apparaît que comme une pâle et dérisoire copie.

Pour conclure, je voudrais souligner certes l’étrangeté exotique du dispositif dostoïevskien de représentation, que la culture russe, la tradition orthodoxe et la théologie orientale des images informent d’une façon souvent déconcertante pour le lecteur occidental. Mais dans le même temps, parce que le modèle théâtral et le dispositif scénique qui nous sont familiers et ont innervé toutes nos représentations classiques, parce que ce modèle n’existe pas, ou marginalement, pour Dostoïevski, Les Démons entrent directement et de plain pied dans la représentation contemporaine post-humaniste. Dostoïevski articule brutalement l’intime avec le sacré, la terreur sociale avec la chambre aveugle de la nouvelle représentation. Les dispositifs contemporains de représentation ne donnent plus essentiellement à voir. Dans l’aveuglement, ils restaurent quelque chose de l’ordre de la narration, une narration qui n’est plus enchaînée, mais disposée, disposée selon la chambre.

 

 

Notes

1

Victor Hugo, « Les Djinns », Les Orientales, 1829 et Alexandre Pouchkine, Бесы, 1830 (Dostoïevski cite la fin de la 2e et de la 6e des 7 strophes du poème). Comparer, chez Pouchkine, « un démon nous conduit visiblement dans la plaine / et nous fait tourner en rond / […] Qu’ont-ils à chanter si plaintivement ? », В поле бес нас водит видно / Да кружит по сторонам / (…) Что так жалобно поют?, et chez Hugo « Dieu! La voix sépulcrale / Des Djinns !... — Quel bruit ils font ! / Fuyons sous la spirale / De l’escalier profond ! »

2

Мчатся бесы рой за роем, Filent les démons, essaim après essaim.

3

Макс Фасмер, Этимологический словарь русского языка, Москва, Прогресс, 1986.

4

Бесконечны, безобразны, / В мутной месяца игре / Закружились бесы разны, Sans fin, sans forme, / Dans le jeu trouble du croissant de lune, / Tournaient les démons divers (ou les sans de toutes sortes).

5

Chez Pouchkine, c’est clairement le sens. Voir A. Markowicz, « Note du traducteur », Les Démons, Actes Sud, Babel, 1995, t. 3, p. 396.

6

L’édition russe YMCA-PRESS, Paris, 1969, suggère cependant que la copie Dostoïevskaïa est la première version.

7

Документы по историй литературы и общественнности.

8

Voir également Б. В. Томашевский, «Бесы», в кн. Ф. М. Достоевский. Материалы и исследования, изд. Акад. наук СССР Л., 1935 г.

9

Sur ce choix éditorial, voir A. Markowicz, « Note du traducteur », Les Démons, éd. citée, t. 3, p. 391.

10

Voir S. Lojkine, Image et subversion, chapitre 4.

11

« À un carrefour, il n’était pas encore bien loin de chez lui, une troupe de manifestants lui coupa la route » (je traduis). На одном перекрестке, ещё недалеко от дому, ему пересекла дорогу толпа проходивщих мужиков.

12

Après la prise de Kiev, première capitale de la Russie, par les Lituaniens en 1361, Souzdal devint le centre religieux de la Russie. Le monastère Spasso-Efimievski est le plus grand monastère de Souzdal. À partir du règne de Catherine II et pendant tout le dix-neuvième siècle, il servit de prison politique. Les participants de la révolte de Pougatchev, puis le décembriste F. Chakhovskoï, y furent enfermés.

13

дошёл к вратам (p. 720) : врата (vratà) pour ворота (voròta) est le vieux mot slavon pour portes. L’élision du o produit un effet archaïsant.

14

войдя в ограду. Ограда, l’enceinte, réactive le sens premier de город, la ville : la ville-forte, protégée par une enceinte.

15

La longue description du trajet est suivie d’une théâtralisation de l’ouverture de la porte, дверь (dvièrj) cette fois, le mot ordinaire et profane : « Quand ils parvinrent à la porte à l’extrême bout du couloir, le moine l’ouvrit d’une main presque autoritaire, s’informa familièrement auprès du gaçon de service qui avait surgi si on pouvait entrer et, sans même attendre la réponse, il pulvérisa littéralement la porte et, en s’inclinant, laissa passer devant lui le “cher” visiteur. » (Je traduis. Cp. trad. Markowicz, p. 439.) Когда дошли до двери в самом конце коридора, монах отворил её как бы властною рукой, фамилярно осведомился у подскочившего келейника, можно ль войти и, даже не выждав ответа, отмахнул совсем дверь и наклонившись пропустил мимо себя «дорогового» посетителя. (P. 720.) Markowicz atténue отмахнул (il ouvrit la porte toute grande) : il y a là un geste très expressif du poing frappant le battant (махать руками, montrer les poings, menacer du poing) pour ouvrir (le préfixe от-). Le trajet est très long, et en même temps tout va très vite : le moine après avoir introduit Stavroguine s’enfuit littéralement.

16

« Les deux pièces qui composaient la cellule de Tikhone étaient également arrangées d’une façon assez bizarre. » (Je traduis.) Две комнаты, составлявшие келью Тихона были убраны тоже как-то странно.

17

Рядом с дубоватою старинною мебелью с протёртой кожей стояли три-четыре изящные вешицы; богатейшее покойное кресло, большой письменный стол превосходной отделки, изящный резной шкаф для книг, столики, этажерки, всё разумеется дарёное. Был дорогой бухарский ковёр, а рядом с ним и циновники. Были гравюры «светского» содержания и из времён мифологических, а тут же в углу, большой киот, с сиявшими золотом и серебром иконами, из которых одна древнейших времён с мощами. Библиотека тоже, говорили, была составлена слишьком уж многоразлично и противуположно: рядом с сочинениями великих святителей и подвижников христианства, находились сочинения театральные и романы, «а может быть, и гораздо хуже». (P. 722.)

18

- Никакого сходства, особенно духовного. Даже совершенно никакого! (P. 724.) ; всё-таки вы чудак и юродивый.

19

Так как я прибавил сейчас эту… фразу, то вы наверно думаете, что я всё ещё сомневаюсь и не уверен, что это я, а не в самом деле бес? (P. 727.)

20

1 Cor. 1, 18 et 1 Cor. 4, 10, « nous sommes fous à cause du Christ ».

21

что-то как будто хотели утаить, какую-то его слабость, может-быть юродство (P. 721) ; Всё-таки вы чудак и юродивый (P. 732).

22

 – А вы, конечно, слышали от неё, что я помешанный? Брякнул он опять. 
– Нет, не то, чтобы как о помешанном. Впрочем иоб этой идее слышал, но от других. (P. 725.) Fou : помешанный, littéralement dérangé.

23

 – Слушайте, я не люблю шпионов и психологов, по крайней мере таких, которые в ммою душу лезут (littéralement ces gens qui grimpent dans mon âme). Я никого не зову в мою душу. (P. 732.)

24

вношу в мою летопись этот документ (734/453).

25

Если прочтёт хоть один человек, то знайте, что я уже их не скрою, а прочтут и все. Так решено. Я в вас… я не нуждаюсь в вас, потому что я всё решил. Но прочтите… (P. 733.)

26

Freud, Essais de psychanalyse, Payot, p. 236.

27

от мещан из руссских, c’est-à-dire plus précisément à des marchands qui n’étaient ni juifs, ni allemands, comme le sont souvent les marchands en Russie au dix-neuvième siècle.

28

Тут у меня была одна лишь комната, в четвёртом этаже, нанятая от мещан из руссских. Сами они помещались рядом в другой теснее и до того, что дверь разделявшая всегда стояла отворенною, чего я и хотел. (P. 736)

29

…в первый раз разглядел лицо девочки, а до тех пор оно только мелькало (P. 737). Лицо est certes le mot simple et courant pour dire le visage. Mais il désigne fondamentalement l’image incirconscrite (святое лицо, la Sainte Face ; de лик, image, icône), aux antipodes de la figure (образ, représentation, ce qui est découpé, обрезанно, et circonscrit). Donc alors que le visage-figure nous renvoie en français à la découpe logique du caractère, transposable dans le discours, le visage-лицо russe échappe à cette découpe et déroute le regard perspectiviste et objectal.

30

Матрёша сидела в своей коморке, на скамеечке, ко мне спиной (p. 740).

31

…и улыбнулась как от стыда, но какою-то крывою улыбкой. Всё лицо её вспыхнуло стыдом (p. 740).

32

Лицо её выражало совершенное восхищение. Я встал почти в негодований – так это было мне неприятно в таком маленьком существе, от жалости (pp. 740-741). Après ces mots, le texte russe d’YMCA-PRESS et la traduction Markowicz divergent. Dans le texte d’YMCA-PRESS, la lecture de la confession est interrompue car Stavroguine refuse à Tikhone le deuxième feuillet, qui est « sous censure ». Tikhone reprend donc sa lecture au troisième feuillet, à partir de « C’était une minute de vraie terreur », en haut de la p. 464. Cette censure correspond donc grosso modo au texte de la p. 463.

33

Passage censuré.

34

Le texte d’YMCA-PRESS diverge à nouveau : во мне рождалось презрение с непомерною гадливостью за то, как она бросилась ко мне на шею что-то воображая (p. 743), un dégoût incroyable qu’elle se soit jetée à mon cou en s’imaginant quelque chose. (Cette formulation permet-elle d’imaginer que Stavroguine n’est pas allé jusqu’au bout du viol ?)

35

Но она вдруг стремительно закрылась обеими руками (p. 746).

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