E tenebris autem quae sunt in luce tuemur.
(De rerum natura, IV, 337)
« Ce nâest pas assez de mâouĂŻr parler, lui dis-je, il faut aussi me voir. â Je crois, repartit-elle, quâil ne faut ni lâun ni lâautre. » (I, 15, 123.)
Ce badinage de Garigues, alias Le Destin, avec Mlle de LĂ©ri, alias Madame Madelon, dans le jardin de Saldagne, qui nâest pas seulement le frĂšre de la maĂźtresse de Verville, mais aussi le ravisseur manquĂ© de LĂ©onore, alias Mlle de LâĂtoile, rĂ©sume assez bien le rapport difficile que la narration du Roman comique entretient savamment avec la vue : Ă cause de lâobscuritĂ©, on nây voit rien dans les rencontres quâelle organise, et lorsque la lumiĂšre est lĂ , câest un masque, un voile, un emplĂątre qui empĂȘche de reconnaĂźtre des personnages dont lâidentitĂ© compliquĂ©e, brouillĂ©e, favorise dâinextricables quiproquos.
« Ce nâest pas assez de mâouĂŻr parler, il faut aussi me voir » : la parole est ici le supplĂ©ment non seulement dâune reconnaissance visuelle, mais dâun plaisir de voir. Mlle de LĂ©ri, qui se plaĂźt Ă la maigre conversation de Garigues, et reconnaĂźt dans son laconisme la noblesse de cĆur de son interlocuteur, gagnerait Ă voir une figure bien faite. Elle se dĂ©fie pourtant de lâune et de lâautre, y reconnaissant les piĂšges de la sĂ©duction. On nây voit rien, parce quâon basculerait dans lâidylle. On nây voit rien, comme marque de fabrique du roman comique, câest-Ă -dire du roman bas, sâingĂ©niant Ă conjurer les visibilitĂ©s solaires de la fiction baroque.
DâentrĂ©e de jeu, le soleil tombe :
« Le soleil avait achevĂ© plus de la moitiĂ© de sa course et son char, ayant attrapĂ© le penchant du monde, roulait plus vite quâil ne voulait. » (I, 1, 37.)
à la nuit tombante de la premiÚre partie surenchérit « une nuit fort obscure » au commencement de la seconde :
« Le soleil donnait Ă plomb sur nos antipodes et ne prĂȘtait Ă sa sĆur quâautant de lumiĂšre quâil lui en fallait pour se conduire dans une nuit fort obscure. » (II, 1, 195.)
Dâun cĂŽtĂ©, donc, un char du soleil qui bascule pour annoncer lâarrivĂ©e tardive des comĂ©diens au Mans ; de lâautre, un char de la lune avançant pour ainsi dire Ă tĂątons sous une lumiĂšre chiche. Ces deux parodies de triomphe baroque prĂ©figurent en quelque sorte tous les vĂ©hicules embarrassĂ©s, prĂ©cipitĂ©s de la suite du roman : le brancard de la Rancune plantĂ© dans un bourbier (I, 7, 56) ; lâenlĂšvement du curĂ© de Domfront et le cheval de son brancard qui bronche (I, 14, 111) ; lâhistoire de lâavare qui, avant de mourir dans lâhĂŽtellerie, marcha pieds nus aux cĂŽtĂ©s de son cheval dĂ©ferrĂ© (II, 6, 221) ; Ragotin pris pour le fou du village parce quâil Ă©tait nu, enlevĂ© par les paysans, puis versĂ© dans la boue (II, 16, 296).
I. Quelque chose de méconnaissable
La naissance du comte de Glaris
Perte de visibilitĂ© ou chute honteuse, câest tout un. LâobscuritĂ© comme la chute entachent la scĂšne dâun perpĂ©tuel soupçon. Le trivial, le bas guettent dans lâombre. On tombe pour ne pas avoir vu, pour ne pas avoir Ă©tĂ© vu : le mĂ©connaissable est Ă lâĆuvre. On a vu quelque chose ; quelque chose, câest dire quâon nây voit rien. Le quelque chose est parfois merveilleux, comme lâĂ©clat dâune rencontre surnaturelle juste avant la naissance du comte de Glaris. Le pĂšre du Destin est sur la route, en pleine nuit :
« ⊠il aperçut de loin, aux rayons de la lune, quelque chose de brillant qui traversait la rue. [âŠ] Le lieu oĂč elle Ă©tait recevait assez de clartĂ© de la lune pour faire discerner Ă mon pĂšre quâelle Ă©tait fort jeune et fort bien vĂȘtue ; et câĂ©tait ce qui avait brillĂ© de loin Ă ses yeux, son habit Ă©tant de toile dâargent. » (I, 13, 93-94.)
Le brocart dâargent de cette robe de Peau dâĂąne attire lâĆil concupiscent de lâavare, qui par ailleurs « ne se mit pas beaucoup en peine de ce que câĂ©tait ». Quand on nây voit rien, il nây a pas dâidentitĂ©, dâidentification possible : le rĂ©el sâenlise dans une vision trouble, et lâĆil trouve une certaine satisfaction Ă cet enlisement. LâĂ©clat du « quelque chose » indique ce qui pourrait ĂȘtre lâamorce dâune fiction noble, que la narration sâefforce Ă chaque fois de conjurer, de normaliser.
Combat de nuit pour le mot de cocu
Quelques pages plus haut, toujours en pleine nuit, mais cette fois dans lâauberge du Mans, le Destin entend de sa chambre tout un charivari :
« Il entra dans la chambre dâoĂč venait la rumeur, oĂč il ne vit goutte et oĂč les coups de poing, les soufflets et plusieurs voix confuses dâhommes et de femmes qui sâentre-battaient, mĂȘlĂ©es au bruit sourd de plusieurs pieds nus qui trĂ©pignaient dans la chambre, faisaient une rumeur Ă©pouvantable. [âŠ] Au plus fort du combat, il se sentit mordre au gras de la jambe ; il y porta ses mains et, rencontrant quelque chose de pelu, il crut ĂȘtre mordu dâun chien » (I, 12, 89).
Dans lâobscuritĂ©, la rumeur, les voix, les trĂ©pignements supplĂ©ent fort mal la disposition gĂ©omĂ©trale des figures et des lieux : la visibilitĂ© théùtrale de la scĂšne ne peut sâĂ©tablir, lâĂ©vĂ©nement visuel de la rencontre se dĂ©grade en sensation de morsure ; le Destin est confrontĂ© à « quelque chose de pelu », une agression animale, sans visage, lâabjection brutale du rapport Ă lâAutre absolu, un rapport qui nâest pas mĂȘme un face Ă face, car il nây a pas de face.
« ⊠mais la Caverne et sa fille, qui parurent Ă la porte de la chambre avec de la lumiĂšre, comme le feu Saint-Elme aprĂšs une tempĂȘte, virent Destin et lui firent voir quâil Ă©tait au milieu de sept personnes en chemise qui se dĂ©faisaient lâune lâautre trĂšs cruellement et qui se dĂ©cramponnĂšrent dâelles-mĂȘmes aussitĂŽt que la lumiĂšre parut. [âŠ] Le Destin voulut les sĂ©parer, mais lâhĂŽtesse, qui Ă©tait la bĂȘte qui lâavait mordu et quâil avait prise pour un chien, Ă cause quâelle avait la tĂȘte nue et les cheveux courts, lui sauta aux yeux, assistĂ©e de deux servantes aussi nues et dĂ©coiffĂ©es quâelle. » (Suite du prĂ©cĂ©dent.)
La projection de lumiĂšre sur cette obscure mĂȘlĂ©e introduit la distance de la scĂšne : face au tumulte, Ă lâabjection de lâobscuritĂ© et de ses coups, le regard extĂ©rieur de la Caverne et de sa fille Ă©tablissent un champ, Ă partir duquel dĂ©mĂȘler des figures, une disposition. « Comme le feu Saint-Elme aprĂšs une tempĂȘte », lâarrivĂ©e providentielle de la lumiĂšre rĂ©tablit un ordre des choses, câest-Ă -dire un ordre des visibilitĂ©s : les deux femmes « virent Destin et lui firent voir quâil Ă©tait au milieu de sept personnes en chemise ». Le feu de Saint-Elme est un phĂ©nomĂšne Ă©lectrique, quâon observe gĂ©nĂ©ralement en mer ; saint Elme, ou Ărasme de Formie est un patron des marins : la tempĂȘte quâĂ©voque Scarron est une tempĂȘte en mer : il ne sâagit pas seulement de mĂ©taphoriser la bagarre ; câest le lieu mĂȘme de la scĂšne qui est en jeu, un lieu qui, dans lâobscuritĂ©, se dĂ©robe sous les pieds, un lieu instable et mouvant que lâarrivĂ©e de la lumiĂšre stabilise et, par lĂ , ouvre Ă la reprĂ©sentation gĂ©omĂ©trale.
Bien sĂ»r, il ne faut pas exagĂ©rer la dimension angoissante, lâhorreur cauchemardesque de cette nuit prĂ©-scĂ©nique : la sĂ©quence est essentiellement burlesque, et comique. Le feu de saint-Elme est un Ă©lĂ©ment de dĂ©cor Ă©pique, quâon trouve par exemple dans lâArioste, et qui tranche ici comiquement avec une bagarre de chiffonniers dont la cause est une insomnie de Roquebrune, le poĂšte, levĂ© en pleine nuit pour demander des chandelles et Ă©crire « les deux plus belles stances que lâon eĂ»t jamais ouĂŻes » (I, 12, 90). On ne doit pas oublier cependant que le ressort du comique est la levĂ©e brusque dâune angoisse sous-jacente : ce qui fait rire, câest la levĂ©e de cette hypothĂšque, la conjuration de lâ« on nây voit rien » liminaire.
La scĂšne est illustrĂ©e dĂšs le premier programme iconographique concernant Le Roman comique, par un des tableaux de la sĂ©rie exĂ©cutĂ©e en 1720 par Pierre Denis Martin pour le chĂąteau de Vernie, Ă cĂŽtĂ© du Mans. Martin rend admirablement lâeffet de contraste, qui projette une lumiĂšre crue sur un dĂ©sordre gĂ©nĂ©ralisĂ©. La scĂšne ne sâordonne pas encore et ce qui sâoffre aux yeux est plutĂŽt un tumulte obscur, brutalement livrĂ© Ă la vue. Contrairement aux indications du texte, la lumiĂšre vient Ă la fois de la droite et de la gauche, pour Ă©clairer deux groupes parallĂšles : Ă gauche, le Destin fessant lâhĂŽtesse qui le mord ; Ă droite, lâhĂŽte devrait logiquement ĂȘtre occupĂ© du derriĂšre de Roquebrune, qui lâa traitĂ© de cocu, mais il semble que Martin ait prĂ©fĂ©rĂ©, pour lâĆil, mettre en scĂšne un derriĂšre de femme. Les deux saynĂštes sont sĂ©parĂ©es par une chaise ; elles ont chacune leurs spectateurs, leur jeu de clair-obscur. On pourrait presque couper le tableau en deux, comme Martin lâa fait ailleurs, reprĂ©sentant deux Ă©pisodes distincts sur une mĂȘme toile, sĂ©parĂ©s par un trait.
Ainsi, mĂȘme Ă la lumiĂšre revenue, on continue de ne rien y voir. Quelques annĂ©es plus tard, en 1727, Oudry redessine la scĂšne et y met ordre : la chaise qui coupait lâespace en deux tombe Ă terre, mĂ©nageant au premier plan un espace intermĂ©diaire dâembrayage visuel ; un portrait placĂ© sur le mur du fond en haut au milieu unifie lâespace, qui se polarise dĂ©sormais entre la gauche, avec sa porte entrebĂąillĂ©e dâoĂč arrive la RappiniĂšre, qui « fit cesser les coups au nom du roi » (I, 12, 91), et la droite, oĂč la cheminĂ©e procure dĂ©sormais presque exclusivement la lumiĂšre, dessinant dans lâespace le triangle gĂ©omĂ©tral Ă partir duquel la scĂšne sâordonne.
Oudry dĂ©place donc le moment scĂ©nique, ou plus exactement il le concentre artificiellement : le Destin Ă gauche fesse encore lâhĂŽtesse, lâaubergiste Ă droite est toujours occupĂ© avec son antagoniste, comme lorsque lâobscuritĂ© rĂ©gnait dans la piĂšce ; au fond, la Caverne et AngĂ©lique ont apportĂ© la lumiĂšre, mais en vain ; Ă gauche, la RappiniĂšre, le bras droit levĂ© et lâindex tendu, prononce lâavĂšnement de la loi. Il y a trois moments, de lâobscuritĂ©, de la lumiĂšre et du retour Ă lâordre, condensĂ©s en un instant prĂ©gnant.
Lâespace scĂ©nique, dĂ©sormais limitĂ©, contenu, reprĂ©sente un dĂ©sordre symĂ©trisé : il nây a plus deux, mais trois groupes de combattants, auxquels correspondent trois groupes de spectateurs qui les encadrent : le modĂšle scĂ©nographique normalisĂ©, qui se gĂ©nĂ©ralise dans la reprĂ©sentation picturale et théùtrale des LumiĂšres, est dĂ©sormais en place.
La RappiniÚre embroché par une chÚvre
Chez Scarron, ce modĂšle nâest quâĂ©mergent. Au rĂšglement mesurĂ© des visibilitĂ©s, Le Roman comique prĂ©fĂšre la puissance de lâĂ©mergence Ă partir de lâ« on nây voit rien ». Dans le combat de nuit, le Destin est saisi, croquĂ© « rencontrant quelque chose de pelu ». De la mĂȘme façon, au chapitre 4, dans lâobscuritĂ© de son logis oĂč il sâimagine dĂ©jĂ que sa femme a un rendez-vous galant avec le Destin, la RappiniĂšre rencontre quelque chose de pointu :
« à la sortie de sa chambre, il entendit marcher devant lui, il suivit quelque temps le bruit quâil entendait et, au milieu dâune petite galerie qui conduisait Ă la chambre de Destin, il se trouva si prĂšs de ce quâil suivait quâil crut lui marcher sur les talons. Il pensa se jeter sur sa femme et la saisir en criant : Ah ! putain ! Ses mains ne trouvĂšrent rien et, ses pieds rencontrant quelque chose, il donna du nez en terre et se sentit enfoncer dans lâestomac quelque chose de pointu. » (I, 4, 46.)
Croyant saisir sa femme, la RappiniĂšre se fait embrocher par une chĂšvre. Une fois de plus, on nây voit rien : le tumulte mime un viol pour rire, un viol Ă lâenvers Ă coups de nez et de cornes. Le « quelque chose de pointu » cristallise ce qui nâest pas encore une scĂšne, mais va servir de point dâappui au dĂ©ploiement des visibilitĂ©s, lorsque « la servante, avec une chandelle », survient. Lâanalyse du tableau de Martin et du dessin dâOudry confirmerait ici le mĂȘme processus dâĂ©mergence du dispositif scĂ©nique : dans le compartiment qui occupe la moitiĂ© de la toile de Martin, lâeffet visuel est dâun violent contraste, en clair-obscur, entre les chemises de nuit blanches et la pĂ©nombre rouge de la galerie. Les personnages forment un cercle homogĂšne, dans lequel la RappiniĂšre est inclus, comme le Destin, au-dessus de sa femme, brandissant son Ă©pĂ©e. Oudry au contraire distingue trois plans, la scĂšne proprement dite, oĂč la RappiniĂšre fait corps avec la chĂšvre ; autour de la scĂšne, les spectateurs faisant cercle et, par ce cercle, la dĂ©limitant ; au-dessus de la scĂšne enfin, le Destin survenant avec son Ă©pĂ©e unifie lâespace comme faisait le portrait sur le mur du fond dans le combat de nuit. La distinction des trois plans permet une fois encore lâamalgame de trois temporalitĂ©s, la rencontre avec quelque chose de pointu dans lâobscuritĂ©, puis lâirruption de la lumiĂšre qui de cette rencontre fait un tableau, enfin lâĂ©pĂ©e brandie qui met un terme au tumulte : cette hiĂ©rarchie nâest pas sensible dans la composition de Martin. Chez Scarron, elle nâest quâen germe :
« ⊠tout le monde vint Ă son aide en mĂȘme temps : la servante, avec une chandelle, la Rancune et le valet en chemises sales, la Caverne en jupe fort mĂ©chante, le Destin lâĂ©pĂ©e Ă la main et mademoiselle de la RappiniĂšre vint la derniĂšre et fut bien Ă©tonnĂ©e, aussi bien que les autres, de trouver son mari tout furieux, luttant contre une chĂšvre qui allaitait, dans la maison, les petits dâune chienne morte en couche. » (I, 4, 46.)
Scarron hĂ©site. Dans un premier temps, il dĂ©crit une arrivĂ©e tumultueuse, simultanĂ©e : « tout le monde vint Ă son aide en mĂȘme temps ». Mais dans un second temps, il hiĂ©rarchise cette arrivĂ©e, lâĂ©numĂ©ration des personnages devenant une succession dans le temps, et mĂȘme une gradation hiĂ©rarchique : « mademoiselle de la RappiniĂšre vint la derniĂšre » ; elle ne vint donc pas en mĂȘme temps. Contrairement Ă Oudry, qui fait du Destin le dernier arrivĂ©, Scarron donne ce rĂŽle Ă la femme de la RappiniĂšre. Câest Ă elle que revient la prĂ©rogative du regard distanciĂ©, qui circonscrit et reconnaĂźt la scĂšne, qui lui donne une visibilitĂ© signifiante. Scarron la nomme « mademoiselle » : câest une femme dâun certain rang, dont la noblesse contraste Ă©videmment avec ce pour quoi la RappiniĂšre lâa prise.
Scarron nâĂ©voque pourtant pas le regard de mademoiselle de la RappiniĂšre. Pas encore : il y aura toute une sĂ©miologie du regard dans Le Roman comique, mais plus tard, dans la seconde partie. Ce qui importe ici, câest dâabord la succession des mĂ©connaissances : la RappiniĂšre a pris une chĂšvre pour sa femme ; mais la chĂšvre elle-mĂȘme a pris des chiots pour ses chevreaux. On ne rencontre jamais qui on devrait rencontrer.
II. La déconnue
Lâamante invisible
Cet adage pourrait servir de titre Ă la premiĂšre des nouvelles espagnoles enchĂąssĂ©es dans le Roman comique, intitulĂ©e « Histoire de lâamante invisible ». La nouvelle nâest pas Ă proprement parler de Scarron, mais de Solorzano, quâil traduit : ce nâest donc pas comme invention narrative, mais comme rĂ©fĂ©rence fictionnelle dans la crĂ©ation scarronienne quâelle signifie.
Une fois de plus, force est de constater que la base fictionnelle de « LâAmante invisible » est le constat quâon nây voit rien. Dom Carlos tombe amoureux de « la dame inconnue », « la dame masquĂ©e », « son amante invisible » (I, 9, 61-62), « la dame invisible », « lâinvisible » (p. 63) prĂ©cisĂ©ment parce quâil ne la voit pas. Câest dâabord, dans la premiĂšre rencontre Ă lâĂ©glise, son esprit qui le pique, et supplĂ©e Ă la surprise visuelle de lâinamoramento :
« ⊠dom Carlos demeura aussi piquĂ© de la dame inconnue que sâil lâeĂ»t vue au visage, tant lâesprit a de pouvoir sur ceux qui en ont. » (I, 9, 62.)
Dom Carlos est ensuite attirĂ© par une voix, qui lâappelle de derriĂšre une jalousie :
« Il sâapprocha de la fenĂȘtre, qui Ă©tait grillĂ©e, et reconnut Ă la voix que câĂ©tait son amante invisible » (ibid.).
Enfin, lâinvisibilitĂ© de lâamante dĂ©soriente complĂštement dom Carlos, le paralyse, et crĂ©e la stupeur amoureuse :
« Elle se retira en achevant ces paroles, laissant dom Carlos la bouche ouverte et prĂȘt Ă rĂ©pondre, si surpris de la brusque dĂ©claration, si amoureux dâune personne quâil ne voyait point et si embarrassĂ© de ce procĂ©dĂ© Ă©trange et qui pouvait aller Ă quelque tromperie que, sans sortir dâune place, il fut un grand quart dâheure Ă faire divers jugements sur une aventure si extraordinaire. » (I, 9, 63-64.)
LâinvisibilitĂ© de lâamante crĂ©e un dĂ©sĂ©quilibre. Dom Carlos sâest donnĂ© en spectacle dans toute la ville : « Il fit des merveilles de sa personne dans les spectacles publics » ; il « sâhabilla le mieux quâil put et se trouva avec quantitĂ© dâautres tyrans des cĆurs dans lâĂ©glise de la galanterie » (I, 9, 60), « qui se miraient dans leurs belles plumes comme des paons » (p. 61) ; il sâest trouvĂ© « dans tous les combats de barriĂšre et toutes les courses de bagues » ; il a « fait voir par ses livrĂ©es de noir et de blanc quâil nâĂ©tait point amoureux » (ibid.). Scarron dĂ©crit non sans humour la parade du paon, et le leurre visuel quâil tend Ă lâassemblĂ©e des femmes, Ă laquelle il fait voir quâil est Ă marier. LâĂ©clat, le brillant de la parade se heurtent cependant au masque, puis Ă la grille, enfin au simulacre de lâautre femme, hyper-visibilitĂ© contre invisibilitĂ©, offre aveugle dâun donnĂ© Ă voir viril contre regard retranchĂ© de lâamante invisible. Dom Carlos formule ainsi ce dĂ©sĂ©quilibre :
« car, ajouta-t-il, vous me voyez et savez qui je suis et moi je ne vous vois point et ne sais qui vous ĂȘtes. » (I, 9, 63.)
Le rĂ©cit met ici en Ćuvre une sĂ©paration fondamentale, constitutive du dispositif scĂ©nique. Il nây a pas de scĂšne sans mise en Ćuvre dâune visiblitĂ© théùtrale ; mais cette visibilitĂ©, au théùtre, et de lĂ dans les dispositifs scĂ©niques que le roman importe, est une visibilitĂ© clivĂ©e. Dâun cĂŽtĂ©, le spectateur regarde la scĂšne sans ĂȘtre vu, il est lâamante invisible ; de lâautre, le comĂ©dien produit du spectacle, il donne Ă voir, comme don Carlos, mais ne voit pas les spectateurs, qui, pour reprendre la formule de Diderot, doivent demeurer « les tĂ©moins ignorĂ©s de la chose ».
Au tumulte indiffĂ©renciĂ© de lâ« on nây voit rien » se substitue donc ce clivage : dâun cĂŽtĂ© le spectateur, lâamante invisible, instaure un regard surplombant mais soustrait, dĂ©ploie le champ dâun regard, qui ordonne, dispose les visibilitĂ©s. Câest elle, lâinvisible, qui conduit le rĂ©cit, dispose les rencontres, ordonne la rouerie. De lâautre cĂŽtĂ©, le comĂ©dien, dom Carlos, produit du visible, dĂ©ploie la parade amoureuse, Ă©tale les piĂšges, les leurres du scopique. Ce ne sont que des leurres, et qui, ici, prĂȘtent Ă rire : la fonction scopique est un effet induit du champ du regard ; elle nâa pas dâautonomie propre ; câest une rĂ©ponse, en aval, au champ du regard qui sâest ouvert en amont.
Entre le regarder de lâamante et le donnĂ© Ă voir de don Carlos, le rĂ©cit interpose un masque, une grille, puis une avalanche de masques. Tout le rĂ©cit tient dans cette interposition, dans cet Ă©cran, qui est lâĂ©cran de la reprĂ©sentation.
Un modÚle narratif : Jambicque
Scarron traduit certes ici Los efectos que haze el Amor (Les effets que produit lâAmour), la troisiĂšme des nouvelles du recueil de Solorzano, Los Alivios de Casandra (Les Divertissements de Cassandre), publiĂ© Ă Barcelone en 1640. La modification du titre est significative : le titre espagnol porte sur le contenu de la narration ; Scarron concentre toute lâattention sur le dispositif.
Solorzano nâest dâailleurs pas le premier Ă exploiter ce qui constitue un vĂ©ritable topos narratif. Dans la 43e nouvelle de LâHeptamĂ©ron, Marguerite de Navarre raconte comment la prude Jambicque, tombĂ©e amoureuse dâun gentilhomme, lui donne des rendez-vous masquĂ©e pour prĂ©server sa rĂ©putation de sagesse et de vertu, « ayant mis sa cornette basse et son touret de nez ». Le petit manĂšge dure un certain temps, sans que le gentilhomme puisse deviner qui est la dame :
« Et continuerent longuement ceste vie, sans ce quâil sâapperceust jamays qui elle estoit : dont il entra en une grande fantaisye, pensant en luy-mesme qui se povoit estre ; car il ne pensoit poinct quâil y eut femme au monde, qui ne voullut estre vue et aymĂ©e. »
Finalement, poussĂ© par la curiositĂ©, il marque Ă son insu le dos de Jambicque dâun trait de craie, et court se poster dans la chambre de la princesse chez qui ils sont lâun et lâautre hĂ©bergĂ©s :
« incontinant quâelle fut partye, sâen alla hastivement le gentil homme en la chambre de sa maistresse, et se tint aupres de la porte pour regarder le derriere des espaules de celles qui y entroient. Entre autres, veit entrer ceste Jambicque avecq une telle audace, quâil craingnoit de la regarder comme les aultres, se tenant trĂšs asseurĂ© que ce ne povoit estre elle. Mais, ainsy quâelle se tournoit, advisa sa craye blanche, dont il fut si estonnĂ©, quâĂ peyne povoit-il croire ce quâil voyoit. » (Op. cit., pp. 505-506.)
Chez Marguerite de Navarre, la chute du rĂ©cit est obtenue par le retour Ă une maĂźtrise masculine du regard. Il nây a pas de schize : la femme masquĂ©e est dĂ©masquĂ©e, retournĂ©e ; câest de derriĂšre que Jambicque se trahit et se rĂ©vĂšle. Câest au bout du compte celle qui regardait qui est donnĂ©e Ă voir.
Contre Jambicque, Urgande la déconnue
Chez Scarron, lâinvisible demeure mĂ©connue : elle doit susciter une autre femme, la princesse Porcia, dotĂ©e dâun visage et dâune identitĂ©, et se dĂ©signer comme Ă©tant cette Porcia pour mettre un terme Ă la fiction. Bien sĂ»r, il nây a deux femmes que pour dom Carlos trompĂ©, ces deux femmes nâĂ©tant rĂ©ellement que Porcia masquĂ©e et Porcia sans masque. Mais toute la puissance magique du rĂ©cit tient Ă cette invisibilitĂ© fictionnelle maintenue aussi longtemps que possible : Ă la limite, et dans la logique de la fiction, qui est aussi celle des modĂšles hĂ©roĂŻques et merveilleux que Scarron sollicite, Porcia nâest quâun mirage suscitĂ© par lâinvisible. En tĂ©moigne la comparaison quâil fait de Porcia avec la cĂ©lĂšbre magicienne de lâAmadis des Gaules :
« Jamais notre Espagnol nâavait vu une personne de meilleure mine que cette Urgande la dĂ©connue. Il en fut si ravi et si Ă©tonnĂ© en mĂȘme temps que toutes les rĂ©vĂ©rences et les pas quâil fit en lui donnant la main jusquâĂ une chambre prochaine oĂč elle le fit entrer furent autant de bronchades. » (I, 9, 70.)
Une fois encore, le faux pas, le trĂ©buchement, la chute signifient quâon nây voit rien, mĂȘme dans le moment le plus lumineux de la scĂ©nographie fĂ©erique organisĂ©e par Porcia pour mettre dom Carlos Ă lâĂ©preuve. Scarron intervient dans le rĂ©cit, dĂ©signant Porcia comme « cette Urgande la dĂ©connue », Urganda la Desconocida, qui dans Amadis rĂšgne sur la Insola no Hallada, lâĂźle introuvable, lâĂźle invisible. Desconocida se traduit aujourdâhui par mĂ©connaissable, ou par inconnue.
Urganda est un ProtĂ©e femelle. Elle se prĂ©sente ainsi lorsquâelle apparaĂźt pour la premiĂšre fois devant Gandales, le mentor dâAmadis :
« Mon nom est Vrgande la Descogneuë : & Ă fin que me coignoissez vne autre fois, regardez moy biĂȘ Ă present. A lâinstant elle qui sâestoit monstrĂ©e Ă Gandales belle, ieune & fresche, comme de dix huit ans, se fit tant vieille & si cassĂ©e, quâil sâestĂŽnoit comme elle se pouuoit tenir Ă cheual. Sâil fut lors esmerveillĂ© vous le pouez penser : mais quĂŁd elle eut estĂ© quelque peu en ceste forme, tira dâvne boitelette quâelle portoit, quelque vnguent, dĂ”t elle se frota, & aussi tost reprit sa premiere forme, disant Ă GĂŁdales : Et bien, que vous en semble ? Ă votre auis, me pourriez vous trouuer outre mon grĂ© cy apres, quelque diligĂȘce que sceussiez faire ? Pourtant ne vous en donnez peine : car quĂŁt tous les viuans lâentreprĂȘdroient ilz y perdroiĂȘt leurs pas si bon ne me sembloit. » (Amadis de Gaule, traduction-adaptation de Nicolas Herberay des Essarts, 1540-1548, F°XVII.)
Au moment oĂč lâamante invisible se rĂ©vĂšle Ă dom Carlos sous son vrai visage de Porcia, par lequel celui-ci la mĂ©connaĂźt vertueusement, câest-Ă -dire quâil la repousse comme nâĂ©tant pas lâamante invisible Ă qui il a jurĂ© fidĂ©litĂ©, Scarron nous indique que Porcia est une Urgande la dĂ©connue, câest-Ă -dire non seulement quâelle est mĂ©connue par dom Carlos, mais quâelle maĂźtrise une perpĂ©tuelle mĂ©connaissance. La cĂ©lĂ©britĂ© dâUrgande Ă©tait telle que CervantĂšs place en tĂȘte de sa premiĂšre partie du Quichotte, aprĂšs le prologue et en guise de dĂ©dicace, dix poĂšmes en versos de cabo rato (dont la derniĂšre syllabe manque) censĂ©s avoir Ă©tĂ© Ă©crits par elle. Parmi eux ce conseil :
« Pense quâil est trĂšs imbĂ©[cile]
Sous toit de verre trĂšs fra[gile]
De prendre une pierre en la [main]
Pour la jeter sur le voi[sin]. »
Ce toit de verre, câest lâancĂȘtre de la grille, du voile, de lâĂ©cran de la reprĂ©sentation scĂ©nique.
Lâamante invisible Ă la scĂšne
Une fois lâ« Histoire de lâamante invisible » achevĂ©e, Ragotin, qui est censĂ© lâavoir racontĂ©e devant lâassemblĂ©e des comĂ©diens, se vante de pouvoir la transposer Ă la scĂšne :
« Le Destin lui dit que lâhistoire quâil avait contĂ©e Ă©tait fort agrĂ©able, mais quâelle nâĂ©tait pas bonne pour le théùtre. Je crois que vous me lâapprendrez, dit Ragotin, ma mĂšre Ă©tait filleule du poĂšte Garnier ; et moi, qui vous parle, jâai encore chez moi son Ă©critoire. Le Destin lui dit que le poĂšte Garnier lui-mĂȘme nâen viendrait pas Ă son honneur. Et quây trouvez-vous de si difficile ? lui demanda Ragotin. » (I, 10, 80.)
Et la querelle de sâenliser jusquâau souper. Sous ses dehors cocasses, la question est aussi sĂ©rieuse : nous avons tentĂ© de montrer que câest prĂ©cisĂ©ment le dispositif scĂ©nique moderne, avec sa division du donnĂ© Ă voir et du regarder, avec son Ă©cran, qui Ă©merge comme dispositif hĂ©gĂ©monique de reprĂ©sentation et est mis en reprĂ©sentation dans cette fiction. Lâhistoire littĂ©raire donne dâailleurs raison Ă Ragotin contre le Destin, avec toute une production théùtrale exploitant le motif de la dame invisible : câest La Belle invisible ou la constance Ă©prouvĂ©e de Le MĂ©tel de Boisrobert (1656), LâAmante invisible de Nanteuil (1673), LâEsprit follet ou La Dame invisible de Lebreton de Hauteroche (1684) et enfin, au plus prĂšs de Solorzano et de Scarron, Don Carlos ou lâamante invisible, opĂ©ra donnĂ© Ă Paris en 1778.
La rencontre de Garigues et de Léonore
LâintĂ©gration fictionnelle du nouveau dispositif scĂ©nique que lâ« Histoire de lâamante invisible » extrapole Ă partir de Solorzano sâopĂšre quelques chapitres plus loin, dans lâ« Histoire de Destin et de mademoiselle de lâEtoile », qui contrairement aux nouvelles espagnoles est une invention de Scarron. La premiĂšre rencontre de Garigues avec LĂ©onore est une scĂšne de viol manquĂ©e dans les vignes romaines, que le narrateur (Garigues-Le Destin) observe, puis interrompt :
« je vis au dĂ©tour dâune allĂ©e deux femmes assez bien vĂȘtues, que deux jeunes Français avaient arrĂȘtĂ©es et ne voulaient pas laisser passer outre que la plus jeune ne levĂąt un voile qui lui couvrait le visage. Un de ces Français, qui paraissait ĂȘtre le maĂźtre de lâautre, fut mĂȘme assez insolent pour lui dĂ©couvrir le visage par force » (I, 13, 99).
La narration met en parallĂšle le cheminement arrĂȘtĂ© des deux femmes et le voile qui arrĂȘte le regard sur le visage de LĂ©onore. Passer outre Saldagne, lâagresseur, implique pour LĂ©onore de dĂ©couvrir son visage. La brutalitĂ©, le viol sont prĂ©figurĂ©s, signifiĂ©s dâabord par lâinterposition sur le chemin, puis par le voile arrachĂ©. La disposition des figures dans lâespace est donc articulĂ©e Ă la fois Ă un enjeu scopique (dĂ©couvrir le visage de la femme dĂ©sirĂ©e, se repaĂźtre de sa vue, du donnĂ© Ă voir quâelle peut offrir) et Ă une transgression symbolique (le respect chevaleresque, courtois dĂ» aux femmes). Cette double articulation, scopique et symbolique, est symptomatique dâun dĂ©ploiement du dispositif scĂ©nique, qui nâĂ©tait jusque lĂ quâĂ©mergent. Elle se traduit par la théùtralisation de la levĂ©e du voile :
« AprĂšs cela, comme pour me rĂ©compenser du service que je lui avais rendu, elle ajouta quâayant empĂȘchĂ© que lâon ne vĂźt sa fille malgrĂ© elle, il Ă©tait juste que je la visse de son bon grĂ©. Levez donc votre voile, LĂ©onore, afin que monsieur sache que nous ne sommes pas tout Ă fait indignes de lâhonneur quâil nous a fait de nous protĂ©ger. Elle nâeut pas plus tĂŽt achevĂ© de parler que sa fille leva son voile, ou plutĂŽt mâĂ©blouit. Je nâai jamais rien vu de plus beau. Elle leva deux ou trois fois les yeux sur moi comme Ă la dĂ©robĂ©e et, rencontrant toujours les miens, il lui monta au visage un rouge qui la fit plus belle quâun ange. Je vis que la mĂšre lâaimait extrĂȘmement, car elle me parut participer au plaisir que je prenais Ă regarder sa fille. » (I, 13, 99-100.)
On pourrait penser que la levĂ©e du voile abolit la schize de lâĆil et du regard et homogĂ©nĂ©ise le champ : il nâen est rien. La levĂ©e se théùtralise comme Ă©rotisation du seuil. Elle Ă©blouit Garigues, câest-Ă -dire que lâĆil de LĂ©onore lâaveugle, et le maintient dans la mĂ©connaissance du regard qui ne voit pas. LâĆil de LĂ©onore se pose sur Garigues « comme Ă la dĂ©robĂ©e », câest-Ă -dire comme sâil continuait de franchir un obstacle pour parvenir jusquâĂ lui, comme si un voile virtuel sâĂ©tait substituĂ© au voile levĂ©. LĂ©onore rougit : câest encore une maniĂšre de devenir mĂ©connaissable ; « plus belle quâun ange », elle interpose entre sa personne et celle de son amant lâĂ©cran dâune vision cĂ©leste, aveuglante, qui la maintient plus que jamais dans lâinvisibilitĂ©.
Garigues ne cessera dĂšs lors de mĂ©connaĂźtre LĂ©onore. Lorsque son hĂŽte le fait inviter Ă dĂźner chez sa mĂšre, il insiste dâabord sur lâaveuglement dont il est frappé : « JâĂ©tais si interdit que je ne voyais goutte » (p. 101). La vision cĂ©leste qui sâimpose Ă lui lâempĂȘche de reconnaĂźtre la personne de LĂ©onore, quâil ne salue pas :
« Enfin, lâesprit et la vue me revinrent et je vis LĂ©onore plus belle et plus charmante que je ne lâavais encore vue, mais je nâeus pas lâassurance de la saluer. » (Ibid.)
Sans salut, point de reconnaissance : paralysĂ©, stupĂ©fiĂ© (« je fus toujours le mĂȘme stupide »), lâamant Ă©prouve la nĂ©antisation scopique, qui perpĂ©tue lâĂ©cran de la reprĂ©sentation et la schize de lâĆil et du regard, mĂȘme lorsque le champ semble libre pour la vue : « je ne fis rien avec assurance que regarder incessamment LĂ©onore. Je crois quâelle en fut importunĂ©e et que, pour me punir, elle eut toujours les yeux baissĂ©s. » (P. 102.)
Le problĂšme de lâidentitĂ© de LĂ©onore
Le dispositif essaime ensuite dans la narration : lâidentitĂ© de LĂ©onore demeure jusquâau bout mystĂ©rieuse ; fille dâun mariage clandestin, il faudrait quâelle soit reconnue par son pĂšre. Cette reconnaissance nâest possible que par la prĂ©sentation au pĂšre de son propre portrait, dont lâimage prouvera la ressemblance avec sa fille, et dont la possession lĂ©gitimera la filiation. Mais le portrait volĂ© par la RappiniĂšre (I, 18, 156 ; II, 15, 292), le pĂšre toujours parti plus loin, en Hollande dâabord, puis en Angleterre, retardent indĂ©finiment cette reconnaissance. La scĂšne utopique de la prĂ©sentation du portrait au pĂšre constitue lâhorizon dâattente de la fiction : par elle, le systĂšme des visibilitĂ©s pourrait se refermer sur lui-mĂȘme, mettant fin au jeu des mĂ©connaissances par la mise en abyme de la reconnaissance dans le portrait ; il nây aurait plus quâune image, quâune filiation et quâune loi, du pĂšre Ă©videmment.
Garigues et Mlle de Léri : généralisation de la méconnaissance
LĂ©onore est donc une autre Porcia, une autre Urgande la dĂ©connue : elle tarde, elle Ă©choue Ă se faire reconnaĂźtre ; elle tire son attrait de cette mĂ©connaissance sans cesse reconduite. De la mĂȘme façon, dans le rĂ©cit des amours de Verville, la rencontre de Garigues et de Mlle de LĂ©ri, la sĆur de Saldagne quâon lui donne pour une « madame Madelon », est fondĂ©e sur la mĂȘme mĂ©connaissance. Garigues prĂ©venu, annonce la schize Ă celle qui lui est donnĂ©e, de force, comme compagne pendant le rendez-vous clandestin de Verville et de Mlle de Saldagne dans le jardin de son frĂšre :
« Il y a des filles dans Paris, interrompis-je, dont je serais ravi de porter les marques ; mais il y en a aussi que je ne voudrais pas seulement envisager, de peur dâavoir de mauvais songes. » (I, 15, 123.)
Dâun cĂŽtĂ©, Garigues est prĂȘt Ă porter les marques, câest-Ă -dire les couleurs, les insignes de la femme quâil aimerait, Ă se faire soi-mĂȘme image de sa Dame, Ă sâabĂźmer dans la nĂ©antisation scopique, Ă figurer la schize par ces marques quâil porterait ; de lâautre, il refuse de porter le regard jusquâau visage de celle qui est peut-ĂȘtre laide, comme pour se prĂ©munir dâune Ă©ventuelle vision de cauchemar, de la menace de lâabjection scopique, comme pour interposer lâĂ©cran dâune coupure protectrice. Dans un cas comme dans lâautre, il sâagit de maintenir la mĂ©connaissance, celle de soi sous les marques ou celle de lâautre sous le voile : au simulacre de « madame Madelon », Garigues opposera le simulacre du valet Bas-Breton dĂ©pĂȘchĂ© en plein jour auprĂšs des demoiselles, « ce gros sot », « notre lourdaud » (p. 124), faisant Ă©cran au visage invisible de Garigues, que redouble, dans le rĂ©cit cadre, lâemplĂątre sur le visage du Destin, censĂ© le prĂ©server de la fureur vengeresse de Saldagne.
III. La reconnaissance
La rencontre Ă Nevers
Alors que sâinstalle dans Le Roman comique une Ă©conomie gĂ©nĂ©ralisĂ©e de la mĂ©connaissance, qui nâest plus exactement celle du tumulte liminaire et de lâinvisibilitĂ© dĂ©sordonnĂ©e, mais maintient la visibilitĂ© dans un clivage qui interdit lâaccomplissement du regard, la rencontre Ă Nevers de Garigues et de LĂ©onore avec sa mĂšre introduit un bouleversement qui nâest pas seulement de lâordre de la pĂ©ripĂ©tie narrative, mais engage lâensemble de la sĂ©miologie de la reprĂ©sentation romanesque.
Les deux femmes se promÚnent sur le « grand pont de pierre qui traverse la riviÚre de Loire » (I, 18, 147) ; Garigues arrive en sens inverse, se promenant également :
« Je les saluai sans les regarder en passant auprĂšs dâelles et me promenai quelque temps sur le pont, songeant Ă ma malheureuse fortune et plus souvent Ă mon amour. JâĂ©tais assez bien vĂȘtu, comme il est nĂ©cessaire de lâĂȘtre Ă ceux de qui la condition ne peut faire excuser un mĂ©chant habit. » (P. 148.)
En apparence, câest toujours la mĂȘme mĂ©connaissance visuelle qui prĂ©side Ă la rencontre. Mais lâĂ©clat de la belle apparence Ă changĂ© de cĂŽté : alors que Mlle de la BoissiĂšre, la mĂšre de LĂ©onore, est dĂ©sormais ruinĂ©e et malade, Garigues a mis ses habits de lumiĂšre, faisant parade de sa figure pour supplĂ©er Ă une condition dĂ©faillante, selon une stratĂ©gie qui prĂ©figure celle de la Marianne de Marivaux. Garigues nâest pas Ă©bloui ; absorbĂ© en lui-mĂȘme, il omet de regarder deux femmes qui ne font pas tableau sur le pont ; câest lui au contraire qui est reconnu : « ⊠jâentendis dire Ă demi haut : Pour moi, je croirais que ce fĂ»t lui sâil nâĂ©tait pas mort. » (Ibid.) Peu importe cette fausse nouvelle de la mort du jeune homme durant la guerre de Parme : le fantĂŽme de Garigues, le Garigues nĂ©antisĂ© par le jeu scopique de la mĂ©connaissance fait un instant Ă©cran avant de se dissiper devant lâapparition solaire de celui qui va devenir le Destin.
Le narrateur sâĂ©tend alors longuement sur la complaisance Ă son Ă©gard de Mlle de la BoissiĂšre aux abois. Le visage de LĂ©onore est sa derniĂšre carte : « lâĂ©tat oĂč elle se trouvait ne lui permettait pas [âŠ] de me faire mauvais visage » (p. 149) ; « la fille me parut avec un visage aussi triste que je lâavais trouvĂ©e gaie un moment auparavant » (ibid.) ; « je nâĂ©tais plus cet homme odieux Ă qui lâon avait refusĂ© la porte dans Rome et pour qui LĂ©onore nâĂ©tait pas visible » (p. 150) ; « LĂ©onore me parut ce jour-lĂ habillĂ©e avec plus de soin » (p. 151). ExposĂ©e, LĂ©onore fait lâobjet dâune reconnaissance, qui ne rĂšgle pas la mĂ©connaissance symbolique du pĂšre mais, sur le plan imaginaire, lĂšve lâĂ©cran scĂ©nique, met un terme Ă la schize :
« Elle vint Ă mâaimer autant que je lâaimais ; et vous avez bien pu reconnaĂźtre, depuis le temps que vous vous voyez lâun et lâautre, que cet amour rĂ©ciproque nâest point encore diminuĂ©. Quoi ! interrompit AngĂ©lique ; mademoiselle de lâĂtoile est donc LĂ©onore ? » (Ibid.)
La reconnaissance narrative met un terme Ă lâ« on nây voit rien » fictionnel. Elle fixe les figures, leur assigne positions et identitĂ©s, mais par lĂ mĂȘme met un terme au jeu scĂ©nique, câest-Ă -dire Ă la fois aux effets de la scĂšne de roman dans le rĂ©cit et, dans la fiction, au statut flottant de comĂ©diens empruntĂ© temporairement par les protagonistes.
Ragotin et Roquebrune tombent de cheval
Plus exactement, le passage de la mĂ©connaissance Ă la reconnaissance achĂšve la scĂšne : il en fixe les rĂšgles, il en stabilise le jeu des visibilitĂ©s. Lâaventure, lâaccident, lâoccasion, la rencontre se feront dĂ©sormais dans un espace autour duquel les spectateurs auront Ă©tĂ© disposĂ©s. SupplĂ©ant lâ« on nây voit rien » prĂ©-scĂ©nique, le « donnĂ© Ă voir » servira la reconnaissance, pour un spectacle sans risque. Lâinstauration de cette nouvelle Ă©conomie est trĂšs nette dans la double scĂšne au cours de laquelle Ragotin se met en selle assis sur sa carabine, puis Roquebrune, accomplissant le mĂȘme exercice avec la mĂȘme maladresse, en perd ses chausses :
« Lâaccident de Ragotin nâavait fait rire personne, Ă cause de la peur quâon avait eue quâil ne se blessĂąt ; mais celui de Roquebrune fut accompagnĂ© de grands Ă©clats de risĂ©e que lâon fit dans les carrosses. » (I, 20, 164.)
Contrairement aux Ă©pisodes tumultueux du dĂ©but du roman, cette double chute fait tableau en plein air et en public, « à la vue des carrosses qui sâĂ©taient arrĂȘtĂ©s pour le secourir ou plutĂŽt pour en avoir le plaisir ». La scĂšne sâordonne donc naturellement, avec son espace restreint dĂ©limitĂ© par les carrosses arrĂȘtĂ©s. La premiĂšre fois, on craint rĂ©ellement lâaccident : il subsiste quelque chose de lâangoisse liĂ©e Ă lâinvisibilitĂ© fictionnelle. La seconde fois, le spectacle est purement gratuit, et peut dĂ©clencher le rire gĂ©nĂ©ral. Le dispositif est dĂ©sormais rodĂ©.
Liste des illustrations :
Fig. 1 : Jean Baptiste Oudry, La Rancune en brancard abbatu dans un bourbier, in Vingt-six scÚnes piquantes du Roman comique de Scarron, Paris, Desnos [1760?], gravure sur cuivre, Versailles, BibliothÚque municipale centrale, Rés. J-58
Fig. 2 : Pierre-Denis Martin, LâEnlĂšvement du curĂ© de Domfront, 1720, huile sur toile, 86x116 cm, Le Mans, MusĂ©e de TessĂ©
Fig. 3 : Jean Baptiste Oudry, Ragotin est renversé dans la boue, in Vingt-six scÚnes piquantes du Roman comique de Scarron, Paris, Desnos [1760?], gravure sur cuivre, Versailles, BibliothÚque municipale centrale, Rés. J-58
Fig. 4 : Pierre-Denis Martin, Combat de nuit pour le mot de cocu, 1720, huile sur toile, 85x114 cm, Le Mans, Musée de Tessé
Fig. 5 : Jean-Baptiste Oudry, Combat dans lâhĂŽtellerie pour le mot de cocu. La RappiniĂšre met fin au combat, encre noire, lavis gris et noir, papier bleu, pierre noire, pinceau, signĂ© et datĂ© en bas Ă gauche « JB. Oudry 1727 », Paris, MusĂ©e du Louvre, RF1689
Fig. 6 : Pierre-Denis Martin, La RappiniÚre embroché par une chÚvre et la Rancune renverse son pot sur son compagnon de lit, 1720, huile sur toile, 85x114 cm, Le Mans, Musée de Tessé
Fig. 7 : Jean-Baptiste Oudry, Le Destin tombe sur la RappiniÚre embroché par une chÚvre, encre noire, lavis gris et noir, papier bleu, pierre noire, pinceau, signé et daté en bas à gauche « JB. Oudry 1727 », Paris, Musée du Louvre, RF1686
Fig. 8 : Contes et nouvelles de Marguerite de Valois, reine de Navarre, mis en beau langage accommodĂ© au goĂ»t de ce temps [âŠ], Amsterdam, Georges Gallet, 1698, 1708, Versailles, BibliothĂšque municipale centrale, F.A. in-8° E431e, gravure de Romeyn de Hooghe pour la 43e nouvelle.
Fig. 9Â : Jean-Baptiste Joseph Pater, Ragotin Ă cheval avec sa carabine, 1729-1732, huile sur toile, 28,7x38,3 cm, Berlin, Nouveau Palais de Sans-Souci.
Fig. 10Â : Jean-Baptiste Joseph Pater, Le PoĂšte Roquebrune perd ses chausses, 1729-1732, huile sur toile, 28,7x38,3 cm, Berlin, Nouveau Palais de Sans-Souci.
Référence de l'article
StĂ©phane Lojkine, « On nây voit rien : lâinvisibilitĂ© fictionnelle Ă lâĂ©preuve de la scĂšne dans Le Roman comique », Fictions de la rencontre : Le Roman comique de Scrarron, dir. S. Lojkine et P. Ronzeaud, Presses de lâUniversitĂ© de Provence, « Textuelles », 2011, p. 157-170.
Fiction, illustration, peinture
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