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Pour citer ce texte : Ce texte reprend une communication du colloque international (Ré)écritures : parodie, pastiche, université de Durham, Angleterre, avril 2005.
Pour citer l’article qui en a été tiré : Stéphane Lojkine, « Parodie et pastiche de Poe et de Conan Doyle dans Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux », Poétiques de la parodie et du pastiche de 1850 à nos jours, éd. C. Dousteyssier-Khoze & F. Place-Verghnes, Peter Lang, Modern French Identities, n°55, pp. 175-187
Parodie et pastiche de Poe et de Conan Doyle dans
Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux

Malgré l’alibi réaliste du roman,
Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux affiche
explicitement sa dette vis-à-vis de Double assassinat dans la rue
Morgue, de Poe, dont il prétend corser le mystère, et,
implicitement, vis-à-vis de Conan Doyle, dont le célèbre Sherlock
Holmes, fustigé par Leroux, a servi de modèle parodique à son
meurtrier, Frédéric Larsan. En fait, beaucoup d’éléments de
l’histoire racontée par Leroux sont repris du Chien des
Baskerville : le mariage secret, le parfum, la canne, la
lettre brûlée, l’animal monstrueux.
Les récits sérieux de
Poe et de Conan Doyle sont en quelque sorte tournés en dérision par
Leroux. Mais il faut distinguer plusieurs régimes
d’intertextualité : au niveau de la narration (les détails
du Chien des Baskerville), il s’agit simplement de
réécriture ; le niveau de la structure, ou du modèle (ici la
méthode d’investigation de Sherlock Holmes et de Dupin), engage la
pratique du pastiche ; le niveau du dispositif (le mystère de
la chambre, un espace impénétrable qui a été pénétré) met en
œuvre la parodie.
Sous couvert de corser le mystère de Poe,
Leroux, qui a repéré là un dispositif fondamental et une rupture
essentielle dans l’histoire littéraire, fait échouer la fiction
de la chambre. Mais il en explore tous les aspects, mettant en
relation les motifs du viol, du cercle de la raison et de la scène
primitive, au moment où Freud publie ses découvertes.
En 1907 paraît dans le supplément littéraire du
journal L’Illustration, en douze épisodes, Le Mystère
de la chambre jaune de Gaston Leroux.
Le succès immédiat du roman ouvre la série des Rouletabille. Le
texte est publié l’année suivante en édition séparée chez
Lafitte.
Gaston Leroux en tire une pièce en 1912. Le roman est réédité en
1920, toujours chez Lafitte, comme premier volume de la Collection
des romans d’aventure et d’action,
où toute la série des Rouletabille sera rassemblée, de 1920 à
1922. Il est à nouveau illustré. Nouvelle édition en 1933,
toujours chez Laffite, imprimerie Hachette.
Puis c’est une éclipse de plus de vingt ans, avant la réédition
de 1953, avec des illustrations par Jean Reschofsky pour la
bibliothèque verte :
le livre devient un classique de la littérature de jeunesse.
I. Analogies explicites dans le roman
Dès les premières pages du roman, le narrateur
affirme très explicitement sa dette envers les fondateurs du genre
du roman policier :
« C’est qu’en vérité — il
m’est permis de dire “puisqu’il ne saurait y avoir en tout ceci
aucun amour-propre d’auteur” et que je ne fais que transcrire des
faits sur lesquels une documentation exceptionnelle me permet
d’apporter une lumière nouvelle — c’est qu’en vérité, je
ne sache pas que, dans le domaine de la réalité ou de
l’imagination, même chez l’auteur du Double Assassinat dans
la rue Morgue, même dans les inventions des sous-Edgar Poe et
des truculents Conan Doyle, on puisse retenir quelque chose de
comparable QUANT AU MYSTÈRE, “au naturel mystère de la Chambre
Jaune”. » (Chap. 1, p. 16.)
Bien sûr l’opposition ne trompe personne entre
les mystères fabriqués, fictifs de Poe et de Conan Doyle et le
mystère réel, naturel, que le journaliste Leroux, par
l’intermédiaire du narrateur Sainclair, livre aux lecteurs de
L’Illustration. Simple convention réaliste. Ce qui est plus
intéressant, c’est la nature de l’emprunt : précisément
parce que la convention réaliste interdit d’avouer l’emprunt de
personnages ou d’éléments de l’histoire, que seul le réel a pu
fournir, c’est au niveau du MYSTÈRE écrit en majuscules que peut
jouer, en toute innocence, l’analogie.
Au chapitre VII, après que Rouletabille est parti
en expédition sous le lit de Mlle Stangerson dans la chambre jaune,
à la recherche d’un improbable indice du crime dont elle est
censée avoir été victime la veille en ces lieux, Sainclair fait
remarquer :
« De fait, observai-je, voilà bien
pourquoi ce mystère est le plus surprenant que je connaisse, même
dans le domaine de l’imagination. Dans le Double Assassinat
de la rue Morgue, Edgar Poe n’a rien inventé de semblable. Le
lieu du crime était assez fermé pour ne pas laisser échapper un
homme, mais il y avait encore cette fenêtre par laquelle pouvait se
glisser l’auteur des assassinats qui était un singe !… Mais
ici il ne saurait être question d’aucune ouverture d’aucune
sorte. La porte close et les volets fermés comme ils l’étaient,
et la fenêtre fermée comme elle l’était, une mouche ne
pouvait entrer ni sortir ! » (Chap. 7, p. 52.)
Le mystère est ici encore ce par quoi il est
possible d’énoncer l’analogie. Sainclair trahit ainsi le mode de
composition du roman, qui ne déroule pas une histoire, mais résout
une équation. Leroux travaille avant tout à partir d’un espace,
« le lieu du crime », qui pose problème, et un problème
de pur espace : comment y entrer, comment en sortir. Les plans
des lieux présents dans le texte dès sa première impression sont
les matrices narratives à partir desquelles le romancier a créé sa
fiction. De façon explicite et consciente d’elle-même la fiction
revendique son caractère radicalement anti-narratif. Ce qu’elle
met en œuvre, ce sont des dispositifs, c’est-à-dire des
configurations dans l’espace qu’elle investit de significations.
Chercher la clef de l’énigme, ne revient donc
pas essentiellement à rétablir l’enchaînement des faits ;
chez les trois auteurs, la reconstruction narrative, l’histoire du
crime est reléguée et expédiée dans un épilogue présenté comme
presque superfétatoire, une fois la tension dramatique du dénouement
retombée. Il s’agit bien plutôt ici de promouvoir une méthode
que d’établir un résultat, de mettre en œuvre un nouveau mode de
raisonnement, qui partira de l’espace comme de ce qui résiste
précisément à toute narrativisation. L’espace est
incompréhensible, le mot revient de façon obsessionnelle dans Le
Mystère de la chambre jaune, dont le premier chapitre s’intitule
significativement « Où l’on commence à ne pas comprendre ».
L’enjeu de la fiction n’est pas de réduire cet incompréhensible,
mais précisément de le préserver, de le circonscrire. C’est ce
qu’exprime comiquement le dialogue du juge de Marquet et de son
greffier M. Maleine, au chapitre III, alors que les
ouvriers tentent de trouver le passage secret par lequel le criminel
serait sorti de la chambre jaune :
« Pourvu, mon chez monsieur
Maleine, pourvu que cet entrepreneur, avec sa pioche, ne nous
démolisse pas un aussi beau mystère !
— N’ayez crainte, répondit M.
Maleine, sa pioche démolira peut-être le pavillon, mais elle
laissera notre affaire intacte. […] Nous pouvons être tranquilles.
Nous ne saurons rien. » (Chap. 3, p. 26.)
Il ne s’agit pas simplement de dénoncer
l’impéritie d’un juge excentrique, plus amateur de vaudevilles,
qu’il écrit, que de justice et de vérité. Le juge dramaturge
parodie l’auteur lui-même, pour qui l’exigence du suspens
dramatique va à l’encontre de la clarification des événements.
Il ne s’agit pas d’établir des faits dans l’intérêt de la
Justice mais de produire de la jouissance dans l’intérêt du
lecteur.
Dans cette perspective, le long préambule au
Double assassinat dans la rue Morgue (1843), où Poe disserte
sur « les facultés de l’esprit », sur la « faculté
de résolution », sur « la haute puissance de la
réflexion » doit être lu non comme une digression maladroite,
mais comme le manifeste d’une révolution sémiologique, qui place
cette jouissance intime au cœur du nouveau dispositif de la fiction.
Le Rouletabille de Leroux, avec ses deux bosses sur son front et sa
formule obsessionnelle, « Il faut prendre la raison par le bon
bout », parodie la fascination de Poe pour la jouissance
intellectuelle pure, incarnée par son détective Dupin ; mais
ce faisant il installe et parachève le nouveau modèle.
Pourtant, c’est contre Poe et Conan Doyle que
Rouletabille dit forger sa méthode. Au chapitre XVIII, dans
l’Extrait du carnet de Joseph Rouletabille, on trouve les
réflexions suivantes, censées avoir été écrites par le jeune
reporter le lendemain de sa veillée d’armes lors de l’épisode
de la galerie inexplicable :
« Ah ! raisonner par le bon
bout ! je m’assieds, désespéré, sur une pierre de la cour
d’honneur déserte… Qu’est-ce que je fais, depuis plus d’une
heure, sinon la plus basse besogne du plus ordinaire policier… Je
vais quérir l’erreur comme le premier inspecteur venu, sur la
trace de quelques pas qui me feront dire ce qu’ils voudront !
Je me trouve plus abject, plus bas dans l’échelle des
intelligences que ces agents de la Sûreté imaginés par les
romanciers modernes, agents qui ont acquis leur méthode dans la
lecture des romans d’Edgard Poe ou de Conan Doyle. Ah ! agents
littéraires… qui bâtissez des montagnes de stupidité avec un pas
sur le sable, avec le dessin d’une main sur le mur ! Ah toi,
Frédéric Larsan, ah toi, l’agent littéraire !… Tu as trop
lu Conan Doyle, mon vieux !… Sherlock Holmes te fera faire des
bêtises, des bêtises de raisonnement plus énormes que celles qu’on
lit dans les livres… Elles te feront arrêter un innocent… Avec
ta méthode à la Conan Doyle, tu as su convaincre le juge
d’instruction, le chef de la Sûreté… tout le monde… »
(Chap. 18, p. 119.)
Constamment, Rouletabille critique la méthode des
indices, dont Sherlock Holmes, avec ses fameuses déductions à
partir de cendres de cigares, est la figure de proue. Dans Le
Mystère de la chambre jaune, « le dessin d’une main sur
le mur », cette fameuse empreinte ensanglantée, gigantesque,
laissée dans la chambre jaune, comme les empreintes de pas sur le
sol boueux du parc du Glandier, constituent autant de fausses pistes
destinées à dérouter l’enquête. Larsan, qui est à la fois le
criminel et le policier, utilise à ses propres fins les méthodes
d’enquête développées par Poe et par Conan Doyle : il
anticipe le décodage de ses propres crimes selon une logique de
l’indice afin de l’orienter vers la fausse piste qui fera de
Darzac, l’amant malheureux, la victime idéalement désignée.
Larsan est bien un « agent littéraire », une insertion
de la logique de Poe et de Conan Doyle dans le roman de Leroux, qui
parodie et déjoue cette logique. C’est cette parodie, ce
déjouement du modèle littéraire qui procure, sinon l’illusion du
réel, du moins la jouissance de la lecture, identifiée à un
travail de circonscription de l’incompréhensible, le discours du
texte se déployant comme un écrin autour des traces non
signifiantes, des indices trompeurs, des silences et des conduites
énigmatiques des victimes.
À y regarder de près, le rapport de Leroux à
Poe et à Conan Doyle est donc extrêmement ambigu : abordé sur
le mode de la surenchère (il s’agit de faire mieux que les
fondateurs du genre, de radicaliser les données du problème à
résoudre), le modèle se révèle plus subtilement être mis en
abyme par la stratégie de Larsan, que Rouletabille se donne pour
mission de déjouer : le criminel a disposé les indices de son
crime de façon à faire accuser son rival en amour (Darzac), en
supposant que l’enquêteur (Rouletabille) procèderait à la
manière des détectives de Poe et de Conan Doyle. Rouletabille doit
renverser le modèle pour dénouer l’énigme. Surenchère d’une
part, renversement d’autre part : il faudra distinguer, dans
le jeu de la parodie et du pastiche, au-delà du premier niveau
narratif (la réécriture, qu’étudie la critique des sources), un
second et un troisième niveau : niveau du modèle que le texte
déjoue (c’est le pastiche) ; niveau du dispositif qu’il
parachève (c’est la parodie).
Nous proposons donc d’identifier ces trois
termes de réécriture, pastiche et parodie à trois niveaux
d’organisation du texte et, de là, à trois systèmes
d’intertextualité : la source, le modèle, le dispositif.
II. Source, modèle, dispositif : Le
Chien des Baskerville
Pour comprendre comment opèrent ces différents
niveaux, il convient d’en venir au détail de la comparaison des
textes. Si c’est au Double assassinat dans la rue Morgue que
Leroux emprunte le dispositif du Mystère de la chambre jaune,
force est de constater que c’est au Chien des Baskerville
que le roman français emprunte l’essentiel de sa trame narrative.
Le Mystère de la chambre jaune est d’abord une réécriture
du Chien des Baskerville, c’est-à-dire qu’il lui emprunte
toute une série d’éléments narnatifs. Ainsi le mystère de
Mlle Stangerson tient à son mariage secret avec l’assassin ;
de la même façon, Mme Stapleton, présentée tout au long du roman
anglais comme la sœur de Stapleton, se révèlera finalement être
son épouse. Les deux femmes participent malgré elles du crime,
tenues qu’elles sont au silence par le lien conjugal, devenu
système de torture intime. Stapleton, Stangerson : les deux
noms se font écho malicieusement ; l’intertextualité à ce
niveau passe par un jeu avec la matérialité même du signifiant.
 Illustration de Sidney Paget pour Le Chien des Baskerville, The Strand Magazine, 1901. Chapitre 10, Watson dans la lande (sur le modèle du tableau de Caspar-David Friedrich, Promeneur devant une mer de brouillard, 1818, Kunsthalle, Hambourg, ou de la gravure de Laisné représentant Rastignac au Père-Lachaise, Le Père Goriot, éd. Rançon, 1862, page 52) Il y a même jusqu’au détail du parfum de Mme
Stapleton, dont Leroux fera, en l’inversant, le signe distinctif de
Mlle Stangerson. Sherlock Holmes, examinant le papier de la lettre
anonyme confectionnée par Mme Stapleton à Londres pour, à l’insu
de son mari, avertir Sir Henry Baskerville du danger qu’il court,
remarque :
« En le levant à quelques
centimètres de mes yeux, je sentis la faible odeur d’un parfum qui
s’appelle “jasmin blanc”. Il existe soixante-quinze parfums, et
il est indispensable à tout expert criminel de savoir les distinguer
les uns des autres ; plus d’une fois j’ai eu entre les mains
des affaires dont le succès a dépendu de la connaissance que j’en
avais. Le parfum suggérait donc une présence féminine, et déjà
je commençai à soupçonner les Stapleton. » (Chap. 15,
p. 290.)
« Jasmin blanc » devient chez Leroux
le parfum de la dame en noir, « en noir » est une parodie
de ce « blanc ». La première rencontre de Rouletabille
avec ce parfum qui ramène à lui le souvenir d’enfance de sa mère
a lieu lors de la réception à l’Élysée, où il surprend la
conversation de Mlle Stangerson et de Darzac à propos d’un
mystérieux billet qu’elle a reçu. Rouletabille raconte :
« … je me laissais aller à une
vague rêverie, quand je sentis passer le parfum de la dame en
noir. Vous me demanderez : “Qu’est-ce que le parfum de
la dame en noir ?” Qu’il vous suffise de savoir que c’est
un parfum que j’ai beaucoup aimé, parce qu’il était celui d’une
dame, toujours habillée de noir, qui m’a marqué quelque
maternelle bonté dans ma première jeunesse. La dame qui, ce
jour-là, était discrètement imprégnée du “parfum de la dame en
noir” était habillée de blanc. » (Chap. 13, p. 93.)
Le retournement in extremis du noir au
blanc, absolument gratuit dans l’économie de la narration, signe
l’emprunt parodique.
D’autre part le premier chapitre du Chien des
Baskerville est consacré à la canne du docteur Mortimer et à
ses initiales gravées, sur lesquelles Watson puis Holmes exercent
leur sagacité. Comme le détail du parfum de Mme Stapleton, cette
canne ne joue aucun rôle dans l’élucidation du mystère
proprement dit ; elle n’est là que pour illustrer et
qualifier la compétence de Sherlock Holmes.
La canne de Larsan en revanche fournit le titre du chapitre 12
et jouera un rôle essentiel dans l’élucidation par Rouletabille
du mystère de la chambre jaune. Larsan prétend l’avoir achetée à
Londres, mais Rouletabille déchiffre sur sa marque l’adresse du
fabricant, « Cassette, 6bis, Opéra ». Après enquête,
il s’avère que la canne a été achetée au moment du crime par
« un homme répondant à s’y méprendre au signalement de
M. Robert Darzac » : dans un premier temps du moins,
« l’achat de cette canne procure un alibi irréfutable à
M. Robert Darzac » (chap. 12, p. 90). Or la
canne du docteur Mortimer contenait également à sa manière une
adresse : CCH, pour Charing-Cross Hospital (chap. 1,
p. 155).
Enfin, l’histoire criminelle du Chien des
Baskerville est doublée, voire contrecarrée par une histoire
sentimentale, celle de l’inclination de Sir Henry pour Mme
Stapleton, qu’il croit demoiselle alors qu’elle est la femme du
meurtrier. Cette histoire, que Conan Doyle semble lui-même ne pas
prendre très au sérieux, devient la trame essentielle et profonde
du Mystère de la chambre jaune, dont la passion de Darzac
pour Mlle Stangerson, qu’il croit demoiselle, constitue la même
trame narrative. Darzac cependant connaît le secret de celle qu’il
aime, ce qui transforme une histoire de dupe en tragédie intime.
Dans Le Chien des Baskerville, l’enquête
accomplit un pas décisif lorsque le gardien de Baskerville Hall, le
fidèle Barrymore, avoue à Sir Henry et au docteur Watson qu’après
la mort de Sir Charles il a retrouvé dans la cheminée les restes
d’une lettre brûlée :
« La plus grande partie de cette
lettre était en poussière, mais un petit bout, la fin d’une page,
se tenait d’un bloc ; bien que ce fût du gris sur fond noir
l’écriture était lisible. Nous eûmes l’impression que c’était
un post-scriptum à la fin d’une lettre et il était écrit :
“Je vous en prie, si vous êtes un gentleman, brûlez cette lettre
et soyez à dix heures devant la porte.” En dessous figuraient les
initiales “L. L.” » (Chap. 10, p. 238.)
 Barrymore envoie depuis le manoir des signaux à Selden, le forçat évadé dans la lande. Illustration pour le chapitre 8, au-dessus du texte suivant : « Barrymore was crouching at the window with the candle held against the glass » (même série d’illustrations que la fig. précédente)
Dans ces deux images, le rapport entre espace vague et espace restreint est inversé par rapport aux dispositifs classiques. Le personnage, figuré de dos comme un embrayeur visuel vers la scène, regarde pourtant l’espace vague de la lande. Dans Le Mystère de la chambre jaune, c’est
une fin de lettre que Rouletabille entend lire par Mlle Stangerson à
Darzac à la réception de l’Élysée, puis retrouve, également à
demi calcinée dans la cheminée du laboratoire du professeur
Stangerson :
« Rouletabille avait le nez fourré
dans la cheminée. Du bout des doigts, il fouillait dans les
creusets… Tout d’un coup, il se redressa, tenant un petit morceau
de papier à moitié consumé […]. Je me penchai sur le bout de
papier roussi que M. Darzac venait de prendre des mains de
Rouletabille. Et je lus, distinctement, ces seuls mots qui restaient
lisibles :
presbytère rien perdu charme,
ni le jar
de son éclat.
Et au-dessous : 23 octobre »
(Chap. 6, p. 47.)
Le rendez-vous est inversé, non d’une femme à
un homme, mais du mari à sa femme, à qui le logogriphe est là pour
rappeler le lien conjugal qui la contraint. Mais dans un cas comme
dans l’autre la lettre déclenche le crime, annonce un rendez-vous
avec la mort : Sir Charles sorti dans l’allée des ifs pour
guetter Laura Lyons qui ne viendra pas meurt de terreur face au chien
des Baskerville lâché par Stapleton sur lui ; Mlle Stangerson
se trouve seule face à Ballmeyer dans le pavillon alors que le
professeur son père n’est pas encore rentré de promenade.
Enfin le chien lui-même, la figure centrale,
horrifiante et monstrueuse, du roman de Conan Doyle, trouve un écho
dans Le Mystère de la chambre jeune avec la Bête du Bon
Dieu, le chat monstrueux de la Mère Agenoux. Le chien infernal
devient chat du Bon Dieu, bizarrement associé au culte de sainte
Geneviève. Le cri horrifiant du chien dans la lande devient
miaulement lugubre du chat, lui-même imité, parodié par le garde
pour ses rendez-vous galants. Le chat comme le chien constituent des
fausses pistes, figurent le dérapage de la raison dans
l’horrification : mais la création formidable de Conan Doyle
devient chez Leroux clin d’œil et pied de nez intertextuel.
En revanche le dispositif du Chien des
Baskerville est très éloigné de celui du Mystère de la
chambre jaune. On retrouve certes un même château isolé qu’il
s’agit d’investir, soit en captant l’héritage Baskerville,
soit en prenant possession du corps de Mlle Stangerson. Mais dans le
roman de Conan Doyle, l’espace restreint du château est le lieu
théâtral des scènes d’explication auquel s’oppose l’espace
vague de la lande, chargé des réminiscences de Wuthering
Heights.
Le crime a lieu d’abord à l’interface de la
lande et du château, dans l’allée des ifs, puis à la sortie du
manoir de Merripit, à la lisière du mur de brouillard qui fond sur
les protagonistes.
Conan Doyle récupère ainsi l’ancien dispositif classique de la
représentation hérité d’Alberti : du vague du réel jaillit
la chose horrifiante qui, depuis la scène de la représentation,
fait tableau.
Le chien est cette chose que l’élucidation du mystère
circonscrit, expliquant les stratagèmes et les dotant d’un mobile.
Le jeu des deux espaces, avec cette coupure que
marquent les ifs au début du roman, puis le mur de brouillard à sa
fin, disparaît dans Le Mystère de la chambre jaune, où
seule subsiste la chambre, chambre jaune puis chambre du château qui
demeure un espace d’invisibilité : il n’y a rien à y voir,
on échoue à la regarder, Larsan s’enorgueillit même de ne pas
être allé la voir. Leroux, s’il n’invente pas le dispositif de
la chambre, le promeut en tout cas spectaculairement comme désormais
le dispositif principal, majeur de la représentation.
En 1954, le fils de Sir Arthur Conan Doyle,
Adrian, intitulera une de ses nouvelles écrites sur les canevas
inachevés de son père, « L’Aventure de la chambre
hermétiquement close » (p. 789) : le meurtrier y tue
un couple dont il convoite l’héritage en les visant depuis le
jardin, au travers de la vitre d’une porte-fenêtre, qu’il brise
ensuite en feignant de venir leur porter secours, de sorte que les
trous laissés par les balles disparaissent dans le verre éparpillé.
Mais Adrian Conan Doyle peut tout aussi bien avoir été influencé
par Leroux.
III. Parodie et matrice narrative : la
chambre de Poe
Peut-on définir Le Mystère de la chambre
jaune comme une réécriture et un pastiche du Chien des
Baskerville, dont il récupère les matériaux de la narration et
le modèle de l’intrigue, mais comme une parodie du Double
assassinat dans la rue Morgue, auquel la chambre est empruntée ?
Nous l’avons dit, Gaston Leroux ne retient
presque rien des événements de la nouvelle de Poe. Tout juste
signe-t-il l’emprunt d’un clin d’œil ; c’est à
Philadelphie que Mlle Stangerson a connu son mari :
« Le commencement remontait à une
époque lointaine où jeune fille elle habitait avec son père
Philadelphie. » (Chap. 29, p. 187.)
Or c’est à Philadelphie qu’en 1843 paraît
une brochure intitulée Récits en prose d’Edgar A. Poe qui
contient « Double assassinat dans la rue Morgue ». On
peut également comparer le couple mère-fille, formé par Mme et
Mlle l’Espanaye, torturées à mort par l’orang-outang, au couple
père-fille formé par le professeur Stangerson et par Mathilde.
Enfin, dans le déroulement du récit, c’est par
un article de journal, « l’édition du soir de la Gazette
des tribunaux » (p. 61),
que le narrateur entend parler pour la première fois du crime. Dans
Le Mystère de la chambre jaune, c’est d’abord une note
qui « paraissait en dernière heure du Temps »
puis un long article dans Le Matin (chap. 1, p. 16).
Au soir de Poe répond Le Matin de Leroux : l’article
est conçu sur le même modèle. C’est par le témoignage décevant
de ceux qui ont assisté au meurtre sans pouvoir le voir, les voisins
de la rue Morgue chez Poe, le père Jacques chez Leroux, que démarre
l’enquête. Cette répétition du modèle relève du pastiche. Mais
très vite les deux textes divergent et celui de Leroux s’émancipe.
Ce qui est déterminant en revanche, c’est le
mode de composition du récit, qui projette d’une séquence l’autre
la même matrice narrative, le même espace inconnaissable de la
chambre qu’un discours entreprend de circonscrire. Dans la nouvelle
de Poe, le dispositif de la chambre précède l’apparition du lieu
du crime. C’est par la description des chambres de l’esprit, pour
paraphraser Baudelaire, que s’ouvre le texte.
Faisant l’éloge du whist comme d’un jeu qui
plus que les échecs encore exerce suprêmement « la faculté
de l’analyse », Poe décrit cette force de « l’esprit
[qui] lutte avec l’esprit », en prenant « un plaisir
incompréhensible » à « l’intelligence de tous les
cas » :
« Ils sont non seulement divers,
mais complexes, et se dérobent souvent dans des profondeurs de la
pensée absolument inaccessibles à une intelligence ordinaire. »
(P. 55.)
Ces profondeurs sont le premier lieu que Poe offre
à la représentation, précisément comme intériorité
irreprésentable de l’esprit. Puis le récit commence : Dupin
et le narrateur se rencontrent à Paris et louent une maison, « une
maisonnette antique et bizarre que des superstitions dont nous ne
daignâmes pas nous enquérir avaient fait déserter » (p. 57).
Dupin aime la nuit : cette maison va lui permettre, avec la
complaisance de son ami, de créer artificiellement une nuit
perpétuelle : « au premier point du jour, nous fermions
tous les lourds volets de notre masure, nous allumions une couple de
bougies fortement parfumées, qui ne jetaient que des rayons très
faibles et très pâles. Au sein de cette débile clarté, nous
livrions chacun notre âme à ses rêves… » (ibid.).
La chambre hermétiquement close est donc déjà constituée hors du
lieu et avant le moment du crime. Chez Poe, cette clôture se traduit
par un discours sur les voix : n’ayant rien vu, les témoins
décrivent les deux voix qu’ils ont entendues. Ces voix, la voix
aiguë notamment, sont indéchiffrables : on ne peut leur
assigner de langue. Et pour cause : le locuteur s’avèrera
être l’orang-outang. L’espace de la chambre n’est donc pas
seulement invisible, ou plutôt frappé d’invisibilité ; il
est le lieu de la défaillance originelle du signifiant, où la voix
n’est encore que cri, en deçà du langage. Ici se prépare ce qui
s’épanouira dans La Lettre volée, une lettre dont le
contenu jamais lu, jamais atteint, est retourné puis substitué,
trahissant à y réfléchir son inquiétante vacuité : la
lettre est encore l’espace de la chambre, espace limite pour la
littérature, espace sans signifiant.
 Détail d’une illustration de l’édition Laffite de 1920. La légende de cette illustration est « Déjà mes genoux touchent la pierre. (p. 106) ». Comparer avec la fig. 2 et voir la note 13. Mais Poe rétablit in extremis le
dispositif classique de l’écran. Le mystère de la rue Morgue nous
est expliqué par le matelot maltais, qui avait suivi son singe la
nuit du forfait mais n’avait pu escalader la façade arrière de la
maison de Mme l’Espanaye jusqu’à pénétrer dans son salon par
la fenêtre, comme l’avait fait sa bête : « tout ce
qu’il put faire de mieux fut de se dresser de manière à jeter un
coup d’œil dans l’intérieur de la chambre. Mais ce qu’il vit
lui fit presque lâcher prise dans l’excès de sa terreur. »
(P. 86.) La scène d’horreur se dessine donc pour le marin
dans le cadre de la fenêtre, accomplissant l’équivalence
albertienne entre tableau et fenêtre, identifiant l’espace de la
représentation à la section d’un cône dont l’origine serait
l’œil du Maltais. Cette coupure matérielle par la fenêtre est
relayée symboliquement par l’effraction du voyeur qui a escaladé
la façade et voit ce qu’il ne devrait pas voir, transgresse un
interdit du regard.
Chez Leroux, soixante ans plus tard, cette
théâtralisation de la chambre, dont le quatrième mur s’ouvre
pour permettre la représentation scénique du drame, n’est plus à
l’ordre du jour : personne n’a vu ce qui s’était passé
dans la chambre jaune, non seulement parce que la fenêtre, dont les
volets sont restés clos, est inaccessible du dehors, mais surtout
parce qu’il ne s’y est alors, au moment supposé du crime, rien
passé. En revanche, lorsque le crime manque se répéter dans la
chambre du château du Glandier, Rouletabille épie le meurtrier
depuis la fenêtre au moyen de l’échelle que lui a procuré le
père Jacques :
« Ma tête est à la hauteur de la
pierre d’appui de la fenêtre ;
mon front dépasse cette pierre ; mes yeux, entre les rideaux,
voient. » (Chap. 15, p. 107.)
Gaston Leroux parodie bien le dispositif imaginé
par Edgar Poe, pour le faire échouer. Dans l’épisode de la
galerie inexplicable, Rouletabille ne voit qu’un homme de dos,
impossible à identifier, puis, au moment de donner l’assaut, il
trébuche et fait tomber l’échelle, donnant l’alerte à
l’assassin (chap. 16, p. 112), ou plutôt croyant lui
donner l’alerte puisque Larsan a été en fait prévenu par
Rouletabille lui-même avant l’embuscade. L’assassin se
dématérialise alors au milieu des poursuivants, dont il se révèlera
avoir fait partie.
L’effraction dans la chambre dissout celle-ci :
le dispositif de la chambre est désormais accompli, et c’est à ce
niveau que le roman de Gaston Leroux (dont ni l’écriture ni
l’histoire ne sont très originales) constitue non seulement une
réussite, mais un véritable cas d’école sémiologique. À la
chambre matérielle du crime, transportée du pavillon au château,
correspond ici aussi la chambre de l’esprit, que Rouletabille
désigne comme « cercle de la raison ». De même que
pénétrer dans la chambre dissout la chambre, de même forcer le
cercle de la raison, en en faisant sortir l’assassin contre toute
logique, dissout la raison.
« Alors, avec le bon bout de ma
raison, j’ai tracé un cercle dans lequel j’ai enfermé le
problème, et autour du cercle, j’ai déposé mentalement ces
lettres flamboyantes : “Puisque l’assassin ne peut être en
dehors du cercle, il est dedans !” » (Chap. 27,
p. 170. Voir également chap. 18, p. 118.)
Rouletabille identifie explicitement l’espace
extérieur de la traque, la galerie inexplicable où se trouvait
nécessairement l’assassin, à l’espace intérieur de la raison,
situé entre les deux bosses de son front qu’il a héritées de son
père Larsan.
Il faudrait mettre en relation ce dispositif de la
chambre avec le poème programme de Poe, « Le Corbeau »
(The Raven), avec le poème de Baudelaire, « La Chambre
double », avec les chambres qui ouvrent la Recherche
proustienne. La prolifération des chambres permet, au-delà du jeu
parodique auquel Leroux s’est livré à partir de Poe, de dégager
un nouveau modèle sémiologique, la chambre noire se substituant à
l’intersecteur albertien. Philippe Ortel a montré l’impact de
cette révolution technologique de la photographie sur les
dispositifs mis en œuvre par la littérature, y compris chez les
auteurs qui s’y sont montrés les plus rétifs.
Mais le nouveau dispositif n’induit pas
seulement des transformations formelles dans le rapport à l’espace.
C’est le fonctionnement même du système symbolique, des modalités
de la signification, de la figuration, de la représentation, qui
s’en trouve bouleversé : l’activité de l’esprit y est
constamment ramenée à l’horreur du viol, la pénétration
intellectuelle du détective, à la pénétration physique de
l’assassin-violeur. L’espace de la chambre est à la fois un sexe
féminin exposé à l’atteinte et l’esprit du détective placé
en retrait, hors d’atteinte : l’horreur est le symptôme, le
masque de la nouveauté. Mlle Stangerson est un grand savant, une
autre Marie Curie :
ce qu’exprime ainsi le dispositif de la chambre, c’est le
fondement radicalement féminin de la pensée.
******
À l’issue de cette communication, plusieurs
collègues ont posé la question d’une éventuelle intertextualité
entre Gaston Leroux et Émile Gaboriau. Ce dernier écrivit en effet
en 1869, sous forme d’un feuilleton dans Le Petit Journal,
un roman en deux parties intitulé Monsieur Lecoq. La première
partie, L’Enquête, développe une énigme policière
centrée sur le problème de l’identité de l’assassin, arrêté
dès les premières pages du livre ; la seconde partie,
L’Honneur du nom, constitue plutôt un roman historique,
dont la conclusion est le meurtre que la première partie s’est
attachée à élucider.
On trouve en effet dans L’Enquête des
similitudes génériques troublantes avec Le Mystère de la
chambre jaune. Gaboriau oppose face au crime deux méthodes :
la première, incarnée par l’inspecteur Gévrol, se contente des
apparences et accepte les explications du meurtrier arrêté, qui se
déclare saltimbanque et se fait appeler Mai ; la seconde,
portée par le jeune et ambitieux agent Lecoq, milite contre les
apparences et les déclarations de l’accusé, auxquelles elle
oppose divers fragiles indices (une phrase énigmatique, des
empreintes de pas, une boucle d’oreilles, une boulette de papier) ;
elle arrive ainsi à la conclusion que l’assassin n’est autre que
le duc de Sairmeuse, mais ne peut le prouver absolument. Le duel de
Gévrol et de Lecoq préfigure en quelque sorte celui de Larsan et de
Rouletabille ; la phrase mystérieuse qui échappe à l’assassin
et déclenche les soupçons de Lecoq, « Perdu !… C’est
les Prussiens qui arrivent » (I, 1, 10),
peut être comparée à celle surprise par Rouletabille dans les
jardins de l’Élysée, « Le presbytère n’a rien perdu de
son charme, ni le jardin de son éclat » : c’est par
elle également que le jeune reporter démarre son enquête.
Cependant, si le récit se focalise
progressivement sur un espace clos et indéchiffrable, cet espace
n’est pas la chambre du crime, mais la cellule où le prisonnier
est enfermé : le lieu de l’horreur et le lieu de l’énigme
sont dissociés. Le récit insiste sur la porosité du cachot,
puisque le prisonnier ne cesse de communiquer avec l’extérieur.
N’y tenant plus, Lecoq se fait ménager une cachette dans le
plafond de la cellule pour y épier Mai/Sairmeuse jour et nuit :
« il pouvait appliquer alternativement au trou son œil et son
oreille. Dans cette position, il découvrait admirablement la
cellule. » (I, 32, 179.) C’est ainsi qu’il surprend une
boulette lancée de l’extérieur et contenant un message codé. On
peut rapprocher ce dispositif d’effraction de la scène de Leroux
où Rouletabille épie l’assassin installé dans la chambre de Mlle
Stangerson, depuis la fenêtre du château du Glandier où il a
appliqué son échelle. Dans un cas comme dans l’autre le résultat
est décevant : Larsan/Ballmeyer se dématérialise dans la
galerie inexplicable tandis que Mai/Sairmeuse se voyant surpris
interrompt l’échange codé avec l’extérieur sans que l’unique
boulette interceptée ait rien révélé d’essentiel. La fiction
met ainsi en scène la crise du dispositif scénique et la mise en
échec de la logique classique de l’effraction.
En fait c’est dans la deuxième partie du roman
que le dispositif de la chambre proprement dit fait son apparition.
Trois hommes y sont les amants rivaux de la sublime Marie-Anne
Lacheneur, fille d’un paysan parvenu pendant la Révolution puis
ruiné et surtout outragé par le duc de Sairmeuse à la
Restauration : Maurice d’Escorval, fils d’un baron d’empire,
Martial de Sairmeuse, le fils du duc et l’assassin du premier
volume, Chanlouineau enfin, paysan réfractaire à la nouvelle
monarchie. Chanlouineau est pris par les troupes de Sairmeuse père
lors de l’insurrection de Montaignac menée par Lacheneur. Avant de
mourir, il lègue à Marie-Anne sa ferme, où il a aménagé une
luxueuse chambre d’amour, « cette chambre du premier étage
dont Chanlouineau avait fait comme le tabernacle de sa passion »
(II, 41, 299). Marie-Anne y attend celui qu’elle aime, Maurice
d’Escorval, mais y sera empoisonnée par sa rivale dans le cœur de
Martial de Sairmeuse, Blanche de Courtomieu.
La chambre de la Borderie, où Marie-Anne est
retrouvée morte est bien à la fois la chambre de l’énigme
(Blanche échappe à la justice) et la chambre de l’horreur, comme
en témoigne l’arrivée de l’abbé Midon sur les lieux :
« Mais sur le seuil de la chambre,
il s’arrêta, pétrifié par l’horreur du spectacle qui s’offrit
à lui… La pauvre Marie-Anne gisait à terre, étendue sur le dos…
Ses yeux, grands ouverts, étaient comme noyés dans un liquide
blanchâtre ; sa langue noire et tuméfiée sortait à demi de
sa bouche. » (II, 47, 352.)
Le cadavre de Marie-Anne, à la fois vierge et
mère, empoisonnée dans sa chambre tabernacle, retourne le lieu
sublime de sa sanctification en tableau atroce de sa défiguration.
Cette chambre est en même temps le lieu secret où elle a accouché
d’un fils, aussitôt emporté et disparu. De même, dans le
Mystère de la chambre jaune, l’énigme du crime dans la
chambre est liée à la naissance secrète de Rouletabille.
Tous les éléments des dispositifs à l’œuvre
chez Leroux sont donc déjà présents chez Gaboriau, mais disséminés
dans une narration proliférante : Le Mystère de la
chambre jaune les condense, les superpose en une seule machine.
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