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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Brutalités invisibles, vers une théorie du récit », introduction à Brutalité et représentation, L’Harmattan, 2006.
Brutalités invisibles : Vers une théorie du récit
 On voudrait parler ici de ce qui fait mal au-delà
de tout et n’appelle aucune réparation, sinon l’indéfinie
répétition des figures de ce qui ne peut être conjuré. Hors de
toute mise en scène, sans la médiation d’aucun rite, sans le
couronnement d’aucun sens, d’aucune visée, sans le témoignage
d’aucun tiers, quelque chose est atteint, au plus intime de l’être.
On opposera cette brutalité de l’atteinte à la violence telle que
la définit René Girard, comme toujours partie prenante d’un
sacrifice et constitutive par là d’une scénographie. La violence
se donne à voir et, dans sa déraison même, engage
intentionnellement la communauté. La brutalité n’engage que celui
qui l’exerce et pas même celui qui la subit ; elle ne
s’accommode d’aucune publicité, d’aucun œil, pas même de
celui de la victime, que l’on baillonne, que l’on cagoule, que
l’on nie comme autre, et que l’on fond dans le geste même de
l’atteinte. Sans visage, sans nom, sans paroles, avec comme seul
horizon l’écrasement, l’annihilation de ce qui n’a jamais été
élevé à la dignité de l’autre, la brutalité n’est que force
et hasard, que destruction et déperdition : quelqu’un s’est
trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, a été pris, aspiré,
atteint ; quelqu’un est devenu la chose d’un autre, sans
intention, sans conséquence. Il n’y a pas même eu d’événement.
L’atteinte et le lien : réversibilité fondamentale de la
brutalité
La brutalité se situe donc aux antipodes de la
représentation, qui suppose une intention, une signification, une
destination. Pourtant, toute fondation, toute institution, toute
collectivité place à son principe une brutalité originelle
(révolution, révélation, invasion) et se nourrit de l’indéfinie
répétition des figures par lesquelles elle tente d’effacer, de
réparer, de sublimer cette brutalité. Cette réparation n’est pas
extérieure à la brutalité ; elle est appelée par et dans
l’atteinte même qu’exerce, que produit la brutalité. Quelque
chose dans la brutalité bascule de l’atteinte intime au lien
social, de l’éclat d’une douleur incommunicable au ciment
identitaire d’un groupe. Quelque chose dans la brutalité est
essentiellement réversible, se présente comme destruction absolue
et comme fondation, comme anéantissement de soi et comme signe
d’appartenance, une sorte d’horreur commune sur laquelle, tous,
nous appuyer.
L’expérience récente du terrorisme islamique
manifeste avec éclat cette réversibilité : le discours sur
l’événement est toujours inapproprié, parlant de guerre, mais
sans ennemi ni champ de bataille, parlant de victimes, mais
innocentes, comme pour les différencier des victimes de guerre et
les exclure de la catégorie sacrificielle des victimes désignées,
parlant du courage et de la résistance d’une population qui n’est
pourtant engagée dans aucune action de courage ni de résistance.
Notre propos n’est pas ici de discuter sur le fond ce qui est
signifié par un tel discours, mais de pointer son inadaptation aux
événements : guerre, victimes, courage, résistance décrivent
l’environnement connu, ancestral, de la violence collective et des
réactions à cette violence. Or il ne s’agit pas ici de violence,
mais de brutalité : atteindre au hasard et dans l’anonymat un
peuple dans ce qu’il a de plus intime, produire une souffrance
indicible, et par cet aiguillon atroce faire réagir l’ensemble de
la collectivité. Le terrorisme joue de ce basculement propre à la
brutalité : son caractère littéralement insensé, le
pas-de-sens radical de la brutalité crée un appel de sens décuplé,
où le peuple est poussé à s’engager ; l’asymbolie pure de
l’atteinte intime se retourne en principe symbolique, déclenche un
processus de construction d’une identité collective. Ne décidons
pas trop vite si ce processus est maîtrisé et par qui, et quels
intérêts il sert.
La brutalité comme recyclage symbolique
La brutalité est actuelle : elle ne
constitue pas seulement le ressort du terrorisme, mais de toutes les
affaires de mœurs qui, symptomatiquement, surgissent au même
moment. Viol, inceste, pédophilie sont les crimes à la mode :
leur point commun est la négation de la personne de la victime, la
négation du crime même, le coupable se persuadant sincèrement
qu’aucun événement n’a eu lieu. Contrairement à la violence du
crime commandé par la passion ou par l’intérêt, ces crimes
n’accordent aucune place, aucune signification à la victime, qui
est simplement niée : à la violence du sacrifice est
substituée la brutalité d’un non-événement, pour lequel il ne
saurait y avoir ni témoin, ni aveu, ni discours. C’est bien dans
ces affaires ce qui rend l’instruction judiciaire si difficile.
La concommitance de ces deux brutalités,
terroriste et morale, ne doit jamais être oubliée : la
responsabilité comme la signification ne peuvent en être simplement
rejetées à des facteurs externes, que l’on pourrait situer bien
loin de nous sur une carte géographique. La société sécrète
elle-même sa brutalité : lorsque la brutalité émerge de
façon massive, visible, en son sein, c’est le symptôme d’un
travail intense de recyclage et de refondation symbolique, où le
statut de l’individu, les valeurs de la collectivité, saisis et
menacés dans leurs fondements même, sont destinés à être
refondés.
Littérature et brutalité
Nous avons remarqué l’inadaptation du discours
à rendre compte de la brutalité, dont il tend toujours à ramener
le surgissement innommable à la répétition connue des figures de
la violence : le crime, la guerre, le sacrifice. Le discours
scénographie la brutalité, qui, dans sa nature profonde, récuse
radicalement toute théâtralité, n’admet aucun œil surplombant
susceptible d’en délimiter l’espace de représentation.
Or précisément parce que le discours ordinaire
achoppe et dérape lorsqu’il est confronté à la brutalité, la
brutalité devient l’affaire, et même peut-être l’objet central
de la littérature. Roland Barthes insistait, dans la préface de ses
Essais critiques sur la caractère indirect de la
communication littéraire : pour communiquer juste, il est
nécessaire d’abord de communiquer faux, pour exprimer ses
« condoléances », tout dire sauf ce simple mot,
« condoléances », qui résonne par son indifférence
comme une insulte, une gifle, une exécution. Cependant il ne s’agit
pas simplement de louvoyer pour atteindre son objet, de parler plus
longtemps, de sinuer dans l’ordre du langage. Quelque chose doit
s’établir qui n’est pas d’ordre linguistique, pas même de
l’ordre de la communication, quelque chose de gratuit et de réel
doit être mis en commun entre celui qui parle et celui qui écoute,
quelque chose qui n’est pas donné à voir (la scène est encore du
domaine de la communication), mais justement est posé là comme
espace d’invisibilité ; on ne le regardera pas, on n’en
forcera pas l’accès, on ne le théâtralisera pas, le langage
viendra circuler autour, mais n’en rendra compte qu’indirectement.
Cette chose, cet espace d’invisibilité, renferme l’expérience
de la brutalité, sa fulgurance douloureuse, le vertige atroce de la
dépossession de soi, cette zone de non dit qui est l’abîme même
de la mort. La littérature se construit comme parole autour de ce
noyau de brutalité invisible : il y a bien là un dispositif,
car un espace est posé et circonscrit et une structure est mise en
œuvre à partir de cet espace ; pourtant ce dispositif n’est
pas visuel, ou tout du moins ce qui est donné à voir n’est jamais
l’essentiel, le cœur du dispositif. Point d’écran ici
susceptible d’être, même fugitivement, levé, point de scène où
rendre compte d’un événement, où donner à voir ce qui ne
pourrait pas être dit, mais une lacune, un blanc, une énigme
resserrée par la souffrance, figée dans l’horreur sacrée. Dans
la littérature, la brutalité met en évidence le ressort profond de
tout récit, en tant qu’il fonctionne essentiellement non comme
système de communication,
mais comme dispositif. Le dispositif de récit organise la
circulation du discours autour d’un espace d’invisibilité et,
par la circonscription, la clôture de cet espace, il met en œuvre
essentiellement une logique du discours. Il s’oppose ainsi
radicalement au dispositif de scène,
qui met en échec la logique discursive au profit d’une logique
scénique de l’image, rendant transgressivement visible, accessible
l’espace de la représentation.
La question des genres littéraires
Nous nous proposons d’étudier le
fonctionnement du dispositif de récit dans trois cas où, avec des
références culturelles, des contraintes de genre, des visées
extrêmement différentes, le même problème se pose d’une
confrontation de la brutalité à la représentation. Dans l’histoire
de Lucrèce, il s’agit pour l’historien romain de rendre compte
d’une catastrophe fondatrice, la révolution républicaine de 509,
avec des matériaux extrêmement lacunaires : le viol de Lucrèce
thématise, supplée la lacune documentaire et articule la narration
romancée des événements, la représentation mythique de
l’institution symbolique romaine et la fiction irreprésentable des
origines, constituant ainsi le dispositif du récit.
Dans l’histoire de Clarisse Harlove, l’aporie
à laquelle le récit est confronté n’est pas le déficit
documentaire, mais la contrainte du genre épistolaire à laquelle
Richardson s’est astreint : l’impossibilité de représenter
directement les événements engage le romancier dans une infinité
de stratégies énonciatives par lesquelles donner à voir quand même
les scènes. Une scène échappe pourtant à toutes ces stratégies,
celle du viol de Clarisse, dont la brutalité invisible constitue par
là le noyau du dispositif de récit.
Enfin, Le Mystère de la chambre jaune de
Gaston Leroux se présente explicitement comme un dispositif, puisque
le romancier y explique complaisamment comment il a construit son
livre à partir d’une aporie policière : un crime qui se
serait commis dans une chambre où il était impossible d’entrer et
d’où personne n’est sorti. C’est ici le genre policier qui
interdit la représentation du viol de Mlle Stangerson, puisque le
ressort du récit est l’énigme de cette représentation.
Insistons d’emblée sur la diversité des
genres que nous serons amené à aborder, genre historique (ou
annalistique), genre épistolaire, genre policier : c’est dire
que la mise en œuvre d’une brutalité invisible n’est pas une
affaire de genre, même si de premier abord elle en paraît, à
chaque fois, un trait constitutif. Peut-être conviendra-t-il de
retourner la proposition : à un problème fondamental,
universel, auquel tout récit est confronté, amener à la
représentation ce qui est irréductible à toute représentation,
chaque genre, chaque texte apporte sa réponse, de sorte que cette
réponse le constitue universellement comme texte littéraire,
beaucoup plus que comme catégorie générique particulière.
I. Brutalité du mythe : le viol de Lucrèce
L’histoire des origines de Rome nous est
rapportée essentiellement dans L’Histoire romaine de Tite
Live, commencée en 25 avant notre ère, et dans Les Antiquités
romaines de Denys d’Halicarnasse, écrites tout au plus
quelques dizaines d’années plus tôt. Près d’un demi millénaire
sépare donc l’histoire de Lucrèce de ces récits, un peu comme si
de la Croisade contre les Albigeois notre témoignage le plus ancien
eût été l’Essai sur les mœurs de Voltaire.
Tite Live assume pleinement et déplore cette
lacune documentaire au début du livre VI.
L’insistance sur le défaut des documents écrits, litteræ,
commentaria, monumenta, suppose indirectement
l’existence d’une tradition orale, qui n’est pas nommée :
la légende, la fable, le mythe sont la matière essentielle du
récit. Cette transposition, ce déplacement du mythe à l’histoire,
de l’histoire des dieux à l’histoire des hommes, est d’autant
plus essentielle que ce que nous nommons usuellement mythologie ne
s’est répandu que tardivement à Rome, sous l’influence
grecque : la mythologie proprement romaine, c’est son
Histoire.
L’analyse de G. Dumézil
Il y a donc une dimension, et même une fonction
religieuse fondamentale du récit historique. Elle est
particulièrement nette dans l’épisode qui nous occupe : le
viol de Lucrèce survient alors que Tarquin le Superbe, le dernier
roi de Rome, est en train d’achever la construction pharaonique du
temple de Jupiter sur le Capitole. La révolution républicaine
l’empêchera de consacrer ce temple, qui est le grand œuvre de son
règne. La cérémonie en est confiée à l’un des premiers consuls
de la république, Horatius, le futur Horatius Coclès qui
s’illustrera plus tard contre Porsenna. Dans La Religion romaine
archaïque, Georges Dumézil insiste sur la rupture décisive que
constitue la consécration de ce temple dédié principalement à
Jupiter, mais abritant en fait deux autres dieux, Junon et Minerve.
La nouvelle triade capitoline se substitue à la triade archaïque
Jupiter-Mars-Quirinus, attestée par la survivance de trois prêtres
dédiés à leur service, les trois flamines majeurs. La révolution
politique de 509 est donc en même temps une révolution religieuse.
G. Dumézil en donne l’analyse suivante :
« Pendant les temps royaux, il
n’est pas question de [Mars], mais, à la fin, dans l’expulsion
des Tarquins et l’établissement de la République, il est mis
brusquement à l’honneur. Alors que le serment appartient
normalement à la province de Jupiter, c’est Mars que
l’annalistique fait invoquer par Brutus, tribunus Celerum,
c’est-à-dire chef de l’armée, quand il jure de venger par
l’expulsion des rois l’attentat commis contre Lucrèce, et c’est
à Mars qu’est consacrée, le long du Tibre, la terre du roi déchu,
le campus Martius. On a l’impression que, dans cette
insurrection de l’aristocratie militaire latine contre les rois
étrusques et généralement contre le regnum, Mars s’oppose
idéologiquement au Jupiter traditionnel, que la dédicace capitoline
n’a pas encore, sous conditions, réconcilié avec la libertas. »
(G. Dumézil, La
Religion romaine archaïque, Payot, 1974, 1987, p. 167.)
Structuralement, l’exil du roi doit donc être
interprété comme déchéance de l’ancien Jupiter associé à la
fonction royale. La république crée aussitôt un prêtre
subalterne, le rex sacrificiolus, qui perpétue mais fossilise
les anciens rites où le roi-prêtre indo-européen jouait un rôle.
La fonction de Brutus
 Botticelli, Histoire de Lucrèce, cassone florentin, 1504, détrempe et huile sur bois, 83,5x180 cm, Boston, Isabella Stewart Gardner Museum. Le viol est représenté à gauche, le suicide à droite et l’exposition du corps de Lucrèce sur le forum au centre de cette composition qui célèbre à la fois la vertu conjugale de la jeune fille à qui ce coffre sera offert en mariage et les valeurs politiques de la Florence républicaine. Quant à Brutus, le héros de la révolution
républicaine, c’est comme homme de Mars qu’il prend le pouvoir :
selon Denys, c’est Mars que Brutus prend à témoin dans son
serment sur le corps de Lucrèce ; c’est accompagné d’une
escorte de jeunes gens en armes
qu’il se rend depuis Collatie jusqu’au forum de Rome ; c’est
grâce à sa fonction officielle de tribun des Célères (I, 59, 7),
c’est-à-dire de chef de la garde rapprochée du roi (I, 15, 8),
qu’il était juridiquement habilité à convoquer le peuple romain
après le viol de Lucrèce et à lui faire voter la destitution et
l’exil du roi.
Cette fonction, peu compatible avec le statut de bouffon du roi que
lui donne Tite Live, le désigne comme un militaire, un homme de
Mars. Une des premières décisions politiques du nouveau consul est
l’adjonction aux Patres d’un sénat décimé par Tarquin
(la caste jupitérienne) des « chevaliers d’élite » ou
conscripti (II, 1, 10), que l’on peut identifier à des
hommes de la deuxième fonction. C’est Brutus ensuite qui mènera
la guerre contre les Étrusques (« Brutus… antecessit »,
II, 6, 6). On peut penser que le terme de brutus n’avait pas
originellement la signification psychologique que Tite Live lui
donne : brutus serait, fonctionnellement, celui qui
n’appartient pas à la caste que les Ossètes appellent des
« intelligents »,
les hommes de Jupiter, destinés à régner, c’est-à-dire non pas
un imbécile, mais, peut-on supposer, un homme de Mars, exerçant une
force « brute » au service de la raison jupitérienne.
 Pieter Quast, Brutus devant Tarquin, signé et daté « P.Q 1643 », huile sur toile, 69,5x99 cm, Amsterdam, Toneelmuseum. Depuis la tribune royale à la balustrade de laquelle il est appuyé, Tarquin le Superbe assiste à la danse des fous qu’orchestre Brutus, fièrement campé en dessous, vêtu en blanc et portant un bonnet de fou à deux pointes terminées par des grelots. Le tableau est à la fois une Vanité (la Cour, le Monde n’est qu’une danse de fous) et une prédiction, en forme d’avertissement aux souverains : la posture de Brutus préfigure son futur triomphe politique. Cette question lexicale a son importance pour
notre sujet : le mot brutalité vient du latin brutus, où
il est fortement surdéterminé par le surnom du fondateur de la
république. Si brutus qualifie une force brute dénuée de
sens, cette force se retourne à l’occasion du viol et du suicide
de Lucrèce en sagesse politique instituante, par laquelle un sens
politique va être donné à la brutalité insensée de Sextus
Tarquin : brutus-stultus devient brutus-Brutus.
Le conflit des deux consuls
Tarquin Collatin, l’époux de Lucrèce, est
caractérisé au contraire de Brutus comme homme de Quirinus :
c’est en hommage à la mort exemplaire de sa femme violée qu’il
accède au pouvoir aux côtés de Brutus. Il y représente donc les
valeurs incarnées par Lucrèce, la vertu domestique et l’excellence
dans les activités du foyer. Lucrèce assise au milieu de sa maison
filant la laine (I, 57, 9) est l’icône de cette
prospérité vertueuse. Collatinus pourrait renvoyer, au-delà
de la ville de Collatie d’où Tite Live le fait originaire, à la
communauté des Latins, cette communauté productrice des richesses
mais dissociée du pouvoir que Dumézil identifie à Quirinus. Enfin
Tarquin Collatin est décrit comme un homme riche, dont la richesse
menace la république naissante. C’est à cause de ces richesses
que Brutus le force à s’exiler à Lavinium (II, 2, 7-10).
Le conflit de Brutus et de Sextus Tarquin,
longuement développé chez Denys d’Halicarnasse, peut donc être
interprété comme le conflit des fonctions de Mars et de Quirinus.
Brutus s’était d’abord concilié les puissances de la troisième
fonction : on se souvient qu’ex industria factus ad
imitationem stultitiae, « exprès il s’appliqua à
l’imitation de l’imbécillité » (I, 56, 8). Comme brutus,
stultitia peut également être interprétée de façon
religieuse : les stultorum feriae, la fête des fous,
étaient en même temps la fête de Quirinus, ou Quirinalia.
D’autre part, Brutus lorsque l’oracle de Delphes prédit la
succession au trône de Tarquin pour celui qui le premier embrassera
sa mère, se laisse tomber à terre, scilicet quod ea communis
mater omnium mortalium esset, « car celle-ci est évidemment
la mère commune de tous les mortels » (I, 56, 12). Le baiser
de Brutus scelle son alliance avec Tellus, la Terre, déesse
rattachée au culte de Cérès, le plus important à Rome dans le
cadre de la troisième fonction.
La révolution romaine peut donc se comprendre comme l’alliance de
Mars et de Quirinus contre Jupiter, dont la construction du temple
avait écrasé et exaspéré les Romains contraints aux travaux
forcés (I, 56, 1-3). Cette alliance se matérialise par la création
des deux consuls, qui représentent et neutralisent l’une par
l’autre les deux fonctions.
L’effondrement de la triade archaïque
 Jacques-Antoine Beaufort, Brutus, Lucretius et Collatinus jurent de venger la mort de Lucrèce, 1771, 129x167 cm, Nevers, musée Frédéric Blandin. Le geste de Brutus brandissant le poignard avec lequel Lucrèce s’est suicidée reproduit le geste de Sextus Tarquin menaçant Lucrèce pour la violer : Brutus renverse le brutalité du viol en brutalité de la révolution. Ce renversement structure ici la composition, fondée sur le retournement de Brutus, qui se détourne du chevet de Lucrèce où il a ramassé le poignard et se tourne vers le père et le mari, qui vont devenir les premiers conjurés. Le face à face de Brutus et de Tarquin Collatin anticipe par ailleurs sur leur prochaine opposition politique. La tripartition fonctionnelle se répercute dans
le rapport entre les espaces : au temple érigé sur le
Capitole, qui une fois consacré par la république (II, 8, 6-9)
devient essentiellement le lieu de Jupiter, il faut opposer le
domaine des Tarquins, ager Tarquiniorum, qui près du Tibre
est consacré à Mars et appelé désormais le champ de Mars (II, 5,
2-4). Le blé qui y poussait y devient alors sacrilège : on
peut penser que la moisson relève de Quirinus et devient dès lors
incompatible avec Mars. La récolte est donc jetée au Tibre, selon
la même logique qui pousse Brutus à exiler Collatin, mais elle y
constitue une île où des temples seront érigés.
Le Capitole en haut, le champ de Mars plus bas, le Tibre enfin, plus
bas encore, reproduisent dans l’espace la hiérarchie archaïque.
Mais ils signifient dans le même temps l’effondrement de cette
hiérarchie : Jupiter sans autre roi qu’un rex
sacrificiolus, Mars placé au-delà du pomœrium sur le
champ de Mars, Quirinus rejeté dans le Tibre, l’espace qui régira
désormais la nouvelle institution symbolique est le forum, où est
exposé le corps de Lucrèce (forum de Collatie chez Tite Live, de
Rome chez Denys).
On touche ici aux limites de l’analyse
structurale, excellente lorsqu’il s’agit de dégager des
constantes fonctionnelles en deçà des mutations historiques, mais
démunie lorsque ces constantes même deviennent des variables :
le nouveau Jupiter Optimus Maximus du temple capitolin n’est plus
directement lié à l’exercice du pouvoir, mais garantit plutôt et
symbolise une sorte de cohésion nationale à la manière des rois
des démocraties modernes, cohésion que Dumézil attribuait plutôt
à la troisième fonction dans le chapitre consacré à Quirinus ;
Junon, reine, guerrière et protectrice des naissances, participe des
trois fonctions ; Cérès, déesse du blé et des récoltes,
semble relever de la troisième fonction, mais est en même temps la
déesse de la plèbe, associée désormais à la puissance politique,
donc à la première fonction. Ces remarques, qui sont pour une large
part celles de G. Dumézil lui-même, n’ôtent rien à la
validité du modèle trifonctionnel indo-européen qu’il a dégagé.
Mais elles obligent à distinguer dans l’organisation symbolique
deux niveaux, l’un fonctionnel, ou principiel, qui sert de
réservoir des valeurs, l’autre historique, ou institutionnel, où
ces valeurs sont composées et ordonnées pour constituer les
institutions d’une époque donnée, chacun de ces deux niveaux se
nourrissant, à sa manière, du recyclage de l’autre.
De la structure à la fiction
La brutalité a à voir avec ce recyclage. Elle
est à la fois le symptôme d’une usure de l’institution
symbolique (et c’est pourquoi elle se manifeste comme asymbolie
pure) et un appel à une refondation des principes. La brutalité
troue la structure : c’est pourquoi ni le viol de Lucrèce, ni
la révolution républicaine n’ont leur place dans La Religion
romaine archaïque. Lorsque la brutalité se manifeste, un autre
niveau est à l’œuvre, qui n’est pas superposé aux précédents,
mais transversal et articulatoire. Ce niveau n’est pas celui de la
brutalité, mais celui par lequel un sens est donné à la brutalité,
et est rendue visible la réversion de l’asymbolie, par quoi elle
se manifeste, à la refondation, qu’elle appelle. Nous le
désignerons comme le niveau de la fiction.
On distinguera donc dans le texte de Tite Live le
déroulement de la narration selon les données de
l’annalistique, qui raconte la révolution républicaine, les
structures du récit, qui répètent inlassablement la
fondation de Rome et disséminent, déconstruisent le principe
trifonctionnel de cette fondation, enfin le jeu de la fiction,
qui articule l’événement narratif à l’effondrement
structural.
L’interaction de ces trois niveaux d’organisation du texte,
narration, structure et fiction, constitue le dispositif du récit.
La fiction agit comme un court-circuit
imaginaire : elle enchaîne, met en série, articule des
éléments qui n’auraient jamais dû coexister. Avec les matériaux
hétérogènes que lui fournissent non seulement les éclats du réel,
mais les scories de la culture et les structures plus ou moins
« déjointées »
de l’institution symbolique, la fiction façonne non pas la
narration, mais le monde irréel dont la narration se chargera
ensuite de rendre compte, la « réalité » qu’elle
prétend imiter. La brutalité est l’énergie, l’impulsion du
court-circuit fictionnel. La narration atténue, dissimule ce
court-circuit, que l’on ne peut mettre en évidence qu’en
traquant les failles, les disjonctions et, en dernier ressort, la
discontinuité fondamentale.
Ainsi, dans le cas qui nous occupe, le récit
livien enchaîne l’ambassade à Delphes, le viol de Lucrèce et le
bannissement de Tarquin. Avec des contenus sensiblement différents,
le récit proposé par Denys d’Halicarnasse enchaîne les mêmes
événements :
C’est une peste des femmes enceintes chez Denys
qui motive l’ambassade à Delphes, tandis que Tite Live parle d’un
prodige survenu dans le palais de Tarquin, l’apparition d’un
serpent. C’est chez Tite Live un concours entre les femmes des fils
de Tarquin et celle de Collatin qui déclenche le viol de Lucrèce
par Sextus, tandis que Denys ne met en scène que la seule visite de
Sextus chez Lucrèce, dans le cadre d’une mission diplomatique que
lui a confiée son père. Enfin le bannissement de Tarquin en son
absence est suivi du départ de Brutus pour Ardée, où le roi a
rejoint ses troupes : Brutus ne rejoint pas Tarquin qui dans le
même temps tente précipitamment de rentrer à Rome. Il l’évite
sciemment chez Tite Live,
par hasard chez Denys.
Chacun de ces événements pose problème non
seulement en soi, mais dans son rapport avec les autres : il n’y
a aucun lien de causalité entre l’oracle et le viol, aucun même,
à y bien réfléchir, entre le viol de Lucrèce et l’exil de
Tarquin. Si l’oracle fait surgir la question de la succession de
Tarquin, c’est incidemment, en plus : les fils de Tarquin,
venus pour autre chose, demandent en plus à l’oracle de leur
révéler qui succèdera à leur père. Or ni cette question, ni même
la réponse de l’oracle n’ont de lien, même indirect, avec le
viol de Lucrèce. Quant à l’enchaînement du viol et de l’exil
de Tarquin, il n’obéit pas aux règles ordinaires de justice :
en effet, Sextus Tarquin, l’auteur connu du viol de Lucrèce, n’est
ni jugé, ni condamné ; c’est son père, totalement étranger
à l’histoire, qui paye lourdement pour lui ; Sextus n’est
qu’indirectement touché, enveloppé dans l’exil qui, avec le
roi, frappe l’ensemble de sa famille.
L’évitement du face à face entre Brutus l’accusateur et Tarquin
l’exilé marque bien qu’il ne s’agit pas là d’une simple
inadvertance : entre le viol et l’exil, la solution de
continuité est voulue et, à un autre niveau que celui de la
narration, doit faire sens. L’épisode central du viol, le lieu et
le moment de la brutalité, est détaché, disjoint de ce qui le
précède et de ce qui le suit.
Ce pas-de-sens narratif est le symptôme du
travail de la fiction. Si, comme le suggère G. Dumézil, l’Histoire
est le moyen proprement romain de représenter de façon narrative
les enjeux mythiques et les structures religieuses de la société
romaine, c’est à ce niveau là que nous trouverons la logique
réelle et profonde du récit. La narration annalistique, en
déroulant la fiction, l’aura travestie, comme la psychanalyse
montre que le rêve, narrativisé lorsqu’il est restitué oralement
au réveil, représente, mais travestit un contenu latent dont la
logique n’est pas historique, mais inconsciente et subjective. La
fiction historique est le rêve de la société romaine, le mythe —
son inconscient.
Lucrèce, Diane romaine
Ces trois séquences, l’oracle, le viol,
l’exil, tournent autour de la succession de Tarquin. Plus
exactement, à travers ces trois séquences il s’agit de
représenter l’échec de cette succession : quelque chose l’a
rendue impossible et même plus, sacrilège. Dans le récit de Denys,
l’ambassade à Delphes est motivée par
« une maladie contagieuse, qui
causa d’étranges ravages sous le regne de Tarquin, & qui fit
périr un grand nombre de jeunesse de l’un & l’autre sexe.
Elle attaqua sur tout les femmes enceintes, qui mouroient de tous
costez avec leur fruit, sans que rien pust arrester la violence du
mal. »
C’est donc le principe et la succession des
générations qui sont ici attaqués, comme était menacée la
succession des générations avant que Romulus ne décide
l’entreprise désespérée de l’enlèvement des Sabines. Denys
rapporte d’ailleurs une légende selon laquelle les Sabines furent
atteintes après leur enlèvement du même mal qui est ici décrit et
durent se concilier les bonnes grâces de Diane, la Diane romaine
étant primitivement moins une Vierge chasseresse qu’une déesse de
la génération. Quant au prodige du serpent décrit par Tite Live,
il rappelle le serpent envoyé par Héra dans la chambre du jeune
Héraclès pour tenter de l’éliminer,
manifestant plus précisément encore une colère divine qui menace
la progéniture royale :
on comprend mieux dès lors la question subsidiaire des fils de
Tarquin, qui est en fait la question principale :
il ne s’est agi depuis le début que de succession.
Quant au viol de Lucrèce, l’histoire imaginée
par Tite Live d’un concours entre officiers royaux désœuvrés
lors du siège d’Ardée en obscurcit l’enjeu politique et
religieux. Construisant et représentant par tous les moyens
l’identité nationale romaine, Tite Live cherche à opposer le luxe
dégénéré des princesses étrusques, les femmes des fils de
Tarquin, à l’austère vertu romaine de Lucrèce, l’épouse de
Collatin. Après tout, c’est de la figure de Lucrèce que procèdera
la république romaine : cette construction a donc du sens.
Pourtant à bien y regarder la romanité de Lucrèce est assez
particulière ; certes, la fille de Spurius Lucretius, patricien
romain, est une authentique dame romaine, mais elle a épousé
Tarquin Collatin, le neveu de Tarquin le Superbe, de la famille donc
de l’envahisseur étrusque ; elle n’habite pas à Rome, mais
dans une cité placée sous le contrôle de Rome, Collatie, dont son
mari est le gouverneur, et c’est là qu’elle est violée, Denys
et Tite Live sont d’accord sur ce point.
Dans le récit de Denys, Sextus Tarquin envoyé
en ambassade à Collatie commence par proposer à Lucrèce de devenir
reine :
« vous regnerez avec moy dans la
ville que mon pere a sousmise à mon empire, jusques à ce que sa
mort vous fasse la maistresse de Rome, du pays Latin, des Thyrreniens
& des autres peuples qui vivent sous ses loys. » (§LXV,
p. 335)
Rien de tel chez Tite Live, qui se contente de
consigner la menace, également présente chez Denys, de tuer Lucrèce
et de disposer près d’elle un esclave mort qu’il prétendra être
son amant. L’intérêt du discours imaginé par Denys est qu’il
rattache l’épisode du viol à la question de la succession, comme
si Sextus avait besoin de l’intercession de Lucrèce pour régner,
comme si Lucrèce était une médiation nécessaire dans la
succession des rois.
Si le récit historique recouvre un mythe et si
ce mythe met en scène une articulation religieuse fondamentale,
Lucrèce pourrait incarner une fonction divine liée à la question
de la succession des générations en général, et à celle de la
succession des rois en particulier. C’est le rôle que jouait la
Diane romaine, que nous avons déjà évoquée, avant sa fusion avec
l’Artémis grecque. Diane aurait cautionné la succession des rois
et s’incarnerait notamment, dans l’histoire romaine archaïque,
dans la figure d’Égérie,
la nymphe protectrice et compagne de Numa. Mais le nom agreste de
Rhéa Silvia, la mère de Romulus, ainsi que sa virginité de Vestale
(I, 3, 11), pourraient renvoyer également au domaine de Diane.
Sextus vient donc auprès de Lucrèce pour y obtenir la succession de
Tarquin ; Sextus n’est pas allé à Delphes ;
il sollicite Diane de la même façon que ses deux frères ont
sollicité Apollon ; mais il commet un sacrilège ; dans un
mythe grec, on dirait alors que Diane se venge en rompant toute
succession ; mais Rome dit cela autrement : Lucrèce se
suicide, Brutus chasse les rois, les Romains instaurent la
république.
Plusieurs éléments militent pour une
identification de Lucrèce à Diane. En dehors même de son
assimilation plus tardive à l’Artémis grecque, Diane n’est pas
une divinité romaine, mais italique. Amenée à Rome probablement à
peu près à l’époque où sont situés les faits qui nous
occupent, elle a d’abord symbolisé la fédération des villes
latines : avant d’être transféré à Rome sur l’Aventin,
son grand temple se trouvait à Aricie, au bord d’un lac de
montagne, d’où le nom usuel de la déesse, Diana Nemorensis,
Diane des bois, et de son prêtre, rex Nemorensis.
Le nom de Collatia, auquel Lucrèce est liée par son mariage
et par sa résidence, pourrait symboliser par jeu de mot la
confédération latine que patronnait Diane à Aricie.
Or c’est contre Aricie que Tarquin le Superbe
commet son plus noir forfait : alors qu’il avait réuni les
Latins ad lucum Ferentinæ, au bois de Ferentina
(II, 50), Tarquin marqua sa morgue en faisant attendre ses alliés
toute une journée. Turnus Herdonius, le représentant d’Aricie,
cherche alors à soulever les Latins contre Tarquin. Celui-ci
dissimule des armes dans la tente de Turnus, l’accuse de complot et
le fait mettre à mort sur le champ : les Latins abusés le
précipitent dans la source de Ferentina, ad caput aquæ Ferentinæ
(II, 51, 9). C’est ici une source sacrée de Diane qui est profanée
et le viol de Lucrèce ne fera que répéter cette première
profanation.
Enfin la vertu de Lucrèce, matrone à qui
l’histoire ne prête aucun enfant, pourrait figurer la chasteté de
Diane. Le viol de l’austère Lucrèce ravive l’offense à Diane
commise par Tarquin le Superbe au bois de Ferentina : c’est
bien le père qui est ici le principal coupable, et du père au fils,
c’est bien sa succession qu’il s’agit de ruiner pour venger
cette profanation.
Pourquoi Brutus évite-t-il soigneusement
Tarquin ? Le prêtre de Diane portait le titre de roi des
forêts, rex Nemorensis. Quiconque voulait devenir rex
Nemorensis devait être un esclave fugitif : lui seul
pouvait cueillir une branche de gui au chêne sacré du temple, qui
lui donnait le droit de provoquer en duel le prêtre en titre et,
s’il le tuait, de prendre sa place.
G. Dumézil suggère que cette succession hasardeuse figurait
symboliquement le contrôle divin assuré par Diane sur toute
succession politique. Il est impossible de savoir si le rex
Nemorensis eut une fonction politique réelle avant de se
cantonner au service de sa déesse.
On sait par ailleurs que le dies natalis
de Diane était en même temps le dies seruorum et que les
esclaves de Rome vouaient à cette déesse un attachement tout
particulier.
Dans ce contexte, lorsque Sextus menace Lucrèce de tuer un esclave
et de l’accuser d’adultère, cet adultère supposé pourrait
parodier le service du rex Nemorensis : tuant
l’esclave-roi de Diane-Lucrèce, Sextus deviendrait roi à son
tour, non le roi de Rome, mais une sorte de roi de la confédération
latine, un rex collatinus. Tel à l’origine devait être
religieusement, sinon politiquement, le rex Nemorensis. C’est
là bien ce que Sextus Tarquin promet à Lucrèce : qu’elle
devienne avec lui souveraine de Collatie (ville que nous interprétons
comme un jeu de mot) et, de là, souveraine de Rome.
Brutus ne s’attaque pas à Sextus, mais crée
le rex sacrificiolus, prêtre subalterne chargé de perpétuer
les rites religieux accomplis jusque là par les vrais rois. Le
système de succession mis à part, le rex sacrificiolus est
conçu sur le même modèle que le rex nemorensis d’une
royauté fictive réduite au seul service divin.
Enfin, le transport de Collatie à Rome est un
élément essentiel du récit, soit que Lucrèce, selon Denys, se
soit rendue elle-même à Rome après son viol, soit, selon Tite
Live, que son corps ait été exposé sur le forum de Collatie
et que, de là, un détachement de la jeunesse commandé par Brutus
se soit rendu à Rome pour y propager la nouvelle et y déclencher la
révolution. Or le sanctuaire de Diane est, à peu près à cette
époque, déplacé d’Aricie à Rome, consacrant la suprématie de
Rome sur les villes latines confédérées.
Ainsi, quoique aucune référence explicite ne
soit faite à Diane dans les deux récits du viol de Lucrèce et de
la révolution républicaine, trop d’éléments convergent pour ne
pas autoriser le rapprochement : le sacrilège commis par
Tarquin le Superbe à Ferentina, un lieu sacré dédié sinon à
Diane même, du moins à une déesse de même type ; le problème
posé, avant et pendant l’ambassade à Delphes, de la génération
et de la succession ; le diptyque du voyage chez Apollon et du
voyage chez Lucrèce ; l’austérité vertueuse de Lucrèce ;
le motif du meurtre de l’esclave ; le jeu de mots possible sur
Collatie ; le transport de Collatie à Rome ; la création
du rex sacrificiolus sur le modèle du rex Nemorensis ;
tous ces éléments reconstituent un tableau très complet des
attributs, des fonctions et de l’histoire de la Diane romaine telle
qu’elle nous est connue.
La fiction met en œuvre le dédoublement symbolique
Donc, si la structure du récit actualise
l’effondrement de la tripartition religieuse archaïque
Jupiter-Mars-Quirinus, comme nous l’avons d’abord démontré, la
fiction met en œuvre un élément religieux largement sinon
totalement indépendant de cette structure, quelque chose que l’on
peut déchiffrer, indirectement, comme un sacrilège à Diane, puis
la réparation de ce sacrilège : Diane ne peut être ramenée à
l’une des trois fonctions indo-européennes archétypales,
puisqu’elle en met au moins deux en œuvre, conférant d’une part
le regnum (première fonction), patronnant d’autre part les
naissances (troisième fonction). Même si elle procède elle aussi
du patrimoine religieux indo-européen,
Diane introduit au niveau de la fiction une dimension symbolique
hétérogène à la structure du récit.
Fiction et invisibilité
 Giulio Romano, Tarquin et Lucrèce, fresque du palais ducal de Mantoue, voûte du Camerino dei Falconi, 1536. Pour légitimer la représentation d’un viol qui ne peut a priori faire scène, le peintre a imaginé un comparse à Sextus Tarquin , œil témoin tenant littéralement le flambeau : l’horreur dans la chambre devient scène par l’effraction du regard de ce valet de Sextus, elle-même métaphorique de notre propre effraction voyeuriste de spectateurs. Pourtant la niche de la chambre, où devrait figurer la statuette d’un dieu protecteur, est vide et barrée par le couteau brandi du violeur : les dieux se retirent d’un tel spectacle et, par cette soustraction, Giulio Romano signifie la néantisation scopique constitutive de la scène. Lucrèce figure ici quelque chose qui est
intimement atteint et politiquement réparé ; elle conjoint
donc deux niveaux hétérogènes, ce qui est caractéristique du
travail de la fiction. G. Dumézil parle à propos de Diane de
« dieu-cadre » ou de « héros-cadre »,
c’est-à-dire situé en dehors, au-dessus du jeu normal de
l’institution symbolique : Dyauh, Heimdallr fabriquent des
rois parce qu’ils ont renoncé à être rois ; Diane attribue
la souveraineté sur Rome au prix de sa propre disparition,
disparition structurale d’abord, le mythe de Diane devenant
histoire de Lucrèce, disparition narrative ensuite, puisque c’est
le suicide de Lucrèce qui donne Rome à Brutus : peut-être
faut-il y ajouter, dans le réel, la disparition du sanctuaire
d’Aricie, au profit de celui d’une Diane assujettie, romanisée
sur l’Aventin, que la narration représenterait par le corps mort
et exposé de Lucrèce sur le forum. Le viol de Lucrèce est le
moment du récit où le cadre, le principe symbolique est atteint,
profané, mis en danger. Le déplacement du corps de Lucrèce de la
maison au forum nous ramène de l’espace hors-norme où a surgi la
brutalité à l’espace où s’exerce normalement l’institution
symbolique, du lieu de l’atteinte intime à la scène publique de
fondation.
La fondation procède du sacrilège, les valeurs de Rome, de leur
négation originelle.
Ne retrouvons-nous pas ici le modèle proposé
par René Girard dans La Violence et le sacré ?
Lucrèce n’est-elle pas la victime sacrificielle et Tarquin le
Superbe justement non le coupable châtié, mais le bouc-émissaire
par quoi la société tente de rompre le cercle de la violence en
instituant la temporisation, le décalage d’une procédure
purificatrice ?
La fiction construit certes indéniablement un sacrifice et un
bouc-émissaire ; mais le viol de Lucrèce ne devient sacrifice
et n’appelle l’exil de Tarquin que par le discours et la mise en
scène de Brutus, qui habillent une brutalité originelle
irréductible et donnent un sens, une valeur exemplaire à ce qui,
pour l’Histoire, n’a d’abord pas de sens. Il ne s’agit pas
bien-sûr ici des prérogatives du sujet, ni même de la compassion
que pourrait susciter l’accident horrible d’un viol de femme :
de telles considérations seraient tout simplement anachroniques.
Nous avons montré quelle était ici la nature de l’horreur. La
profanation de Diane ne sera que dans un second temps représentée
comme sacrifice de Lucrèce, la brutalité des règles enfreintes ne
deviendra qu’ensuite la violence sacrée qui déclenche la
révolution républicaine.
L’horreur sacrée de la profanation ne se donne
pas à voir. Formellement, donc, la fiction vient alors scénographier
l’irreprésentable. Cette scénographie (la stratégie de Brutus),
tire parti du réel, le détourne, le travestit, pour construire une
institution symbolique : Diane disparaît, et l’importation à
Rome d’une déesse qui n’était pas romaine devient le mythe
identitaire romain par excellence, Lucrèce « collatine »
incarnant désormais la romanité. Lucrèce n’est d’ailleurs pas
une figure mythique qui en remplacerait une autre : ce qui est
mythifié, c’est l’institution politique de Rome elle-même. La
fiction politique articule ce qui s’effondre à ce qui est fondé,
non pas selon un enchaînement, mais comme on amalgame différents
matériaux : l’effondrement de la triade archaïque comme
l’assomption de la Diane romaine s’accomplissent depuis le
commencement jusqu’au terme de la narration et se répèteront
encore après la fin de l’épisode. Ce qui résulte de cet amalgame
de données religieuses, historiques, mythique fait émerger quelque
chose de nouveau, d’inédit, et de symboliquement fondateur :
c’est la république.
Le cœur de la fiction n’est pas la scène de
l’abomination, le grand morceau d’histoire qui se joue au forum
de Collatie puis à celui de Rome, mais l’abomination elle-même,
nocturne et sans témoin dans la chambre de Lucrèce. La fiction
enveloppe cette abomination mais ne cherche pas à la pénétrer.
Sanctionnant qu’il est impossible de la voir, elle la sacralise. Il
n’y aura ni confrontation, ni procès : l’évitement de
Tarquin par Brutus court-circuite l’explication et consacre
l’espace d’invisibilité du viol. Pourtant, aussi bien chez Tite
Live que chez Denys, cette invisibilité (un viol sans témoin ;
un exil sans confrontation) n’est pas un ressort articulatoire de
la narration ; elle ne fait l’objet d’aucun commentaire,
n’est ni dramatisée, ni exploitée d’aucune manière. Sans doute
du coup est-ce en partie par un effet rétrospectif que nous
focalisons l’attention critique sur cet élément du récit, qui ne
devient un motif de représentation canonique qu’à la Renaissance.
Il en va tout autrement lorsque le dispositif de
référence en matière de représentation devient le dispositif
scénique, c’est-à-dire lorsque tout récit pose d’emblée et à
tout moment la question de la visibilité théâtrale de son contenu.
La brutalité est alors projetée, identifiée au lieu où la victime
a été séquestrée, réduite au silence ou au contraire surprise et
défaite. Ce lieu fonctionne au rebours de la scène comme ce qui ne
peut être montré autrement que par le détour d’un récit, non
qu’on ne puisse y pénétrer, mais parce que ce qui y est en jeu,
cette brutalité passée, présente ou à venir qui s’y perpètre
en deçà de tout événement, n’est pas de l’ordre du visible
et, dans l’ordre du visible, se trouverait misérablement amoindrie
et dénaturée.
II. Brutalité en scène : le viol de Clarisse
Nous changeons donc de civilisation, de genre,
d’enjeu. Passant du travail de l’historien affronté au mythe à
la création du romancier, voyons comment Richardson construit le
récit de Clarisse autour du viol de l’héroïne par son
ravisseur Lovelace.
Le réseau, l’envoi, la périphrase : la fragmentation
narrative
Lovelace, dans la lettre 215 à son ami Belford,
résume ainsi l’intrigue de Clarisse :
« Robert Lovelace, connu pour un
mangeur de femmes, adresse honorablement ses soins à Miss
Clarisse Harlove, jeune personne du mérite le plus distingué.
Fortune sans reproche des deux côtés.
Après avoir vu ses
intentions approuvées, il est insulté par le frère de sa belle,
qui se croit obligé par son propre intérêt de rompre cette
alliance, et qui, le forçant à la fin de tirer l’épée, reçoit
la vie de ses généreuses mains.
Les parents, aussi enragés
que s’il avait pris à cet indigne frère la vie qu’il lui a
donnée, l’outragent personnellement, et trouvent un odieux amant
pour leur fille.
Pour éviter un mariage forcé, cette jeune
personne se jette sous la protection de M. Lovelace. Cependant elle
désavoue tout sentiment d’amour pour lui ; et s’adressant à
ses parents sans sa participation, elle leur offre de renoncer à lui
pour jamais, s’ils veulent la recevoir à cette condition et la
délivrer de l’amant qu’elle déteste. »
Évidemment ce résumé est tendancieux, émanant
de celui qui au dix-huitième siècle est devenu pour toute l’Europe
l’emblème de la perversité : Clarisse nie avoir jamais
approuvé les intentions du libertin, et ce que Lovelace désigne
comme sa fuite est décrit et vécu par elle comme un piège et un
enlèvement. À y regarder de près pourtant, les discours comme les
positions de l’un et de l’autre ne sont pas si tranchés et
tandis que Lovelace, au milieu même de ses perfidies, s’abandonne
aux élans les plus purs de l’amour, la résistance farouchement
vertueuse de Clarisse faiblit bien souvent sous la pression d’une
attirance irrésistible.
Le roman épistolaire exacerbe la nature
fondamentalement discontinue de toute narration. Les lettres ne se
suivent pas, mais s’entrelacent : l’essentiel s’échange
entre Clarisse et son amie Miss Howe d’une part, entre Lovelace et
son confident Belford d’autre part. Le récit n’est donc pas
enchaîné, mais composé en mosaïque, disposé en quelque sorte
autour du noyau de la fiction, qui demeure toujours à distance du
texte, voilé, gauchi à chaque fois par un point de vue. La
puissance évocatoire de la fiction tient à cette autonomie qu’elle
affiche vis-à-vis du, ou plutôt des textes : jamais le récit
ne s’est construit aussi visiblement comme dispositif.
La fragmentation textuelle atteint jusqu’à
l’homogénéité générique de la lettre, qui cesse de constituer
une unité narrative : à la lettre rhétoriquement constituée,
avec ses codes d’entrée en matière et de congé, qui supposent un
temps d’écriture unique et continu, Richardson substitue l’envoi,
qui déjà, et de plus en plus quand on avance dans le roman, se
déploie en mosaïque : l’épistolier interrompu plusieurs
fois additionne des fragments de lettres, ou plutôt des fragments de
temps d’écriture qui s’étendent parfois sur toute une
demi-journée, voire sur plusieurs jours.
Il insère dans sa correspondance non seulement d’autres lettres,
mais les discours de ses interlocuteurs in vivo, de sorte que
le discours indirect de l’autre vient s’enlacer inextricablement
au discours de l’envoyeur.
La langue elle-même est soumise à la même
discontinuité. Dans les dialogues que rapportent les lettres comme
dans le discours des épistoliers, il s’agit de ne jamais nommer
immédiatement le réel, contre lequel la parole dresse son rempart.
La périphrase est reine, jusqu’au vertige. Ainsi dans la lettre
82, où Clarisse confie à Miss Howe ses hésitations, prise qu’elle
est entre la nécessité de fuir un mariage abominable fixé au
mercredi suivant et l’opprobre que lui vaudrait sa fuite avec un
libertin :
« Je veux réduire en substance la
lettre de M. Lovelace. Mon dessein est de vous envoyer la lettre
même, lorsque j’y aurai fait réponse ; mais je ne me
presserai pas de la faire, dans l’espérance de trouver quelque
prétexte pour me rétracter. Cependant, vous seriez moins en état
de me donner un bon conseil dans cette crise de mon sort, si vous
n’aviez pas sous les yeux tout ce qui appartient aux
circonstances. » (I, 495.)
La lettre de Lovelace porte la charge obscène du
désir libertin libéré par l’assentiment provisoire de Clarisse à
la fuite. Le langage se charge de « réduire » le réel,
c’est-à-dire d’évacuer de l’énoncé la fuite et surtout la
jouissance que Lovelace s’en promet. La lettre ne sera pas livrée
à Miss Howe, et de là à la publicité du regard du lecteur, avant
que Clarisse n’y ait fait réponse, c’est-à-dire n’en ait
recouvert et circonscrit par le langage ce qu’elle comporte de
brutalité : elle ne sera d’ailleurs finalement jamais donnée,
et nous n’en lisons que la « réduction », c’est-à-dire
la paraphrase de Clarisse, qui fait passer l’éclat du désir de
Lovelace au précaire tamis du discours indirect libre.
La langue de Clarisse ne nomme pas les choses :
une formule comme « cette crise de mon sort » est
caractéristique de l’indirection perpétuelle qui la caractérise
et de l’effort continu de traduction dans lequel elle engage le
lecteur : les mots nobles et abstraits que sont « crise »
et « sort » désignent une réalité concrète, la
situation critique où Clarisse se trouve, le moment où la voici
acculée à prendre une décision, et très concrètement
l’alternative de partir avec Lovelace ou de rester et d’épouser
Solmes. On peut se demander d’ailleurs si ce n’est pas là le
plaisir, le sport essentiel de cette lecture, une sorte de mots
croisés continus.
De la même façon, « tout ce qui
appartient aux circonstances » qui semble s’ouvrir si
évasivement sur le réel, désigne ici très concrètement une
unique pièce du dossier donné à apprécier à Miss Howe :
c’est toujours de la lettre de Lovelace et d’elle seule qu’il
s’agit. La parole est engagée dans un interminable circuit, dont
le nœud se résume à la seule alternative du « partir ou
rester », qui constitue la matrice narrative unique des deux
mille pages du roman.
Bipolarité de la matrice narrative
La matrice narrative est le système de
répétition du récit, son armature structurale. Tite Live répète
inlassablement la fondation de Rome, le travail de la fiction
consistant à ramener l’hétérogénéité de chaque nouvel
événement aux structures d’une même fondation mythique à chaque
fois réitérée. Richardson quant à lui actualise à travers chaque
nouvelle circonstance le même « partir ou rester ». La
matrice narrative est le symétrique exact de la brutalité :
totalement irréelle, pur système de sens, elle est la force
stabilisatrice du texte, la logique formelle de son tourniquet.
Partir ou rester, l’enjeu est bien là :
d’un côté la famille Harlove cherche à marier Clarisse à
l’abominable Solmes, richissime et peu regardant sur la dot ;
de l’autre Lovelace cherche à la séduire jusqu’à l’acculer
au viol. La symétrie des deux contraintes les identifie l’une à
l’autre ; mais on opposera la violence du mariage
forcé, abomination sociale et publique où toute la communauté
familiale est engagée, à la brutalité du viol de Lovelace,
abomination intime et sans témoin qui court-circuite toute
scénographie et paralyse même le langage.
L’alternative pour laquelle la matrice
narrative relance perpétuellement le débat renvoie donc au
fonctionnement même de toute matrice narrative : Au-delà du
choix, ce qui est en travail, c’est le mouvement de la parole, qui
s’abstrait de la brutalité pour reclasser celle-ci dans une
scénographie de la violence. Le discours de Clarisse est celui de la
dénégation du choix de Lovelace, donc de la résistance à la
spirale du réel qui mène à son viol, et des protestations
d’obéissance à sa famille, mais une obéissance après que les
Harlove auront renoncé à son mariage avec Solmes, c’est-à-dire
lorsqu’il n’y aura plus à obéir à rien. La reconnaissance du
père comme principe symbolique passe par l’abrogation de tous ses
décrets, c’est-à-dire par l’effondrement de l’institution
symbolique, comme dans l’annalistique romaine la consécration des
espaces de la Ville aux trois fonctions de la triade archaïque
passait par l’effondrement institutionnel de cette triade, qui ne
persiste que disséminée et redistribuée dans les nouveaux dieux.
Quant au discours de Lovelace, il tourne selon le même mouvement de
ressac, de l’affirmation brutale d’un désir irréductible à
toute convention ou institution au respect amoureux face à la
majesté inaccessible de sa Dame. Mais Lovelace n’entend respecter
Clarisse, comme Clarisse n’entendait respecter son père, qu’après
qu’elle aura accepté la violence de son désir et renoncé à
toutes les conventions, à tous les interdits dont elle a cherché à
s’envelopper contre lui. Dans un dispositif de récit, la structure
n’est donnée que pour être déconstruite : elle ne réduit
l’éclat du réel à de la répétition dans l’ordre du langage
qu’après avoir été battue en brèche par lui.
Il n’y a donc d’alternative que dans
l’illusion du tourniquet, du ressac discursif : l’obéissance
même est désobéissance et l’évitement du désir précipite son
accomplissement. Cette réversion se matérialise spatialement, dans
le jeu du dedans et du dehors : si partir, dans la première
partie du roman, signifie pour Clarisse enfermée dans le manoir
familial choisir Lovelace contre les Harlove, c’est rester qui
prend ce sens dans la seconde partie où elle est entre les mains de
son séducteur, tandis que la fuite scénographie le désir
d’obéissance familiale.
Théâtralisation de la brutalité : la scène du bûcher
 Lovelace dans le bûcher, estampe tirée de Lettres anglaises, ou histoire de Miss Clarisse Harlove, traduction par l’abbé Prévost, à Londres, chez Nourse, libraire dans le Strand. 1751 Ce qui est nouveau dans le récit moderne, c’est
précisément cette scénographie de la violence symbolique, par quoi
la brutalité est réduite à de la représentation et en
contrepartie l’institution symbolique déconstruite. Nous avons
montré comment, dans les récits de Tite Live et de Denys, le
transport de Lucrèce du lieu intime de l’abomination à la place
publique, où cette abomination sera représentée, répercutée par
Brutus dans l’ordre du discours, procédait de ce même mouvement
de ressac narratif par quoi la narration advient à la structure, la
défait et la refonde. Cependant la dimension déconstructive de ce
ressac y demeure entièrement voilée, tandis que le récit classique
la donne à voir par le déploiement du dispositif scénique.
La scène du bûcher, racontée par Clarisse à
la lettre 36, est caractéristique de cette traduction visuelle des
procédés du langage. L’ouverture de la lettre mime le processus
de cristallisation scénique :
« J’ai pensé mourir de frayeur.
J’en suis encore hors d’haleine. Voici l’occasion. J’étois
descendue au jardin, sous mes prétextes ordinaires, dans l’espérance
de trouver quelque chose de vous au dépôt. Le chagrin de n’y rien
appercevoir m’alloit faire sortir du bûcher, lorsque j’ai
entendu remuer quelque chose derrière les bûches. Jugez de ma
surprise. Mais elle est devenue bien plus vive à la vue d’un homme
qui s’est montré tout d’un coup à moi. Hélas ! Me suis-je
dit aussi-tôt, voilà le fruit d’une correspondance illicite ! »
(L 36 ; I, 244.)
L’irruption de « l’occasion » fait
sens comme différence par rapport aux « prétextes
ordinaires ».
![Lovelace dans le bûcher, estampe tirée de <i>Clarisse Harlowe</i>, traduction nouvelle et seule complète par M. Le Tourneur ; faite sur l’édition originale revue par Richardson ; ornée de figures du célèbre Chodowiecki, de Berlin [...]. A Genève chez Paul Barde imprimeur-libraire, et se trouve à Paris chez Moutard [et] Mérigot le jeune, 1785 (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 8° B29.900 1-10)](../Images/A/1/A1044.jpg) Lovelace dans le bûcher, estampe tirée de Clarisse Harlowe, traduction nouvelle et seule complète par M. Le Tourneur ; faite sur l’édition originale revue par Richardson ; ornée de figures du célèbre Chodowiecki, de Berlin [...]. A Genève chez Paul Barde imprimeur-libraire, et se trouve à Paris chez Moutard [et] Mérigot le jeune, 1785 (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 8° B29.900 1-10) La promenade au fond du jardin nourrit le rituel
de la correspondance avec Miss Howe : le bûcher, c’est-à-dire
l’appenti où sont conservées les bûches, est en effet le
« dépôt » où Clarisse porte et récupère ses lettres.
Le bûcher marque la lisière de l’espace intérieur, ou restreint,
contrôlé par la famille Harlove et de l’espace extérieur, vague,
qui échappe à son contrôle.
Clarisse ne reconnaît pas tout de suite Lovelace. Ce qui surgit
devant elle, c’est la vue médusante, pétrifiante d’un homme,
vue qui déjà en soi constitue une agression. Ce n’est pas même
d’abord un homme indéterminé, mais « quelque chose »
qui remue derrière les bûches : la cristallisation scopique
s’origine à ce grouillement inquiétant et vague ; elle amène
à la scène le monde archaïque et mouvant des choses, présentes à
la fois là derrière et prêtes à surgir, à s’emparer du
« moi ». D’emblée le double mouvement de fascination
et d’abjection qui caractérisera l’ensemble de la lettre est
donné : Clarisse prête à sortir fait demi-tour et s’approche,
intriguée ; Clarisse prête à s’approcher fait volte-face,
terrifiée.
« Au moment que je l’ai apperçu,
il m’a conjurée de n’être point effrayée, et s’approchant
plus vîte que je n’ai pu le fuir, il a ouvert un grand manteau,
qui m’a laissé reconnoître, qui ? Quel autre que Monsieur
Lovelace ? Il m’auroit été impossible de crier, et quand
j’ai découvert que c’étoit un homme, et quand j’ai reconnu
qui c’étoit : la voix m’avoit abandonnée ; et si je
n’avois saisi une poutre qui soutient le vieux toit, je serois
tombée sans connoissance. » (Suite du précédent.)
Le dévoilement de la chose donne à reconnaître
l’objet de la représentation : « quelque chose »
devient « un homme », puis « Monsieur Lovelace ».
L’avènement de la chose dans le monde des objets
passe par la distanciation d’un regard : Clarisse prête à
s’évanouir se retient à une poutre. C’est dire qu’elle
interpose une poutre entre elle et celui qui, d’agresseur, doit
devenir son interlocuteur. La poutre est l’écran du dispositif
scénique, qui oppose l’œil fasciné de Clarisse au regard dévoilé
de Lovelace : le passage du monde des choses au monde des objets
transforme la brutalité principielle de ce qui surgit de derrière
les bûches en violence instituée du duel dialogique qui se prépare.
La transposition de la brutalité réelle, médusante,
de la rencontre en violence symbolique réglée, distanciée, de
l’échange dialogique n’est cependant possible que grâce à la
persistance de la résonance imaginaire du choc : la poutre
écran, qui symbolise la distance nouvellement instaurée, répète
en quelque sorte la bûche qu’a semblé être Lovelace dans le
moment cauchemardesque de son surgissement. Le dévoilement de
l’homme dressé au milieu des bûches, ouvrant son manteau à la
manière de Rousseau dans les jardins de Turin,
permet certes la reconnaissance de Lovelace, mais accomplit dans le
même temps l’érection pétrifiante de ce sexe totémique.
Cependant la distance nouvellement conquise par
Clarisse permet de circonscrire l’espace scénique et de le rendre
opératoire comme dispositif de représentation :
« Jusqu’à présent, comme vous
sçavez, je l’avois tenu dans un juste éloignement. Mais, en
reprenant mes esprits, jugez quelle doit avoir été ma première
émotion, lorsque je me suis rappellé son caractère, sur le
témoignage de toute ma famille ; son esprit entreprenant ;
et que je me suis vue seule avec lui, dans un lieu si proche d’un
chemin détourné, et si éloigné du château.
Cependant ses
manières respectueuses ont bientôt dissipé cette crainte, mais
pour faire place à une autre, celle d’être apperçue avec lui, et
de voir bientôt mon frère informé d’une si étrange aventure.
Les conséquences naturelles, s’il n’y en avoit pas d’autres à
redouter, s’offroient en foule à mon imagination ; une prison
plus étroite, la cessation absolue de notre correspondance, et un
prétexte assez vraisemblable pour les plus violentes contraintes.
D’un côté comme de l’autre, rien assurément ne pouvoit
justifier M. Lovelace d’une entreprise si hardie. »
(Suite du précédent.)
Cette fois il ne s’agit plus de ce que Clarisse
a vu, mais de la façon dont, se projetant en dehors d’elle-même,
elle s’est vue : « je me suis vue seule avec lui »
marque comment, par l’irruption de Lovelace, la jeune fille tout à
coup s’est mise à faire tableau, et nommément à faire tableau
pour sa famille elle-même, comme l’indique la seconde formulation,
où elle évoque la crainte « d’être apperçue avec lui, et
de voir bientôt mon frère informé d’une si étrange aventure ».
Les réflexions de Clarisse fabriquent donc un
regard virtuel, irréel, posé sur la scène et l’observant par
effraction,
comme le lecteur surprend par effraction ce qui par la lettre est
confidentiellement donné à voir à Miss Howe. Le rapport du dehors
et du dedans, de l’espace vague et de l’espace restreint se
renverse alors, le bûcher devenant le lieu de l’échange théâtral
réglé par le langage tandis que le manoir des Harlove est constitué
en espace vague du réel : quelqu’un peut surgir à tout
moment depuis le manoir, de la même façon que quelqu’un a surgi,
au début de la lettre, depuis le tas de bûches. Ce renversement
visuel, cette interversion du flou et du net dans le champ de la
vision, prépare le tourniquet qui dans l’ordre du discours va
organiser désormais l’ensemble de la lettre.
Le ressac discursif
Clarisse est prise entre deux feux : devant
elle, Lovelace, « esprit entreprenant », auteur « d’une
entreprise si hardie », fait surgir la brutalité immédiate de
l’atteinte intime, du viol, de l’enlèvement ; derrière
elle, James, son frère, laisse planer la menace, médiatisée par
son « imagination », des « plus violentes
contraintes », violence où le corps n’est pas touché, mais
emprisonné, où la parole ne vient pas physiquement à manquer, mais
est déconnectée de tout circuit de communication.
Clarisse est l’interface de ces deux pôles d’une réversion
constitutive de tout dispositif de récit, réversion ici consciente
d’elle-même et spatialisée à partir du dispositif scénique,
ailleurs purement intellectualisée.
Cette réversion est textuellement marquée par
la discontinuité du discours. Ce n’est pas ici le temps de
l’écriture, ni l’insertion, le montage de plusieurs lettres dans
un envoi qui produit la fragmentation nécessaire à la constitution
du dispositif de récit. C’est le mouvement même du dialogue qui
brisant l’une contre l’autre les phrases des protagonistes
introduit du morcellement, du trou dans le discours.
Autour de ce trou, qui manifeste sous jacente à la scène la
brutalité par laquelle elle a surgi et en laquelle elle pourrait à
tout moment se défaire, le discours installe son fragile ressac, le
ressassement de l’alternative,
ou plutôt de la double contrainte à laquelle Clarisse est rivée.
En voici un exemple particulièrement resserré :
« La familiarité, dit-il, dans
laquelle il a vécu quelque tems avec ma famille, l’a rendu témoin
de plusieurs traits d’empire arbitraire, dont on trouveroit peu
d’exemples dans les maisons même des princes, et ma mère, la plus
excellente de toutes les femmes, en a fait une triste expérience.
Il alloit se livrer, je m’imagine, à d’autres réflexions
de cette nature ; mais je lui ai témoigné que je m’en tenois
offensée, et que je ne permettrois jamais qu’il les fît tomber
sur mon père. J’ai ajouté que les rigueurs les moins méritées
ne pouvoient me dispenser de ce que je dois à l’autorité
paternelle. Je ne devois pas le soupçonner, m’a-t-il répondu, de
prendre plaisir à me rappeller ces idées ; parce que, tout
autorisé qu’il étoit, par les traitemens qu’il recevoit de ma
famille, à ne pas beaucoup la ménager, il sçavoit que les moindres
libertés de cette nature n’étoient propres qu’à me déplaire. »
(P. 247.)
Au moment où le discours révolté de Lovelace
s’en prend directement à l’institution symbolique de la famille,
et avant que son père ne soit nommé, Clarisse l’interrompt et le
rappelle à l’ordre : c’est elle qui achève le discours et
prononce le nom du père dérobé à Lovelace, en rappelant sa
soumission « à l’autorité paternelle ». La brutalité
insurrectionnelle du libertin est ainsi ramenée à la violence à
laquelle Clarisse est en quelque sorte librement contrainte, violence
médiate qui la protège d’ailleurs temporairement de la brutalité
immédiate de son interlocuteur.
Mais pour retourner le discours de Lovelace,
Clarisse a d’abord mimé celui-ci : les « traits
d’empire arbitraire » évoqués par son interlocuteur sont
devenus chez elle « les rigueurs les moins méritées ».
Clarisse reprend Lovelace : elle le contre, mais elle
l’incorpore, récupérant à son compte la charge déconstructive
de ce qui a été proféré.
On pourrait s’attendre à une réaction
symétrique de Lovelace : tout au contraire elle est parallèle.
Lovelace ne commence pas par retourner une soumission qui le dessert
en la révolte à quoi tend pourtant sa démarche, mais redit d’abord
sa révolte (« tout autorisé qu’il étoit, par les
traitemens qu’il recevoit de ma famille, à ne pas beaucoup la
ménager ») pour professer une soumission égale à celle de
Clarisse (et d’ailleurs ni plus ni moins tendancieuse) : « il
sçavoit que les moindres libertés de cette nature n’étoient
propres qu’à me déplaire ».
C’est pourquoi nous avons parlé de ressac
discursif, et non de va-et-vient : Lovelace ne contre pas
Clarisse, mais la mime, cette répétition atténuée anesthésiant
la fonction protectrice du langage. Le dialogisme du texte n’est
pas fondé sur la confrontation de deux points de vue, mais sur
l’entrelacement des termes d’une alternative qui concerne les
deux personnages et ne constitue en définitive qu’un discours.
C’est la trouée opérée par la brutalité
dans l’espace de la représentation qui a cristallisé la scène ;
c’est la scène qui a fourni le cadre énonciatif du dialogue ;
la pression de la matrice narrative sur le dialogue, ou autrement dit
de la structure sur la narration,
a alors initié le processus du ressac discursif, par lequel
l’institution symbolique est à la fois dite et refusée,
représentée et déconstruite. Le ressac use les défenses du
système symbolique et en dissémine les articulations : cela se
traduit dans la lettre 36 par l’affaiblissement des positions de
Clarisse, qui finit par concéder à Lovelace l’autorisation de lui
écrire et donc la promesse de lui répondre, et qui reconnaît
auprès de Miss Howe la séduction que le jeune homme exerce sur
elle.
« Quel malheur, ma chère, qu’il
y ait tant de vérité dans ces observations, et dans la
conséquence ! Il l’a tirée, d’ailleurs, avec plus de
sang-froid et de ménagement pour ma famille, que je craignois de
n’en pouvoir attendre d’un homme si injurié, à qui tout le
monde attribue des passions indomptables.
Ne me presserez-vous
point sur les battemens de cœur, et sur la chaleur qui m’a pu
monter au visage, si de tels exemples de l’ascendant qu’il est
capable de prendre sur mon naturel, me disposent à conclure qu’en
supposant quelque possibilité de réconciliation entre ma famille et
lui, il n’y auroit point à désespérer qu’il ne pût être
ramené au bien par les voies de la douceur et de la raison ? »
(P. 248.)
L’écriture prend ici un malin plaisir à
brouiller tous les points de vue et, par là, à déconstruire la
scène. Si Lovelace est entré dans le discours de Clarisse (en
prenant soin de ménager sa famille), Clarisse épouse à son tour le
discours de Lovelace et répond aux « passions indomptables »
de son fougueux adversaire par « les battemens de cœur »
et « la chaleur » de son propre émoi érotique. La
syntaxe de la phrase se complique alors tout à coup et sinue jusqu’à
l’illisibilité, trahissant la présence là, dans ce trou vers
lequel elle semble irrésistiblement attirée, de la brutalité même
qu’il s’agissait de contrer : entre la « réconciliation »
souhaitée et « les voies de la douceur et de la raison »
par lesquelles la fière Clarisse s’imagine ramenant Lovelace à la
vertu, il faut bien supposer le moment sans douceur ni raison de
l’affrontement sexuel,
c’est-à-dire cette brutalité de l’atteinte intime, sinon du
viol, que toute la scène était censée s’efforcer de conjurer.
Les « vues »
de la fiction
À la scène de l’affrontement dialogique
s’oppose donc la brutalité irreprésentable du viol, qu’elle
prévient et conjure, mais que dans le même temps, en quelque sorte,
elle préfigure en le traduisant dans l’ordre du visible : une
bûche est dévoilée dans la nuit face à Clarisse désarmée. Le
viol aura finalement lieu entre la lettre 245 et la lettre 246, dans
la chambre assignée à Clarisse chez la veuve Sinclair, grâce au
guet-apens tendu par Lovelace avec la complicité des femmes qui
agissent à sa solde. Mais contrairement à toutes les péripéties
qui l’ont précédé, le viol ne fait l’objet d’aucune scène :
droguée, réduite au mutisme, Clarisse ne lui oppose la résistance
d’aucun discours. Elle ne racontera pas ce qu’elle n’a pas
elle-même vu, tandis que Lovelace lui-même demeure plus que
discret : à la très prolixe lettre 245, qui s’étend sur le
détail des dernières pièces du piège en train de se refermer sur
la victime acculée, s’opposent les deux lignes de la laconique
lettre 246 :
« Ma foi ! Belford, je n’ai
plus rien à prétendre. Mes grandes vues sont remplies. Clarisse est
vivante, et je suis ton très-humble serviteur, Lovelace. »
(II, 340.)
Le viol troue le langage, qui ne l’approche
qu’indirectement, en le désignant par son contrecoup, le « plus
rien à prétendre », puis par « mes grandes vues »,
qui ne sont pas seulement une périphrase, mais une antiphrase, enfin
par cette étrange formule, « Clarisse est vivante », qui
identifie sourdement le viol à une mort impossible à nommer.
Les vues remplies désignent la
sphère de la fiction, c’est-à-dire le monde virtuel bâti en
amont du récit, où la narration vient puiser sa substance.
L’expression revient de façon récurrente, renvoyant d’abord au
projet des Harlove d’amener Clarisse à épouser Solmes, projet que
celle-ci résume ironiquement :
« Mais si je me rens à leurs
volontés, combien ne prétendent-ils pas que nous serons tous
heureux ? […] Ces charmantes vues une fois remplies,
que de richesses, que de splendeur dans toute notre famille ! »
(L. 13 ; I, 120.)
Le même projet apparaît avec la même expression
dans un discours de Lovelace rapporté par Clarisse, lors de la scène
du bûcher :
« Si ses ennemis, a-t-il repris,
étoient moins puissans et moins déterminés, ou s’ils n’avoient
pas déjà fait connoître leurs intentions par de cruelles
violences, il auroit offert volontiers de se soumettre à six mois, à
une année d’épreuve. Mais il étoit sûr que toutes leurs vues
seroient remplies ou avortées dans l’espace d’un mois »
(L. 36 ; I, 252.)
Enfin, et réciproquement, l’oncle Antonin
Harlove, lors de l’entrevue forcée de Clarisse avec Solmes,
désigne le projet de Clarisse avec une expression similaire :
« On ne souhaite pas que vous
renonciez à la donation de votre grand-père. On ne demande point
que vous preniez le parti du célibat. Vous connoissez nos motifs, et
nous devinons les vôtres. Je ne fais pas difficulté de vous dire
qu’avec toute l’affection que nous avons pour vous, nous vous
conduirions plutôt au tombeau que de voir vos intentions
remplies. » (L. 75 ; I, 431.)
Trois projets, trois vues
s’affrontent donc, trois accomplissements virtuellement possibles
des données de la fiction dans le récit. Dans le récit,
l’intersection des trois vues, leur point d’achoppement est la
destination du corps de Clarisse : à qui ce corps sera-t-il
donné ? Ou, en d’autres termes, sera-t-elle violée, et par
qui ?
Fiction et
structure : la laiterie
Dans la fiction, la
controverse tire son origine de cette donation du grand-père
qui suscite la convoitise du père et du frère de Clarisse, de sorte
que le récit établit une équivalence entre la laiterie de
Clarisse, cette terre dont elle hérite avant le commencement du
roman, et son propre corps, dont le sort doit décider de la
destination finale de la laiterie. Le mariage et ce qu’il doit
conjurer, l’indépendance de Clarisse, se situent à l’articulation
de la fiction et du récit, puisque par là doit se décider à la
fois la destination des terres et la destination du corps de
Clarisse. La fiction ignore le récit (les Harlove ne veulent pas
savoir que pour Clarisse épouser Solmes revient à être violée par
lui), comme le récit ignore la fiction (Lovelace se moque de la
laiterie).
Si les Harlove mettent
autant d’acharnement à tenter de récupérer la petite ferme
léguée à Clarisse par son grand-père maternel, c’est parce que
ce legs contrecarre le grand projet familial de parachever
l’ascension sociale du père en faisant accéder le fils à la
pairie.
Pour cela, il faut réunir sur sa tête une assez grande surface de
terres : non seulement la laiterie doit y contribuer, mais le
mariage avec Solmes a été monnayé contre un apport foncier
supplémentaire venant du riche mais peu séduisant fiancé.
Dans ce projet, le père et le frère aîné sont les plus acharnés,
tandis que la mère de Clarisse commence par balancer entre leurs
intérêts et ceux de sa fille : on peut supposer que le
grand-père est le grand-père maternel, car son exécuteur
testamentaire n’est pas un Harlove, mais le colonel Morden.
Les frères du père, Antonin et Jules, ont d’autre part choisi le
célibat pour éviter la dispersion des terres Harlove : c’est
pourquoi Clarisse propose d’agir à leur exemple. Mais le don du
grand-père rend impossible un tel célibat : seul un mariage
arrangé peut la dépouiller légalement et irrévocablement.
La laiterie de Clarisse est
le lucus Nemorensis
de la fiction : comme le bois de Diane, elle est le lieu sacré,
virginal, extérieur, qu’il s’agit d’annexer, de faire entrer
dans le projet qui structure le récit. De même que Diane est
déplacée d’Aricie à Rome, consacrant la suprématie régionale
de la Ville, la laiterie doit passer de Clarisse à James Harlove et
consacrer la puissance nobiliaire de la famille en la personne de son
fils aîné.
Le projet est en quelque
sorte accompli par la mort de Clarisse. Mais sa réussite passe par
une profanation qui le déconstruit : comme Lucrèce n’est pas
violée directement par le roi, Clarisse n’est pas violée
directement par son frère, mais par celui qui symbolise ce que son
frère désire devenir, un aristocrate d’ancienne noblesse, un
Tarquin. La fiction nourrit donc et tout à la fois détruit la
structure du récit : elle introduit pour ce faire un
déplacement principiel, le legs du grand-père, auquel correspond la
profanation mise en œuvre par le récit, le viol de Lovelace, qui
constitue un second déplacement, Lovelace incarnant dans le réel
l’ignominie symbolique de James.
Compromise par un procès, la fortune de James Harlove n’accomplira
pas ses vues, tandis que Lovelace paye de sa vie son crime dans un
duel avec Morden. Pourtant le modèle symbolique élaboré dans la
fiction, le regroupement des terres pour constituer une maison,
semble malgré tout réalisé. C’est Belford, le confident de
Lovelace, qui, épousant une de ses cousines, Miss Charlotte
Montaigu, obtient pour son fils ce que James a échoué à
constituer pour lui :
« Milord, ne mettant pas de bornes
à sa bonté, s’est fait un plaisir d’ajouter, pendant le tems
même de sa vie, un bien considérable à la fortune naturelle de
Miss Montaigu. Milady Lawrance et Milady Sadleir ont suivi son
exemple ; et le ciel ayant donné, avant sa mort, qui est
arrivée trois ans après celle de son neveu,
un fils à M. Belford, il s’est déterminé à faire tomber
sur ce fils, le plus proche de son sang, l’héritage de tous ses
droits, avec la moitié de son bien réel, dont il a laissé l’autre
moitié à sa seconde nièce, Miss Patty Montaigu. »
(Conclusion, 2, 681.)
Le tout puissant Milord M. se garde bien cependant
de spolier l’une de ses nièces au profit de l’autre : il
s’agit de ne pas répéter l’injustice faite à Clarisse.
L’extrême richesse de Milord M. lui permet de concilier in
extremis les deux modèles symboliques qui se sont affrontés
tout au long du roman, le modèle aristocratique de concentration et
le modèle bourgeois de répartition. Il n’empêche que la mort de
Clarisse discrédite définitivement le modèle aristocratique et
identifie le modèle bourgeois à la conduite vertueuse :
l’ancienne institution symbolique est défaite, tandis que le
nouvel ordre symbolique émerge appuyé, légitimé par le viol et
par la mort de Clarisse, dont le testament vient suppléer celui du
grand-père.
Fiction et
narration : la chambre de Clarisse
Dans la sphère de la représentation, la
narration cherche des équivalents aux données irreprésentables de
la fiction. Mais ce jeu de miroir entre les deux testaments, le
premier donné par la fiction en amont de la narration, le second
produit par la narration, en constituant même la fin ultime, marque
que la narration ne se contente pas de représenter la fiction ;
elle la supplée : le second testament met un terme au conflit
ouvert par le premier ; le moralisant, il le neutralise.
La laiterie de Clarisse demeure extérieure à la
sphère de la représentation : y aller consacrerait
l’indépendance de Clarisse, mettrait un terme à l’alternative
qui structure le récit, au choix entre les deux viols auquel la
jeune fille est rivée. La laiterie est l’extériorité pure du
réel, située à la marge de la représentation. Dans la sphère de
la représentation, la chambre supplée la laiterie : c’est là
que Clarisse se retire et fortifie sa résistance faute de se retirer
hors d’atteinte et d’obtenir son indépendance. La chambre est
une retraite à l’intérieur du monde, retraite intime et précaire,
exposée à l’atteinte : lieu symbolique de la sécession, où
s’écrivent les lettres et se tisse le ressac discursif, elle est
aussi le lieu réel du viol, où le discours se brise et se défait,
submergé par la brutalité.
La chambre de Clarisse est mobile ; son lieu
d’assignation est précaire comme est précaire l’intimité
qu’elle expose à l’atteinte : c’est d’abord sa chambre
de jeune fille au manoir des Harlove, où elle est séquestrée et se
séquestre pour échapper aux violences du parloir ;
c’est ensuite sa chambre chez la veuve Sinclair, mais aussi bien
chez Mme Moore à Hamstead,
où elle réussit une première fois à s’enfuir, ou chez l’archer,
M. Rowland, où elle est séquestrée pour dettes.
Acculée à sa chambre, défaite et stupéfiée,
Clarisse perd la parole, perd connaissance, donnant à voir le trou
discursif qui manifeste l’orage de la brutalité. Mais c’est en
même temps de cette même chambre que partent les lettres de
Clarisse, cette correspondance qui organise la résistance féminine
et prépare la refondation symbolique. La chambre est donc le lieu où
l’asymbolie pure de la brutalité se retourne en révolte de la
vertu, en revendication féminine, en affirmation des prérogatives
inaliénables de l’intime.
L’existence fonctionnelle de la chambre
concurrence le modèle sémiologique de la scène, mais ne se
substitue jamais à lui : à la théâtralité de la scène, qui
ne se dérobe d’abord à la vue que pour mieux se livrer dans la
jouissance de l’effraction au regard du spectateur, s’oppose
l’intimité anti-théâtrale de la chambre, marquée par la seule
pulsation de l’atteinte, atteinte reçue du réel comme brutalité,
atteinte portée contre l’institution symbolique par une écriture
de la pensée révoltée. L’espace de la chambre est un espace
d’invisibilité : non qu’il soit interdit de le voir, ni
même essentiellement que son accès soit barré (ce genre de défense
procède de la logique de l’effraction scénique), mais ce qui s’y
trame d’essentiel n’est pas de l’ordre du visible. La famille
Harlove a beau faire fouiller la chambre de Clarisse, elle n’y
trouve pas ses lettres, n’interrompt pas la correspondance.
Lovelace, ou Dorcas, la servante qu’il a affectée à Clarisse, ont
beau épier la jeune fille par le trou de la serrure, la sublime
vision de Clarisse en prières qui leur est alors révélée ne
révèle que la dimension de la Révélation, ne donne à voir que la
trouée vers l’Invisible, qui n’est autre que la trouée vers le
réel et équivaut finalement à la clef laissée dans la serrure
pour aveugler la vision.
La vision de la serrure ne délivre aucun contenu : elle
délimite un espace d’invisibilité, espace sacré et violé,
espace de l’atteinte donc, irréductible à la distance réglée
que ménage la scène.
La chambre conditionne déjà toute l’énonciation
épistolaire et constitue le point d’aboutissement du récit,
c’est-à-dire la brutalité du viol, d’une part, et sa réversion
d’autre part, la refondation symbolique du testament de Clarisse.
Cependant elle demeure extérieure au récit, qu’elle encadre, dont
elle règle les conditions de possibilité : la chambre devient
ainsi la forme de la fiction, ce qui n’était pas le cas par
exemple chez Tite Live. On peut penser que cette innovation
fonctionnelle s’effectue sous l’influence grandissante dans le
récit de la scène, qui devient le modèle sémiologique de
référence : selon la définition diderotienne, la scène est
une chambre dont le quatrième mur a été escamoté, aménagé pour
rendre visible et public l’intime. La scène suppose donc, en
amont, l’espace d’invisibilité d’une chambre, qu’elle
subvertit par l’image. La scène déconstruit ainsi la narration,
mais c’est au niveau de la narration qu’elle se situe, tandis que
la chambre fonctionne au niveau de la fiction. Pourtant, malgré
cette différence de niveau, il y a bien concurrence : la
subversion scénique troue la narration, elle met en évidence, dans
le tissu discursif, et ici plus précisément dans son ressac, le
trou de la brutalité, le court-circuit qui ramène la scène à la
chambre, faisant de toute scène de Clarisse une métaphore de
son viol.
La scène rend visible la narration : ce
faisant, elle ordonne la fiction comme chambre et, métaphorisant
celle-ci, elle l’attaque, l’atteint. Mais la chambre se nourrit
d’être atteinte. C’est elle qui, au dix-neuvième siècle,
sortira victorieuse de ce conflit, consacrant la brutalité comme
condition de possibilité de toute représentation.
III. Brutalité en
chambre : le viol de Mlle Stangerson
La naissance et l’essor du roman policier
constituent un phénomène littéraire majeur du dix-neuvième
siècle, non seulement par son retentissement populaire, qui initie
la littérature de masse, mais aussi par ses conséquences
sémiologiques : c’est là que se prépare le passage au
cinéma, dont S. M. Eisenstein a montré le caractère
essentiellement anti-théâtral.
La rupture avec la théâtralité de la scène, qui fonde l’art
cinématographique, a précédé l’invention du nouveau medium : le
roman policier marque certes d’une certaine manière l’apogée et
le triomphe de la scène, puisqu’il fait de la scène du meurtre ce
par quoi l’ensemble du récit est conditionné. Mais projetant
cette scène en dehors de la narration, en dehors de la sphère même
de la représentation, il en marque la fin, voire le dépassement.
Economie virtuelle de la chambre
La scène du crime figure, dans l’espace et
dans le temps, l’énigme, ou autrement dit la matrice narrative du
récit. Mais parce qu’elle doit être maintenue le temps du récit
dans l’obscurité de l’énigme, cette scène, ou plus exactement
ce qui en est allusivement, fragmentairement, trompeusement dit, se
présente comme un discours déconstruit, désémiotisé, vidé. La
perméabilité régulatrice du quatrième mur, le système de
l’effraction scénique ont cessé d’être opératoires :
c’est de cette faillite de l’écran que naît et se nourrit
l’énigme policière, le récit, l’enquête se chargeant d’y
suppléer. La finalité ultime du récit devient donc la restauration
de cette efficacité, de cette visibilité scénique que la brutalité
du crime a suspendue.
Il y a là un renversement spectaculaire des données constitutives
du récit : alors que la scène faisait jusque là pièce à la
narration, introduisant scandale, transgression et subversion des
normes dans la machine réglée du récit,
la scène devient l’aboutissement de la narration, dont les
aberrations, les failles, les incompréhensibilités
se résolvent dans une rationalité retrouvée. La scène devient la
norme narrative, tandis que l’ensemble de la narration bascule hors
norme, lézardé par l’étrangeté, l’angoisse, l’horreur, la
hantise d’une brutalité inexpliquée.
La scène originaire du crime ne devient donc
scène qu’au terme du récit : le temps de l’énigme et de
l’enquête elle se manifeste comme chambre, comme espace
d’invisibilité habité par la brutalité. Elle ne peut donc faire
l’objet d’aucune théâtralisation et ne se présente dans le
récit que sous la forme d’hypothèses, de reconstitutions
hasardeuses, de constructions irréelles de l’esprit : à
l’économie théâtrale de la scène s’oppose l’économie
virtuelle de la chambre. Dans Le Mystère de la chambre jaune,
non seulement les thèses opposées de Larsan et de Rouletabille, du
policier et du journaliste, mettent en œuvre deux virtualités
concurrentes de la scène du crime, mais cette scène, qui fait
irruption par trois fois dans le récit, d’abord comme mystère de
la chambre jaune, puis comme « étrange phénomène de
dissociation de la matière » dans la « galerie
inexplicable » (chap. 16), enfin comme « cadavre
incroyable » (chap. 22), se dissout chaque fois dans
l’irréalité d’un atroce simulacre : l’assassin se
manifeste et s’évanouit trois fois, deux fois Mlle Stangerson est
tuée, et toujours elle demeure à la fois vivante et mourante,
suspendue dans la virtualité d’une mort en procès.
Gaston Leroux s’ingénie à déjouer toute
possibilité d’une théâtralisation qui convertirait la brutalité
dans la chambre en violence de la scène. La dimension géométrale
du dispositif scénique est systématiquement déconstruite :
malgré le plan donné des lieux (6, 42 et 14, 99),
on ne peut y assigner une place, un trajet pour l’assassin, qui la
première fois n’a pu ni entrer dans la chambre jaune
hermétiquement close, ni en sortir, qui la seconde fois n’a pu
s’échapper de la galerie du château où il était cerné, ni, la
troisième fois, de la cour où ses poursuivants l’avaient acculé.
La solution de l’énigme passe par le refus des évidences
visibles : ce qui, dans l’économie de la scène, est donné à
voir aux protagonistes a été disposé par l’assassin lui-même
pour égarer l’intelligence des faits. Pour atteindre la vérité,
il faut dissocier : dissocier d’une part la réalité brutale
et sans témoins du viol
de Mlle Stangerson dans l’après-midi, d’autre part sa répétition
virtuelle le soir, le cauchemar dans la chambre close, auquel
assistent impuissants le professeur Stangerson, le père Jacques et
les Bernier. Pour expliquer la galerie inexplicable, il faut
dissocier également les deux moitiés de l’assassin, d’une part
la moitié visible, insoupçonnable, intouchable qu’est Larsan,
d’autre part le mari redoutable et jaloux qu’est Ballmeyer.
Viol et raison
Alors que la scène s’affronte au discours
qu’elle met en échec par l’image, la chambre s’affronte à
l’image (l’indice, la trace, l’évidence sensible) qu’elle
met en échec par la raison. La seule réponse qui puisse être
donnée à la brutalité de la chambre (qui constitue l’origine du
récit et conditionne sa matrice narrative) est la réponse de
l’esprit. Il y a même plus : la virtualité du raisonnement
est la virtualité même du dispositif de la chambre ; la
brutalité de la chambre est à la fois brutalité du crime et
brutalité de l’esprit. Cette identité est figurée dans la
fiction par la filiation de Rouletabille et de Ballmeyer, filiation
qui n’est révélée explicitement que dans Le Parfum de la Dame
en noir (3, 211) mais est donnée à voir dès Le Mystère de
la chambre jaune, par un détail de ressemblance physique :
« Mais qui donc eût pu et
pourrait encore se vanter d’avoir la cervelle de Rouletabille ?
Les bosses originales et inharmoniques de son front, je ne les ai
jamais rencontrées sur aucun autre front, si ce n’est — mais
bien moins apparentes — sur le front de Frédéric Larsan, et
encore fallait-il bien regarder le front du célèbre policier pour
en deviner le dessin, tandis que les bosses de Rouletabille sautaient
— si j’ose me servir de cette expression un peu forte —
sautaient aux yeux. » (14, 103.)
Les deux bosses au front de Rouletabille, figurant
les deux bouts de sa raison, existent donc déjà chez son père,
mais virtuellement : la raison de Rouletabille actualise dans la
sphère de la représentation la brutalité irreprésentable de
Ballmeyer. Ce qui était bien moins apparent saute désormais aux
yeux, ce qui demeurait enfermé dans la chambre de la brutalité fait
saillie sur la scène du récit.
La chambre retourne l’asymbolie pure de la
brutalité (le viol, l’horreur invisible de l’atteinte intime et
son symptôme, le cri)
en refondation symbolique par « le bon bout de la raison » :
Gaston Leroux reprend ici les développements liminaires de Double
assassinat dans la rue Morgue sur la méthode de Dupin, sur cette
autre rationalité qui chez Poe est celle du joueur de dames et
s’oppose à la méthode policière.
Cette rationalité supérieure par laquelle on
accède à la vérité n’est pas seulement la réponse que
l’enquête policière, que la narration donc, apporte à la
brutalité de la chambre : elle procède de celle-ci. Non
seulement Rouletabille est le produit de Ballmeyer, mais la scène du
crime s’avère ne faire que répéter la scène de sa propre
conception. C’est parce que Mathilde Stangerson, secrètement
mariée au bandit, a consommé son mariage dans un presbytère de
Philadelphie qu’elle se voit contrainte, pour éviter le scandale,
de subir sans rien dire les assauts de sa brutalité. Cette
contrainte lui est signifiée par l’énigme qui lui est adressée
par courrier : « Le Presbytère n’a rien perdu de son
charme ni le jardin de son éclat ».
Le mari infâme y exprime la permanence de son désir en identifiant
ce qu’il va consommer dans la chambre jaune à ce qu’il a
consommé dans le presbytère, en désignant comme jardin sacré de
Philadelphie l’hortus conclusus de sa vierge épouse,
« cette vierge, qui avait alors trente cinq ans et qui en
paraissait à peine trente ».
De même que la scène du crime n’est pas le crime même, mais sa
répétition virtuelle dans un cauchemar, le crime n’est lui-même
que la répétition d’une faute originelle dont Rouletabille est le
fruit. La fiction du presbytère et du jardin identifie la vierge
mère qu’est Mathilde Stangerson à la Vierge, retournant
imaginairement l’horreur réelle du viol en événement sublime de
l’Incarnation, dont le mystère est laïcisé en intrigue
policière.
La scène du crime répète donc inlassablement
la mort de la mère, au-delà même du Mystère de la chambre
jaune, dans Le Parfum de la Dame en noir, et, avec de
nouveaux personnages, dans Le Château noir :
elle est la scène primitive que décrit Freud, à la fois horreur du
viol de la mère et mystère de la conception de l’enfant,
asymbolie de la brutalité et savoir des origines de la vie. Si
Rouletabille n’est jamais témoin de cette scène, celle-ci lui
revient comme parfum de la dame en noir, odeur maternelle et couleur
de mort, symptôme d’un savoir et appel de l’invisible. Dans Le
Château noir, il accède au secret de l’énigme, au double
fond du coffret byzantin, en enfonçant la pointe d’un lacet dans
l’œil de l’icône peinte à son envers.
Cette icône est dite de Sophie à la cataracte, Sophie comme
la sagesse du savoir de l’énigme, et cataracte pour signifier que
le ressort de la brutalité sort de la sphère du visible, que la
rationalité qui en dénoue l’énigme passe par un aveuglement
volontaire.
Or Freud a bien montré la virtualité
essentielle de la scène primitive, qui ne peut être identifiée
absolument à un événement singulier vécu, mais ne peut pas non
plus être purement imaginée, ou déduite d’un inconscient
collectif qui serait donné au sujet en dehors de toute expérience.
La scène primitive a eu réellement lieu, mais l’enfant n’avait
pas les moyens d’en être le témoin dans les conditions théâtrales
(distanciées, œdipiennes) d’un dispositif scénique :
c’est pourquoi elle ne peut se manifester comme scène au sens que
nous donnons à ce mot, mais comme chambre, c’est-à-dire comme
espace d’invisibilité, comme le signifie le parfum de la dame en
noir ou l’œil de Sophie à la cataracte.
La scène primitive fonctionne pour l’enfant comme chambre de la
brutalité : elle identifie les traumatismes de la naissance,
des premières atteintes intimes qui précèdent la constitution du
« pare-excitations » de la conscience,
au savoir des origines, c’est-à-dire à la source de tous les
savoirs. La chambre est le corps brutalisé de la mère, brutalité
du réel et brutalité originaire du « moi » : la
chambre est jaune comme ce corps jaune de l’appareil génital
féminin, dont le fonctionnement est découvert au moment où Leroux
écrit son livre ; le château se nomme « du Glandier »,
qui renvoie explicitement aux glands de sa chênaie (avec une
étymologie latine de cuisine, 4, 33), mais pourrait avoir été
associé inconsciemment à cette sorte de glande temporaire qu’est
le corps jaune, dont l’hormone qu’il décide ou non de sécréter,
la progestérone, assure la fixation du fœtus sur la paroi de
l’utérus. De même la chambre jaune est principe de mort et
principe de vie, lieu d’une clôture idéale et lieu d’une
brutale expulsion.
Un monde de spectres : brutalité et science
Il y a donc une réversibilité de la brutalité,
qui n’est pas seulement sémiologique (déconstruction structurale
et refondation fictionnelle), mais éthique. La chambre confond la
brutalité exercée et la brutalité subie ; l’atteinte intime
est la blessure reçue et le coup donné : point de pensée sans
un viol originaire, la brutalité confère un savoir et le savoir
procède d’une brutalité.
Mlle Stangerson est la vierge de trente cinq ans
dévouée à la science ; elle préfigure explicitement Marie
Curie : « Ces travaux, les premiers qui furent tentés sur
la radiographie, devaient conduire plus tard M. et Mme Curie à la
découverte du radium » (p. 16). Le viol perpétuel auquel
elle est soumise se superpose à son activité scientifique, la
pointe avancée où elle porte le savoir constitue la réponse à
l’atteinte intime qu’elle subit. L’imaginaire de ce savoir est
l’imaginaire même de son viol : Mlle Stangerson travaille
avec son père à la dissociation de la matière (4, 34-36), tandis
que l’horreur qui la poursuit est la dissociation de la matière de
l’assassin (16, 111-113). Le phénomène qui est ici en jeu marque
le passage d’une représentation théâtrale à une représentation
virtuelle du monde, d’une violence scénographiée à une horreur
spectrale : tandis que le professeur et sa fille s’acheminent
vers la découverte du radium, c’est-à-dire d’une science des
spectres, de la dimension spectrale du monde, Mlle Stangerson est
poursuivie par le spectre de sa faute à Philadelphie ;
identifiée, réduite par ailleurs au parfum de la dame en noir, elle
se fait spectre face au spectre de son mari ; morte et
assassinée, elle affronte et subit un mort. Le ressort de la
hantise, qui se précise à la fin du Mystère de la chambre jaune
(l’assassin s’évanouit d’abord dans l’épisode de la galerie
inexplicable, puis lors du procès), devient le ressort central du
récit dans Le Parfum de la dame en noir, où, symétriquement
au premier volet du diptyque, on n’en finit pas de tuer l’assassin.
Contrairement à la violence, qui appelle le
sacrifice pour l’expier, la brutalité découvre un monde de
spectres qui est à la fois l’antique monde du cauchemar dans la
chambre close et le monde contemporain de la science, où la raison
triomphe de la matière et, sortant du poële du cogito
cartésien, se rend « comme maître et possesseur de la
nature ».
Le reporter face au juge : enjeux
sémiologiques
L’opposition fondamentale qui structure Le
Mystère de la chambre jaune n’est donc pas l’opposition
apparente, imposée de l’extérieur par les lois du genre, entre le
policier et le détective, entre Larsan et Rouletabille, dont la
relation est de fascination et de filiation. L’Autre de
Rouletabille, qui lui est radicalement étranger, c’est le juge de
Marquet, dont la justice obéit à la logique théâtrale de la
violence et du sacrifice : le juge d’instruction traite la
chambre jaune comme une scène de crime, dont il fait sonder les murs
et le plancher pour chercher le lieu et le moyen de l’effraction.
Il fait déférer Darzac non pas tant parce qu’il le croit coupable
que parce qu’il faut un coupable, une victime à sacrifier au
rituel judiciaire. Dans le même temps, l’élucidation rationnelle
de l’affaire ne l’intéresse pas ; il lui préfère la
permanence d’un « beau mystère » (3, 26),
qui est le mystère même de la scène et du sacrifice. Pour mieux
souligner l’opposition médiologique du juge et du reporter, G.
Leroux l’imagine auteur dramatique, écrivant des vaudevilles à
ses heures perdues et puisant dans les crimes qu’il instruit la
matière de ses pièces.
Ce qui est ici parodié, usé, achevé, c’est le système de la
représentation inauguré par l’Orestie, qui met fin à
l’enchaînement des violences et des crimes devant l’Aréopage
d’Athènes et résout le cercle des Erinyes dans sa traduction tout
à la fois théâtrale et judiciaire. Le ressort et la justification
de la tragédie devient un misérable vaudeville, dont le maître
d’œuvre, qui se fait nommer castigat ridendo,
ne châtie plus que pour rire.
Rouletabille, lui, n’est pas l’instrument de
la justice. Il n’apprécie pas les données du réel avec le regard
et le plaisir distanciés du juge-dramaturge ; il n’est pas un
sujet regardant face à un objet scénique dont le mystère figure
l’écran de la représentation. Rouletabille depuis le début est
dans la chambre et éprouve sans distance, intimement, la brutalité
du crime : non seulement le crime du Glandier est la répétition
de sa conception et de sa naissance, mais l’activité que le
reporter déploie pour élucider le mystère répète la brutalité
du crime même. En témoigne cette remarque de Larsan, qui sait de
quoi il parle en matière de brutalité :
« Ah ! observation brutale,
instinctive… Prenez garde, vous êtes trop directement logique,
monsieur Rouletabille ; la logique vous jouera un mauvais tour
si vous la brutalisez ainsi. » (9, 63)
Rouletabille « brutalise la logique »
(9, 64)
comme Larsan-Ballmeyer brutalise Mlle Stangerson. Le processus est le
même : il s’agit de « pénétrer ». Pénétrer
d’abord dans le château, puis dans la chambre
(avec à chaque fois une dramatisation du seuil),
puis pénétrer le mystère même, ou, comme l’exprime
Rouletabille, « faire entrer » « les signes
extérieurs que laisse le passage d’un crime » « dans
le cercle dessiné par ma raison » (18, 119).
Ce cercle de la raison où viennent peu à peu se loger tous les
fragments de ce qui, dans la brutalité du réel, n’a pu faire
scène, construit virtuellement, à l’horizon du roman, la scène
originelle qui, tout le temps du récit, aura fait défaut. Le
cerveau de Rouletabille devient alors le lieu où s’explique et,
par là, se rejoue le viol de Mlle Stangerson, identifiant le cercle
de la raison du fils au sexe de la mère.
De la scène primitive à l’Œdipe
Rouletabille reproduit donc en quelque sorte
incestueusement le viol de son père. Pour pénétrer ce
château-corps, ce glandier jaune, il franchit une chênaie décrite
comme un fantasme pubien : « L’automne avait déjà
recroquevillé leurs feuilles jaunies et leurs hautes branches noires
et serpentines semblaient d’affreuses chevelures, des nœuds de
reptiles géants entremêlés comme le sculpteur antique en a tordu
sur sa tête de Méduse. » (6, 41-42.) L’ensemble du lieu est
par ailleurs placé sous la protection de sainte Geneviève, qui y
est enterrée : « Non loin de cette tombe est un puits qui
contient, dit-on, une eau miraculeuse. La reconnaissance des mères a
élevé en cet endroit une statue à sainte Geneviève et suspendu
sous ses pieds les petits chaussons ou les bonnets des enfants sauvés
par cette onde sacrée. » (4, 33.) On retrouve ici le lucus
Nemorensis du mythe de Lucrèce : d’une part, dans la
brutalité du viol, c’est le principe même de la génération qui
est atteint ; d’autre part, l’atteinte intime est en même
temps profanation d’un territoire sacré. De même que dans
l’histoire de Lucrèce le rapport de Lucrèce à Diane est pour
ainsi dire effacé du récit, de même ici le rapport de Mlle
Stangerson à sainte Geneviève n’est jamais explicité, même si
le cri de la femme violée est confondu avec le cri de la « Bête
du Bon Dieu », cette chatte monstrueuse qui « va prier
toutes les nuits sur la tombe de sainte Geneviève » (7, 53).
La superposition du Glandier, de la chatte et du corps de la vierge
constitue la chambre de la brutalité.
D’autre part, au moment de l’élucidation du
mystère, Rouletabille fait l’expérience d’une intense
abjection :
« Il y a des moments où l’on
sent sa cervelle fuir de toutes parts. Une balle dans la tête, un
crâne qui éclate, le siège de la logique assassiné, la raison en
morceaux… tout cela était sans doute comparable à la sensation
qui m’épuisait, qui me vidait, du déséquilibre de tout, de la
fin de mon moi pensant, pensant avec ma pensée d’homme ! »
(17, 113.)
« Moi, je n’en peux plus… je ne pense
plus, je ne sens plus, je suis au-dessous du végétal. Je me
dégoûte. » (17, 116.)
« voilà que je divague,
voilà que je me penche, le nez sur la terre, comme un porc qui
cherche, au hasard, dans la fange, l’ordure qui le nourrira… »
(18, 119.)
Rouletabille-Leroux (le personnage emprunte en
effet à son auteur nombre de traits autobiographiques)
identifie inconsiemment le face à face avec le mystère qu’il
s’agit de pénétrer au sexe de la mère qu’il s’agit de violer
en prenant la place de ce père abject qui la lui a volée. Si le
travail de la raison consiste à transformer la brutalité du viol,
et au-delà de lui la brutalité de la scène primitive qu’il
réédite, en violence scénographiée, cette transformation passe
donc par l’installation du sujet rationnel en la place du violeur,
du père abject, pour y accomplir intellectuellement, symboliquement,
ce qu’il a perpétré dans le réel.
Le procès rationnel est le procès œdipien, qui
consiste à transformer la chambre horrifiante des parents accouplés
en scène du crime où le Père est défait. C’est bien là le
ressort et l’enjeu du Mystère de la chambre jaune, jusque
dans les moindres détails.
Ainsi, par exemple, pour pénétrer dans le
château, Rouletabille doit élucider et utiliser une énigme, « le
presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son
éclat », de la même façon qu’Œdipe doit résoudre
l’énigme de la sphynge pour pénétrer dans Thèbes. Les deux
énigmes renvoient d’ailleurs au même savoir de la vie, dont la
sphynge dit le déroulement, tandis que Balmeyer en dit l’origine.
À cette première énigme, Rouletabille en ajoute une seconde,
« Maintenant, il va falloir manger saignant », qui fait
allusion à la nécessité pour l’aubergiste de se fournir en
viande de boucher depuis que la volaille de braconnage fournie par
les Bernier n’est plus disponible. Il faut lire cette annonce, sur
le plan fantasmatique, comme une invitation au festin cannibale, à
une dévoration du père
à laquelle aucun totem ne vient plus se substituer :
la progression rationnelle passe par une régression psychique.
D’autre part, G. Leroux fait explicitement
référence à Œdipe dans Le Parfum de la Dame en noir :
« Et, pendant qu’il disait ces
choses, je revoyais la double et lamentable silhouette du père et de
la fille, passant et repassant, à l’heure du crépuscule, dans
l’ombre colossale de la Tour du Nord, allongée par les feux du
soir, et j’imaginais qu’ils ne devaient pas être plus écrasés
sous les coups du ciel, cet Œdipe et cette Antigone qu’on nous
représente dès notre plus jeune âge traînant, sous les murs de
Colone, le poids d’une surhumaine infortune. » (15, 333.)
La comparaison désigne étrangement le professeur
Stangerson comme un Œdipe. Mais surtout, implicitement, Le Parfum
de la Dame en noir est ainsi identifié à l’Œdipe à
Colone de Sophocle, et de là, nécessairement, Le Mystère de
la chambre jaune à son Œdipe roi, ce qui a beaucoup plus
de sens.
Le principe de la double atteinte
La brutalité appelle donc le processus œdipien
et ne peut advenir à la représentation, manifester sa présence à
la raison que par ce processus. Mieux, il ne saurait y avoir de
processus œdipien, sans cet appel premier de la brutalité, où
l’asymbolie pure du choc, du trauma, se renverse en (re)fondation
symbolique, en système de répétition, en institution de la raison.
La brutalité est donc un moment d’ambivalence éthique, où le
bien et le mal, l’assassin et le détective, la barbarie et la
culture se trouvent confondus. Dans le moment de la brutalité, il
n’y a pas encore de sens, ce qui veut dire que la brutalité en soi
est non seulement sans signification, mais sans direction :
l’atteinte intime ne s’effectue pas simplement du bourreau sur sa
victime, mais dans les deux sens ; il y a deux atteintes, deux
sujets sont barrés, une équivalence insoutenable est posée entre
la jouissance de l’un et la souffrance de l’autre.
Ce principe de la double atteinte est mis en
évidence de la façon la plus nette dans Rouletabille chez le
tsar. Rouletabille y est en effet introduit dans la datcha du
général Trébassof, pour y mettre fin à la menace terroriste qui
plane sur lui depuis qu’il a réprimé dans le sang les révoltes
nihilistes et estudiantines qui ont secoué Saint-Petersbourg. La
chambre du général, rendu momentanément infirme à la suite d’un
précédent attentat, est la chambre de la brutalité et la matrice
narrative du récit : tout le temps que dure le récit, le
général y est cloué à son lit et n’en sort que porté sur le
dos de sa femme ; il ne recouvre l’usage de ses jambes qu’au
terme du roman, paradoxalement après qu’un attentat kamikaze ait
fait exploser, dans la datcha même, deux « bombes vivantes »
déguisées en médecins (13, 549). Le principe de mort y a donc pris
l’apparence du principe de vie, pour finalement soigner le général,
qui sort guéri de cet épisode.
Mais surtout, si Rouletabille est amené à
prendre fait et cause pour les intérêts du général dont la vie
est menacée, c’est sans aucune sympathie pour le régime qu’il a
servi, et en portant le jugement le plus sévère sur la barbarie
dont il s’est rendu coupable ainsi que sur la corruption et le
cynisme de la société qu’il a ainsi défendue. Mieux :
Rouletabille ne peut conjurer la menace d’un attentat qu’en
servant les intérêts des nihilistes, et en obtenant du tsar
lui-même qu’il cautionne le pacte conclu entre Natacha, la fille
du général, et les chefs révolutionnaires : si le général
meurt de mort naturelle, l’intégralité de son immense fortune,
dont elle est l’unique héritière, sera reversée à leur parti.
La brutalité de l’attentat, dont la menace
plane sur la chambre du général Trebassof, se superpose donc à la
brutalité de la répression tsariste contre les nihilistes. Elle est
l’effet retour de la barbarie du général, elle revient comme
hantise et comme spectre du sang que lui-même a versé. Son
symptôme, ce sont les cauchemars du général, ainsi que la chanson
composée par sa propre fille à la gloire des martyrs
révolutionnaires, que le général lui-même chante dans son
sommeil :
« La dernière barricade a vu se
dresser la vierge de dix-huit hivers… la vierge de Moscou, fleur
des neiges… Qui donna ses lèvres à baiser aux ouvriers frappés
des balles par les soldats du tsar ?… Elle faisait
l’admiration des soldats eux-mêmes qui la tuèrent en pleurant…
Quelle tuerie !… Toutes les maisons se sont bouché les
fenêtres d’une lourde paupière de planches pour ne pas voir !…
La jeunesse de Moscou est morte ! » (4, 422.)
La mort de la vierge aimée par ses bourreaux
porte le ferment de la révolution républicaine : c’est la
leçon de Lucrèce. Cette mort publique et principielle est pourtant
une mort sans yeux pour la voir, dans la ville barricadée :
elle ne fait pas tableau, ne fait l’objet d’aucune
théâtralisation, mais tout au contraire s’insinue dans le
cauchemar de son maître d’œuvre, et pèse de toute la lourdeur de
ce qui ne pourra jamais advenir à l’image. Par le cauchemar,
l’attentat à venir, qui menace le général, se superpose à
l’attentat passé, à la répression menée par le général. Le
renversement de l’un dans l’autre est figuré par Natacha,
étudiante sympathisante des nihilistes et fille aimante de son
père : Natacha dans sa chanson se représente en victime
révolutionnaire de son père, tandis que le pacte qu’elle conclut
identifie la mort de son père à sa propre mort symbolique, pour que
les nihilistes puissent hériter.
Conclusion
La brutalité n’est pas affaire de spectacle et
n’y donne pas matière. Ce qui en elle fascine, désarme et
terrifie, c’est le trou qu’elle introduit dans la représentation
et, plus largement, dans tous les systèmes de symbolisation. Ce trou
est destructeur, mais il est dans le même temps de fondation.
Définition du dispositif de récit
La brutalité appelle le récit, pour qu’il la
conjure, l’explique, la commémore. Elle n’existe que par ce, ces
récits, qui la dénaturent pourtant radicalement : au choc, à
l’aléa du réel, ils substituent la scène (méditée, construite)
d’une violence inscrite dans une histoire. Cette nécessaire
substitution met en évidence le dessein du récit, son dispositif.
Structure, narration et fiction sont les niveaux
d’intelligibilité du texte qui constituent le dispositif de récit.
Ce sont des niveaux, non des catégories, ce qui explique que leur
définition ne puisse se réduire à l’acception technique qu’en
a pu donner la narratologie. Ce qui distingue ces niveaux n’est pas
une différence de nature essentielle, mais un rapport différent à
la brutalité, une modalité différente d’opposition :
-
Au pas-de-sens de la brutalité
s’oppose la structure, c’est-à-dire le système
symbolique qui alimente la redondance rhétorique du récit. Cette
structure est déconstruite, voire pulvérisée par la brutalité :
le viol de Lucrèce achève la monarchie et destitue la triade
archaïque Jupiter-Mars-Quirinus ; le viol de Clarisse défait
le mythe aristocratique de la « maison » ; le viol
de Mlle Stangerson marque la fin d’un monde des indices où la
vérité se manifeste dans la visibilité des signes extérieurs.
-
À la discontinuité de la
brutalité, c’est-à-dire au caractère nécessairement
fragmentaire, illogique, au trou perceptif par quoi la brutalité,
dans le réel, se manifeste à la conscience s’oppose la
narration, c’est-à-dire la continuité du texte ou de la
parole du récit (on ne s’embarrasse pas ici des genres du récit,
description, dialogue, qui constituent autant de systèmes de
continuité linguistique, de catégories de la narration). La
narration lisse les éclats de la brutalité, les inscrit dans une
temporalité, un enchaînement, une succession : elle leur
donne un sens. Lucrèce produit le discours et la geste de Brutus ;
le viol de Clarisse assure le passage du testament du grand-père au
testament de Clarisse ; le viol de Mlle Stangerson permet la
reconnaissance de la mère et du fils.
-
Enfin, à l’invisibilité de la
brutalité, qui éclate sans scène ni témoin, sur qui plane
toujours le soupçon de n’avoir pas existé, s’oppose le
donné-à-voir de la fiction, de ce monde virtuel conçu dans
le récit comme illusion de ce qui l’entoure et lui préexiste. La
fiction est ce qui articule la narration à la structure, dont elle
comble et relie les failles parallèles.
C’est donc par la fiction que s’opère la
refondation symbolique, puisque la structure, à l’épreuve de la
brutalité, s’effondre dans le récit et que d’une certaine
manière toute narration raconte cet effondrement. La fiction joue
donc le rôle essentiel dans le dispositif du récit ; pourtant
elle demeure extérieure à lui : la fiction, ce sont les
données narratives extérieures au récit, c’est tout ce qui rend
possible le récit en dehors de lui. Dans Le Mystère de la
chambre jaune, la narration n’est que le processus
d’élucidation du mystère, tandis que l’essentiel des événements
constitutifs de l’histoire, le passé de Mlle Stangerson, son
travail avec le professeur son père, la double vie de
Larsan-Ballmeyer, ressortissent à la fiction. Dans Clarisse,
la narration n’est que l’indéfinie tergiversation de Clarisse et
de Lovelace, tandis que les événements, les machinations de la
famille Harlove d’une part, de Lovelace d’autre part, relancent
récurremment, du dehors de l’épistolarité, une narration qui
s’épuise dans les apories de la structure qui la sous-tend.
La fiction vient d’une part donner du sens à
la brutalité, d’autre part inscrire celle-ci dans le déroulement
d’une histoire ; en contrepartie de cette positivation, de
cette refondation, elle virtualise le réel, dont elle ne devient
tout au plus qu’une version des faits, ou, dans les dispositifs de
récit complexes (dialogiques), une série de versions. La fiction de
Tite Live n’est pas celle de Denys d’Halicarnasse, chaque récit
ne s’appuie que sur un monde possible.
Les mondes possibles, ou le paradoxe de la
brutalité
Le paradoxe de la brutalité, qui est la
dimension propre du réel, ce qui du réel est le plus irréductible
à toute traduction (symbolisation, imagination, représentation),
c’est cette virtualisation qu’elle produit. Ce paradoxe est
figuré par l’allégorie sur laquelle s’achèvent les Essais
de Théodicée de Leibniz.
Leibniz imagine que c’est Sextus Tarquin et non
ses frères avec Brutus qui se rend à l’oracle de Delphes, où
Apollon lui prédit le viol de Lucrèce et le châtiment des Romains,
l’exil, la pauvreté et la mort. Sextus révolté par ce destin qui
lui est assigné demande à en changer, au nom de son libre-arbitre :
il est renvoyé à Jupiter, qui maîtrise, en plus de la prescience,
la providence.
Jupiter lui donne alors le choix entre son sort tragique mais
historique de prince romain et une vieillesse heureuse et médiocre à
Corinthe. Incapable de renoncer à son rang, Sextus rentre à Rome,
quoique il sache que l’infamie et la mort l’y attendent.
C’est alors au tour de Théodore, le prêtre de
Jupiter, de s’interroger : si Jupiter a prouvé ainsi que la
brutalité de Sextus était un effet de sa volonté, et donc de sa
responsabilité, ne pouvait-il pas, s’il est réellement un dieu
bon et grand, « lui donner une autre volonté » (413,
375) ? Jupiter, pour expliquer son attitude à son prêtre, le
renvoie à Athènes, chez sa fille Pallas, qui s’adresse à lui en
songe.
Elle le conduit dans un palais qui figure
l’infinité des mondes possibles par autant d’appartements. Ce
palais en forme de pyramide, comporte à son sommet le meilleur des
mondes, qui est le monde réel, tandis que sa base se perd dans
l’infini des variations possibles à partir du réel, de sorte que
plus on descend, plus on s’écarte du modèle. Un monde moins
parfait, par exemple, y comporte un Sextus obéissant au conseil de
Jupiter et mourant riche et heureux à Corinthe ; dans un autre,
il épouse en Thrace la fille d’un roi et est adoré de ses sujets.
« Et cependant [Jupiter] ne
pouvait manquer de choisir ce monde, qui surpasse en perfection tous
les autres, qui fait la pointe de la pyramide […]. Le crime de
Sextus sert à de grandes choses ; il en naîtra un grand empire
qui donnera de grands exemples. Mais cela n’est rien au prix du
total de ce monde, dont vous admirerez la beauté, lorsqu’après un
heureux passage de cet état mortel à un autre meilleur, les dieux
vous aurons rendu capable de la connaître. » (416, 377.)
La théodicée de Leibniz, sa démonstration de la
justice de Dieu, qui a réalisé le meilleur des mondes possibles
malgré les horreurs qui y sont commises, s’appuie donc en dernier
ressort sur la virtualisation de la brutalité de Sextus Tarquin.
Pour construire un discours théologique sur le Bien et le Mal,
Leibniz arrête Sextus avant le viol de Lucrèce, qu’il peut
commettre ou éviter.
C’est par cette virtualisation que le discours,
le raisonnement peuvent se déployer théâtralement : « J’ai
fait venir les dieux sur le théâtre, Apollon et Jupiter, pour vous
faire distinguer la prescience et la providence divine » (410,
373), précise Laurent à Antoine. Le processus de la pensée passe
ici par la construction d’une scène allégorique où les éléments
du raisonnement sont donnés à voir ; mais pour que ce
processus puisse avoir lieu, la brutalité du réel est suspendue,
n’est jamais donnée à voir sur la scène de l’esprit. Dans le
palais des mondes virtuels que visite Théodore, la déesse arrête
le prêtre dans l’appartement où un Sextus imparfait coule des
jours heureux à Corinthe : « Théodore vit toute sa vie
comme d’un coup d’œil, et comme dans une représentation de
théâtre » (415, 376). Mais cette vie n’est donnée à voir
que parce qu’elle n’est pas destinée à se réaliser. La scène
de l’esprit représente les virtualités du réel, non le réel
même : « On allait en d’autres chambres, et on voyait
toujours de nouvelles scènes. » (415, 377.)
Ce théâtre n’en est donc pas tout à fait un,
puisqu’il n’a de public que par l’effraction et l’artifice du
rêve envoyé à Théodore par Pallas. Sa scène est intérieure,
elle est la chambre de l’esprit : les appartements du palais
où Théodore déambule sont d’ailleurs finalement désignés comme
des chambres, c’est-à-dire des scènes frappées d’invisibilité.
Quant à la plus belle de ces chambres, ce n’est que dans la vie
spirituelle d’après la mort qu’il sera donné à Théodore d’en
admirer la beauté.
Le problème auquel s’affronte Leibniz est bien
celui qui nous a occupé tout au long de cette étude : la
brutalité du réel n’a pas de sens en soi, et en même temps,
parce que ce pas-de-sens est un scandale pour l’humanité de
l’homme, il exige de la raison qu’elle en renverse l’asymbolie
pure en refondation symbolique. La brutalité appelle, exige d’être
elle-même brutalisée, forcée de signifier dans le cadre du
dispositif où la raison la contraindra de s’inscrire. Mais ce
dispositif ne saurait la donner à voir qu’indirectement, par le
prestige virtualisant de la fiction ; le dispositif du
raisonnement (ou du récit) installe la brutalité en son cœur, ou,
ici, à son sommet, comme espace d’invisibilité : la fiction
supplée cette invisibilité, et renverse la brutalité de Sextus en
sublime vision-intellection du meilleur des mondes.
Ce qui n’est au dix-huitième siècle que la
construction isolée d’un philosophe, et préside à la fin du
dix-neuvième siècle à la naissance de tout un genre littéraire,
mais un genre populaire, institutionnellement marginal, préside
aujourd’hui à l’ensemble des systèmes de représentation :
la civilisation de l’image installe en son cœur l’espace
d’invisibilité de la brutalité, et virtualise le réel pour le
représenter. Jamais l’horreur n’a été aussi sensible, ni
l’exigence de rationalité aussi impérieuse.
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