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Références de l’article

Stéphane Lojkine, « Scène pour voir et chambre des brutalités : la cloison de l'intime, des Mille et Une Nuits à Joconde », Topique(s) du public et du privé dans la littérature romanesque d'Ancien Régime, dir. Marta Teixeira Anacleto, Peeters, Louvain-Paris-Walpole, MA, 2014, p. 135-148.

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La cloison de l’intime, des Mille et Une Nuits à Joconde

Joconde - Fragonard
Jean Honoré Fragonard, Joconde, entre 1765 et 1777, lavis de bistre passé au pinceau et à la plume sur traces de pierre noire, 20,4x14 cm, manuscrit des Contes et nouvelles en vers de La Fontaine illustré par Fragonard, Paris, Musée du Petit-Palais.

La chambre de Fragonard

La chambre est baignée dans une douce pénombre ocre jaune, enveloppée comme d’un écrin par le haut ciel de lit brun et son rideau tiré. Dans le lit, on distingue à peine, couchés, profondément endormis, Astolphe, le roi des Lombards, et Joconde, son compagnon de Rome, qui se partagent la fille de l’aubergiste, Fiammette. Dressée sur le lit, attentive à ne pas les réveiller, celle-ci au contraire se détache sur la partie la plus claire du lavis, tendue entre deux mouvements contraires. D’un côté, vers la droite, elle soulève le drap : entre les pieds des deux hommes qui croient se la partager, elle ménage l’ouverture convenue pour un troisième homme, « un jeune gars », dit La Fontaine (v. 382), « Le Grec » précisait l’Arioste (XXVIII, 57), qui s’apprête à plonger pour la rejoindre1.

Étrange rendez-vous, saisi dans un silence fragile et inquiet, disposé avec la délicatesse naïve d’un jeu enfantin où la jeune fille dévoile sans y penser sa nudité encore potelée, où le jeune homme, saisi dans la légèreté d’oiseau d’un plongeon furtif, paraît une jeune fille. Pourtant, cette intimité silencieuse n’a rien de solitaire : il ne s’agit pas seulement d’Astolphe et de Joconde, les deux maîtres endormis. Derrière le rideau de lit du fond, l’ovale d’un vague portrait fait signe comme virtualité d’un spectateur témoin de ce qui se trame au premier plan. De l’autre côté de la pièce, en bas à gauche, le repose-pied avancé au chevet, avec ses pieds arqués, manifeste lui aussi, depuis l’intimité des choses, comme une présence scrutatrice. Enfin, entre les deux, émerge la silhouette fantastique d’un pied de lit sculpté, patte féline, poitrine de sphinge et tête de chien.

Fermé au fond, où il concentre la faible lumière et offre à la scène une surface à laquelle s’adosser, le rideau de lit est ouvert devant, et se chiffonne négligemment sur le repose-pied. Ouvert comme un rideau de théâtre, il délimite le lit comme l’espace scénique que bordent les yeux inanimés de la chambre : le tableau, le pied de lit sculpté, le repose-pied. Il faudrait y ajouter, sous le tableau, une nature morte au pichet à peine esquissée, et, contre le lit, une paire de pantoufles sagement alignées. Les choses bordent la scène, organisent, vers elle, une convergence oculaire a-subjective, une convergence des choses qui regardent, le « ça regarde » vague2 qui, pointant du demi dehors de ce qui n’est pas dans la scène, mais se tient quand même dans l’image, permet au cœur le plus intime de la chambre (non la chambre, mais le lit dans la chambre ; non le lit, mais, au milieu du lit, le lieu de la fraude qui échappe à ses bords endormis) d’être représenté.

Tout un dispositif, donc, nous permet d’accéder à cette intimité arrangée dans l’histoire pour demeurer sans témoin. La pression scopique de l’espace vague sur l’espace restreint, la découpe théâtrale du rideau, la tension des gestes contrariés des deux protagonistes figés symétriquement entre l’arrière de la crainte et l’avant de la consommation, détournent l’espace fermé de la chambre en espace ouvert de la scène, font basculer le jeu privé de l’atteinte (le Grec doit atteindre Fiammette, le drap est le medium de cette atteinte, une affaire invisible de toucher) et le jeu public du spectacle, avec ses dispositions codifiées, sa composition pyramidale, ses gestes théâtraux, sa visée exemplaire.

Tout le charme de Fragonard tient dans ce basculement qu’il n’achève pas, qu’il maintient subtilement à la lisière silencieuse du jeu furtif et de l’action théâtrale, entre la fraude et l’événement. Ce basculement, cette lisière ne sont possibles que parce que Fragonard dispose de deux espaces concurrents, de deux logiques possibles de la représentation : d’un côté la chambre, avec ses secrets, ses mystères, ses brutalités sans témoins ; d’un autre côté la scène, avec son appareil, sa théâtralité, la publicité de ses discours.

Ouvrir la chambre : les solutions du conte

L’histoire de Joconde, dont Fragonard illustre ici la version en vers donnée par La Fontaine, est empruntée à l’Arioste qui l’a très vraisemblablement conçue à partir du prologue des Mille et une nuits, soit qu’il ait eu accès directement à ce récit, soit plus vraisemblablement qu’il existe une ou des versions intermédiaires entre le manuscrit arabe du XIIIe siècle que traduira Galland et le récit du chant XXVIII du Roland furieux.

Au début des Mille et une nuits, Chahzamane, roi de Samarcande, est invité par son frère Chahryiâr, sultan des Indes et de la Chine, et part le rejoindre. Cependant, après avoir dressé son camp hors de la ville, il rentre chez lui pour faire ses adieux à sa femme, pénètre dans sa chambre au milieu de la nuit, et la trouve endormie à côté d’un des valets de sa cuisine :

À cette vue, Chahzamane resta un moment frappé de stupeur, à tel point que les objets perdirent leur couleur à ses yeux et que tout sembla noir autour de lui3.

Joconde surprend sa femme (Joconde. La Fontaine, Contes, 1762) - Eisen
Joconde surprend sa femme, gravure de Noël Lemire d’après Charles Eisen, signée et datée 1762, in Contes et nouvelles en vers par M. de La Fontaine, Amsterdam, [Paris, Barbou,] 1762, édition dite des Fermiers généraux.

Furieux, Chahzamane tue les deux amants et repart sans rien dire à personne. Il est accueilli par Chahryiâr, qui « possédait un jardin aux abords duquel il avait fait bâtir deux splendides palais ». Le sultan et son épouse se tiennent dans l’un tandis que l’autre, dévolu aux invités, sert de demeure à Chahzamane qui, rongé par son secret, dépérit, jusqu’au jour où, alors que son frère est parti à la chasse, il assiste à un manège singulier dans le jardin mitoyen des deux palais.

L’épouse de Chahryiâr s’y introduit par une porte secrète avec vingt servantes dont la moitié s’avèrent être des esclaves noirs. La reine appelle alors Massoud, un autre esclave noir, qui saute du haut d’un arbre où il était dissimulé :

Il mit en l’air les jambes de la dame, se glissa entre ses cuisses et entra en elle. Ainsi les dix tombèrent-ils sur les dix tandis que Mas’oud, de son côté, tombait sur la dame. Et ils ne cessèrent de se livrer à leurs ébats jusqu’au milieu de la nuit. […] Tout cela s’était déroulé sous les yeux de Chahzamane qui n’avait pas cessé de regarder la scène. » (trad. Khawam, p. 39-404)

Chahzamane compare alors son sort à celui de son frère, se rassérène, reprend appétit et goût à la vie. Chahryiâr remarque à son retour ce changement, le contraint à révéler son double secret, et pour en avoir le cœur net demande à assister à la scène que Chahzamane a surprise. Il feint de repartir à la chasse, s’installe avec son frère à la même fenêtre, découvre le même spectacle et manque perdre la raison.

Les deux frères partent alors en voyage incognito, à la rencontre de quelqu’un dont l’infortune dépasserait la leur. Ils le trouvent en la personne d’un ifrite, démon géant qui porte sur sa tête un coffre de verre où il tient enfermée sa jeune femme. L’ifrite sort la jeune fille pour s’endormir sur ses genoux. Mais à peine s’est-il endormi qu’elle appelle les deux voyageurs qui s’étaient cachés dans un arbre et les somme de coucher avec elle ; sinon elle réveillera son époux pour qu’il les tue. Elle exige ensuite d’eux qu’ils lui donnent chacun un anneau. Après cette épreuve, les deux frères rentrent chez eux et Chahryiâr commence à décapiter ses épouses.

Ce récit liminaire s’organise autour de trois séquences décisives où l’on reconnaît les trois moments clefs de l’histoire de Joconde : comme Chahzamane, Joconde après être parti à l’invitation d’Astolphe retourne chez lui et surprend sa femme avec un valet. Mais il ne la tue pas. Comme Chahzamane, Joconde surprend la reine s’accouplant avec, non pas un esclave noir, mais un nain. Enfin, l’obligation faite aux deux frères de coucher avec la femme de l’ifrite et de donner leur anneau devient l’histoire de Fiammette, que Joconde et Astolphe se partagent après lui avoir donné un anneau. La nécessité de forniquer sans bruit pour ne pas réveiller l’ifrite devient le stratagème du Grec, forniquant entre Astolphe et Joconde.

Ces trois séquences pourraient, à première vue, se définir comme trois scènes : une femme et son amant « interagissent » sous le regard d’un tiers5 ; c’est le regard de Chahzamane ou de Joconde, puis, dans la troisième séquence, la présence endormie de l’ifrite, ou d’Astolphe et de Jodonde dans le lit, qui pourraient à tout instant ouvrir l’œil. Mais dès lors que l’on recourt à ce type de réduction formaliste, l’émergence historique, occidentale, du dispositif théâtral de la scène, et le basculement qu’elle opère de la matière intime dans l’espace public, devient insaisissable. Une certaine efficacité, scénique et pulsionnelle, de la représentation est en jeu, qui vient du conte mais sort de sa logique narrative, qui prend racine aux sources les plus immémoriales de la narrativité, et en même temps rompt radicalement avec elles : cette efficacité est à l’œuvre dans le dessin de Fragonard, mais étrangère au récit des Mille et une nuits.

Dans les Mille et une nuits, les deux premières séquences sont nettement opposées : à l’issue de la première, les objets pour Chahzamane « perdirent leur couleur et tout sembla noir autour de lui ». Dans la chambre, la vision est impossible, car elle est indissolublement liée à l’atteinte : voir, c’est être blessé, et finalement, voir, c’est tuer. La chambre déploie une proximité sans contrôle ; elle renferme et déclenche la brutalité.

Pour la deuxième séquence, en revanche, le spectacle est rendu techniquement possible par la disposition des lieux, un jardin entre les deux palais, et l’aménagement d’un point de vue : la fenêtre du palais des invités permet à Chahzamane de voir sans être vu. Mais il ne s’agit pas de voyeurisme : la disposition des lieux accommode pour l’œil une distance raisonnable, à laquelle correspond une distanciation symbolique ; la reine n’est pas la femme du spectateur, et surtout, en offrant l’amplification pour ainsi dire chorégraphiée de ce que Chahzamane a vécu dans l’enfer de sa propre chambre à Samarcande, elle objective, universalise l’atteinte intime qu’il a subie. De l’atteinte, de l’abject, la deuxième séquence fait un objet ; d’une blessure, elle constitue, à distance, une représentation :

Se livrant tout entier à ces réflexions, il en vint à oublier ses soucis et ne tarda pas à se consoler de sa propre mésaventure. (Khawam 416)

Le processus que décrit ici le conte pourrait être identifié à celui de la catharsis : contrairement à la première séquence, qui est unique, celle-ci se répète ; ce sera là une des caractéristiques de la scène occidentale classique, qui identifiera cette mécanique répétitive à celle de la représentation théâtrale.

Dans la troisième séquence, la femme de l’ifrite surprend les deux voyageurs :

Elle leva la tête vers les branches de l’arbre, les considéra d’un œil attentif et aperçut le roi Chahryiâr et son frère Chahzamane. Elle souleva doucement la tête de l’ifrite [qui était posée sur ses genoux], la reposa sur le sol, se leva et, s’approchant du tronc, fit signe aux deux frères de descendre sans bruit la rejoindre. (Khawam 507)

Ici, le spectacle est court-circuité par la ruse de la jeune fille, qui oppose son regard à celui des voyageurs-voyeurs embusqués. On le voit, les trois séquences organisent la complexification progressive du jeu scopique : d’abord, à Samarcande, pas de regard ; puis, au jardin de Chahryiâr, l’accommodation distanciée d’un regard de spectateur ; enfin, sous l’arbre où l’ifrite s’est endormi, deux regards, vers et depuis le lieu de la focalisation narrative, permettent cette fois d’exploiter pleinement toutes les potentialités scopiques de la chambre-épreuve du conte.

Car il ne s’agit pas là d’une scène : c’est comme épreuve que les personnages qualifient successivement chacune de ces rencontres. Chahzamane parle d’abord d’outrage (« c’est en cette situation que je subis de pareils outrages », « au seul souvenir de l’outrage que lui avait fait subir sa femme »), puis d’« infortune », et s’exclame enfin : « Comment se fait-il que cette épreuve, ce malheur extrême m’aient frappé, moi, Chahzamane, malgré la dignité de mon rang8 ? » Les mêmes mots, « outrages » (p. 41), « infortune » (p. 43, 45), « malheur » (pp. 44-45), « catastrophe » (p. 47) désignent la deuxième séquence. « Infortune » caractérise la troisième (p. 52)9.

Les trois épreuves du conte (la chambre, le jardin, l’ifrite) disposent leur représentation à partir de l’espace de la chambre, qu’elles décloisonnent selon un principe de gradation et de surenchère : c’est dans une chambre que Chahzamane surprend sa femme ; le jardin où il voit la reine s’accoupler avec Mas’oud constitue en quelque sorte, coincé entre les deux palais, une chambre en plein air ; enfin, l’épisode avec l’ifrite se déroule hors de toute architecture, alors que la jeune fille est très symboliquement sortie de sa cage de verre. La fiction établit ainsi, au niveau géométral, la jonction de l’espace nomade des djinns et des voyages avec l’espace courtisan des palais et de leurs chambres, qu’elle superpose, au niveau symbolique, à la jonction entre le silence du voyageur et la parole du courtisan.

On le voit, la polarité du public et de l’intime n’est pas opératoire ici. Pourtant, dans l’appropriation que l’Arioste va opérer du conte arabe, cette polarité devient essentielle. Or son émergence passe par l’invention d’un dispositif scénique susceptible non seulement de la mettre en œuvre, mais, de façon visuelle et immédiatement intuitive, de la figurer : l’invention de l’espace public moderne et l’invention de la scène sont une seule et même invention.

La cloison libertine : vers la scène

Les trois séquences de l’histoire de Joconde, et non simplement la première, se déroulent dans une chambre : c’est la chambre de Joconde pour la première, la chambre secrète où la reine reçoit le nain pour la seconde, la chambre de l’auberge pour la troisième.

La première nous est livrée sans médiation. Elle n’est pas même nommée dans l’Arioste :

Il descend dans sa maison, il va au lit, et sa femme
Il la retrouve là profondément endormie10.

Chez La Fontaine,

Il monte dans sa chambre, et voit près de la dame
Un lourdaud de valet sur son sein étendu11.

La seconde chambre ne s’offre au regard du spectateur qu’au moyen d’une disjonction de la cloison :

Au fond de la salle, là où c’est le plus obscur,
(car ce n’est pas l’usage d’ouvrir les fenêtres),
il voit que la cloison s’ajuste mal au mur,
et laisse d’un air plus clair échapper le rayon.
Il y met l’œil, et il voit…12

De la fenêtre de Chahzamane, on passe ici à un dispositif d’accommodation technique du regard, plus élaboré, qui établit nettement la différence d’une chambre privée (« la plus secrète et la plus belle des chambres de la reine », la piú secreta stanza e la piú bella) et de la galerie publique depuis laquelle le mélancolique Joconde s’est progressivement égaré (« C’est là qu’il se retire seul, tout plaisir, toute société lui étant odieux », perché ogni diletto | perch’ogni compagnia prova nimica).

Joconde (La Fontaine, Contes, Amst. 1685) - De Hooghe
Astolphe et Joconde surprennent la reine avec son nain, gravure de Romeyn De Hooghe, 1685, in Contes et nouvelles en vers par M. de La Fontaine, Amsterdam, N. Etienne Lucas, 1732 (réédition de celle de 1685).

La Fontaine accentue encore le dispositif de la cloison. C’est d’abord à travers une cloison étanche que Joconde entend sans voir le discours de la reine au nain :

Car un jour étant seul en une galerie
Lieu solitaire, et tenu fort secret,
Il entendit en certain cabinet,
Dont la cloison n’était que de menuiserie (v. 151-4, p. 562)

Ce n’est que dans un second temps que la vue s’ajoute à l’ouïe :

Le Romain [= Joconde], sans beaucoup de peine,
Les vit en approchant les yeux
Des fentes que le bois laissait en divers lieux. (v. 178-180, p. 563)

La troisième séquence enfin est celle où la médiation est la plus complexe : à l’entrée directe dans la chambre, puis à ce qui est surpris à travers une cloison, succède le stratagème de Fiammette, qui couche avec son Grec tandis que Joconde et Astolphe, allongés aux deux bords du lit, s’imaginent chacun que l’autre est à la besogne.

Lorsqu’il n’y a pas de médiation (première séquence), la chambre ne délivre aucune parole ; aucun récit n’est possible : Joconde, comme Chahzamane, dépérit, enlaidit ; il se dé-figure ; le processus de figuration constitutif du récit est atteint, anéanti, le récit et ses personnages sont menacés de mort13. Lorsqu’il y a une médiation (deuxième et troisième séquences), le récit opte entre la solution visuelle de la scène (c’est le jeu voyeuriste de la cloison, deuxième séquence) et la solution du récit de rouerie (c’est la ruse de Fiammette, troisième séquence), qui maintient la chambre dans son statut fermé de chambre.

La scène publie la chambre, tandis que la rouerie maintient la chambre dans son statut d’espace d’invisibilité :

Il allonge ses pas, et toujours sur celui de derrière
Il s’arrête et se tient, et l’autre pied on dirait qu’il le bouge
Comme s’il craignait de donner sur du verre,
Et n’avait pas un sol à fouler, mais des œufs.
Et il étend la main devant lui de la même manière,
Il va tâtonnant jusqu’à ce qu’il trouve le lit14.  (St. 63.)

Il n’y a pas d’espace de la chambre : le verre, les œufs la définissent comme cloison qu’on touche, qui menace de se briser, sans profondeur ni distance optique. Au cheminement d’aveugle du Grec dans la chambre de l’Arioste correspond, chez La Fontaine, l’impossibilité de dire ce qui s’est passé :

et Dieu sait comme il se plaça ;
Et comme enfin tout se passa :
Et de ceci, ni de cela,
Ne se douta le moins du monde,
Ni le roi lombard, ni Joconde. (v. 420-424, p. 569.)

Il n’y a pas de représentation possible de l’événement : faute d’une disposition connue (« Dieu sait comme il se plaça »), point de scène, point de théâtralisation. Seul subsiste le vacillement du langage (« Et de ceci, ni de cela »), réduit au seul glissement du signifiant, au bruit; au froissement de ce qui se fait : ceci, cela, ssss…

La cloison pornographique

Saturnin épie Toinette avec le père Polycarpe (Mémoires de Saturnin, 1786-7) - Borel
« Ah… doucement, ma chère Toinette, ne va pas si vite ! », gravure de François-Rolland Elluin, Histoire de Dom B*** portier des Chartreux, Rome, [Londres,] Philotanus[, 1741]. Première des 16 planches de l’édition.

La cloison de l’Arioste et de La Fontaine sera promise à un brillant avenir dans la littérature pornographique du dix-huitième siècle. Dans Le Portier des Chartreux, c’est par elle que Saturnin fait son éducation :

en cherchant doucement avec la main si je ne trouverais pas quelque trou à la cloison, j’en sentis un qui était couvert par une grande image. Je la perçai, et me fis jour. Quel spectacle ! Toinette nue comme la main, étendue sur son lit, et le père Polycarpe, procureur du couvent, qui était à la maison depuis quelques temps, nu comme Toinette, faisant quoi ? Ce que faisaient nos premiers parents, quand Dieu leur ordonna de peupler la terre15.

La cloison accommode le regard : elle indique l’interdit qui frappe la chambre, mais dans le même temps elle ménage la possibilité d’une représentation de cet interdit. Quand la chambre tue, la scène, publiant l’intime, érotisant l’horreur de la brutalité primitive (l’urszene de Freud), permet de dire par l’œil, sans fraude, ce qui jamais ne peut être regardé de près : la jouissance de la femme, comme matrice à quoi nous renvoie le dispositif du récit.

Notes

1

La Fontaine, « Joconde. Nouvelle tirée de l’Arioste », in Œuvres complètes, J.-P. Collinet éd., t. I, Fables, Contes et Nouvelles, , Paris, Gallimard, Pléiade, 1991, p. 568 ; L’Arioste, Roland furieux, André Rochon éd., t. III, Paris, Les Belles Lettres, 2000, p. 198.

2

Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, « La schize de l’œil et du regard », Seuil, Points, p. 84, 95, 110 ; Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, « L’entrelacs — le chiasme », Gallimard, Tel, p. 173sq.

3

Les Mille et une Nuits, Phébus, 1986, I, 35, traduction de René R. Khawam d’après le manuscrit Bnf arabe 3609 du milieu du XIIIe siècle utilisé par Galland. Dans la traduction de Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel : « Il rentra dans son palais et trouva son épouse étendue sur le lit royal, enlacée à un esclave noir du service des cuisines. Ce spectacle le plongea dans les ténèbres. » (Les Mille et Une Nuits, t. I, Gallimard, Pléiade, 2005, p. 6) Dans la traduction d’Antoine Galland : « Mais quelle fut sa surprise lorsque, à la clarté des flambeaux, qui ne s’éteignent jamais la nuit dans les appartements des princes et des princesses, il aperçut un homme dans ses bras ! Il demeura immobile durant quelques moments, ne sachant s’il devait croire ce qu’il voyait. » (Les Mille et une nuits, t. I, GF Flammarion, 2004, p. 24-25)

4

« Il lui mit les jambes en l’air, se glissa entre ses cuisses et la posséda. À ce signal, chaque esclave s’unit à l’une des jeunes filles. Ils ne cessèrent de se donner des baisers, de s’enlacer, de se prendre et de se reprendre jusqu’à la tombée de la nuit. » (trad. Bencheikh et Miquel, p. 7-8) ; « La pudeur ne permet pas de raconter tout ce qui se passa entre ces femmes et ces noirs, et c’est un détail qu’il n’est pas besoin de faire. Il suffit de dire que Schahzenan en vit assez pour juger que son frère n’était pas moins à plaindre que lui. » (trad. Galand, p. 27)

5

Voir Philippe Ortel, « Le triangle scénique », in « Valences dans la scène », La Scène. Littérature et arts visuels, M.-Th. Mathet éd., Paris, L’Harmattan, 2001, p. 306.

6

« Lorsqu’il vit tout cela, le jeune roi se dit… » (Bencheikh & Miquel 8) ; « Comme toutes ces choses s’étaient passées sous les yeux du roi de la Grande-Tartarie, elles lui donnèrent lieu de faire une infinité de réflexions. » (Galland 27)

7

« La jeune fille leva les yeux vers le feuillage et y aperçut les deux rois. Elle souleva la tête du démon, la reposa sur le sol et se mit debout. Elle fit signe aux deux hommes de descendre sans crainte. » (Bencheikh & Miquel 10) ; « La dame alors leva la vue par hasard, et, apercevant les princes au haut de l’arbre, elle leur fit signe de la main de descendre sans faire de bruit. » (Galland 32)

8

Khawam 37 ; « le cœur brûlé par une douleur profonde », « Shâh Zamân se souvint de la trahison de son épouse », « jamais plus grande affliction n’avait frappé un être humain », « Je souffre d’une blessure profonde » (Bencheikh & Miquel 7)

9

Les références renvoient à Khawam. Dans la même traduction, la deuxième séquence est caractérisée une fois comme scène : « Tout cela s’était déroulé sous les yeux de Chahzamane qui n’avait pas cessé de regarder la scène depuis sa fenêtre. » (Khawam 40) ; de même chez Galland : « il n’avait pas voulu souper qu’il n’eût vu toute la scène qui venait d’être jouée sous ses fenêtres » (Galland 28). Mais la traduction prend ici des libertés avec le texte arabe. Le mot scène ne sera introduit dans la langue arabe qu’au XXe siècle, pour rendre compte d’une catégorie culturelle européenne qui n’a pas d’équivalent.

10

« Smonta in casa, va al letto, e la consorte | Quivi ritrova addormentata forte. » (Orlando furioso, 1532, XXVIII, 20, p. 188 ; je traduis ; le texte de l’Arioste est cité, ici et dans les notes suivantes, d’après Ludovico Ariosto, Orlando furioso, Lanfranco Caretti éd., Turin, Einaudi, 1966, 1992.)

11

Vv. 95-96, op. cit., p. 561. 

12

« In capo de la sala, ove è piu scuro
(che non vi s’usa le finestre aprire),
vede che ’l palco mal si giunge al muro,
e fa d’aria piú chiara un raggio uscire
pon l’occhio quindi, e vede quel che duro
a creder » (XXVIII, 33, p. 192)
Je traduis. Palco a été compris diversement : soit le plafond (A. Rochon), mais comment Joconde y mettrait-il l’œil, soit plutôt la cloison de séparation en bois (F. Reynard), qui rejoint ici à angle droit le mur de pierre extérieur à la maison. Palco désigne également un échafaudage, une scène de théâtre.

13

Dans Les Mille et une nuits, la parole est constamment identifiée à la vie. Celui qui raconte vit, tandis que celui dont la parole est empêchée, ou bloquée, meurt. Ce n’est pas seulement vrai du récit cadre, où Shéhérazade raconte pour ne pas être décapitée, mais aussi des différents contes. Par exemple, dans l’Histoire des trois calenders, les invités des trois dames mystérieuses de Bagdad n’évitent la décapitation qu’à la condition de raconter chacun son histoire. Dans l’esthétique européenne du conte, cette équivalence symbolique se perpétue, sous une forme atténuée, autour de la polarité figure/défiguration, qui elle-même entre en contact avec d’autres logiques ou configurations imaginaires.

14

« Fa lunghi i passi, e sempre in quel di dietro
tutto si ferma, e l’altro par che muova
a guisa che di dar tema nel vetro,
non che ’l terreno abbia a calcar, ma l’uova ;
e tien la mano inanzi simil metrova brancolando in fin che ’l letto trova » (XXVIII, 63, p. 199, je traduis). ’) Réf biblio : Voir note 11. Rien à ajouter ici

15

Jean-Charles Gervaise de Latouche, Histoire de Dom B***, portier des Chartreux, 1740, in Romanciers libertins du XVIIIe siècle, P. Wald Lasowski éd., coll. J. P. Dubost, Gallimard, Pléiade, I, p. 337.

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « Scène pour voir et chambre des brutalités : la cloison de l'intime, des Mille et Une Nuits à Joconde », Topique(s) du public et du privé dans la littérature romanesque d'Ancien Régime, dir. Marta Teixeira Anacleto, Peeters, Louvain-Paris-Walpole, MA, 2014, p. 135-148.

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