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Résumé

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Références de l’article

Stéphane Lojkine, « D'un long silence… Cicéron dans la querelle française des inversions (1667-1751) », Ciceroniana Online, Open Journal Systems, 2020, “Cicero, Society, and the Idea of artes liberales” Atti del convegno a cura di Jerzy AXER, Katarzyna MARCINIAK, Ciceroniana On Line IV, 2, 2020, p.375-445.

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Ressources externes

Avant la querelle : l’hyperbate de la Grammaire de Port-Royal

La Grammaire de Port-Royal ne s’est guère intéressée à l’ordre des mots dans la phrase. Elle ne consacre qu’un bref dernier chapitre à « la syntaxe ou construction des mots ensemble » : encore ce chapitre s’intéresse-t-il plus au régime des verbes (aux compléments qu’ils commandent) qu’à l’ordre proprement dit. C’est un tout dernier codicille à ce dernier chapitre, intitulé « Des figures de construction »1, qui aborde enfin la question. Ces figures sont pensées comme des écarts par rapport à « l’ordre naturel », « à l’expression naturelle de nos pensées ». Ces écarts sont expressifs : le locuteur privilégie le sens sur la syntaxe ; les figures de construction transgressent la syntaxe pour produire un effet de sens.

Quatre figures sont répertoriées : la syllepse désigne ici un accord en genre ou en nombre par le sens plutôt que par les mots ; l’ellipse et le pléonasme consistent à supprimer ou à répéter ; l’hyperbate enfin, dernière figure d’un ultime codicille au dernier chapitre, est une modification de l’ordre des mots :

« [La façon de parler] qui renverse l’ordre naturel du discours, s’appelle Hyperbate, ou Renversement. […] il n’y a guere de Langue qui use moins de ces figures que la nostre : parce qu’elle aime particulierement la netteté, & à exprimer les choses autant qu’il se peut, dans l’ordre le plus naturel & le plus des-embarrassé, quoy qu’en mesme-temps elle ne cede à aucune en beauté ni en élegance »2.

L’ordre, en français, n’est pas un problème : il est transparent, il est celui de la nature. La rationalité de cette grammaire générale qui vaut pour toutes les langues est en même temps la raison, le principe de la langue française. La licence de l’hyperbate se rencontrera plutôt dans les autres langues, comme un relâchement de la rationalité grammaticale, de sorte que la supériorité nationale est en même temps la supériorité universelle de la raison.

L’hyperbate n’aura, ultérieurement, qu’une fortune médiocre. Autour du renversementen revanche se nouera la querelle des inversions3, qui, au-delà du cercle des grammairiens, oppose partisans du latin et défenseurs du français comme langue universelle de culture et de communication. L’enjeu de l’efficacité de la langue n’est nullement technique : il est social, économique, politique et sémiologique. Un auteur, une figure va incarner cet enjeu : c’est Cicéron.

Ordre de la pensée et ordre de l’expression : Le Laboureur

La question de l’inversion apparaît pour la première fois dans les Avantages de la langue françoise sur la langue latine de Le Laboureur (1667-16694). Dans leur version définitive, les Avantages se présentent comme un recueil de cinq lettres collectées par Samuel Sorbière. Ces lettres, adressées au mathématicien liégeois René-François Walter de Sluze, relatent une dispute survenue entre François Le Laboureur, conseiller du prince de Condé, poète, philosophe à ses heures, et le poète néolatin Charles Du Périer. La dispute porte sur les mérites comparés du français, que défend Le Laboureur, et du latin, dont Du Périer revendique la supériorité.

Le premier argument avancé est celui de la pauvreté du français, qui n’est que le rejeton du latin. Le Laboureur fait remarquer que cette position du français par rapport au latin était déjà celle du latin par rapport au grec, et il fait allusion à cette occasion à un passage du Pro Caecina de Cicéron :

Comment pourrait-on croire qu’il n’y ait pas assez grande abondance de mots non seulement dans notre langue, qu’on dit être pauvre, mais dans aucune autre langue, pour que toutes choses soient nommées selon un terme propre et déterminé, et qu’on soit en un quelconque manque de mots quand ce pour quoi on cherche des mots est une affaire entendue5 ?

Le français au contraire, est une langue riche de tous les emprunts qu’elle a faits à d’autres langues ; sa plasticité vivante fait sa force. On peut tout faire avec le français : Le Laboureur cite notamment un extrait de son poème de Charlemagne, où il décrit l’enchantement qui endort l’empereur selon les principes cartésiens de la circulation sanguine6

Le deuxième temps de la dispute porte alors sur les mérites comparés de la poésie française, avec ses rimes, et de la latine, avec ses mètres. Le Laboureur invoque l’autorité de Géraud de Cordemoy7 pour introduire la notion de transposition :

« il dira que la transposition des mots qui se rencontre sans cesse dans le Latin, fait dans l’esprit un embarras qui ne se trouve point dans notre Langue. Il dira que notre stile est bien mieux reglé, & que chez nous les mots s’arrangent dans la bouche de celuy qui parle, & dans l’oreille de celuy qui écoute, selon que les choses pour estre bien digerées se doivent arranger dans l’entendement de l’un & de l’autre »8.

Virgile pratique constamment ces inversions dans l’ordre des mots, faisant violence à la langue et mettant « le trouble aussi bien dans le sens que dans les paroles » (66). En témoigne son commentateur Servius, qui a dû apporter de l’ordre aux vers « pour en donner l’intelligence » et démêler « ce chaos ». Le « désordre qui paroist dans ces vers » constitue une figure que Le Laboureur nomme synchysis9. Il en donne alors plusieurs exemples, chez Virgile, Horace et enfin Cicéron.

Dans la réponse qu’il fait, via Sorbière, à Le Laboureur pour défendre le latin, de Sluze réfute essentiellement l’idée d’une supériorité naturelle de telle ou telle langue, dont l’expression serait plus conforme à un ordre de nature.

« On a fort disputé de part & d’autre pour savoir laquelle des deux manieres d’écrire étoit plus naturelle, & le procés est encore indecis chez le Rapporteur [= chez Le Laboureur]. Il ne faut pas s’en étonner, car bien souvent nous croyons que ce que l’usage nous a donné, est né avec nous ; & la coûtume contrefait si bien la nature, que l’on prend quelquefois l’une pour l’autre »10.

Chacun s’habitue à sa langue, et la trouve plus naturelle parce qu’il y est plus habitué. Le Laboureur répond à cet argument en invoquant une nouvelle fois le Discours physique de la parole de Cordemoy :

« La parole, témoin notre sage amy, Monsieur de Cordemoy, dans le curieux traitté qu’il en a fait, n’est autre chose qu’un signe de la pensée : & parce que l’on peut faire connoître ses pensées par des gestes ainsi que par des mots, il s’ensuit que toutes les fois qu’un homme fait des gestes pour expliquer ce qu’il pense, il y a lieu de dire qu’il parle, tout de méme que lors qu’il se sert de la voix dans le méme dessein. Mais comme il y a plus de mots que de gestes, & que tous les hommes ont plus de facilité à mouvoir la langue & les parties voisines qui aident a former la voix, qu’ils n’en ont à remuër la teste, les mains & les autres parties du corps qu’on employe pour de certains signes ; il arrive que l’on se sert plus ordinairement de la voix que des autres signes ; & c’est pour cela que dés que l’on dit qu’un homme parle, on conçoit aussi-tôt qu’il profere des mots, & que sa langue seule est employée à cét office.

Or à l’égard des mots & des termes, comme ils sont d’institution en ce qu’ils ont été inventez par les hommes, ils peuvent estre diferents selon que ceux qui s’en servent en sont convenus ; & cette difference des termes fait la difference des langues »11.

Le Laboureur concède qu’aucune langue n’est naturelle. La pensée peut s’exprimer au moyen de deux systèmes de signes qu’il semble d’abord mettre en parallèle : on peut parler par gestes ou parler avec la langue. Le Laboureur révoque assez vite les gestes comme inefficaces ; leur répertoire est maigre et ils nécessitent beaucoup plus d’efforts ; la langue est pour cette raison le système le plus utilisé, et on finit par considérer qu’elle seule est « employée à cette office ».

Or les gestes expriment, pauvrement certes, mais directement les pensées, naturellement donc. La langue (l’organe) en revanche ne peut exprimer la pensée qu’indirectement, par le truchement des mots et des termes que les langues (les systèmes d’expression) auront institués.

Les deux systèmes de signes que constituent le geste et la parole ne sont donc pas exactement parallèles, puisque le premier système est direct, tandis que le second est indirect. Subrepticement s’introduit ici un marqueur de l’ordre naturel de la pensée, qui est le geste, tandis que Le Laboureur insiste fortement sur le caractère d’institution de tous les langages, dont on peut mesurer l’efficacité respective à l’aune d’une même pensée à exprimer. Le principe de cette mesure est le principe d’économie : non pas le plus grand nombre de mots, mais « un nombre suffisant de termes propres » (121) ; non pas n’importe quel ordre pour arranger ces mots, mais un juste arrangement qui soit « celuy de la pensée méme » (ibid.).

Ce qui fait l’identité de la langue, ce ne sont donc pas ses mots, mais ses constructions ; non sa matière, mais sa structure. C’est là que réside la supériorité française. La France accueille les mots des autres langues comme elle accueille les étrangers :

« Comme les François reçoivent facilement les Etrangers, ils reçoivent aussi leurs termes avec la méme facilité : La raison les examine dés qu’ils se presentent ; & si l’usage ensuite les admet, on leur donne alors droit de bourgeoisie : & fussent-ils originaires d’Athenes ou de Rome, de Madrid ou de Florence, ils ont parmy nous les mémes privileges que s’ils étoient nez dans le Louvre. La France les traitte comme ses propres enfans & n’en fait point de distinction » (132-133).

Le principe d’économie s’avère également un principe politique. Entre les enfants de la France, mots natifs comme mots migrants, il ne sera fait aucune distinction. Cette hospitalité de la langue relève d’une générosité bien calculée : elle prépare une juridiction colonisatrice universelle : de « ce qui nous est venu de… » (138), Le Laboureur passe en effet assez vite à ce « que nous avons été prendre » (ibid.) et à « ce riche butin que nous avons fait autre-part » (137)12.

Le Laboureur revient ensuite à « l’arrangement des paroles » en latin, qui ne suit pas « l’ordre des pensées », obligeant l’esprit à un effort supplémentaire :

« cela le fatigue & le brouïlle : car il est obligé pour comprendre ce qu’on dit en Latin de faire deux choses à tous momens, l’une de tirer le verbe du lieu où il est, & l’autre d’aller en retrogradant luy chercher dans les termes qui precedent, la place qu’il y doit tenir ; & quelque fois la periode sera si longue que devant qu’il en ait attaint la fin il en aura oublié le commencement » (155-156).

En latin le verbe ne sera prononcé que tout à la fin : il faut, quand on traduit en français, aller l’extraire de la fin de la phrase pour comprendre la construction du début. Il faut donc « aller en rétrogradant ». Si l’on se reporte maintenant de notre activité de traducteurs à l’activité même de pensée du Romain qui a la première fois conçu et exprimé cette phrase, cela veut dire qu’au moment où les premiers mots de la phrase latine sont exprimés, on pense à la fois les mots du début qu’on exprime et les mots de la fin qu’on n’a pas encore exprimés mais dont ils dépendent : l’esprit est obligé « de faire deux choses à tous momens ». Le Laboureur résume cela par une formule spectaculaire :

« Car enfin il faut que l’on me demeure d’accord que Ciceron & tous les Romains pensoient en François devant que de parler en Latin » (156).

En cherchant à critiquer le fonctionnement de l’expression en latin, Le Laboureur fait apparaître une caractéristique fondamentale et universelle du langage : le langage repose sur l’attelage d’un processus de la pensée à un processus de la parole. Or la pensée ne procède pas comme la parole, par enchaînement de syntagmes, mais par superposition d’objets. Un ensemble d’objets est pensé simultanément, mais un seul est exprimé à la fois. Du coup, dans le moment de l’expression, un attelage se fait entre ce qui est pensé et ce qui est exprimé : ce qui s’exprime signifie toujours à la fois par ce qui est exprimé et par ce par rapport à quoi il est exprimé.

Par conséquent, s’il n’y a pas de succession dans la pensée, l’ordre de succession par la parole pourrait bien être arbitraire dans chaque langue. Le Laboureur propose une autre hypothèse :

« Vous m’objecterez peut estre que l’esprit humain qui est vif & subtil ne fait point tant de poses dans ses pensées, & que concevant un Chien qui prend un Lievre, il imagine cela tout à la fois, comme si on le voyoit en peinture. Je répons que quand cela seroit vray, il est vray aussi que lors qu’on veut exprimer cette prise par l’action du Chien on pense au Chien avant que d’exprimer son action & à designer qu’elle se termine au Lievre. Tout de méme quand on veut expliquer cela par la passion, en disant que le Lievre a été pris par le Chien, on songe au suppost de cette passion qui est le Lievre ; puis à ce qu’il souffre, & enfin à ce Chien qui le fait soufrir. De sorte que si l’on veut faire conçevoir le Chien agissant, ou le Lievre soufrant, dans l’ordre qu’on imagine la chose, on doit suivre notre construction Françoise, & non pas celle des Latins ; lesquels dans leur expression changeoient l’ordre de leur conception » (168-169).

Entre la simultanéité visuelle du tableau qui est pensé « tout à la fois » et la succession discursive que la langue exprime, Le Laboureur introduit un moyen terme, le point de vue, qui différencie un chien prenant un lièvre d’un lièvre pris par un chien. Depuis la scène visuelle de la pensée, le point de vue prépare la succession dans l’expression. Il ordonne le rapport des éléments pensés dans le tableau, et introduit un « ordre [dans lequel] on imagine la chose », un « ordre de leur conception ».

Soit la langue suit cet ordre, comme Le Laboureur prétend que fait le français, soit elle ne le suit pas, comme fait le latin, qui devient une langue à inversion. M. de Sluze objecte à cela que l’ordre naturel de la pensée que suivrait ainsi le français et qu’inverserait le latin est un ordre « selon nos mœurs et non selon le goût des autres Nations » (170) : cet argument relativiste est court-circuité d’avance par l’exemple du chien et du lièvre, dans lequel l’ordre de succession de la pensée est déjà commandé par la relativité du point de vue, qui est une relativité visuelle, et par là universelle, indépendamment de la langue, des mœurs et du goût des nations : « la raison est de tout païs, je ne consulte point en cela le goût que les peuples ont, mais celuy qu’ils doivent avoir » (172).

Mais Le Laboureur va plus loin. Il admet avec de Sluze que cet ordre n’est pas purement rationnel, et abstraitement logique : il est influencé par « ce que l’usage nous insinuë » et « la coûtume contrefait la Nature en toute chose » (ibid., citant de Sluze). L’usage introduit une part d’arbitraire dans l’ordre de la langue13. Or l’usage change historiquement, et notre langue avec lui. Le Laboureur introduit alors un nouvel argument : l’histoire de la langue française est l’histoire de son perfectionnement, que son époque a porté à son point culminant :

« il me semble qu’il y a un certain état de pureté pour les termes, & de naïveté pour la phrase, lequel est destiné à toutes les langues, où quand elles sont parvenuës on peut dire qu’elles sont à leur perfection ; & je croy que la nôtre est arrivée à ce point, parce que tous les mots impropres, rudes & grossiers en sont bannis maintenant » (179).

Le Laboureur semble ici quitter la question syntaxique de l’ordre des mots pour celle du vocabulaire et du style. Mais l’idée est bien toujours la même : le français est parvenu à « un certain état de pureté » c’est-à-dire de transparence de l’expression par rapport à l’idée. Cette pureté n’est pas de nature ; elle constitue un moment de la langue, une maturité dans un processus historique. Dans ce moment historique, qui fait époque, la simplicité essentielle du génie propre de la langue se révèle, se dénude et vient coïncider avec la rationalité universelle dont toute langue est l’expression. L’état de pureté de la langue est aussi son état d’universalité. Le Laboureur porte le témoignage d’une conscience nationale que cette coïncidence est arrivée.

Le latin a eu lui aussi son époque, et c’est celle de Cicéron :

« Quintilien témoigne que force gens de son temps s’imaginoient surpasser Ciceron. J’ay remarqué toutefois que de siecle en siecle tous les Auteurs parlant de l’oraison14 & de la Poësie Latine ont toûjours regardé Ciceron & Virgile comme les deux modeles de perfection en l’un & l’autre genre, dont ils se croyoient bien éloignez. Ils leur ont fait cette justice » (183).

Parce que Cicéron a porté la langue latine à son état de pureté, Sénèque dont la prose est du sable sans chaux15 ne saurait lui être comparé ; les lettres de Symmaque n’ont laissé aucun souvenir à Le Laboureur qui les a lues autrefois, « et c’est une mauvaise marque de l’éloquence de cét Auteur » (183) ; celles de Pline lui ont fait grand plaisir, et Voiture est injuste avec lui ; « à la verité je ne voudrois pas dire qu’il a écrit aussi bien que Ciceron » (187), mais on peut être riche sans être riche comme Crassus ni comme Lucullus : « Conclüons donc que le seul siecle de Ciceron & d’Auguste a veû la langue Romaine dans sa perfection, & demandons à Monsieur de Sluze la permission d’en croire autant du nôtre en faveur de la langue Françoise » (189-190).

L’argument de l’état de pureté repose sur un parallèle historique entre la langue de Cicéron et le français du siècle de Louis XIV, alors que l’argument des inversions repose sur l’opposition structurelle des deux langues : ces deux arguments se contredisent donc, sans apparemment que Le Laboureur s’en soit aperçu. Le long développement sur les mérites comparés de Sénèque, Symmaque, Pline et Martial semble d’ailleurs oublier l’objet de la démonstration : il ne s’agit plus, pour l’auteur, de retracer un processus historique d’épuration puis de corruption de la langue, mais de faire valoir sa culture classique, de briller face à Voiture dans un cercle littéraire et intellectuel où le prestige de la langue latine reste prépondérant.

Pour comprendre ce qui se joue ici, il faut comprendre qui parle. La famille Le Laboureur était paysanne au siècle précédent, attachée aux Condé au service desquels elle s’élève progressivement. Le Laboureur appartient à cette classe de bourgeois éclairés qui se sont élevés socialement dans l’exercice de l’administration publique, classe sur laquelle Louis XIV va s’appuyer pour s’affranchir du gouvernement féodal et affermir la monarchie absolue.

Les avantages de la langue française sont les avantages de la roture : simplicité, familiarité, bon sens, usage pratique de la bouche et de l’oreille. À l’opposé, les défauts du latin sont les artefacts de la culture et de son raffinement : élaboration des tournures, sollicitation des capacités d’abstraction du locuteur comme de l’auditeur, nécessité enfin d’un « long usage » face auquel le parvenu est immédiatement décelé et se ridiculise : la maîtrise du latin n’est nullement l’apanage du noble courtisan, des Grands ; mais elle en transpose l’aisance inaccessible, l’étrangeté fascinante d’un autre monde, l’éclat séduisant et révoltant. Le terrain de la langue est un terrain métaphorique, où ce qui se joue est la conquête du Pouvoir.

Face au latin, l’attitude de Le Laboureur reflète cette ambivalence où fascination et abjection se mêlent, qui est l’ambivalence d’une classe montante rejetant l’ancien monde et cherchant en même temps à se l’approprier. C’est ainsi que, sur la fin du premier discours, Le Laboureur inverse les rôles. Il a l’air de toujours défendre le même avantage du français, mais cette fois c’est lui qui, bon connaisseur du latin, se trouve bien en peine de l’expliquer à « un cavalier de mes amis » arrêté par le latin incompréhensible d’une lettre de Cicéron à Lucceius :

« Un Cavalier de mes amis qui a de l’esprit infiniment & qui sait toutes choses, hors le Latin, dequoy il m’avoit cent fois témoigné un regret extréme, lisoit un jour la version Françoise des Epîtres de Ciceron, dont le texte étoit à côté. Je le surpris comme il étoit sur la douziéme Lettre du cinquiéme Livre. Cette lecture servit à notre premier entretien ; & je ne saurois vous dire comment apres m’avoir encore declaré en cette occasion le chagrin qu’il avoit d’ignorer la Langue Latine, la fantaisie luy vint de me prier de luy expliquer mot à mot un endroit que voicy. Quem enim nostrûm ille moriens apud Mantineam Epaminondas non cum quadam miseratione delectat ? Qui tum denique sibi avelli16 jubet spiculum, posteaquam ei percunctanti dictum est Clypeum esse salvum ; ut etiam in vulneris dolore aequo animo cum laude moreretur17. Je luy dis que je ne pouvois pas le satisfaire & me rendre intelligible : qu’il n’étoit pas de cette Langue comme de la nôtre, parce que chez les Latins le sens & les mots n’étoient pas toûjours d’accort ensemble, & qu’il étoit impossible de les expliquer, à moins que de tourner leurs periodes entieres, à cause de l’inversion qui se trouvoit dans l’arrangement de leurs mots. J’eus beau dire, mon refus ne servit qu’à accroître encore sa curiosité, il fallut le contenter, je commençay donc à rendre en François chaque diction Latine selon qu’elle étoit placée, & fis ce beau galimathias. Lequel car de nous luy mourant a Mantinée Epaminondas ne avec quelque compassion delecte-t’il point. Mais je n’allay pas bien loin avec un semblable jargon : à peine en étois-je au Bouclier du genereux Thebain, que sans vouloir entendre davantage, notre Cavalier m’embrassa, en s’écriant qu’il estoit guery du Latin, grace à Dieu, & qu’il m’étoit bien obligé de l’avoir ainsi consolé de son ignorance ; qu’il vouloit demeurer François jusqu’à la mort, & s’en tenir au langage de sa nourrice, qui s’expliquoit bien plus naturellement que Ciceron »18.

Le Laboureur prend bien soin de commencer par situer socialement l’ami anonyme qui lui confesse son ignorance du latin : c’est un cavalier, c’est-à-dire un gentilhomme qui porte l’épée19. De sa naissance découlent ses qualités : il est homme d’esprit et il « sait toutes choses ». Dans cette panoplie d’excellence, la méconnaissance du latin apparaît comme un accident baroque, une sorte d’hypothèse d’école qui doit surtout nous ôter de l’esprit qu’il pourrait s’agir d’un paysan, d’un rustre, d’un mal appris. Ce cavalier, donc, a entre les mains une édition bilingue de la Correspondance de Cicéron.

Ce n’est pas le grand Cicéron des oraisons et des traités ; c’est celui des lettres familières ; ce n’est pas le texte pur, mais le texte accompagné de sa traduction. De fait, les traductions de Cicéron se multiplient au XVIIe siècle et les Lettres sont en vogue : édition et traduction de R. Lallemand en 1624, de J. Bachou en 1656, traduction seule de J. Godoin en 1663 rééditée en 1666, traduction de Chaumer en 1669.

Dans cette scène que nous rapporte Le Laboureur, se joue un rapport de forces. Le Laboureur se trouve, avec son nom qui dit immédiatement son origine paysanne, face à un gentilhomme qui a l’aisance et les manières de sa classe (« qui a de l’esprit infiniment & qui sait toutes choses »). Ce cavalier est de ses amis, Le Laboureur est reçu dans sa société, il a conquis cet accès. La hiérarchie est implicite, mais elle est sensible : le cavalier badine, s’amuse, il suit une « fantaisie » ; le narrateur est à son service, il devrait le « satisfaire », il faudra le « contenter ».

Son défaut de naissance est compensé par une compétence, le latin, qui transpose ou qui vient après d’autres compétences, qui ont permis son ascension : compétences techniques, administratives, efficacité pratique d’intendance, que le latin vient couronner, ou masquer. La lettre à Lucius Lucceius n’est elle-même pas choisie au hasard. Lucceius est historien comme Jean Le Laboureur, le frère de Louis. Il est en train d’écrire une histoire de Rome depuis la guerre sociale (90 av. J.-C.) et s’approche peu à peu du consulat de Cicéron (63) : Cicéron rêve d’immortalité et brûle de lui demander d’écrire une histoire séparée qui lui serait entièrement dédiée.

Il évoque d’abord la timidité presque paysanne (« pudor quidam paene subrusticus »20) qui l’a retenu jusqu’ici d’aborder ce sujet. Lui, l’homo novus, sans ascendance patricienne, il rêve de voir son nom illustré et rendu célèbre par le livre de Lucceius : « nomen ut nostrum scriptis inlustretur et celebretur tuis ». L’historien laissera à la postérité un monument dans lequel Cicéron rêve de voir immortalisée son action politique.

Bien au-delà du problème de la langue, la lettre de Cicéron interpelle Le Laboureur, mais tombe des mains du Cavalier. Le désir de Cicéron d’immortaliser son nom relaie le désir de Le Laboureur de se faire un nom. Le pudor subrusticus de Cicéron donne forme et figure à la roture paysanne que Le Laboureur s’efforce soigneusement de dissimuler. Et son désir d’immortalité ne s’exprime-t-il pas dans la carrière de poète qu’il revendique à plusieurs reprises en se référant à son Charlemagne ? Ce qui fait sens dans la lettre de Cicéron pour Le Laboureur, le Cavalier ne veut pas l’entendre, ne peut pas le comprendre.

Le passage que le Cavalier cherche à déchiffrer met en abyme ce désir de gloire honteux de lui-même sur fond de trajectoire d’ascension sociale. Cicéron évoque par comparaison la mort d’Épaminondas, général thébain, à la bataille de Mantinée. Plusieurs fois vainqueur contre Sparte, toujours invaincu, Épaminondas s’apprête une nouvelle fois à remporter la bataille. Mais il est mortellement blessé. Il s’agit encore d’offrir l’image d’une mort glorieuse à la postérité : Épaminondas commence par s’assurer qu’on rapporte son bouclier auprès de lui, pour pouvoir mourir en armes. Alors seulement, il fait arracher la pointe du javelot de son côté, et précipite sa mort. Épaminondas construit l’image de sa mort avant de mourir : de même, Cicéron en juin 56 demande à Lucceius de construire l’histoire de son consulat alors que sa carrière politique, après l’affaire Catilina, est compromise.

L’image d’Épaminondas, qui est noble quand Cicéron ne l’est pas, qui est général quand Cicéron n’a occupé que des fonctions civiles, répare elle-même et supplée l’image de Cicéron. Et cette dernière répare et supplée celle de Le Laboureur, homo novus et poète.

La traduction juxtalinéaire, absurde, de la phrase exprimant le geste, l’idée d’Épaminondas, dissémine l’idée en poussière de mots, fait voler en éclats l’image et ramène le lecteur inculte à sa roture et à sa rusticité. Le problème de l’ordre de la langue est le problème du mur de la culture, qui lui-même dissimule celui de la différence sociale.

Enjeu politique de la promotion des langues vulgaires : Charpentier

Le débat qui agite Le Laboureur, Du Périer, M. de Sluze et Sorbière à la fin des années 1660 intervient dans un contexte politique tendu. La signature du traité des Pyrénées en novembre 1659 était censée marquer la fin de la guerre avec l’Espagne. La paix avait été scellée par le mariage de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse d’Autriche, la fille de Philippe IV, le 9 juin 1660, à Saint-Jean-de-Luz.

Lorsque les époux font leur entrée triomphale dans Paris le 16 août, la ville dresse un premier arc de triomphe, éphémère, à l’entrée du faubourg Saint-Antoine, au commencement de l’avenue de Vincennes, sur l’actuelle place de la Nation21. Dix ans plus tard, c’est-à-dire exactement au moment où Le Laboureur publie ses Avantages de la langue françoise, il y eut un concours pour élever à cet emplacement, aux frais de la ville, un arc de triomphe. Les dessins de Charles Perrault remportèrent le prix et la première pierre en fut posée le 6 août 167022 :

« Ce fut […] à l’occasion de l’Arc de Triomphe, que l’on songeoit à élever à l’entrée du Faubourg S. Antoine, que les gens de Lettres se partagérent sur la Question : sçavoir, si les Inscriptions de nos Monumens publics devoient être Latines ou Françoises ; M. Charpentier s’y crut personnellement intéressé. Il publia à ce sujet un volume sous le titre de Défense de la Langue Françoise23, & deux autres ensuite sur son excellence & ses avantages »24.

Quel était l’objet exact de la commémoration ? Curieusement, dans le volume de Charpentier, la question de la langue occulte quasiment celle du contenu des inscriptions25. L’arc de triomphe édifié à l’emplacement de l’entrée triomphale du roi et de la reine en 1660 ne peut plus, en pleine guerre des Flandres, commémorer la paix générale. Il ne célèbre pas non plus le Traité d’Aix-la-Chapelle de 1668, qui vient d’être rompu. Aucune paix, aucun événement définitif ne peut être commémoré ; la France est toujours en guerre à mesure que l’arc de triomphe s’édifie, et c’est finalement un triomphe incertain dans une guerre qui s’éternise que cet arc de triomphe vient, de plus en plus difficilement, incarner. Faute d’argent, le monument n’est construit en pierre que jusqu’à hauteur des piédestaux des colonnes, le reste étant achevé en plâtre, qui se détériore rapidement. Les travaux sont définitivement arrêtés à la mort de Colbert en 1683 et deux ans après la mort du roi, en 1716, le Régent fait démolir ce symbole d’un souvenir honni, malgré le coût exorbitant de son édification (plus de 500000 livres)26.

La querelle sur la langue à utiliser dans les inscriptions d’un monument dont l’objet comme l’achèvement se perdent peu à peu au fil d’une guerre qui s’éternise et d’une crise économique qui s’aggrave, doit se lire au regard de cette perte de sens, et d’une campagne de reconquête idéologique qu’orchestre Colbert, et qu’il ne pourra pas gagner. Pour cette campagne, Colbert cherche à mobiliser ses plus fidèles soutiens à l’Académie française, regroupés en 1663 dans la nouvelle Académie des Inscriptions et des Médailles. François Charpentier, ancien étudiant en droit, académicien depuis 1650, partisan des « modernes » aux côtés de Perrault, y est chargé de défendre la politique de la France en matière de commerce extérieur : Colbert lui commande, en 1665, le discours de lancement de la Compagnie des Indes27.

Charpentier est « personnellement intéressé » à la défense d’une inscription moderne, en français, sur l’arc de triomphe dessiné par son allié politique. Charpentier ne semble pas connaître Louis Le Laboureur, qu’il ne mentionne pas dans sa Défense de la langue française28, où il n’évoque que très fugitivement la question des inversions. Il développe plutôt le second argument de Le Laboureur, qui repose sur le parallèle du latin et du français, et plus précisément de l’état de la langue pour Cicéron et pour les sujets de Louis XIV.

Mais contrairement au panégyrique de Le Laboureur sur l’état de pureté des deux langues prises à l’apogée de leur développement, Charpentier insiste d’abord sur la faiblesse, sur l’imperfection du latin de Cicéron comme du français de ses contemporains. Il le fait dès l’exergue, empruntée au premier paragraphe desTusculanes : « Facile erat vincere non repugnantes », il était facile alors à la Grèce de l’emporter sur Rome dans tous les genres littéraires, quand les Romains ne livraient pas même le combat. Cicéron, au moment d’entreprendre de philosopher en latin, rappelle combien sa langue, sa culture sont démunies, de par l’histoire : il y avait déjà eu Homère et Hésiode avant même que Rome ne fût fondée, Archiloque est contemporain de Romulus, tandis que pour les débuts du théâtre en vers latins, il faut attendre Livius Andronicus au IIIe siècle29

Imposer le latin comme langue de culture et, de là, comme langue universelle, a été un combat, qui n’était pas gagné d’avance. Charpentier rappelle que sous la République la Méditerranée parlait grec et non latin. Lorsque les Romains érigèrent leurs monuments, leurs inscriptions auraient été plus universellement et immédiatement comprises en grec qu’en latin. Ils imposèrent cependant le latin contre une efficacité de court terme, parce qu’il s’agissait de renverser le rapport des langues pour asseoir une domination politique universelle.

« Cependant, quand il a esté question d’honorer leurs Empereurs, & d’eslever des Monumens publics de leurs Triomphes, ils n’ont point employé cette Langue Estrangere si fameuse & si cherie. Ils se sont contentez de la leur propre. Ils ont creu que la mesme Langue qui avoit formé les commandemens Militaires, & qui avoit enseigné aux Soldats a vaincre, estoit capable d’expliquer leur Victoire. Ainsi tous les Arcs de Triomphe qui nous restent ; Ceux de Tite, de Severe, de Constantin ; & si l’on veut encore, ceux qui estoient consacrez à Auguste, à Drusus, à Neron, à Domitian, & à plusieurs autres, lesquels nous ne voyons plus que dans les Medailles, ont tous esté ornez d’Inscriptions Latines. Ils ont jugé que dans ces Ouvrages d’esclat & de durée il estoit de leur grandeur de parler leur Langue, aussi bien que dans les Arrests du Senat. Ils ne se sont point mis en peine si la Langue Grecque estoit plus agreable que la Latine : Sermo Graecus Latino jucundior30, disoit Quintilien ; Ils ont mieux aimé leur rudesse naturelle, qu’une douceur estrangere »31.

Il faut donc préférer le français au latin sur l’inscription de l’arc de triomphe non pas parce que la langue française est supérieure à la latine, mais pour qu’elle le devienne. Chaque peuple doit écrire son triomphe dans la langue dans laquelle il a triomphé, qui est nécessairement grossière et imparfaite, puisqu’elle constitue l’héritage de sa minorité. Le combat pour la langue prolonge le combat militaire et politique : imposer sa langue couronne la victoire32.

Le second discours de Charpentier procède de la même logique fondée sur le parallélisme et la dépréciation :

« comme la Langue Françoise n’est autre chose qu’une dépendance, & un rejetton de la Latine ; de mesme la Langue Latine n’est autre chose qu’une dépendance, & un rejetton de la Grecque ; Et […] le Latin doit sa naissance au Grec, dont il est une espece d’abastardissement, comme le François l’est du Latin »33.

Mais très vite l’argumentation de Charpentier dérape. Emporté par son parallèle, Charpentier oublie le français, fait d’abord l’éloge du latin et, en se référant constamment à Cicéron34, il décrit finalement, et idéalement, une Rome bilingue dans laquelle le grec a cessé d’être une langue étrangère :

« Diray-je encore, que l’Empereur Claudius respondoit en Grec aux Ambassadeurs en plein Senat, & que souvent en rendant la Justice il citoit des Vers d’Homere. Aussi, quand il parloit de la Langue Grecque, & de la Latine, il les appelloit Nos deux Langues, comme s’il n’eust point fait de difference entre l’une & l’autre. Et s’il destitua un Juge dans la Grece, & luy osta mesme la qualité de Citoyen Romain, parce qu’il ne sçavoit pas parler Latin35, il ne le fit pas pour punir en luy l’usage de la Langue Grecque, mais pour vanger le mespris qu’il avoit de la Latine. Il est donc vray, que les Empereurs & les autres Magistrats Romains, n’ont point eu ce dégoust ambitieux, de ne se vouloir pas servir du Grec dans les affaires d’Estat » (Charpentier 1676, 105-106).

Pour les mêmes raisons qui avaient conduit Le Laboureur à faire étalage de sa culture latine dans son plaidoyer pour le français, Charpentier, qui est helléniste et a débuté sa carrière dans les lettres par la traduction de Xénophon, transpose le monde qui est le sien, une culture où coexistent les deux (et même les trois) langues et où la maîtrise, l’usage de la plus ancienne confère prestige et autorité. La Défense de la langue française peut accumuler les exemples d’inscriptions latines sur les monuments romains, ce que le lecteur en retire n’est pas que le latin est aux Romains ce que le français est pour nous, mais que les inscriptions des monuments se font en latin… Et de fait, c’était l’usage constant en France : toutes les inscriptions du premier arc de triomphe du faubourg Saint-Martin, érigé en 1660, étaient en latin36.

La controverse même est factice : dans son second discours, Charpentier est censé répondre à l’abbé de Bourzeis, qui aurait entrepris la réfutation du premier37. Bourzeis est l’idéologue de la Cour pour la guerre des Flandres, à la victoire de laquelle l’arc de triomphe du faubourg Saint-Antoine devrait, pourrait, aurait dû être dédié.

Autrement dit, Charpentier et Bourzeis servent les mêmes intérêts politiques, et leur controverse factice s’avère assez vite une stratégie purement rhétorique pour relancer une propagande qui vire au fiasco. Pour couronner le tout, Bourzeis meurt en 1672 :

« Cette perte irreparable, arrivée peu de jours aprés qu’il eust veu la pluspart de ce second Discours, m’avoit laissé dans le fonds de l’ame une douleur si opiniastre, que j’ay eu peine à me resoudre de prendre les derniers soins qu’il se faut donner pour l’impression » (Charpentier 1676, 337)38.

Charpentier se trouve obligé de conclure sa Défense par un éloge de son collègue Bourzeis, qui de son aveu même annule en quelque sorte l’argumentation déjà peu décisive de son plaidoyer…

Fondamentalement, Charpentier ne s’intéresse ni à la morphologie, ni à la syntaxe des langues qu’il compare. Les langues se valent. Ce qui fait la valeur de la langue, c’est l’usage politique qui en est fait ; ce qui modifie cette valeur, c’est le système des rapports de forces dans lesquels elle est prise. Charpentier évoque pourtant, en quelques pages, la question des inversions :

« Des constructions renversées de la langue latine.

De plus il est indubitable que les constructions de la langue Françoise, sont plus naturelles, plus droites, & plus conformes à la raison, que celles de la langue Latine & de la Grecque mesme, & que les transpositions continuelles des mots qui se rencontrent dans ces Langues anciennes, sont des sources inépuisables d’Equivoques. Quintilien mesme s’en plaint, & nous fait voir que dans cet article d’un Testament ; Hæres meus, Vxori meæ dare, damnas esto, argenti quod elegerit pondo centum ; on ne sçait à qui ce quod elegerit se doit rapporter, & si c’est l’Heritier qui doit choisir ou la femme, ce qui devoit asseurement causer un grand Procez39. Et dans cette autre Proposition, Chremetem audivi percussisse Demeam, on ne sçait si c’est Chremes qui a battu Demeas, ou si Demeas a battu Chremes40 ; Et je ne crois pas qu’on puisse trouver un plus grand deffaut dans un discours, que quand on n’en peut pas comprendre le sens. » (266-267)

Au moins dans un premier temps, le développement de Charpentier ne correspond pas à ce qui est annoncé et marque une régression théorique par rapport à Le Laboureur. Charpentier prétend opposer les « constructions naturelles » du français aux « transpositions » du latin, mais ne prend ses exemples qu’en latin, exemples qui ne sont nullement d’inversion, mais d’équivoque. Dans les deux exemples qu’il emprunte à Quintilien, le latin n’inverse nullement un ordre qui serait plus logique en intervertissant tel ou tel terme. Le latin n’a pas d’ordre, et d’ailleurs ce terme d’ordre est soigneusement évité : du coup, il est impossible, dans le premier exemple, de déterminer l’antécédent de quod (haeres ou uxori), et dans le second de discerner l’accusatif sujet de la proposition infinitive de l’accusatif complément d’objet. Changer l’ordre des mots du latin ne lèverait pas l’équivoque. Ce qui est pointé notamment dans ce dernier exemple est un angle mort de l’analyse logique de la phrase telle qu’elle a été synthétisée par la Grammaire générale, dont les catégories sont celles des cas latins, avant que ne soient introduites, par Beauzée au XVIIIe siècle, les notions de détermination et de complément41. Ici précisément, la catégorie « accusatif » ne permet pas de discriminer Chremetem de Demeam. Le Laboureur avait commencé de théoriser cela avec l’exemple du lièvre et du chien, en introduisant la question du point de vue.

Charpentier cependant en vient à la question proprement dite de l’ordre naturel et de son renversement avec un exemple emprunté à Virgile :

« D’autres ont remarqué encore, la peine que s’est donnée Servius42, pour trouver l’ordre naturel des paroles, de ce fameux passage du second Livre de l’Eneïde.

Juvenes, fortissima, frustraPectora, si vobis, audentem extrema, Cupido
Certa sequi, quæ sit rebus fortuna videtis :
Excessere omnes adytis, arisque relictis,
Dij quibus imperium hoc steterat, succurritis urbiIncensæ, moriamur, & in media arma ruamus43.

Ordo talis est, dit-il ; Juvenes, fortissima pectora, frustra succurritis urbi incensæ quia excesserunt Dij, unde si vobis cupido certa est, me sequi audentem extrema, moriamur, & in media arma ruamus44. Il semble que ce pauvre Grammairien, ait donné luy-mesme dans une embuscade des ennemis, dont il a toutes les peines du monde à se sauver ; & je croy qu’Ænée trouva plus facilement un azile pour son Pere, contre la violence des Grecs, qu’il n’en a trouvé un pour son Autheur, contre cette importune Synchysis, qu’il rencontre icy, c’est à dire une franche confusion, dont il n’a presque osé prononcer le nom en sa propre Langue » (267-269, suite du précédent).

Cet exemple de Virgile était déjà présent chez Le Laboureur, qui employait déjà à son sujet le terme rare de synchysis45. La synchyse est l’interprétation purement rhétorique et non grammaticale de l’hyperbate de la Grammaire générale. Elle définit un effet stylistique de confusion et non une logique de succession propre à la langue. Cette fois, Charpentier prend bien en compte un ordre des mots qui ne suit pas l’ordre naturel, mais il ne le suit pas par la licence poétique que Virgile s’autorise46 et non par une succession qu’ordonnerait le latin et qui serait contraire au bon sens. Ce qui est pointé ici n’est pas un ordre contraire propre au latin, mais, une nouvelle fois, la souplesse et l’absence d’ordre du latin.

Par métalepse, Charpentier compare alors l’embarras de Servius à rétablir l’ordre logique de la phrase de Virgile (il a « donné dans une embuscade des ennemis ») à l’embarras, dans la phrase même, d’Énée acculé par les Grecs dans Troie envahie. N’est-ce pas, aussi, l’embarras de la France face à une guerre des Flandres interminable dont cet arc de triomphe devait consacrer la victoire et la fin ?

Le Laboureur insistait sur le problème de construction que posent ces vers de Virgile : il faut relier frustra, au v. 348, à succurritis au v. 352. C’est le même problème que nous rencontrerons plus loin dans l’exemple du début du Pro Marcello, où il faut relier Diuturni silentii au début de la phrase à finem hodiernus dies attulità la fin. Mais il faut noter ici l’analyse que ni Le Laboureur ni Charpentier ne font : ils ne remarquent pas, ou feignent de ne pas remarquer la superposition géniale, le hiéroglyphe poétique47 que crée Virgile ; Énée exprime son découragement, frustra, mais il a déjà en tête l’énergie qui les poussera à réagir, succurritis : le sentiment mêlé que constitue l’énergie du désespoir est une composition de deux sentiments opposés qu’il faut penser simultanément, mais qu’on ne peut dire successivement.

Le sentiment mêlé, qui va devenir une catégorie essentielle de l’esthétique des Lumières48, suppose pour être pensé une révolution épistémologique que Le Laboureur et Charpentier ont largement préparée. Mais l’ordre de la langue n’est pas seulement une question d’efficacité (Le Laboureur) et de stratégie politique (Charpentier) ; il s’établit à partir d’un silence originaire. C’est de ce silence, depuis lequel on accède au tableau de la pensée et à la superposition de ses éléments, que, le premier, le père Buffier prend la mesure. Or ce silence n’est pas la simple posture d’une expérience de pensée ; il est aussi un silence politique.

Concert des langues et silence politique : Buffier

Claude Buffier (1661-1737) naît en Pologne de parents français. Il passe son enfance à Rouen, entre dans la Société de Jésus en 1679. En 1686 il monte à Paris et termine ses études au collège de Clermont. Il devient ensuite professeur de théologie à Rouen, ferraille avec l’évêque Colbert, qu’il accuse de favoriser les jansénistes, doit s’exiler un temps à Rome, revient à Paris en 1701 et accomplit ensuite toute sa carrière comme professeur au collège de Clermont, le futur lycée Louis-le-Grand dont Diderot évoque avec émotion, dans la Lettre sur les sourds, le cours de rhétorique du célèbre Porée49.

Buffier traite de la querelle sur la préséance des langues et sur l’inversion dans un dialogue de l’Examen des préjugez vulgaires50. L’Examen examine neuf préjugés, le cinquième est formulé comme suit : « Que toutes les Langues & les Jargons qui se parlent au monde, ont en soy une égale beauté ». Dès la première page, il fait référence à Charpentier51. Tout oppose Buffier, jésuite militant, à son prédécesseur, dont les sympathies sont plutôt jansénistes52. Très loin du style de l’Académie, le ton de Buffier est celui de la franche raillerie. Le latin est d’abord délibérément oublié, au profit d’une pluralité burlesque de langues, parmi lesquelles le bas-Breton, puis le Normand53. Les deux interlocuteurs mis en scène par Buffier sont Téandre, défenseur de l’égalité des langues, et Timagène, qui établit une hiérarchie entre elles fondée d’abord sur la douceur de la prononciation (160), puis sur la rigueur de la construction (190). À chaque nouvel exemple, Téandre lui fait remarquer que la comparaison est biaisée par les origines et l’appartenance linguistique du juge : Timagène invoque donc la grammaire comme juge impartial, à quoi Téandre lui rétorque que « la Grammaire […] peut dominer dans la place de Falaise & de Cherbourg, aussi bien qu’au milieu de Paris, & de l’Académie Françoise » (195). Timagène convient que la grammaire n’a pas vocation à trancher entre les formes extérieures des langues (la sonorité des mots), mais qu’elle peut juger de leur fond : l’ordre, la construction, la netteté et l’arrangement des idées (196). Téandre fait remarquer que le français est une langue moins concise que l’italien, et que le latin. C’est parce qu’elle vise toujours la clarté, réplique Timagène, non seulement en fuyant toute ambiguïté, mais encore en suivant l’ordre naturel de la pensée. Viennent alors deux références littéraires qui prennent d’autant plus de relief qu’elles sont les seules de l’entretien. La première est empruntée à Cicéron :

« En effet quel arrangement que de dire comme le Latin de Ciceron, *Au long silence que j’ay gardé jusqu’icy… doit mettre fin ce jour, au lieu de dire selon l’ordre naturel, ce jour doit mettre fin au long silence que j’ay gardé jusqu’icy. Plus j’y pense, ajousta Timagéne, plus ce renversement d’idées me choque dans la plupart des langues ; & plus aussi je suis persuadé que le tout pour le tout, le François leur est préférable à cause de sa netteté »54.

*Diuturni silentii quo eram his temporibus usus… finem hodiernus dies attulit. Cic. or. Pro Marcello. [Note de Buffier.]

L’exemple est assez similaire à celui de la lettre à Lucceius auquel Le Laboureur avait eu recours dans les Avantages : l’arrangement des mots dans la phrase de Cicéron ne suit pas l’ordre logique des idées, qui voudrait que le sujet, ce jour, précède le verbe, doit mettre fin, qui lui-même devrait précéder ce que la grammaire française n’appelle pas encore son « complément », au long silence. Au lieu de cela, Cicéron a renversé l’ordre des mots, rendant le début de la phrase incompréhensible tant qu’on n’est pas arrivé à la fin.

Arrangement, renversement : sur le plan technique, Buffier reprend les termes de Le Laboureur. Mais c’est pour en réfuter radicalement, via Téandre, la démonstration :

« Vous vous pressez toujours un peu de prendre parti, repliqua Téandre, pour moy j’ay peur que la netteté que nous trouvons dans nostre langue, ne soit pas un si grand avantage, ni dont elle doive se prévaloir pour se mettre au dessus des autres langues, du moins serois-je bien aise auparavant que vous me dissiez où vous avez veû des gens qui, sçachant bien l’Italien, le Latin, l’Allemand, ou l’Anglois, se plaignent que dans chacune de ces langues, on ne puisse pas s’expliquer aussi nettement qu’on fait en François ? Voyons-nous parmi eux arriver quelque mésintelligence, faute de bien pouvoir s’entendre ? ». (209-210, suite du précédent)

Le raisonnement de Téandre est un raisonnement par l’absurde. Si l’arrangement des mots en français est plus logique, plus naturel, produit plus de clarté, permet de s’expliquer plus nettement, il faut supposer que les autres langues sont moins efficaces, qu’elles introduisent du flou, de la « mésintelligence » dans la communication. Or a-t-on jamais entendu des étrangers se plaindre de leur langue ? Plus loin, Téandre concèdera que le français connaît une vogue extraordinaire auprès des autres nations : mais « la mode » n’a rien à voir avec la structure ; elle est conjoncturelle, et doit être attribuée à la puissance politique et aux productions de la culture et des arts.

Comme il l’a fait depuis le début de l’entretien, Buffier sort du face à face franco-français du français et du latin : la langue est replacée dans le concert des langues, où chaque langue développe sa logique, ses compétences, son point de vue. Il ne saurait donc y avoir une « prérogative » du français :

« Au regard de l’arrangement de nos expressions, conforme, dites-vous, à l’arrangement qui se fait de nos idées, dans nostre esprit ; si cette prérogative a quelque chose de spécieux55 ; elle n’a rien de réel : car les idées doivent se présenter toutes ensemble à l’esprit, pour faire une proposition, sans quoy elles n’ont aucun sens déterminé, & c’est par cette raison que les Latins pour mettre un verbe à la fin d’une phrase, n’en conçoivent pas moins promptement, ni moins nettement tout ce qu’ils disent56 ; il n’y a dans tout cela que de l’habitude, & un tour d’imagination ».

La querelle des inversions repose sur la comparaison d’un ordre des expressions et d’un ordre des idées, ou autrement dit d’un ordre linguistique et d’un ordre logique. C’est cette hypothèse même que Buffier, via Téandre, récuse : il n’y a pas d’ordre des idées, car « les idées doivent se présenter toutes ensemble à l’esprit ». Le Laboureur, avec l’exemple du chien qui prend un lièvre, ou du lièvre qui est pris par un chien, avait bien suggéré qu’« on imagine cela tout à la fois », mais pour aussitôt mitiger l’hypothèse en introduisant, dans le tableau de la pensée, la distanciation du point de vue.

Enfin, si Cicéron a renversé cet ordre des idées qui en fait n’existe pas, Boileau fait exactement la même chose en français :

« L’éxpérience le montre mesme dans nostre langue ; comment y parle-t-on quelquefois ? Faites-y réfléxion.

De tous les Animaux qui s’élèvent en l’air,
Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer :
De Paris au Perou, du Japon jusqu’à Rome,Le plus sot animal à mon avis, c’est l’homme.

Selon vos régles, ajousta Téandre, & pour arranger nettement les idées ne faudroit-il pas mettre icy d’abord ce qu’on ne place qu’au bout de quatre Vers entiers ? Et dire, l’homme est à mon avis le plus fort de tous les animaux. Ainsi voilà dans le François mesme ce dérangement prétendu d’idées que nous voudrions blasmer dans les autres langues ».

Toute la satire57 consiste à décrire le monde animal comme beaucoup plus avenant que celui des hommes : Boileau choisit les animaux a priori les plus rebutants ou les plus effrayants, tous pourtant bien plus raisonnables : l’ours, la fourmi, le loup, enfin « Un âne, le jouet de tous les animaux, | Un stupide animal, sujet à mille maux ». Et d’imaginer ce que serait le discours de l’âne contre les hommes agités par la chicane, médecins au chevet d’un mourant, pédants à l’université, avocats au tribunal.

Le bavard Morel, vain polémiste, est ainsi fustigé par son portrait et son anti-portrait, un âne comme lui, mais un âne muet, mais un âne raisonnable. Le discours de la satire VIII se déploie ainsi à partir d’une impossibilité logique : il est la parole des animaux destitués de parole et donne à voir un tableau de la sottise humaine depuis le dehors animal de cette sottise, point de vue inaccessible.

Au silence de l’âne, dont la satire VIII amène le discours, correspond le silence de Cicéron, dont le diuturni silentii constitue le point de départ du Pro Marcello. Ce discours prend place à la fin de la guerre civile. Rome a accueilli César en août 46 par un quadruple triomphe, pour ses victoires en Gaule, en Égypte, en Asie et en Afrique. César poursuit la stratégie de mansuétude à l’égard de ses opposants, qui a été la sienne depuis le début du conflit, et rappelle un à un tous les exilés. En septembre au Sénat, le nom de Marcellus est évoqué, son cousin implore sa grâce, César indique que, malgré la haine de Marcellus, il accèdera à la demande du Sénat si l’Assemblée opine pour le rappel de l’ancien consul. Tous les anciens consuls du sénat, à l’exception d’un seul, se prononcent pour la grâce.

C’est à ce moment que Cicéron intervient et, de façon inopinée, prononce le Pro Marcello. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un plaidoyer : l’affaire est déjà entendue, Marcellus sera rappelé à Rome, le discours consiste essentiellement à remercier César. Ce qui fait événement dans ce discours, ce n’est pas le rappel de Marcellus, mais la prise de parole même de Cicéron, partisan modéré de Pompée, qui avait dû lui-même demander son pardon à César en 49, trois ans plus tôt. Cicéron s’est d’abord retiré dans sa villa de Tusculum, où il a rédigé les Tusculanes ; puis il est retourné à Rome, mais il n’a pas pris la parole publiquement : le Pro Marcello signe donc sa dernière tentative de retour à la vie politique.

Le long silence auquel Cicéron met un terme par ce discours, c’est ce silence de trois ans de l’opposant politique gracié, mais politiquement neutralisé : Cicéron n’a pas suivi ses amis pompéiens à Pharsale et en Afrique, où de toutes façons ils ont été écrasés ; figure emblématique du Sénat et des institutions de la république, il n’a pas de place dans le camp de César ; la voie modérée qu’il incarnait n’a plus de sens maintenant que César détient tous les leviers du pouvoir. Le lieu même depuis lequel il parle, le Sénat, incarne un système institutionnel révolu : les remerciements de l’orateur, l’éloge du dictateur de fait qu’est devenu César, dessinent en creux la fermeture de cet espace politique de parole. La parole de Cicéron dit son admiration stupéfaite pour un héros sublime : il en est resté muet pendant trois ans, cette parole dit ce silence. On peut la lire bien sûr comme une bassesse de courtisan (mais pour quel intérêt ?) ; on peut voir aussi s’y exprimer la claire conscience d’un basculement de la république dans l’âge post-politique du silence, ou de l’éloquence réduite à un exercice de rhétorique. Cicéron s’essaye déjà à ce que la parole va devenir sous l’empire : une affaire de rhéteurs, un exercice de style, le genre d’exercice même auquel Buffier entraîne ses élèves au collège de Clermont à Paris.

Ce n’est donc pas au hasard que Buffier fait se succéder l’exemple du diuturni silentii et celui de l’âne de Boileau. Au-delà de l’inversion formelle qui caractérise leur syntaxe, ce sont deux exemples de parole vaine, deux paroles qui disent la vacuité de la parole publique. Par la disposition de Buffier, Boileau rapporte indirectement le sublime début du Pro Marcello à la jactance de Morel, et dit, non sans ironie, ce qu’il en est de la rhétorique de collège : une parole de pure forme, une parole qu’il faudrait réduire au silence.

Ce silence fait symptôme : la question des inversions réduit le langage. Il ne s’agit à aucun moment chez Buffier d’acquérir ou de ne pas acquérir une grammaire difficile, de se familiariser ou non à une syntaxe déroutante. D’emblée, un point de vue surplombant est adopté, virtuellement capable de circuler d’une langue à l’autre, de voyager d’un bout à l’autre du globe, afin de relativiser les pratiques, les croyances, les discours. Au crépuscule de l’âge de l’éloquence, la langue n’est déjà plus le cœur de l’enseignement. L’objectif est, dans l’esprit jésuite, l’acquisition d’un point de vue mondialisé. Comme le dispositif même de l’Examen des préjugés vulgaires le montre d’emblée, la base de la logique n’est plus la structure rhétorique du discours mais la pratique dialogique du paradoxe58, celle-là même qu’affectionnera Diderot à la génération suivante.

La première proposition de l’Examen des préjugés vulgaires entend asseoir cette méthode : « Que deux partis peuvent se contredire et contester sur un même sujet, et avoir tous deux également raison ». Pour le démontrer, Téandre y prend, face à Timagène, l’exemple d’un tableau en anamorphose :

« N’avez-vous jamais veû de ces perspectives59 que l’on montre par rareté60 en certains endroits ? Vous approchez du tableau en face & en ligne directe ; c’est un certain objet qui y est representé : On vous fait aller du costé droit, alors le mesme tableau represente un objet tout autre. Voyez-le d’un troisième costé, il representera un troisiéme objet. Dans ces trois situations differentes, dites-moy je vous prie, si l’on ne peut pas dire en quelque sorte que la verité se multiplie ? Le premier qui voit à main droite dit : C’est une Dame qui est peinte en ce tableau. Le second qui voit à gauche, dit. C’est un Lion furieux. Si les deux parties ne soupçonnent rien de l’Art de la perspective, il est naturel qu’ils entrent en dispute ; moy dira l’un, je suis sûr que c’est une femme qui est representée icy ; je la vois distinctement, voilà son visage, sa coëffure, ses habits ; il faut estre aveugle pour en disconvenir : l’autre ne manquera pas de dire de son costé : c’est un Lion furieux ; voilà sa gueule beante, son crin herissé, ses griffes menaçantes, elles sautent aux yeux, il faut ne les pas ouvrir pour ne pas voir ce que je vois & ce qui est en effet. Encore une fois Timagéne, je vous le demande, où est alors la verité ? n’est-elle pas multipliée dans un seul & mesme objet ? Qu’en pensez-vous ? » (8-10)

Les anamophoses sont à la mode : dans le cloître de la Trinité-des-monts, à Rome, Emmanuel Maignan a représenté en 1642 un Saint François de Paule en prière (164261) qui ne se distingue comme tel que si l’on se place au début du couloir où la fresque de 20 mètres de long est peinte, tandis que si l’on se place face à elle, ce qu’on voit en lieu et place des plis de son manteau est un paysage, où l’on distingue le même saint marchant sur les eaux du détroit de Messine.

Dans l’anamorphose qu’imagine Buffier, on distingue selon le point de vue un lion ou une dame : à partir d’une même image, le déplacement du regard produit deux perceptions complètement différentes. Pourquoi Buffier imagine-t-il une dame et un lion ? Se souvient-il du début de la Bérénice de Segrais, où Zénobie attaquée par un lion s’évanouit tandis que Tiridate combat le lion et la sauve62 ? Selon le point de vue, on percevra le lion attaquant la dame, ou la dame attaquée par le lion : c’est l’exemple du chien et du lièvre, à partir duquel Le Laboureur introduisait le point de vue dans la question des inversions63.

Bien qu’ici il ne s’agisse pas de l’ordre des mots dans la phrase, mais de la confrontation des interlocuteurs dans le dispositif du dialogue paradoxal développé par Buffier, l’enjeu est le même : la différenciation d’un ordre des idées et d’un ordre des expressions revient à celle de la perspective comme tableau, ou objet, et de la perspective comme représentation, ou vérité multipliée. Le tableau est ainsi confirmé comme matrice à partir de laquelle penser toute forme d’expression ou de représentation. L’image est la forme première de la pensée, dont le langage devient une élaboration secondaire, susceptible de toutes sortes de déclinaisons : déclinaisons de mots diversements arrangés, déclinaisons d’opinions, de vues, d’approches singulières.

Pensée par l’image et pensée du paradoxe se rejoignent ici et s’articulent à une révolution de la parole éloquente, arrimée désormais au long silence de Cicéron : se représentant effondrée, ruinée, l’articulation rhétorique du discours, par son envers, se repolitise. Cette repolitisation n’apparaît pas du premier abord et ne va pas de soi : elle passe en effet par un déplacement de la querelle des inversions vers la poésie.

Normaliser Cicéron : Du Cerceau et Batteux

Après Buffier, c’est en effet dans les Réflexions sur la poésie françoise du père Du Cerceau, dont la première publication remonte apparemment à 171864, qu’on retrouve la question de la transposition et des inversions. Du Cerceau part de la contradiction à laquelle est confronté le poète en français : d’un côté la mesure et la rime imposent à l’expression leur contrainte ; de l’autre l’effet recherché est de rendre le vers « aisé & naturel », la poésie « coulante & libre dans sa marche » et de produire le « charme de la facilité qui regne dans les bons vers » (1-2). Mais si l’objectif essentiel du poète est de produire cet « air de facilité », ce « tour aisé & naturel » (3), qu’est-ce qui distingue la poésie de la prose, en dehors des contraintes de la mesure et de la rime ? Qu’est-ce qui stylistiquement différencie la facilité poétique de la facilité de la prose ?

Ce « quelque chose de plus65 », pour Du Cerceau, consiste essentiellement dans la pratique de l’inversion :

« Ce n’est donc que dans l’arrangement des termes, c’est-à-dire, dans la construction & le tour de la Phrase, que peut consister cette difference qui caractérise le Vers François & le distingue de la Prose ; & c’est en cela uniquement que je prétends qu’elle consiste, comme je me flatte de le démontrer dans la suite » (13).

La poésie n’exprime pas les idées selon le même arrangement, le même ordre des mots que la prose. Indépendamment des contraintes de césure et de rime, la poésie transpose. Ce tour poétique n’a rien à voir avec la forme du vers, au point que Du Cerceau pense le rencontrer dans le Télémaque de Fénelon, pourtant écrit en prose. Mais il se heurte en français à une difficulté : contrairement au latin, qui peut arranger ses mots à peu près dans n’importe quel ordre, le français est astreint à un ordre syntaxique qui détermine le sens.

La question de l’inversion poétique était présente dans la querelle dès Le Laboureur, qui s’était complaisamment étendu sur l’obscurité et l’entortillement de tel ou tel passage de Virgile. Charpentier avait surenchéri. Du Cerceau cependant renverse le problème : l’inversion devient ici le charme essentiel, le ressort fondamental du style poétique. L’obscurité rhétorique de la synchyse poétique dénoncée depuis Quintilien s’esthétise. En français, elle relève de la gageure : l’effet obtenu est à la mesure du défi qu’elle lance au poète.

« C’est un point qui paroît d’abord d’autant plus difficile à déterminer que la construction Françoise ne nous permet pas, même dans la Poësie la plus sublime, ces inversions hardies que souffre la construction Latine, où pourvû que tous les mots qui doivent entrer dans la composition d’une phrase, s’y trouvent rassemblés, peu importe bien souvent dans quel ordre on les y place, & quel rang ils y tiennent. Tel qu’on met à la tête de la période, figureroit souvent tout aussi bien, si on le renvoyoit à la queuë ; de sorte qu’en mettant confusément tous les termes d’une phrase dans un chapeau, & les tirant au hazard l’un après l’autre, comme les billets de Loterie, la construction s’en trouveroit toûjours, à peu de chose près, assez reguliere. Notre langue n’admet point une pareille liberté, & a66 sa route plus reserrée & plus gênée. C’est ce que quelques gens lui réprochent, comme une imperfection. J’en conviendrai sans peine dès-qu’on m’aura fait concevoir, que de parler dans le même ordre qu’on pense, c’est un défaut » (18-19).

Derrière l’opposition du français et du latin, de la poésie et de la prose, apparaît ici un conflit sémiologique beaucoup plus profond, entre la structure et l’aléa. Ce conflit se présente ici à front renversé : la prose française, avec son ordre de succession fixé et ses constructions imposant un arrangement de mots rigoureux, incarne les strictes hiérarchies de l’ancien monde de l’éloquence classique. Face à lui, la poésie latine, avec ses inversions hardies, donne l’impression d’une loterie. La loterie est alors un phénomène en plein essor67 : elle est le nouveau monde ; elle introduit, notamment pour suppléer à la dette de l’État, le principe d’égalité face au tirage au sort, le système de l’actionnariat avec son réseau et ses flux financiers, l’autonomie privée d’un capital public. Dans la langue, la transposition, poussée à l’extrême, est une loterie : un tirage au sort semble s’y effectuer à chaque nouvel arrangement de mots, c’est le scandale fascinant du principe d’égalité ; pourtant les arrangements exprimés s’inscrivent dans le réseau et le flux des usages ; il s’établit donc, à partir de ces réseaux, un système de la langue, qui relève de l’autonomie privée (chacun peut parler à sa guise) et constitue un capital public (chacun est tributaire de ce capital et contraint par lui). La langue, perçue comme une loterie dans sa pratique de la transposition, est comprise dans les termes du capitalisme financier qui fait alors ses premiers pas. En ce sens, par un biais, ou un revers quasiment insensible (le front renversé qui identifie le latin au nouveau monde le rend méconnaissable), la querelle des inversions se repolitise à mesure que, s’esthétisant, elle semble se dépolitiser.

C’est précisément à partir de ce passage de Du Cerceau, qu’il cite dès les premières pages pour le réfuter, que Charles Batteux écrit ses Lettres sur la phrase française68, où la querelle des inversions est reformulée dans des termes qui vont désormais servir de référence pour les grammairiens.

Batteux adresse ses lettres à l’abbé d’Olivet, le grand traducteur et éditeur de Cicéron de l’époque69. Il enseigne alors la rhétorique au collège de Navarre : son Cours de belles lettres, ses Beaux-arts réduits à un même principe (1747), le soutien de d’Olivet et du parti dévot lui vaudront la chaire de philosophie grecque et latine au Collège de France (175170) et son élection à l’Académie (1761), contre les Philosophes.

C’est donc sans doute un peu par calcul que les Lettres sur la phrase française font référence de façon privilégiée à Cicéron : le Pro Archia (18, 73), le Pro Marcello(19-20), les Catilinaires (59, 70, 76), le Contre Verrès (77). Face à Cicéron, Batteux cite, pour le français, une fois Boileau (54), et à plusieurs reprises l’évêque Fléchier, dont les prédications, et spécialement les oraisons funèbres, étaient célèbres (72, 87, 90, 94). Ces références plantent le décor politique des Lettres sur la phrase française, résolument conservateur.

Méthodiquement, Batteux commence par définir l’inversion, comme le renversement d’un ordre de succession à un autre. Il distingue trois ordres :

« Or il y a 1°. l’ordre naturel des pensées. 2°. L’ordre naturel des expressions. 3°. L’ordre naturel d’une langue particulière, soit par opposition à quelqu’autre langue, avec laquelle on s’avise de la comparer ; soit en la comparant avec elle-même, dans les deux genres de langage qu’elle contient, qui sont la Prose & la Poësie » (8-9).

On reconnaît dans les deux premiers ordres la distinction de Le Laboureur, qui elle-même formalisait et clarifiait la notion d’ordre naturel à laquelle se référait la Grammaire de Port-Royal. Le troisième ordre condense tout ce qui s’est écrit depuis contre la thèse de Port-Royal, en plaidant pour une approche comparative et relativiste des langues.

L’originalité de Batteux consiste cependant à naturaliser ce troisième ordre : a priori, l’ordre de la langue ne devrait pas être un ordre naturel ; il est fixé par l’usage, par les règles, par la grammaire à laquelle il nous astreint. Cet ordre est d’autant moins naturel que la comparaison des langues en fait ressortir l’arbitraire d’institution. Dans une langue donnée pourtant, la langue établit un ordre constituant en quelque sorte une seconde nature, qu’elle se permet ensuite de suivre ou de renverser. Autrement dit, la langue ne suit pas toujours son propre ordre : de là le style, et la différence qui s’établit, au-delà des contraintes formelles, entre la prose et la poésie.

En amont du troisième ordre, celui de chaque langue particulière, tout est image :

« La pensée est une image intérieure, qui se voit immédiatement par les yeux de l’esprit. L’expression est une image extérieure qui montre la pensée dans des signes arbitraires ou naturels qui la représentent. La pensée & l’expression sont donc images, l’une & l’autre. Or la perfection de toute image consiste dans la ressemblance avec ce dont elle est image : & cette ressemblance, quand elle est parfaite, doit représenter non seulement les choses, mais l’ordre dans lequel se trouvent les choses. Par exemple, si ma pensée me représente un homme ; ce n’est pas assez qu’elle me peigne des bras, une tête, des jambes : il faut encore qu’elle place ces membres comme ils doivent être placez, c’est-à-dire, comme ils le sont réellement dans l’homme qui est représenté ; sans quoi l’image est censée fausse.

C’est donc de l’ordre & de l’arrangement des choses & de leurs parties, que dépend l’ordre & l’arrangement des pensées ; & de l’ordre & de l’arrangement de la pensée & de ses parties, que dépend l’ordre & l’arrangement de l’expression. Et cet arrangement est naturel ou non, dans les pensées & dans les expressions, qui sont images, quand il est ou qu’il n’est pas conforme aux choses, qui sont modèles » (12-13).

Dans le premier ordre, qui définit les images intérieures de la pensée, il n’y a aucune succession. L’exemple de l’homme relie l’image de la théorie de la langue qu’esquisse ici Batteux à l’image théologique chrétienne, qui définit essentiellement l’homme comme image. Batteux précise que « la perfection de toute image consiste dans la ressemblance avec ce dont elle est image » : la ressemblance comme principe de production de l’image vient ici nous rappeler que, théologiquement, l’image signifie la ressemblance, qu’image et ressemblance sont une seule et même chose.

Le deuxième ordre, lui, ordonne la production des images extérieures, c’est-à-dire la traduction de la pensée en expression. Chez Batteux, l’expression n’est pas encore l’expression matérielle d’un discours dans une langue, mais l’extériorisation de l’image pensée dans une expression virtuelle. En amont de l’expression matérielle, Batteux imagine une expression idéale, un ordre idéal de l’expression dans lequel, théoriquement, toute langue devrait extérioriser une pensée donnée. Cet ordre esquisse donc une succession, mais relève encore de l’image, il opère une médiation entre le modèle et le langage, il définit dans l’image, en fonction de ce que je veux exprimer, des intensités, entre ces intensités une hiérarchie, et du coup des priorités. On retrouve ici ce que Le Laboureur avait esquissé avec le chien et le lièvre, ce que Buffier avait défini comme multiplication des vérités dans une perspective : entre le modèle et la succession, la mise en œuvre d’un point de vue.

Mais Batteux ne formule pas le second ordre en termes de point de vue ; il le définit plutôt comme mise en œuvre et signification d’un mouvement :

« Il y a donc d’abord en moi, connoissance de l’objet & de ses qualitez : ensuite vient le mouvement. Je ne commence point par me mouvoir avant que de connoître ; je connois avant que de me mouvoir. Voilà pour moi-même.

Si je veux faire entendre à un homme autre que moi, qu’il doit fuir, ou rechercher quelque objet ; je commencerai de même, par lui montrer cet objet. Ensuite je lui ferai comprendre ce qu’il en doit faire. L’ordre que j’ai suivi pour moi est le même à suivre pour lui. Sa machine étant composée comme la mienne, c’est le même ressort qui doit la faire jouer. J’ai vû un serpent, j’ai fui. Si, parlant par geste, je veux l’avertir de fuir, commencerai-je par lui faire signe de fuir ? Il ne fuiroit pas, sans savoir pourquoi. Il faut donc que je lui montre d’abord le serpent ; ensuite, s’il en a besoin, je lui ferai le geste qui peint l’action de fuir » (16)71.

L’expression est une mise en mouvement de l’image. Dans ce deuxième exemple, l’objet pensé n’est plus l’homme mais un serpent ; je ne vais pas exprimer directement l’objet, le serpent, mais un certain rapport à l’objet, le rapport qui a été le mien : je l’ai fui. Ce rapport, j’intime à mon interlocuteur de le faire sien, fuyez le serpent. Dans ce que j’exprime, j’introduis ainsi par rapport à l’image intérieure, un mouvement, fuyez. Le mouvement vient après l’objet, l’expression met en œuvre un transfert de point de vue : voici comment j’ai réagi vis-à-vis du serpent, et voilà ce que vous devez faire. Il y a donc dans l’expression un double mouvement : celui de la fuite, et celui du passage de j’ai fui à fuyez.

Cet ordre naturel de l’expression, le geste peut le traduire : par gestes, je peux montrer le serpent et faire signe à mon interlocuteur de fuir. Le geste est ici le criterium de l’ordre naturel72. Comment maintenant la langue va-t-elle mettre en œuvre cette expression ? Ou, autrement dit, comment passe-t-on au troisième ordre ? Batteux met en parallèle l’exemple du serpent avec celui du pain, que je demande qu’on me passe à table :

« Ainsi le Latin qui dit, serpentem fuge, panem præbe mihi, suit l’ordre naturel ; & le François qui dit, fuyez le serpent73, donnez-moi du pain, est celui qui le renverse. Voilà une espece d’inversion dont peut-être nous ne nous doutions pas » (17).

Batteux n’est visiblement pas qu’un peu content du renversement produit : la dissociation du deuxième et du troisième ordre lui permet de définir un ordre naturel d’expression où l’objet précède le mouvement. Cet ordre correspond à l’ordre naturel du latin. Contrairement à tout ce qui s’est écrit dans la querelle des inversions depuis plus de soixante-dix ans, voici que le latin devient la langue naturelle, tandis que c’est le français qui devient la langue à inversion74 !

L’exemple choisi du serpent, dans le fil du précédent, est un exemple malicieux : Dieu pense l’homme à son image ; Dieu interdit ensuite à l’homme de manger du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal. Pour respecter ce commandement, il aurait fallu fuir le serpent. Au lieu de cela, Ève a été séduite par ce qu’il lui a dit, par l’explication qu’il lui a donnée de cet interdit : « Mais c’est que Dieu sait, susurre le serpent, qu’aussitôt que vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal » (Genèse, III, 5, Sacy 1665). Il fallait donc fuir le serpent avant que d’accéder à la connaissance ; mais l’homme, en mangeant du fruit, a connu avant que d’esquisser le mouvement de la fuite. Or Batteux écrit qu’« il y a donc d’abord en moi, connoissance de l’objet & de ses qualitez : ensuite vient le mouvement », de sorte que la théorie qu’il avance se trouve pour ainsi dire paraphraser la Genèse…

La facétie nous aide à comprendre le fond théorique de ce qui est avancé : l’ordre naturel de l’expression ne saurait se réduire ni à la formule « nominatif-verbe-régime75 » (l’ordre du français, présenté comme l’ordre naturel depuis Port-Royal), ni à la formule inverse, objet-mouvement, qui se traduit par régime-verbe dans l’exemple du serpent et épouse l’ordre du latin. Tout dépend de ce que l’on veut exprimer, c’est l’inflexion de la pensée qui détermine l’ordre naturel de l’expression : face au péché originel, l’homme est toujours libre, et ni son salut ni sa chute ne sont prédestinés…

En latin aussi l’ordre des mots fait sens, et les mêmes mots, arrangés différemment, prennent un sens différent76 : le latin peut décider aussi bien d’inverser, et de placer l’action avant l’objet. Batteux prend en exemple un passage du début desCatilinaires :

« Si c’est l’action même qu’on veut surtout désigner :

Fuisti apud Leccam : distribuisti partes Italiae : statuisti quo quemque proficisci placeret : delegisti quos Romæ reliqueres, quos tecum educeres : descripsisti urbis partes ad incendia : confirmasti teipsum jam esse exiturum : dixisti paululùm77, &c » (18).

Ce qui doit être signifié en priorité ici n’est d’ailleurs pas le détail de ce qui a été planifié dans la maison du sénateur Lecca, mais le fait que c’est à chaque fois Catilina qui l’a planifié. En latin, c’est la terminaison du verbe, -isti, plus encore que le verbe lui-même qui résonne comme un leitmotiv. L’ordre naturel de l’expression fait passer l’action avant le régime, le verbe avant son complément.

Cet exemple appelle deux remarques : la première concerne la stratégie de Batteux et l’effet produit pour son lecteur. Sur le plan du contenu, les deux exemples, sont des exemples de transgression. J’intime à l’homme, à Adam, de fuir le serpent, mais Adam ne l’a pas fui ; Catilina a partagé, assigné, marqué : tous ses actes signent la conjuration et la volonté de renverser l’ordre établi. Sur le plan de la référence au contraire, les deux exemples renvoient à la norme : à la Bible et à Cicéron, qui incarne la norme de la langue (et pourtant ici semble la transgresser). Sur le plan théorique, les exemples opposent au sein du latin deux ordres contradictoires du langage, deux ordres censés opposer le latin au français. Le système référentiel est donc complètement (et délibérément) brouillé.

Prêtons attention d’autre part à la manière dont la citation de Batteux est coupée, à ce que coupe l’et cætera : « dixisti paulum tibi esse etiam nunc morae, quod ego uiuerem », que d’Olivet traduit par un gallicisme d’inversion : « Vous avez dit que ce qui retardoit votre départ, c’est qu’on ne s’étoit pas défait encore de moi »78. Cicéron accuse Catilina d’avoir projeté son assassinat. Ce que Batteux coupe, c’est le projet de mettre à mort Cicéron, que l’orateur habilement ne formule d’ailleurs pas comme mort, mais comme un « je suis encore vivant ». L’enjeu politique des Catilinaires, le combat à mort de Cicéron et de Catilina, disparaît de ce qui se présente apparemment comme un exemple purement grammatical.

Devant lui, à la pointe de sa parole, Cicéron jette et accumule les forfaits projetés par celui qu’il accuse ; en retrait, en queue de phrase, il réserve le viverem de sa parole toujours vive, mais menacée. Viverem dit la parole actuelle de l’orateur — moi Cicéron, je suis là, vivant, devant vous — encerclée, menacée par le discours absent de Catilina, détaillant ses projets dans le silence de la conjuration.

Cicéron parle alors qu’on aurait dû le réduire au silence. Cicéron parle devant un Sénat que la crainte plonge dans le silence. Habilement, il retournera ce silence en consensus d’accusation et sentence d’exil :

« Quid est, Catilina ? ecquid attendis, ecquid animaduertis horum silentium ? Patiuntur, tacent. Quid exspectas auctoritatem loquentium, quorum uoluntatem tacitorum perspicis ? » (Cat. 1, 2079).

Il faut maintenant se représenter ce que peut et ce que fait la référence à Catilina dans l’échange entre Batteux, professeur de latin dans l’un des plus prestigieux collèges de Paris, et d’Olivet à qui il adresse ses Lettres sur la phrase française, D’Olivet qui a traduit, édité et réédité les Catilinaires. Ils connaissent le texte par cœur, de sorte que Batteux peut jouer de ce qu’il dit et de ce qu’il tait. Batteux coupe sa citation de telle sorte que l’action, que le nom même de Cicéron n’apparaissent pas : distribuisti, statuisti, delegisti, descripsisti, confirmasti, et surtout dixisti ; il s’agit du discours de Catilina. Mais le nom de Catilina n’apparaît pas non plus. La rhétorique, l’efficacité rhétorique du discours jouant de l’inversion, devient un jeu impersonnel et dépolitisé. Juste derrière ce jeu pourtant, à l’et cætera de la coupure, Cicéron joue sa carte maîtresse, et affirme sa présence vivante, viverem, qui emportera l’accord silencieux des sénateurs ralliés à lui.

Cicéron rallie le silence à lui, mais Batteux fait silence sur Cicéron. Cicéron politise le silence, tandis que le discours est rejeté du côté des conjurés ; Batteux dépolitise ce discours en faisant disparaître le dispositif du face à face au Sénat. Il enchaîne ensuite avec un exemple du pro Archia :

« Si c’est le nominatif du verbe qui est le principal objet, on le mettra avant le verbe. Ciceron après avoir dit qu’en louant les grands Capitaines qui avoient triomphé des ennemis de l’empire, on louoit le Peuple Romain, reprend ainsi : Populus enim Romanus, Lucullo imperante, sibi Pontum aperuit80 ; car c’est le Peuple Romain qui s’est ouvert le Royaume de Pont, sous la conduite de Lucullus » (18-19).

On conteste au poète grec Archias son droit de cité romain. Cicéron prend la défense de son ancien maître et évoque ici un poème écrit en l’honneur de Lucullus, le gouverneur de Cilicie qui s’est illustré dans la Guerre contre Mithridate. Or, plaide Cicéron, ce n’est pas Lucullus, c’est, à travers son commandement, le peuple romain tout entier qui est célébré pour, depuis la Cilicie romaine (l’actuel sud de la Turquie), s’être ouvert la route du Pont, c’est-à-dire de la Mer Noire au nord.

Cicéron place Populus Romanus en tête de phrase, parce que c’est là l’objet principal sur lequel il veut que son auditoire fixe son attention. Une fois encore, la parole de Cicéron se retire devant celle du poète, et dans le discours du poète, le poète comme Lucullus, son probable commanditaire, s’effacent devant le peuple romain, qui est la seule justification en dernier ressort de tout discours. Le peuple romain est le grand muet, le fondement politique silencieux de toute oraison. Mais fait-on le lien, dans la démonstration grammaticale de Batteux, entre cette prolepse technique du Populus Romanus et la logique politique de l’oraison cicéronienne qui s’esquisse en sous-main, répétant toujours le retrait de la parole devant la volonté politique du peuple, qu’elle exprime parce qu’il se tait, devant laquelle elle se tait parce que lui seul peut l’exprimer ?

Du Pro Archia, Batteux passe enfin à l’exemple du Diuturni silentii qu’avait invoqué Buffier avant lui, exemple décisif dont les exemples précédents préparent en quelque sorte le commentaire et l’élucidation. Batteux commence par différencier le point de vue de l’auditeur de celui de l’orateur :

« Supposons que le fonds & les circonstances d’un sujet soient également connues de l’Orateur & de l’Auditeur. Le même bon sens qui fait voir à l’un ce qui doit être dit et dans quel ordre il doit l’être, le fait approuver à l’autre81 ; avec cette seule différence, que dans l’Orateur, qui prépare son discours, le bon sens juge avant que le discours se prononce ; & que dans l’Auditeur, il ne juge qu’après qu’il a été prononcé » (19).

Dans le cas du Pro Marcello en effet, tout a déjà été dit et l’affaire est entendue82. Cicéron s’est forgé son opinion, puis prend la parole. Mais pour les sénateurs qui l’écoutent, le discours qu’il prononce viendra d’abord, et confortera ou infléchira ensuite leur jugement. Autrement dit, le seul dispositif de la prise de parole au Sénat introduit une inversion des priorités dans le discours pour l’orateur et pour l’auditeur. Or une nouvelle fois cette inversion se joue autour d’un silence :

« Par exemple, quand Ciceron se leva pour remercier César du pardon qu’il venoit d’accorder à Marcellus, comme il y avoit long-tems qu’il gardoit le silence, cela dut paroître une chose nouvelle : ce fut le premier objèt qui se présenta à l’esprit de l’Auditeur : aussi l’Orateur dit-il dès le premier mot : Diuturni silentii, &c. La seconde pensée de l’Auditeur étoit de chercher la raison de ce long silence. Ce pouvoit être la crainte. Mais l’Orateur ne veut pas qu’on le pense, il écarte cette idée, non timore aliquo. Quelle est donc la vraie raison ? Partim dolore, partim verecundiâ. Il y a donc un ordre naturel pour les pensées entr’elles : ordre réglé par un principe qui est le même dans celui qui parle & dans celui qui écoute » (19-20, suite du précédent).

Il y a un seul principe d’ordre, pour l’expression : on exprime d’abord ce qui doit d’abord se présenter à l’esprit. Ce principe vaut pour Cicéron comme pour ses auditeurs, même si, pour l’un et pour l’autre, à cause de la différence de leurs points de vue, il se traduit par un ordre différent. Pour être efficace, l’orateur se projette dans le point de vue de son auditoire, il anticipe d’abord la surprise des sénateurs d’entendre parler Cicéron, qui s’est tu les derniers mois, et qui n’est sollicité ce jour que pour un bref assentiment à la grâce de Marcellus, laquelle sera de toutes façons accordée. Parce que cette surprise sera première, c’est ce silence rompu qui doit être présenté en premier. Ce n’est d’ailleurs pas exactement le silence, mais la rupture du silence qui constitue « une chose nouvelle ». La surprise passée, l’auditeur s’interrogera sur les causes : les causes du silence, selon Batteux qui suit Cicéron, et non les causes de sa rupture (ce qui serait plus logique dans le raisonnement de Batteux, mais sans doute politiquement plus embarrassant à expliciter).

L’orateur est donc ici supposé suivre l’ordre naturel correspondant au cheminement de la pensée de son auditeur, ordre qui est lui-même inversé par rapport à l’ordre de ses propres pensées… Cicéron en un mot dit les choses à l’envers pour lui, pour que les sénateurs les reçoivent à l’endroit !

Pourquoi le fait-il ? Parce que « l’orateur ne veut pas qu’on pense » qu’il s’est tu par crainte : sous-jacent au discours d’apparat, un dialogue se révèle. L’inversion cicéronienne est une dialogisation autour du silence83 : dialogue de Cicéron avec ses collègues, mais surtout confontation entre deux postures politiques possibles : la crainte d’un côté, la douleur et la réserve de l’autre reproduisent les deux silences de la première Catilinaire, où Cicéron avait converti la paralysie d’un sénat terrifié par le parti des conjurés en assentiment muet à la condamnation de Catilina. Le véritable renversement n’est pas grammatical (dans l’arrangement des mots pour l’orateur et pour l’auditeur), mais politique (de la crainte, qui marque la sortie du politique, à la réserve, verecundia, qui prépare le repolitisation).

Batteux suit Cicéron de très près, et laisse donc entrevoir à la fois cette dialogisation et son enjeu politique. Mais ce n’est pas le raisonnement qu’il suit : il s’en tient à la question de l’ordre du discours. La pluralité des points de vue disparaît, l’ordre suivi par Cicéron devient l’ordre naturel unique « de l’esprit humain » :

« Allons plus loin.

Cet ordre est réglé même pour les parties de chaque pensée. Après que Ciceron a dit la raison de son silence, il dit celle qui le détermine à parler : c’est une autre pensée. Mais comme elle est composée de plusieurs parties, l’Orateur présentera d’abord celles qui ont été l’objet, le mobile de sa démarche : Tantam enim mansuetudinem, tam inusitatam atque inauditam clementiam, tantum in summâ potestate rerum omnium modum, tantam denique sapientiam ac pene divinam nullo modo præterire possim84. Les objèts, comme on voit, sont présentez d’abord. Les degrez de leurs qualitez, sur lesquels s’appuye l’Orateur, sont encore avant les objèts, tantam, tam,tantum : enfin arrive le verbe qui annonce l’action, ferme la marche & marque le repos.

C’est le train naturel de l’esprit humain. C’est toûjours l’objèt qui l’appelle, qui le remue, & qui lui donne la direction de son mouvement. Je sors de chez moi, je me demande d’abord où je vais, avant que de faire le premier pas, qui sans cela pourroit être inutile. Je vais au Louvre, donc voilà mon chemin : ad regiam, ensuite vado » (20-21, suite du précédent).

Batteux conclut l’analyse de cet exemple complexe du début du Pro Marcello par une formule à nouveau simple et concise, ad regiam vado : l’objet précède le mouvement, c’est l’ordre naturel de l’expression, et c’est l’ordre que suit le latin. Mais qui va au Louvre ? C’est le trajet du courtisan, quand l’espace du politique, quand la possibilité d’une parole politique se sont refermées. Alors, la parole se normalise : « voilà mon chemin », il n’y en a qu’un. Cette parole qu’ordonne la nouvelle grammaire consiste à énoncer, ou rappeler, un ordre, se réduit à l’énoncé de la hiérarchie qu’il implique : le siège du pouvoir royal vient d’abord, ad regiam, en latin. Puis, aimanté à lui, vient mon cheminement vers lui, la possibilité d’un accès à lui, vado.

Passer de Diuturni silentii à Ad regiam vado, rabattre le premier exemple sur le second a quelque chose de terrible : dans le Sénat du Pro Marcello, la république effondrée exprime son dernier souffle face à César qui, dans son triomphe, s’offre le luxe de la clémence ; au Louvre, il n’y a plus que César et ses courtisans. Cicéron s’efface dans la norme d’un ordre grammatical du discours, qu’il incarne après l’avoir pourtant transgressé.

Et Batteux s’en félicite.

L’ordre naturel : Condillac

Deux ans avant les Lettres sur la phrase française de Batteux, Condillac avait publié son Essai sur l’origine des connaissances humaines85. Il n’y a apparemment pas de lien entre les questions de grammaire et de traduction débattues par Batteux et la métaphysique de Condillac qui, très loin des grammairiens de Port-Royal, se place résolument sous le patronage empiriste de Locke et de son Essai philosophique concernant l’entendement humain. Mais, ce qui est moins connu, si la première partie de l’Essai de Condillac est en quelque sorte un commentaire de Locke, a priori fort éloigné de notre propos, la seconde partie quitte Locke pour l’abbé Du Bos, qui lui-même appuie entièrement sa démonstration sur Cicéron. Cicéron était jusqu’ici convoqué dans la querelle sur les inversions pour la qualité formelle de son expression latine. Il devient ici, dans ce nouage des Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture86 à la question de l’origine et du développement des langues, un modèle théorique pour la penser.

Pour comprendre comment s’opère ce basculement d’une pensée grammaticale de l’ordre et de la succession des mots à une pensée philosophique de la formation même du langage, et quel rôle Cicéron a joué dans cette modélisation philosophique87, il est nécessaire d’abord de suivre le raisonnement de Condillac à partir de Locke, un raisonnement dont le produit somme toute assez inattendu est l’établissement, contre le bruit de la langue, en amont de ce bruit, du silence d’une scène originaire.

La querelle des inversions portait sur la langue ; l’objet des recherches de Locke et de Condillac est l’esprit. Mais l’ordre des mots dans la langue se mesure à l’étalon d’un ordre naturel de la pensée, que tous les protagonistes de la querelle des inversions convoquent à un moment ou à un autre, même lorsque, comme Buffier, ils commencent par le révoquer. Or cet ordre naturel de la pensée constitue le cœur de l’ouvrage de Condillac. Plus exactement : la notion d’ordre de la pensée est ce que l’Essai sur l’origine des connaissances humaines entreprend souterrainement de déconstruire.

Le maître mot de Condillac n’est pas l’ordre, mais la liaison :

« J’ai, ce me semble, trouvé la solution de tous ces problèmes dans la liaison des idées, soit avec les signes, soit entre elles » (8, 62).

Ce terme de liaison est ambigu. Il peut établir une succession : les idées se lient les unes aux autres, s’enchaînent l’une après l’autre, constituent une chaîne signifiante, une chaîne de signes. Mais la liaison peut aussi mettre en œuvre un ou des rapports : deux, voire même plusieurs idées sont liées entre elles, elles se combinent et se présentent simultanément à l’esprit pour former une idée complexe. Il n’y a alors pas d’enchaînement, pas d’ordre :

« Les idées se lient avec les signes, et ce n’est que par ce moyen, comme je le prouverai, qu’elles se lient entre elles » (9, 62).

Un nouveau modèle théorique est ici en gestation, qui est susceptible de penser la pensée indépendamment des signes de la langue, comme liaison des idées, elles-mêmes définies, engendrées directement à partir des perceptions sensibles. Quand il s’agit d’expliquer pourquoi nous n’avons pas conscience de tout ce que nous percevons, pourquoi alors que nous recevons un flux continu de perceptions, notre mémoire n’enregistre qu’un échantillon discontinu de souvenirs, Condillac introduit la notion de scène :

« Cependant chacun a pu remarquer qu’on n’est jamais plus porté à se croire le seul témoin d’une scène intéressante que quand le spectacle est bien rempli88. […] Peut-être encore que les spectateurs se portent mutuellement, par l’exemple qu’ils se donnent, à fixer la vue sur la scène. […] Quelqu’un qui s’est livré à l’illusion se souviendra fort bien de l’illusion qu’a fait sur lui une scène vive et touchante, mais il ne se souviendra pas toujours de celle qu’il recevait en même temps du reste du spectacle. […] Or on pourrait supposer les fibres de celui-ci dans une si grande contention, par l’impression qu’elles reçoivent de la scène qui cause l’illusion, qu’elles résisteraient à toute autre » (42-43, 83-84 ; P1, S2, ch. 1, §5-7).

L’intensité de la scène se manifeste par la convergence des regards et des attentions des spectateurs vers un point focal unique, par l’élimination des perceptions parasites de l’espace vague et du hors-scène : elle concentre du disséminé vers l’Un, c’est cette concentration, cette contention, qui fixe la mémoire89. La mémoire archive donc des condensés hétérogènes, selon une logique qui n’a rien à voir avec celle des signes, et a fortiori avec le langage.

Le dernier chapitre de la deuxième section, consacré à la raison, se conclut par une réflexion sur l’enthousiasme, qui est la marque du génie, c’est-à-dire l’expression superlative de la raison, mais se situe en même temps à la frontière de la folie, « puisqu’alors on n’est pas maître de sa réflexion » (148, 136 ; P1, S2, ch. 11, §105). Condillac donne deux exemples d’enthousiasme, qui sont deux « mots » : c’est le « qu’il mourût » du vieil Horace dans la tragédie de Corneille et le Fiat lux de la Genèse, mot sublime de Moïse supposé ici en être le rédacteur :

« [Le vieil Horace] préfèrera naturellement [le sentiment] qui agit en lui avec le plus de violence, et il s’y arrêtera, parce que, par la liaison qu’il a avec les autres, il les renferme suffisamment. Or, quel est ce sentiment ? C’est de souhaiter que son fils fût mort : car un pareil désir, ou n’entre point dans l’âme d’un père ; ou, quand il y entre, il doit seul en quelque sorte la remplir. C’est pourquoi lorsqu’on lui demande ce que son fils pouvait faire contre trois, il doit répondre : qu’il mourût » (150, 137 ; P1, S2, ch. 11, §105).

Le mot du vieil Horace ne contient qu’une idée, mais cette idée est liée à toute les autres, que par là le mot signifie. Ce mot est exclusif, il remplit à lui tout seul l’âme du père qui le prononce ; mais le mot sublime ne remplit l’âme que parce qu’il porte la puissance de concentration, de contention, de consonance, de l’instant prégnant d’une scène. Le mot n’est sublime que comme mot de la scène, c’est-à-dire comme véhicule, comme interface de tout autre chose que la succession des mots dans une phrase, comme effet simultané d’une collection d’idées qu’il réveille. Condillac en suit le déploiement dans le second exemple, celui du Fiat lux du récit de Moïse dans la Genèse :

« Ainsi, les idées de commandement et d’obéissance étant liées à celles de supériorité et de dépendance, elles n’ont pu manquer de se réveiller dans son âme ; et il a dû s’y arrêter, comme étant suffisantes pour exprimer toutes les autres. Il se borne donc à dire : Dieu dit que la Lumière soit, et la lumière fut. Par le nombre et par la beauté des idées que ces expressions abrégées réveillent en même temps, elles ont l’avantage de frapper l’âme d’une manière admirable et sont, pour cette raison, ce qu’on nomme sublime » (152, 138 ; P1, S2, ch. 11, §105).

Le mot sublime, qui est la forme exacerbée du développement de toute pensée, réveille, excite un réseau d’idées organisées par polarité : l’idée de commandement, ou de supériorité, est associée à celle antagoniste d’obéissance ou de dépendance. Autrement dit, la logique du mot est exactement l’inverse de celle de la succession linguistique, qui construit le sens à partir d’un système de différences et raisonne selon le principe de non-contradiction : ici au contraire, les sentiments opposés consonnent et la contradiction (des positions, des points de vue) ordonne le réseau des liaisons. Mais surtout le réseau que réveille le mot précède celui-ci : l’idée de commandement précède le Fiat lux ; l’idée d’obéissance détermine l’effet du commandement, et la lumière fut. Mieux : le commandement et son effet viennent d’un seul tenant, constituent un seul mot ; il n’y a pas un commandement suivi d’une obéissance, mais la seule apparition spectaculaire de la lumière sur la scène du monde, qui est à la fois commandement de Dieu et obéissance du monde, où Dieu et le monde se fondent dans une seule représentation.

Il faut attendre la 4e section pour que Condillac envisage explicitement que « nous rassemblons des idées simples sous un seul signe », que donc l’esprit « en considère plusieurs ensemble » (179-180, 152 ; P1, S4, ch. 1, §6-7). C’est dans cette section que s’opère le basculement théorique qui va amener Condillac à élaborer une théorie du langage : le développement des idées dans le langage suit le même modèle que celui des perceptions dans les idées ; mais entre les deux il y a une coupure fondamentale. La liaison des idées réveille la mémoire des perceptions, c’est une expérience de la présence ; la combinaison des signes supplée à l’absence des perceptions, ou à l’impossibilité de percevoir simultanément autant de perceptions, c’est une expérience de l’absence.

Cette absence, cette soustraction originelle que les signes viennent suppléer est fondamentale. Au commencement du premier processus, il y a une perception. Au commencement du second, il n’y a rien : pas de perception, pas de signes. Le modèle du développement du second processus est donné par le premier ; mais son origine n’y a pas de modèle. L’origine des connaissances humaines, qui est l’origine des langues, est une origine seconde (Condillac n’interroge pas l’origine du premier processus) à laquelle on ne peut parvenir que par soustraction. Pour reconstituer le processus qui va de l’absence de signes aux signes les plus élaborés, Condillac procède alors à une expérience de pensée et imagine un sourd-muet de convention (185, 155 ; P1, S4, ch1, §11). Du sourd-muet va naître la parole, du silence de la nature – le système des signes.

Il s’agit d’une expérience de pensée, c’est-à-dire de ce dispositif virtuel que Galilée90 met en œuvre pour se projeter dans un point de vue (le référentiel galiléen) auquel il ne peut pas accéder expérimentalement, un point de vue qu’il ne peut qu’imaginer, que reconstituer par la pensée. Le sourd-muet de convention ne représente donc pas à proprement parler l’origine du sujet parlant : il en constitue même, par la suppression qu’il incarne (« refusez », « ôtez », « enlevez »), l’altérité radicale ; il est le lieu barré et impensable, l’autre sourd et muet du monde des idées, irréductiblement hétérogène aux signes, fondamentalement séparé du monde de l’expression : Condillac donne au chapitre suivant deux exemples documentés qui se rapprochent du sourd-muet de convention ; c’est le jeune homme de Chartres qui à vingt-trois ans retrouve l’ouïe et commence quelques mois plus tard à parler (188-191, 156-157 ; P1, S4, ch. 2, §13-1591) et l’homme aux ours trouvé aux confins de la Lituanie et de la Russie. L’un et l’autre, en accédant à la parole, ne manifestent aucun souvenir de leur vie antérieure, du monde des idées frustres auquel ils étaient jusque-là cantonnés : l’origine de leur monde est cette origine seconde du moment où ils ont commencé à parler, en deçà duquel s’interpose l’écran d’un long silence : « nous n’y pouvons suppléer que par des conjectures » (191, 157 ; P1, S4, ch. 2, §14).

Entre ces deux exemples, Condillac intercale celui du monstre, qu’il peut être intéressant de comparer à celui du serpent chez Batteux :

« Je suppose qu’un monstre auquel il a vu dévorer d’autres animaux, ou que ceux avec lesquels il vit, lui ont appris à fuir, vienne à lui : cette vue attire son attention, réveille les sentiments de frayeur qui sont liés avec l’idée du monstre, et le dispose à la fuite. Il échappe à cet ennemi, mais le tremblement dont tout son corps est agité, lui en conserve quelque temps l’idée présente ; voilà la contemplation : peu après le hasard le conduit dans le même lieu, l’idée du lieu réveille celle du monstre avec laquelle elle s’était liée : voilà l’imagination.

[…] La frayeur de cet homme dissipée, si l’on suppose qu’il ne retourne pas dans le même lieu, ou qu’il n’y retourne que quand l’idée n’en sera plus liée avec celle du monstre, nous ne trouverons rien en lui qui soit propre à lui rappeler ce qu’il a vu. Nous ne pouvons réveiller nos idées qu’autant qu’elles sont liées à quelques signes : les siennes ne le sont qu’aux circonstances qui les ont fait naître : il ne peut donc se les rappeler que quand il se retrouve dans ces mêmes circonstances » (198-199, 160-161 ; P1, S4, ch. 2, §22).

L’enchaînement des trois exemples — le sourd-muet de Chartres, puis la fuite du serpent-monstre, enfin l’homme aux ours de Lituanie — a de quoi déconcerter : alors que le premier et le dernier traitent d’un homme qui acquiert tardivement la parole, et pour qui les circonstances permettent de dégager un monde d’avant nettement distinct du monde d’après, l’exemple intermédiaire du monstre n’engage pas la moindre parole. La scène d’effroi est une scène sans paroles, une scène du monde d’avant la parole. Tout juste déclenche-t-elle l’ébauche d’un signe corporel, d’un symptôme : le tremblement marque la lisière du monde des perceptions et du monde des signes, il est encore présence à l’événement et déjà persistance, trace de l’événement après sa disparition. Mais cette trace naturelle s’efface bientôt : quand l’homme revient sur les lieux de la scène, rien ne la rappelle à lui, il n’en reste rien, le silence et l’absence prévalent.

Pour autant, le récit de Condillac n’efface pas la scène ; au contraire, il est motivé par la menace d’effacement, qu’en quelque sorte il conjure. Une fois encore, il décrit une expérience de pensée, qui consisterait à observer l’homme face au serpent, une première et une seconde fois, à ressentir avec lui ce qu’il ressent, mais à conserver la mémoire de ce qu’il oublie. Il y a donc une première scène, un état originaire, traumatique, de la perception, continuée par le tremblement, qui ne produit que des signes naturels et temporaires ; il y a ensuite un état second, où l’homme au serpent revenu sur les lieux ne se souvient de rien, cet état ne produit aucun signe ; un troisième état enfin, surplombant les deux premiers qu’il observe, rend le premier état visible depuis le second alors même que le second est l’expérience de l’absentement du premier. C’est ce troisième état, réellement impossible, qui permet de produire les signes de la scène du serpent.

La scène du serpent92 caractérise le monde d’avant le langage, elle en donne le mythe, elle équivaut au silence dans lequel le sourd-muet de Chartres était emmuré, ou à l’horreur de la forêt aux ours où le jeune Lituanien a été retrouvé. L’origine du langage est arrimée à cette perte, et à l’intensité superlative de cette horreur première. Implicitement, Condillac identifie cette perte au péché originel, la première parole de l’homme à l’expression du désir du fruit défendu93, et le sourd-muet de convention accédant à la parole à Adam et Ève se communiquant leurs pensées « en sortant des mains de Dieu » : c’est par leur évocation que commence la seconde partie de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, intitulée « Du langage et de la méthode » (257, 193 ; P2, S1, ch. 1).

Le développement du langage est pris dans cette contradiction : Condillac décrit à la fois une déperdition et un déploiement, la perte du monde originel des perceptions et la structuration progressive d’un système de la langue, par combinaison de plus en plus complexe d’idées et de signes. Un premier langage d’action, fait essentiellement de gestes et de cris, est remplacé progressivement par le langage des sons articulés, qui conserve cependant des traces de l’énergie fruste de l’expression primitive. La même logique d’absentement et de supplément est toujours à l’œuvre : l’expression du geste, la musique de la voix, tout ce qui fait l’action, est progressivement perdu au profit de l’articulation du langage, dont la finesse et la précision suppléent l’énergie primitive94.

Condillac ne théorise plus alors à partir de Locke, mais à partir de l’abbé Du Bos : c’est ici qu’intervient Cicéron, notamment le Brutus et le De Oratore, que Condillac a lus à travers l’usage qu’en fait Du Bos. Du Bos convoque Cicéron contre Aristote, ou plus exactement contre l’usage qu’en font les Anciens, dans la querelle des Anciens et des Modernes : contre la poétique classique95 et ses règles de composition strictement textuelles, il promeut l’appareil et les supports de l’énonciation : le jeu de l’acteur, le chant, la danse, c’est-à-dire tout ce que Condillac théorise comme le langage d’action. L’action renvoie ici directement à ce que Cicéron définit comme l’actio de l’orateur96. L’action du langage a bien à voir avec la musique, mais son amplitude, ses inflexions peuvent être beaucoup moins amples, ce qui explique qu’elles soient devenues insensibles.

Condillac évoque le passage du De Oratore où Crassus, écoutant sa belle-mère Lælia parler, s’émerveille de la pureté de sa diction, que le commerce avec l’extérieur de sa maison n’a pas corrompue. Lælia parle la langue de ses ancêtres, sans intonation étrangère, sans rugosité campagnarde, en un mot sans accent.

« Cicéron fait dire à Crassus que quand il entend Lælia, il croit entendre réciter les pièces de Plaute et de Nævius, parce qu’elle prononce uniment et sans affecter les accents des langues étrangères. Or, dit l’Abbé du Bos, Lælia ne chantait pas dans son domestique. Cela est vrai, mais du temps de Plaute et de Nævius, la prononciation des Latins participait déjà du chant, puisque la déclamation des pièces de ces poètes avait été notée. Lælia ne paraissait donc prononcer uniment que parce qu’elle ne se servait pas des nouveaux accents que l’usage avait mis à la mode » (291, 213 ; P2, S1, ch. 3, §24, note)97.

L’exemple de Cicéron semble contredire la thèse de Condillac : Lælia, qui conserve la mémoire de l’ancienne langue, parle sans accent, c’est-à-dire apparemment sans action. Elle ne chantait pas, renchérit Du Bos. Mais les Hébreux, les Grecs et les anciens Romains respectaient une prosodie de la langue, et dansaient leur langue, conservant ainsi la trace de la langue d’action primitive. Condillac suggère que plutôt Crassus n’entendait pas, ou n’entendait plus le chant de la langue de Lælia98, dont nous savons par ailleurs que, si elle ressemblait à celle de Plaute et de Nævius, elle était chantée, et que sa déclamation pouvait être, avait été notée. Mais face aux nouveaux accents étrangers, la langue de Lælia paraissait une langue unie, une langue sans accent : son charme tenait précisément à ce que tout à la fois et contradictoirement elle faisait entendre les accents de Plaute et de Nævius (un chant donc) et elle ne faisait pas entendre d’accent (donc pas de chant). C’est la scène de l’homme face au serpent, qui terrifie et qui s’efface, et que seul le dispositif de l’expérience de pensée permet de saisir à la fois dans son effet et dans son effacement.

Si l’exemple cicéronien de Lælia parlant à Crassus semble plaider pour l’absence d’accent musical dans la langue pure, Condillac en contrebalance l’autorité par un autre exemple cicéronien : c’est l’exercice de traduction de l’oraison en mime, puis du mime en oraison auquel Cicéron et Roscius se seraient livrés selon Macrobe.

« Le défi que Cicéron et Roscius se faisaient quelquefois, nous apprend quelle était déjà l’expression des gestes, même avant l’établissement des pantomines. Cet orateur prononçait une période qu’il venait de composer, et le comédien en rendait le sens par un jeu muet. Cicéron en changeait ensuite les mots ou le tour, de manière que le sens n’en était point énervé ; et Roscius également l’exprimait par des nouveaux gestes. Or, je demande si de pareils gestes auraient pu s’allier avec une déclamation aussi simple que la nôtre » (308-309, 223 ; P. 2, S. 1, chap. 4, §37)99.

Florence Dupont a montré ce qu’il fallait penser de l’authenticité d’une anecdote qui n’apparaît qu’à la fin du IVe siècle100 et qui, si elle s’inspire d’une histoire perdue de Suétone, a très bien pu la déformer aux fins satiriques que Macrobe vise. Mais l’essentiel n’est pas là : elle insiste surtout que, contrairement à un discours courant sur l’éloquence romaine qui s’autorise de cette anecdote, il n’est nullement question, chez Macrobe même, d’exercices de la voix que Roscius et Cicéron auraient pratiqué en commun, nullement question non plus d’une communauté, d’une équivalence entre l’actio de l’orateur et le jeu du comédien. Cette erreur de lecture est celle de Du Bos, que Condillac critique avec une compréhension de l’éloquence cicéronienne au fond assez proche de celle de Florence Dupont : c’est au contraire la différence fondamentale des performances de la scène et du prétoire qui rend utile l’exercice du face à face entre Roscius et Cicéron, mesurant deux efficacités hétérogènes.

Condillac s’interroge alors sur ce qui constitue le vecteur, le medium, l’interface de la traduction de l’oraison en mime, puis du mime en oraison. Il reste assez vague, se contentant de remarquer (contre Dacier cette fois) que la déclamation des Romains n’était sans doute pas « aussi simple que la nôtre ». Ce supplément à la parole, au texte pur, qui constitue l’action du langage n’est pas le mime, mais peut être rendu« par un jeu muet ». Le jeu muet, l’expression des gestes dans la pantomime n’est pas l’actio de l’orateur, comme notre musique n’est pas l’accent de la déclamation : mais la traduction de l’une dans l’autre, puis à rebours de cet autre dans la première, permet de conjurer un « énervement » (affaiblissement) du sens et d’approcher au plus près de l’énergie première du langage d’action dans le développement complexe d’une période oratoire, pour laquelle ce langage primitif n’est pas fait101.

Le supplément d’action que déploie le discours oratoire renvoie donc à l’origine du langage et peut se traduire, tant bien que mal, dans le silence du geste du mime, qui lui-même mime un silence antérieur, celui du langage d’action « avant l’établissement des pantomines ». Ce supplément est un supplément originaire102 : l’action vient paradoxalement avant le langage qu’elle accompagne expressivement ; elle conserve la trace du langage originaire et elle complète, souligne, renforce l’expression par le langage. Cette action, Condillac l’a décrite comme musique d’avant la musique, comme danse d’avant la danse, et maintenant comme une gestuelle d’avant la pantomime.

    Le geste sublime : Diderot

    L’Essai de Condillac a eu un retentissement extraordinaire dans la pensée des Lumières, et d’abord chez ses deux proches amis, Rousseau et Diderot103. Diderot en a tiré la Lettre sur les sourds en 1751 ; Rousseau — l’Essai sur l’origine des langues, qu’il commence à rédiger en 1755. C’est la première filiation que nous allons suivre, car Diderot la lie expressément à la querelle des inversions.

    En 1751, juste après avoir fait paraître le premier tome de l’Encyclopédie, Diderot publie la Lettre sur les sourds et muets, un texte resté célèbre pour la théorie du geste sublime et la conception qui y est développée du hiéroglyphe poétique104 : c’est toute une nouvelle esthétique qui s’ouvre alors, amenée à renouveler radicalement la dramaturgie et plus généralement la sémiologie des Lumières. On en viendrait donc à oublier que le prétexte avoué de cette Lettre est la question grammaticale des inversions. La Lettre proprement dite est précédée d’une « Lettre de l’auteur à M. B. son libraire » qui précise que son livre est adressé « à l’auteur des Beaux-Arts réduits à un même principe ».

    L’adresse à Batteux est en fait une provocation, dont Diderot distille le fiel dans les premières lignes de la Lettre :

    « Je n’ai point eu dessein, Monsieur, de me faire honneur de vos recherches, et vous pouvez revendiquer dans cette Lettre tout ce qui vous conviendra. S’il est arrivé à mes idées d’être voisines des vôtres, c’est comme au lierre à qui il arrive quelquefois de mêler sa feuille à celle du chêne. J’aurais pu m’adresser à M. l’abbé de Condillac, ou à M. du Marsais, car ils ont aussi traité la matière des inversions ; mais vous vous êtes offert le premier à ma pensée, et je me suis accommodé de vous, bien persuadé que le public ne prendrait point une rencontre heureuse pour une préférence. La seule crainte que j’aie, c’est celle de vous distraire, et de vous ravir des instants que vous donnez sans doute à l’étude de la philosophie, et que vous lui devez » (134105).

    Autrement dit : Diderot a puisé sans vergogne dans les travaux de Batteux, mais s’il lui adresse sa Lettre, c’est par hasard, car ceux à qui il aurait dû en fait l’adresser, ses amis et ses vrais inspirateurs, sont Condillac et Du Marsais106. Et en langage plus clair : Batteux est l’autorité académique de façade à qui il convient d’adresser son ouvrage ; Condillac et Du Marsais constituent le réseau réel de connivence intellectuelle. La dernière phrase est un persiflage sur la toute récente nomination de Batteux, professeur de rhétorique ultra-conservateur, à la chaire de philosophie grecque et latine du Collège de France107 : pour Diderot et ses amis, qui se considéraient comme la nouvelle génération des philosophes français, Batteux n’était nullement un philosophe. Quant à la comparaison du lierre et du chêne, elle suggère que Batteux est croulant108.

    Mais cette entrée en matière ne se réduit pas au persiflage qu’elle insinue. En nommant Batteux, Condillac et Du Marsais, Diderot établit également les trois champs disciplinaires à l’intersection desquels il entend positionner le sujet de sa Lettre : la grammaire avec Du Marsais, avec qui il collabore pour les articles de grammaire de l’Encyclopédie (Du Marsais et Beauzée sont en train, sur la base de la Grammaire de Port-Royal, de fonder la grande école française de grammaire des Lumières), la traduction avec Batteux, qui dans les Lettres sur la phrase française, et comme Buffier avant lui, a traité la question des inversions à partir de son expérience de professeur de latin et de traducteur du latin, la philosophie avec Condorcet, qui n’aborde qu’incidemment la question des inversions, à partir d’un questionnement plus fondamental sur l’origine de la pensée et le développement de son expression dans le langage.

    Le point de départ de Diderot est une expérience de pensée qu’il emprunte à Condillac : faute de pouvoir « remonter à la naissance du monde, et à l’origine du langage » (DPV IV, 138), « on pourrait employer un homme qui s’interdisant l’usage des sons articulés, tâcherait de s’exprimer par gestes » : Diderot désigne cet homme comme « mon muet de convention ». Condillac ôtait par la pensée « à un esprit supérieur […] l’usage de la parole » (Condillac 2014, 185, 154-155), il construisait un muet idéal, un muet originaire ; Diderot envisage concrètement de demander à un homme de rester muet. Il s’agit bien toujours d’une expérience de pensée, puisque l’expérience n’a pas réellement lieu, que Diderot se contente de l’envisager. Mais ce qu’il envisage est empiriquement praticable, quand Condillac raisonne sur le modèle scolastique d’unstatus purae naturae qui continuerait d’agir en nous. Condillac supprime par la pensée les états supérieurs de la nature de l’homme et crée pour cela un « homme fictif » (DPV IV, 142) ; Diderot, lui, établit un protocole d’expérimentation pour un homme réel109.

    Ce n’est donc pas à proprement parler une expérience que Diderot nous livre, mais plutôt un surplomb critique par rapport à l’expérience de pensée proposée par Condillac. Diderot en critique en fait toutes les prémisses. Le protocole qu’il met en place souligne d’abord l’artefact inhérent à l’expérience : le muet de convention n’est nullement un muet originaire, l’idée d’un muet originaire est une vue de l’esprit. Vient ensuite le problème de l’arbitraire des gestes produits par le muet de convention : qu’on change de muet et on obtiendra d’autres expressions. L’expérience scientifique tourne alors en comédie burlesque : « quelque Aristophane en ferait, sans doute, une scène excellente » (139110). Enfin le muet de convention risque de ne pas directement et spontanément s’exprimer par gestes, mais plutôt de traduire en gestes, mot à mot si l’on peut dire, ou geste pour mot, ce qu’il aurait dit en langage articulé : c’est l’écueil auquel « nos meilleurs latinistes » sont confrontés quand ils traduisent (141).

    Diderot a glissé d’une expérience à une autre111 : il s’agissait de répondre par gestes à une question, de retrouver par là le langage originaire, selon l’objectif de Condillac ; le muet de convention est désormais sommé de traduire un discours, et c’est là une tâche qui intéresse directement Batteux. Un discours préexiste au langage originaire qui sera produit, et met en accusation l’idée même de l’origine. Nous reconnaissons d’autre part, dans cette nouvelle expérience, l’exercice auquel se serait livré Cicéron avec Roscius selon Macrobe, une anecdote que Diderot a pu lire dans l’Essai de Condillac112. Un indice que Diderot a cet exemple en tête nous est donné par la référence à la pantomime :

    « Il ne faut pas que vous confondiez l’exercice que je vous propose ici avec la pantomime ordinaire. Rendre une action, ou rendre un discours par des gestes, ce sont deux versions fort différentes » (139).

    Diderot radicalise le propos de Condillac qui évoquait, en se référant à Cicéron et à Roscius, « l’expression des gestes, même avant l’établissement des pantomines » : la pantomime renvoie ici à une mutation décisive du théâtre romain, qui s’est faite précisément du temps de Roscius, a conduit au déclin d’une conception de l’acteur comme émule de l’orateur et à la promotion, sous l’Empire, de l’acteur muet — histrion, ludion, danseur-mime —, accompagné le cas échéant d’un chanteur ou d’un chœur113. L’expression « rendre une action » s’appuie sur le substrat commun qui unit dans leur hétérogénéité même l’actio de l’orateur et le jeu de l’acteur : ce substrat serait ce qu’il nous reste dans le langage évolué, ce qu’il restait à Cicéron et à Roscius, du « langage d’action » de Condillac. Le muet de convention diderotien a donc une origine cicéronienne, il est à la base le Roscius de Cicéron selon Macrobe, qui traduisait en gestes ses discours afin que Cicéron, les retraduisant en parole, puisse en rectifier toutes les tournures et formules « énervées ». Diderot cependant fait différer son muet de convention du Roscius de la fable.

    Car il y a deux traductions possibles du discours en gestes : il y a « l’exercice que je vous propose ici » et « la pantomime ordinaire ». La pantomime ordinaire serait une traduction servile et littérale, calquée sur l’ordre et l’esprit de la langue articulée, de ce que Condillac appelle le langage d’institution. L’exercice que propose Diderot consisterait dans une véritable traduction qui repenserait de fond en comble le message du discours, qui le traduirait dans l’esprit de cette langue originaire, naturelle, universelle, qu’est le langage d’action, dont l’expression gestuelle est ce qui approche le plus. Exercice de fait impossible, dont Diderot nous dit qu’il serait toujours exécuté différemment, et que l’intérêt essentiel en serait les commentaires que les muets de convention feraient sur leur traduction :

    « Mais comme le style qu’on a est toujours celui qu’on juge le meilleur, la conversation qui suivrait les expériences ne pourrait qu’être très philosophique et très vive : car tous nos muets de convention seraient obligés, quand on leur restituerait l’usage de la parole, de justifier non seulement leur expression, mais encore la préférence qu’ils auraient donnée dans l’ordre de leurs gestes, à telle ou telle idée » (Ibid.).

    Autrement dit, cette expérience, dont la base est l’expérience de pensée sur laquelle Condillac fonde l’ensemble du projet de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, est un fiasco. Aimablement, mais méthodiquement, Diderot en aura déconstruit le postulat et les procédures. Si l’action constitue dans le langage le substrat originel de l’expression, pour Diderot ce substrat en est en même temps la forme la plus élaborée, la plus évoluée114 : le paradoxe de la Lettre sur les sourds et muets réside dans le statut de ce supplément originaire, que Diderot désigne non comme action du discours (l’action est un paradigme rhétorique), mais comme geste sublime115 :

    « …on parviendrait à substituer aux gestes à peu près leur équivalent en mots ; je dis à peu près, parce qu’il y a des gestes sublimes que toute l’éloquence oratoire ne rendra jamais » (142).

    Ici Diderot abandonne de fait la possibilité de traduire l’oraison en gestes, puis le geste en oraison : il renonce à l’expérience de Cicéron et de Roscius telle que nous la rapporte Macrobe. Mais il le fait en conservant le paradigme du face à face de l’orateur et de l’acteur : les gestes sublimes dont Diderot prend l’exemple, lady Macbeth somnambule se lavant les mains, Phocas face aux deux jeunes princes dans l’Héraclius de Corneille, Rodogune portant à ses lèvres la coupe empoisonnée (143-144), sont des exemples de pantomime théâtrale, c’est-à-dire des exemples où Roscius prend son autonomie par rapport à Cicéron.

    Au milieu de ces exemples, Diderot insère celui d’Épaminondas à la bataille de Mantinée, dont Le Laboureur avait convoqué le récit de Cicéron dans une lettre à Lucius Lucceius comme exemple de la pratique latine de l’inversion, qui le rend si difficile à traduire pour un Français116. De là, quittant Condillac, Diderot glisse insensiblement vers les questions de syntaxe latine qui présidaient à la démonstration de Batteux. Vient alors l’exemple du début du Pro Marcello, exemple d’inversion que nous avons rencontré une première fois chez le père Buffier117, puis chez Batteux118. L’exemple étant connu, Diderot peut se permettre de rester assez elliptique :

    « Quand Cicéron commence l’Oraison pour Marcellus par Diuturni silentii, Patres Conscripti, quo eram his temporibus usus, etc. l’on voit qu’il avait eu dans l’esprit antérieurement à son long silence une idée qui devait suivre, qui commandait la terminaison de son long silence, et qui le contraignait à dire Diuturni silentii, et non pas Diuturnum silentium. » (DPV IV, 154)

    Buffier, qui avait invoqué le premier cet exemple, en avait tiré argument pour plaider la diversité des langues et la relativité de l’ordre syntaxique que chacune impose. Batteux avait déplacé ce jeu de la différence de la diversité externe des langues vers celle interne des positions dans le dispositif d’énonciation : si la priorité des choses à dire impose un certain ordre pour Cicéron qui va parler, elle en impose un autre pour les Sénateurs qui vont l’entendre ; Cicéron s’adapte au point de vue de ses auditeurs et suit l’ordre de leurs attentes plutôt que celui de ses idées, d’où l’effet d’inversion. Nous avons vu par ailleurs que le paradigme de l’ordre était contrecarré chez Batteux par une modélisation de la pensée comme image, tableau ou scène, sans succession donc. Diderot hérite de cette contradiction. D’emblée, il ne pense plus les choses en termes d’ordre, de variation dans une succession, mais en termes de superposition : ce que Cicéron « avait eu dans l’esprit antérieurement », l’idée du discours dont il a médité le canevas avant de prendre la parole, vient se superposer au fait présent qui s’impose, le « long silence » qu’il est en train de rompre, « la terminaison de son long silence ». Le génitif Diuturni silentii au lieu du nominatif Diuturnum silentium n’indique pas pour Diderot une hiérarchie logique dans la syntaxe, ni un ordre de succession des idées, mais cette superposition qui se fait dans l’esprit de Cicéron au moment où il prend la parole : la réalité présente de sa situation, son long silence, est fléchie au génitif par l’idée du discours qu’il a en tête et qu’il va prononcer.

    Cette inversion ne constitue donc pas à proprement parler une inversion, mais révèle plutôt une « habitude de transposer », c’est-à-dire d’adapter l’idée qu’il a conçue à la situation d’énonciation dans laquelle il va l’exprimer :

    « Ce que je viens de dire de l’inversion du commencement de l’Oraison pour Marcellus, est applicable à toute autre inversion. En général dans une période grecque ou latine, quelque longue qu’elle soit, on s’aperçoit dès le commencement que l’auteur ayant eu raison d’employer telle ou telle terminaison, plutôt que toute autre, il n’y avait point dans ses idées l’inversion qui règne dans ses termes. En effet, dans la période précédente qu’est-ce qui déterminait Cicéron à écrire Diuturni silentii au génitif, quo à l’ablatif, eram à l’imparfait, et ainsi du reste, qu’un ordre d’idées [155] préexistant dans son esprit, tout contraire à celui des expressions, ordre auquel il se conformait sans s’en apercevoir, subjugué par la longue habitude de transposer ? » (DPV IV, 154-155, suite du précédent).

    Par cette « longue habitude de transposer », Diderot reformule a priori l’analyse de Batteux en termes de point de vue. En apparence, la transposition est une autre manière de dire que l’éloquence consiste toujours, pour l’orateur, à adapter son idée, son point de vue, à celui de son auditoire et à la situation d’énonciation que cet auditoire établit.

    Pourtant la question de l’ordre est repoussée à la fin du développement. Ce qui est mis en avant, c’est que « quand Cicéron commence… on voit que… », c’est qu’« on s’aperçoit dès le commencement que… » : dès le diuturni silentii, les jeux sont faits, tout le génie de cette période tient dans ces deux mots liminaires au génitif, qui font comprendre à l’auditeur que l’orateur a déjà tout le système de sa phrase en tête, que l’idée dont il ne nous donne que la pointe, que l’extrémité, est déjà là, prête et complète, dans sa tête.

    Alors oui, certes, il y a « un ordre d’idées préexistant dans son esprit », et cet ordre n’est pas l’ordre des expressions effectivement prononcées, parce que « la bonne construction exigeait qu’on présentât d’abord l’idée principale » (149), mais cette idée n’est pas la même pour l’orateur et pour son auditoire. Cicéron a donc transposé pour s’adapter à son auditoire (Diderot suit ici Batteux), mais il l’a fait « sans s’en apercevoir, subjugué par la longue habitude de transposer » : tout le monde transpose tout le temps, on transpose pour ainsi dire insensiblement, de sorte que l’ordre des idées antérieur à l’ordre des expressions n’est quasiment plus un ordre. Paradoxalement, il devient à la longue une simultanéité originaire.

    La transposition cesse alors de constituer une opération singulière dans une phrase particulière pour produire un effet particulier. La transposition devient l’opération universelle de l’esprit quand il exprime sa pensée dans une langue : l’ordre des idées constitue un ensemble global synchronique que le sujet transpose ensuite dans un ordre d’expression. Parler, c’est transposer. La langue n’est jamais naturelle. La langue est un instrument qui nécessite, pour l’esprit, une transposition. Mais cette transposition relève, pour chacun d’entre nous, d’une habitude si ancienne, si continue, qu’elle est devenue pour nous en quelque sorte une seconde nature : nous ne nous apercevons plus que nous transposons.

    « Et pourquoi Cicéron n’aurait-il pas transposé sans s’en apercevoir, puisque la chose nous arrive à nous-mêmes, à nous qui croyons avoir formé notre langue sur la suite naturelle des idées ? J’ai donc eu raison de distinguer l’ordre naturel des idées et des signes, de l’ordre scientifique et d’institution » (DPV IV, 155, suite du précédent).

    Cicéron a transposé en latin, au début du Pro Marcello, comme nous, nous transposons en français chaque fois que nous nous exprimons. Diderot fait ici expressément référence à la querelle. Il n’y a pas, comme l’ont suggéré avant lui Le Laboureur, Buffier ou Batteux119, des langues à inversion et des langues sans inversion120 ; le français n’est pas supérieur au latin parce que l’ordre de ses mots dans la phrase serait plus naturel que l’ordre latin121. Toutes les langues transposent. L’ordre naturel n’est d’aucune langue ; dès lors qu’on s’exprime dans une langue, quelle qu’elle soit, on s’exprime dans un ordre d’institution. La langue institue un ordre : ce qui est en cause, ce qu’il s’agit de conjurer, c’est l’ordre de succession qu’impose, pour l’expression des idées, toute langue.

    Diderot s’attaque alors à la question du point de vue qu’avait introduite Batteux, mais il l’objective en quelque sorte : il ne s’agit pas, pour Cicéron, d’adapter ce qu’il a à dire au point de vue de ceux qui l’écoutent, mais de prendre en compte, quand quelque chose est dit, que cet énoncé se positionne par rapport à un ordre pour celui qui le dit et à un ordre pour celui à qui il est dit :

    « Vous avez pourtant cru, Monsieur122, devoir soutenir que dans la période de Cicéron dont il s’agit entre nous, il n’y avait point d’inversion, et je ne disconviens pas qu’à certains égards vous ne puissiez avoir raison ; mais il faut pour s’en convaincre faire deux réflexions, qui, ce me semble, vous ont échappé. La première, c’est que l’inversion, proprement dite, ou l’ordre d’institution, l’ordre scientifique et grammatical, n’étant autre chose qu’un ordre dans les mots contraire à celui des idées, ce qui sera inversion pour l’un, souvent ne le sera pas pour l’autre. Car dans une suite d’idées, il n’arrive pas toujours que tout le monde soit également affecté par la même » (DPV IV, 155, suite du précédent).

    Comment pouvons-nous décider ce que Cicéron a eu d’abord à l’esprit, parmi les différents objets qui ont trouvé finalement leur place dans la phrase qu’il a prononcée ? A-t-il d’abord pensé au fait qu’il rompait le silence aujourd’hui, à la fin de ce silence, ou bien est-ce le silence lui-même qu’il avait gardé tout ce temps depuis son retour d’exil qui s’est imposé à lui au moment d’y mettre fin en prenant la parole ? Batteux avait ramené la logique de l’ordre d’expression à une question de priorité des objets ; Diderot démultiplie les objets comme il a, plus haut, démultiplié les sourds-muets d’une expérience elle-même démultipliée. C’est la même stratégie déconstructive, qui vise à remettre en question la logique même du raisonnement de Batteux.

    D’abord il n’est plus question d’objets, mais d’idées, abstraites ou concrètes, consistant en actions, en objets, en qualités ou attributs d’objets, ou en composition de tout cela. Potentiellement, dans l’expression d’une phrase donnée, dans une langue donnée, une inversion de l’ordre des idées tel qu’il a été pensé est toujours possible. Mais c’est une question de conjecture et de point de vue, on entre dans de l’indécidable. L’ordre naturel, ou plutôt l’ordre subjectif et conjoncturel des idées est indécidable. Il n’y a donc pas à proprement parler d’ordre, d’évidence objective d’un ordre. Diderot ne parle d’ailleurs plus d’ordre (« un ordre d’idées préexistant dans son esprit ») mais de suite (« Car dans une suite d’idées… ») : la suite n’est plus à proprement parler un ordre, mais un système qui se présente simultanément à l’esprit, un système global dans lequel l’esprit peut choisir d’être prioritairement affecté par telle ou telle partie. On quitte ici une logique de succession discursive pour une logique de l’impression sensible dans laquelle les idées ne se présentent pas une par une mais consonnent ensemble, avec la possibilité pour chacun de faire porter l’accent sur tel ou tel élément du système plutôt que sur un autre.

    Diderot enchaîne alors avec l’exemple du serpent, qui se trouvait avant celui du Diuturni silentii chez Batteux123, et que nous avions rencontré également chez Condillac (le monstre124).

    « Par exemple, si de ces deux idées contenues dans la phrase serpentem fuge, je vous demande quelle est la principale, vous me direz, vous, que c’est le serpent ; mais un autre prétendra que c’est la fuite, et vous aurez tous deux raison. L’homme peureux ne songe qu’au serpent ; mais celui qui craint moins le serpent que ma perte, ne songe qu’à ma fuite : l’un s’effraie et l’autre m’avertit » (DPV, IV 155-156, suite du précédent).

    Pour Batteux, serpentem est un objet, tandis que fuge est une action, dont cet objet est le mobile. Batteux reconnaît l’objet, la qualité et l’action comme des formes, des catégories différentes d’idées ; il considère que l’objet est toujours la première idée qui se présente, et en déduit que le latin dispose les mots dans l’ordre naturel des idées, sans inversion. Diderot ne tient pas compte de la différence typologique et grammaticale entre les idées, il s’appuie exclusivement sur le point de vue (ce qui apparemment demeure dans la logique de Batteux) : mais il y a toutes sortes de points de vue (toujours la stratégie de démultiplication déconstructive des paradigmes), de sorte que l’ordre d’expression dépend, non de la langue, mais de ce que le locuteur choisit de mettre en avant. Malicieusement, Diderot fait du locuteur latin un froussard, et du locuteur français, qui dit « Fuis » avant « le serpent », un altruiste !

    L’écart de Diderot par rapport à Batteux est-il influencé par la manière très différente dont Condillac avait traité le face à face de l’homme avec le monstre, dans une scène un peu différente d’ailleurs, où il n’y a pas de tiers à avertir ? Condillac ne se soucie pas de l’ordre dans lequel l’homme exprime sa terreur, mais de ce qui déclenche son expression : c’est la liaison avec une scène traumatique antérieure qui produit l’idée et déclenche le cri. Le cri n’est que secondairement tourné vers une action à faire (fuir) ; il est d’abord motivé par une trace, une mémoire, un signe. Chez l’homme dépourvu du langage d’institution, cette mémoire ne subsiste que le temps du signe précaire de son corps continuant de trembler ; elle s’évanouit ensuite : seule la liaison de la perception avec un signe du langage institué permet d’en conserver la mémoire.

    Autrement dit, dans le face à face condillacien de l’homme et du monstre, il n’y a pas de succession, mais l’impact immédiat d’une scène traumatique, qui laisse ou non une trace. Si une trace est laissée par le biais d’un signe, ce signe réactive, à nouveau immédiatement, la perception traumatique. L’idée est le signe représentant cette perception. C’est cette idée qui, d’un coup, d’abord, est alors exprimée.

    Diderot revenant à Cicéron et au pro Marcello le réinterprète alors dans le sens de cette idée unique que porte, que fait éclater la parole vive :

    « La seconde chose que j’ai à remarquer, c’est que dans une suite d’idées que nous avons à offrir aux autres, toutes les fois que l’idée principale qui doit les affecter, n’est pas la même que celle qui nous affecte, eu égard à la disposition différente où nous sommes, nous et nos auditeurs, c’est cette idée qu’il faut d’abord leur présenter ; et l’inversion dans ce cas n’est proprement qu’oratoire : appliquons ces réflexions à la première période de l’Oraison pro Marcello. Je me figure Cicéron montant à la tribune aux harangues, et je vois que la première chose qui a dû frapper ses auditeurs, c’est qu’il a été longtemps sans y monter ; ainsi diuturni silentii, le long silence qu’il a gardé, est la première idée qu’il doit leur présenter, quoique l’idée principale pour lui ne soit pas celle-là, mais hodiernus dies finem attulit ; car ce qui frappe le plus un orateur qui monte en chaire, c’est qu’il va parler, et non qu’il a gardé longtemps le silence » (DPV, IV 156).

    Nous avons vu comment Diderot glissait d’un ordre des idées définissant une succession à une suite d’idées constituant un bloc ; nous passons ici d’une suite d’idées à « l’idée principale qui doit les affecter », puis à « la première chose qui a dû frapper ses auditeurs » et enfin à « la première idée qu’il doit leur présenter », qui n’est d’ailleurs pas forcément la principale. Il n’y a plus qu’une idée, parce qu’ici Diderot raisonne en termes d’impact (affecter, frapper), dans la continuité de Condillac.

    Ce glissement, opéré en s’appuyant sur Condillac, permet à Diderot d’opérer un double renversement par rapport aux thèses et à la démonstration de Batteux.

    Tout d’abord, et c’est vers quoi sur le plan théorique tend toute la Lettre sur les sourds, il n’y a pas d’ordre successif de la pensée125 ; il n’y a que, faute de mieux, un ordre, extrêmement flexible, des mots dans la langue. Pendant que Cicéron dit Diuturni silentii, il pense à ce qu’il va dire ; et pendant qu’il formule la fin de ce silence, finem attulit, il pense que le silence n’était pas l’essentiel :

    silence (Diuturni silentii) → parole // parole (finem attulit) → silence

    La phrase de Diderot dispose ses éléments en chiasme (un trope que Diderot affectionnait tout particulièrement126) de manière à annuler le temps, la succession de son déroulement. Toute la théorie du hiéroglyphe poétique, promue dans la dernière partie de la Lettre, ira dans ce sens.

    Ensuite, sur le fond, alors que l’inversion Diuturni silentii semble faire du silence de Cicéron l’idée principale de son discours, c’est en fait au contraire la parole de l’orateur qui est ici promue. Mais elle l’est au prix d’un chiasme : le silence de Cicéron est ce que porte, politiquement, sa parole. Dans le Pro Marcello, Cicéron ne plaide rien, ne défend rien : l’affaire est entendue, son ami Marcellus a été gracié par César. Ce qui est en jeu, c’est l’espace politique lui-même, c’est la possibilité barrée d’un espace politique républicain, dont Cicéron ne peut plus que dessiner les contours, faute d’un jeu politique à relancer :

    « Je remarque encore une autre finesse dans le génitif diuturni silentii ; les auditeurs ne pouvaient penser au long silence de Cicéron, sans chercher en même temps la cause, et de ce silence, et de ce qui déterminait à le rompre. Or le génitif étant un cas suspensif, leur fait naturellement attendre toutes ces idées que l’orateur ne pouvait leur présenter à la fois » (DPV, IV 156).

    Diderot saisit ici que le génitif suspensif ne produit pas son effet simplement parce qu’il fait attendre le nom dont il est le complément, mais par l’effet de condensation qu’il produit. Diuturni silentii signifie non pas tant le silence que « toutes ces idées que l’orateur ne pouvait leur présenter à la fois », et du coup l’éventail des possibles du discours oratoire. La réticence de Cicéron conduit ainsi Diderot aux portes de la grande méditation politique qui sera la sienne, à partir de Sénèque, sur l’attitude que le philosophe doit adopter face au tyran127. Pas plus que Sénèque, Cicéron ne se révolte contre César : il en fait même, dans le Pro Marcello,le panégyrique. Mais en faisant porter tout le poids de l’attention sur le génial Diuturni silentii liminaire de son discours, les Lumières ouvrent la possibilité d’imaginer un autre Cicéron, celui de la réserve de l’intellectuel confronté à un espace d’expression barré : le silence qui fonde la parole est le silence républicain ; peut-être notre silence aujourd’hui.

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    Du Cerceau 1742: Réfexions sur la poësie françoise : Où l’on fait voir en quoi consiste la beauté des Vers, & où l’on donne des Regles sûres pour réussir à les bien faire ; avec une Défense de la Poësie, & une Apologie pour les Sçavans. Par le R. P. du Cerceau, Paris 1742. C’est cette édition qui est ici utilisée comme l’édition de référence.

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    Dupont 2000: Florence Dupont, L’Orateur sans visage, essai sur l’acteur romain, PUF, 2000.

    Furetière 1690: Antoine Furetière, Dictionnaire universel, Contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, & les Termes de toutes les sciences et des arts…, La Haye 1690. Consultable en ligne : http://www.furetière.eu

    Girard 1747: Louis-Gabriel Girard, Les Vrais principes de la langue française, Paris 1747, t. I.

    Goujet 1768: Claude-Pierre Goujet, Mémoire historique et littéraire sur le Collège royal de France, Première partie, Paris 1768.

    Gros de Boze 1740: [Claude Gros de Boze], Éloge de M. Charpentier, in  Histoire de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres Depuis son Etablissement, avec les éloges des académiciens morts Depuis son Renouvellement, Paris 1740, tome I, pp. 1-6 (après l’Histoire de l’Académie).

    Hall 1998: Jon Hall, Cicero to Lucceius (fam. 5. 12) in its social context: valde bella?, «Classical Philology», Chicago 1998, 93-4, 308-321.

    Hurtaut et Magny 1779: Pierre Thomas Nicolas Hurtaut et L. de Magny, Dictionnaire historique de la Ville de Paris et de ses environs, Paris, Moutard, 1779, t. I.

    Jombert 1774: Charles-Antoine Jombert, Catalogue raisonné de l’œuvre de Sébastien Leclerc, Paris, 1774, 1ère partie, « Précis de la vie de Le Clerc ».

    La Mettrie 1745: [Julien Offray de La Mettrie], Histoire naturelle de l’âme. Traduite de l’Anglois de M. Charp. Par feu M. H*** de l’Académie des Sciences, &c., La Haye 1745.

    Legay 2014: Marie-Laure Legay, Les Loteries royales dans l’Europe des Lumières : 1680-1815, Villeneuve d’Ascq 2014.

    Le Laboureur 1664: Louis Le Laboureur, Charlemagne, poème héroïque, Paris 1664. Réédité en 1666 et en 1667.

    Le Laboureur 1667: Louis Le Laboureur, Les Avantages de la langue françoise sur la langue latine, à Monsieur de Montmorency, Paris 1667.

    Le Laboureur 1669: Louis Le Laboureur, Avantages de la langue françoise sur la langue latine, éd. Samuel de Sorbière, Paris 1669.

    Locke 1989: John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, éd. Par Emilienne Naert, Paris 1989, facsimilé de l’édition d’Amsterdam et Leipzig 1755, conforme à la 4e édition de la trad. de Coste, de 1742.

    Mach 1908: Ernst Mach, Erkenntnis und Irrtum, Leipzig 1905 ; La Connaissance et l’erreur, trad.Marcel Dufour, Paris 1908.

    Moreau 1851: Célestin Moreau, Bibliographie des mazarinades, vol. 3, Paris 1851.

    Rey 2013: Alain Rey, Frédéric Duval, Gilles Siouffi, Mille Ans de langue française, Paris 2007, 2013. Les références sont données dans la réédition de 2013 en 2 volumes.

    Ricken 1978: Ulrich Ricken, Grammaire et philosophie au siècle des Lumières, controverse sur l’ordre naturel et la clarté du français, Lille, 1978

    Rousseau 1959: Jean-Jacques Rousseau, Confessions, in Œuvres complètes, I, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris 1959, pp. 3-656.

    Rousseau 1964: Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, in Œuvres complètes, III, éd. Jean Starobinski, Paris 1964, pp. 109-223.

    Rousseau 1995: Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, éd. Jean Starobinski, in Œuvres complètes, V, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris 1995, pp. 373-429.

    Sacy 1665: Sainte Bible traduite en françois, avec l'explication du sens littéral & du sens spirituel, tirée des Saints Pères & et des Auteurs Ecclésiastiques, trad. Le Maistre de Sacy, 32 vol., Paris 1665-1708.

    Seguin 1993 : Jean-Pierre Seguin, L’Invention de la phrase au 18e siècle. Contribution à l’histoire du sentiment linguistique français, Louvain 1993.

    Sharpe 2015: Matthew J. Sharpe, Cicero, Voltaire, and the Philosophes in the French Enlightenment, in Brill’s Companion to the Reception of Cicero, ed. William H.F. Altman, Leiden 2015, pp. 327-356.

    Starobinski 2012: Jean Starobinski, Le Dîner chez Bertin [1976], repris dans Diderot, un diable de ramage, Paris, 2012, pp. 160-181.

    Stenger 2013: Gerhardt Stenger, Diderot, le combattant de la liberté, Paris 2013.

    Trevoux 1740: Dictionnaire universel françois et latin, contenant la signification & la définition, tant des mots de l’une & l’autre Langue, avec leurs différens usages, que des termes propres de chaque Etat & de chaque Profession, Nancy 1740. Consultable en ligne :https://www.cnrtl.fr/dictionnaires/ anciens/trevoux/

    Tronçon 1662: [Jean Tronçon], L’Entrée triomphante de leurs Maiestez Lovis XIV Roy de France et de Navarre et Marie Therese d’Austriche son espovse, dans la Ville de Paris, au retour de la signature de la paix generalle et de leur hevrevx mariage, enrichie de plusieurs Figures, des Harangues & de diuerses Pieces considerables pour l’Histoire. Le tout exactement recueilly par l’ordre de Meßieurs de [la] Ville, Paris 1662.

    Utpictura18: Stéphane Lojkine, base de données iconographiques Utpictura18, consultable en ligne : https://utpictura18.univ-amu.fr.

    Notes

    D’Olivet était par ailleurs grammairien : voir Seguin 1993, ch.5, 105-128.

    1

    Arnaud-Lancelot 1660, 145-147.

    2

    Arnaud-Lancelot 1660, 147.

    3

    Les premiers travaux concernant cette querelle sont ceux d’Ulrich Ricken et de Simone Delesalle (Ricken 1978 et Delesalle 1980). L’un et l’autre s’efforcent de reconstruire la logique et l’évolution d’un problème de grammaire, le problème de l’ordre des mots. Pour U. Ricken, deux modèles philosophiques s’opposent pour en rendre compte, le rationalisme cartésien de Cordemoy et le sensualisme de Condillac. Pour S. Delesalle, ce qui est en jeu, c’est l’élaboration des outils d’analyse logique de la phrase, et le passage d’une analyse par déclinaison (sujet, régime) à une analyse par détermination (les compléments). L’objet du présent article est de montrer que cette querelle, avant d’être récupérée par les grammairiens dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, avait un tout autre objet, à la fois sémiologique (comment penser la pensée) et socio-politique (quelle fonction politique attribuer au langage). La référence à Cicéron, qui n’est jamais simplement grammaticale dans ces textes, permet de saisir ces enjeux.

    4

    Le Laboureur 1667, in-4°, 31 pages (la première lettre) ; Le Laboureur 1669 (les cinq lettres). Cette dernière édition sera utilisée ici comme édition de référence.

    5

    Cic. Caec. 18, An hoc dubium est quin neque uerborum tanta copia sit non modo in nostra lingua, quae dicitur esse inops, sed ne in alia quidem ulla, res ut omnes suis certis ac propriis uocabulis nominentur, neque uero quicquam opus sit uerbis, cum ea res cuius causa uerba quaesita sint intellegatur? Le Laboureur se contente d’une référence imprécise en marge, à la suite de Lucrèce et de Manilius (Le Laboureur 1669, 17).

    6

    Le Laboureur 1664 et Le Laboureur 1669, 41-42.

    7

    Cordemoy 1668.

    8

    Le Laboureur 1669, 63-64.

    9

    La synchyse, ou confusion, deviendra dans l’article Hyperbate de Beauzée pour l’Encyclopédie la quatrième espèce d’hyperbate, après l’anastrophe (inversion), la tmèse (coupure) et la parenthèse, et avant l’anacoluthe (rupture de construction).

    10

    Le Laboureur 1669, Traduction d’une lettre latine de M. de Sluze, 97.

    11

    Le Laboureur1669, 117-118, Seconde dissertation.

    12

    C’est en effet précisément à cette époque que le français se répand à la fois en Europe (imprimerie hollandaise, mariages princiers, francomanie) et sur les autres continents avec les débuts de la colonisation. Voir Rey 2013, I, ch. 13.

    13

    L’exemple donné de l’écriture, qui va de droite à gauche chez « les Orientaux » et de gauche à droite dans « notre maniere d’écrire » (176-177), est curieux : sautant de la langue à l’écriture, et de l’ordre des mots à l’ordre des lettres, non seulement il suppose une transparence de l’écriture par rapport au langage, mais il ramène l’ordre comme processus intellectuel de pensée à l’ordre comme procédure technique de notation.

    14

    Oraison, en grammaire, désigne simplement le discours. Ici, il s’agit plus précisément de la prose.

    15

    Arena sine calce, formule de Caligula rapportée par Suétone (Vie des douze Césars, Caligula, §53). L’opposition de Cicéron et de Sénèque n’est pas seulement de langue : elle définit deux représentations de l’intellectuel face au politique.

    16

    Constans lit ici : evelli.

    17

    « Car quel est celui d’entre nous que la mort du grand Epaminondas à Mantinée ne charme pas, non sans l’affecter bien sûr ? C’est lui alors qui finalement ordonne qu’on lui arrache le javelot, après qu’il s’est informé et qu’on l’a assuré que son bouclier était sauf ; de sorte que même dans la douleur de sa blessure il puisse sereinement et avec gloire mourir » (Lettre à Lucius Lucceius, fils de Quintus, Antium, juin 56, Fam. V, 12, 5, éd. Constans, Les Belles Lettres, t. II, lettre CXII, 161. L. Lucceius écrit une histoire romaine, Cicéron rêve à la postérité que Lucceius va lui procurer en immortalisant son action politique).

    18

    Le Laboureur 1669, 72-73. Cette anecdote est évoquée par Rey 2013, I, ch.12, §21.

    19

    Furetière 1690, entrée « Cavalier ».).

    20

    Sur la stratégie de requête que Cicéron met ici en œuvre et son renversement, voir Hall 1998, 310 et 313. En fait, Cicéron semble avoir littéralement harcelé Lucceius à ce sujet (315).

    21

    Tronçon 1662. Voir également Utpictura18, notice B7502. Ce premier arc de triomphe célèbre donc, sans équivoque, la « paix générale » signée avec l’Espagne. Exceptionnellement, il ne s’agissait pas d’une simple toile peinte en trompe l’œil : les colonnes étaient en relief, probablement en plâtre peint à l’imitation du marbre.

    22

    Le projet de Perrault a été dessiné par Sébastien Le Clerc, dit l’Ancien. Voir Utpictura18, notice B7500. Perrault fut préféré à Lebrun et à Levau. Selon d’autres sources, il s’agirait de son frère Claude Perrault (Jombert 1774, xiv).

    23

    Charpentier 1676. Voir le résumé de Rey 2013, I, ch.12, §21-28.

    24

    Gros de Boze 1740, 2.

    25

    Il est frappant que François Charpentier n’expose pas d’emblée ce que l’arc de triomphe est supposé commémorer ou célébrer, et n’indique pas non plus nettement le contenu de l’inscription qui, en latin ou en français, doit y être apposée. L’objet de la célébration n’est évoqué que tardivement, à la fin du second discours. Charpentier apostrophe le Dauphin : « Considerez donc, pourquoy votre glorieux Pere [= Louis XIV] a obtenu cet honneur. C’est pour avoir conquis en Personne dans un Esté, la meilleure partie de la Flandre [juin-sept. 1667], & en quinze jours d’Hyver de la mesme Année [fév. 1668], toute la Franche-Comté malgré la rigueur de la Saison. C’est pour avoir rendu cette Province [traité d’Aix-la-Chapelle], par une fidelité qui n’a point d’exemple dans nostre Siecle, & pour l’avoir subjuguée une seconde fois [prise de Besançon, 1674], avec la mesme facilité qu’il la pouvoit conserver, lors que ses Ennemis eurent violé la paix, qu’il avoit genereusement accordée aux vœux de toute l’Europe. C’est pour avoir porté ses Armes victorieuses, jusque sur les bords les plus reculez de l’Ocean Belgique, où passant comme un foudre, qui embrase & qui consume tout ce qu’il rencontre, il ne laissa pour Azile aux Vaincus, que la Mer mesme, dont toutes les Eaux eurent peine à arrester ce feu qui les devoroit » (Charpentier 1676., 144-146).

    26

    Hurtaut et Magny 1779, 283-285. Hurtaut se garde bien de critiquer la politique de Louis XIV, et attribue l’inachèvement et la destruction du monument d’abord à la jalousie contre Colbert, puis au délabrement des finances à la mort du roi.

    27

    Charpentier 1665.

    28

    Cette publication récapitule en quelque sorte toute la querelle, qui dut débuter dès le commencement des travaux en 1670, autrement dit juste après la controverse de Le Laboureur avec M. de Sluze (1667-1669). On lit en effet, à la fin du second discours : « L’Arc de Triomphe s’esleve tous les jours ; on aura tout le loisir de faire de nouvelles reflexions ; je puis encore me deffendre… » (336). Le titre courant, à l’intérieur du volume de Charpentier est Pour l’inscription de l’arc de triomphe.

    29

    Cicéron, Tusculanes, livre I, §1.

    30

    Itaque tanto est sermo graecus latino jucundior, ut nostri poetae, quoties dulce carmen esse voluerint, illorum id nominibus exornent, aussi la prosodie grecque l’emporte tellement sur la nôtre que toutes les fois que nos poètes veulent donner du charme à leurs vers, ils les embellissent de mots grecs (Quint. 12, 10, 33, trad. C. V. Ouizille, Paris, Panckoucke, 1835, vol. 6, 69). Charpentier comprend ici sermo au sens général de langue, mais le développement de Quintilien porte sur l’accentuation des vers (accentus).

    31

    Charpentier 1676, 1er discours, 9.

    32

    Dans le second discours, Charpentier imagine le Dauphin haranguant le peuple pour lui expliquer le sens de cet arc de triomphe : « Et je voudrois bien pouvoir faire croire, que ce Discours n’est point une supposition chimerique, ny une Invention de l’Art oratoire. C’est une suitte necessaire de ce grand Edifice, & ce que je viens de dire en peu de paroles, & qui sont passées en un instant, l’Arc de Triomphe le dira eternellement » (Charpentier 1676, 149-150).

    33

    Charpentier 1676, 2e discours, 40.

    34

    Charpentier 1676, 53 (plaidoyer paradoxal de Cicéron sur la supériorité du latin, réfuté par G. Budé), 82 (ce que les Romains doivent aux Grecs, citation du De finibus), 85 (bassesse où sont tombés les Grecs), 102 (possibilité ouverte au temps de Cicéron de s’exprimer en grec au Sénat), 188 (monument érigé par Massinissa dans sa langue, anecdote rapportée par Cicéron), 224 (Cicéron partisan des modernes contre les anciens). Toutes ces références sont ambiguës…

    35

    Charpentier condense deux passages de Suétone. L’anecdote du juge est rapportée au §16 (Claude n’est alors que censeur), l’expression « nos deux langues », au §42.

    36

    Voir l’explication des inscriptions dans Tronçon 1662, 2-4.

    37

    On n’a pas trace de cette réfutation en dehors de ce qu’en dit Charpentier dans sa Défense. L’ensemble de la controverse est probablement commandité par Colbert : « peut-estre qu’il n’en auroit jamais esté parlé dans le Public, si je m’en estois creu moy-mesme, & que j’eusse pû me dispenser d’obeïr à un ordre Superieur » (Charpentier 1676, 336). Amable de Bourzeis est académicien comme Charpentier, et a été désigné avec lui par Colbert en 1663 pour fonder l’Académie des Inscriptions et Médailles. En 1667, il publie avec Antoine Bilain, sous l’anonymat, un Traité des droits de la Reyne tres-chrétienne sur divers Etats de la monarchie d’Espagne, petit volume de 280 pages qui est immédiatement traduit, ou abrégé, en allemand, en italien, en néerlandais, en latin et en espagnol ; Bourzeis en tire, à son nom cette fois, un pamphlet plus incisif intitulé LXXIV. raisons, qui prouvent plus clair que le jour, que la renonciation de la reyne de France est nulle.

    38

    Charpentier a pourtant continué à travailler à son texte après 1672, auquel il a ajouté de « nouvelles raisons » (341). Nous avons vu qu’il évoque la prise de Besançon en 1674 (voir note ).

    39

    « Mon héritier paiera à ma femme cent livres pesant d’argenterie, à son choix. Au choix de qui ? » (Quintilien, Institution oratoire, VII, 9, 9, De l’amphibologie, trad. C. V. Ouizille)

    40

    Quintilien, Institution oratoire, VIII, 2, 16. Chrémès et Déméa sont deux personnages de vieux paysans chez Térence, mais on ne les trouve pas ensemble dans les comédies conservées.

    41

    C’est là un point essentiel de la démonstration de Delesalle 1980, qui malheureusement ne prend pas en compte les textes de Le Laboureur et de Charpentier.

    42

    La référence à Servius était déjà chez Le Laboureur.

    43

    C’est, lors de la chute de Troie, le discours d’Énée aux Troyens qui se sont réunis devant sa maison : « Jeunes gens, cœurs vainement héroïques, si vous avez le ferme désir de me suivre, moi qui suis décidé à tout, vous voyez l’état où la fortune nous réduit. Nos temples et nos autels sont désertés par tous les dieux qui maintenaient cet empire debout. Vous venez au secours d’une ville embrasée. Mourons ! Jetons-nous au milieu des armes » (Virgile, Énéide, II, 348-353, trad. A. Bellessort).

    44

    L’article Inversion de l’Encyclopédie, qui est de Beauzée, reprend cet exemple avec une « remise en ordre » un peu différente, qu’il attribue à Isidore de Séville, livre I, chap. 36.

    45

    Le Laboureur 1669, 65-68.

    46

    Le Laboureur est plus explicite : « il a pretendu seulement user du privilege de sa Langue » (Le Laboureur 1669, 68).

    47

    Sur cette notion que Diderot crée dans la Lettre sur les sourds, voir DPV IV, 169. Diderot emprunte plusieurs exemples à Virgile mais ne reprend pas celui-ci.

    48

    L’exemple canonique depuis Cassiano dal Pozzo est celui de la fatigue et de la joie de Marie de Médicis dans La Naissance de Louis XIII de Rubens. Voir De Piles 1989, 224 (contrairement à Du Bos 1993, 64) ; DPV VI, 478 (article Composition de l’Encyclopédie) et DPV XIV, 189 (Salon de 1765).

    49

    DPV IV, 180. Diderot a-t-il assisté également aux cours du père Buffier ? Ou plutôt entendu parler de Buffier par Charles Porée, qui assura le cours de rhétorique à Louis-le-Grand de 1708 à 1740 ? La Grammaire françoise sur un plan nouveau publiée par Buffier en 1709 constitue un ouvrage de référence pour les grammairiens de l’Encyclopédie ; son Cours de sciences sur des principes nouveaux & simples, Paris 1732 est également utilisé (sans toujours le citer) ; le Père Buffier est cité dans 32 articles de l’Encyclopédie. Sur la Grammaire de Buffier, voir la présentation de Rey 2013, II, ch.1, §8 et l’analyse de Seguin 1993, ch.4, 79 : c’est Buffier qui introduit la notion de phrase dans la théorie grammaticale.

    50

    Buffier 1704.

    51

    Face à Charpentier, Buffier ne nomme pas Bourzeis, mais un certain père Lukas (155-156). Il s’agit du père Joannes Lucas, professeur de rhétorique au Collège de Clermont, et de sa harangue de Monumentis publicis Latinè inscribendis, publiée à Paris par Simon Bénard. Voir à ce sujet Denecker 2013. L’oratio de Lucas était précédée d’une épigraphe de Cicéron, fragment d’une lettre à César : Quae monumenti ratio sit nomine ipso admoneor ; ad memoriam magis spectare debet posteritatis, quam ad praesentis temporis gratiam(« Quelle est la raison d’être d’un monument, l’étymologie du mot me le dit assez ; il doit regarder à la mémoire pour la postérité plutôt qu’à la reconnaissance pour le temps présent », je traduis). Plus loin, Buffier évoque également le deuxième des Entretiens d’Ariste et d’Eugène, où Bouhours promeut la langue française, qui, avec simplicité et naïveté, suivrait selon lui l’ordre naturel de la pensée, sans transpositions (Buffier 1704, 197 ; Bouhours 1671, 57-58). La forme de l’entretien, la relégation du latin après les langues vivantes étrangères et régionales, l’examen de la morphologie et des sonorités avant celui de la syntaxe et des constructions ont servi de modèle à Buffier. Bouhours cite très peu, préférant la paraphrase, et ne fait quasiment aucune référence à Cicéron. Il rappelle cependant que Cicéron estime la langue latine plus riche que la grecque (De finibus, §1 ; Bouhours, 73, l’exemple était déjà chez Charpentier, 53) et que « le temps de Cicéron » fut celui de « l’état florissant » du latin (110).

    52

    Plus encore que Charpentier, Amable de Bourzeis avait débuté sa carrière de théologien par des écrits ouvertement jansénistes, avant de signer en 1656 le formulaire de rétractation adressé par le pape à tous les ecclésiastiques de France.

    53

    Buffier fait allusion en passant à une scène de La Comédie sans Titre de Boursault (1683), où un certain Du Mesnil, professeur de langue normande, sollicite Oronte, qui a ses entrées au Mercure galant, pour qu’il fasse connaître son école, désespérément vide, au public et au Roi (III, 6, voir Buffier 1704, 189). La défense et illustration du Normand ne manque pas d’humour de la part de Buffier, qui a passé toute son enfance à Rouen.

    54

    Buffier 1704, 209-212.

    55

    « Spécieux, euse, adj. Éblouissant ; qui a belle apparence, surtout en matière de raisonnement » (Trévoux 1740, reprend Furetière 1690 et ajoute « Éblouissant »).

    56

    Les Latins pour mettre… n’en conçoivent pas moins…, comprendre : ce n’est pas parce que les Latins mettent le verbe à la fin de la phrase qu’ils pensent moins vite ce qu’ils disent.

    57

    La Satire VIII, dont Buffier cite ici les premiers vers, est adressée « à M. M…, docteur en Sorbonne » : il s’agit de Claude Morel, doyen de la Faculté de théologie, prédicateur ordinaire du roi et polémiste enflammé contre Port-Royal. Un poète dévoué aux molinistes, Jean de Santeul, avait comparé le combat de Morel à celui de Samson contre les Philistins, armé d’une mâchoire d’âne (sur ce poète, voir Du Cerceau 1696). La mâchoire proéminente de Morel l’avait du coup fait surnommer par ses ennemis « Mâchoire d’Ane » (Boileau 1825, 131, note 1).

    58

    Buffier ne prononce pas le mot, mais définit clairement les positions de ses deux interlocuteurs. Téandre est « un esprit singulier dans ses idées » qui « avance des propositions qu’on ne peut entendre sans rire », « des choses ingenieuses », des « idées extraordinaires », des « bizarreries » ; face à lui, Timagène, « son ami intime », est révolté par ce qu’il entend et incarne les « fausses préventions » que dénonce son ami (Buffier 1704, 2-3).

    59

    « Pèrspèctive, s. f. Tableau qu’on met ordinairement dans les jardins, ou au fond des galeries, qui est fait exprés pour tromper la veuë, en representant la continuation d’une allée, ou du lieu où elle est posée, ou quelque vuë de batiment ou paysage en lointain » (Furetière 1690).

    60

    Par rareté : comme des raretés.

    61

    Voir Utpictura18, notices B7624, B7625 et B7626.

    62

    Segrais, Bérénice [1648], Paris, Toussainct-Quinet, 1651, 67-80. Voir la gravure frontispice, Utpictura18, notice A6111 (où le lion n’est pas représenté).

    63

    Le Laboureur 1669, 168-169, cité plus haut.

    64

    Du Cerceau 1718, 1730 et 1742. Jean-Antoine du Cerceau (1670-1730), ancien élève du collège Louis-le-Grand, jésuite, exerça diverses fonctions dans des collèges de Rouen, La Flèche et Bourges, avant d’être rattaché à Louis-le-Grand. Le milieu et la formation de Du Cerceau sont comparables à ceux de Buffier et de Batteux.

    65

    Du Cerceau commence par insister lourdement sur le caractère indéfinissable de ce supplément poétique : « quelque autre chose que la cadence » (7) ; « il y a autre chose que la mesure & la rime », « un stile particulier » (8) ; « quelque autre chose que la mesure & que la rime » (10) ; « quelque chose de plus que la césure & que la rime » (11) ; « quelque autre chose que la rime & que la césure » (12).

    66

    Le texte de 1742 porte par erreur à.

    67

    Legay 2014.

    68

    Batteux 1748. La note où Du Cerceau est (longuement) cité se termine ainsi : « On verra dans la suite ce qu’on doit penser de cette doctrine ». En fait, l’ensemble des six lettres est conçu comme une réfutation de Du Cerceau. Voir la note (a), 9-10. (La pagination reprend à 1 pour les Lettres après le Cours proprement dit, bien que Batteux ait renoncé à une publication séparée, comme il s’en explique dans l’avertissement liminaire, 1.)

    69

    Pierre Joseph d’Olivet a traduit La Nature des dieux (Paris, J. Estienne, 1721, rééd. Veuve Gaudouin, 1749, 1766), Les Catilinaires et les Oraisons choisies de Cicéron (Lyon, A. Molin, 1726), les Oraisons de Démosthène et de Cicéron (Paris, J. Estienne, 1727), la Tusculane de Cicéron sur le mépris de la mort(Paris, Gandouin, 1732, rééd. 1737, 1747, 1776), les Philippiques de Démosthène et Catilinaires de Cicéron(Paris, 1736). Vers 1739, il fait paraître le prospectus des M. Tullii Ciceronis opera. Josephus Olivetus recognita, & collata edebat. Cum delectu commentariorum (Paris, Coignard, Mariette, Desaint, Guérin, et Londres, Vaillant, 9 vol., 1740-1742, rééd. Genève, 1758). Puis viennent les Pensées de Cicéron, traduites pour servir à l’éducation de la jeunesse (Paris, Coignard et Guérin, 1744, rééd. 1746, 1754, 1764), lesLettres de Ciceron, qu'on nomme vulgairement familieres, traduites par l’abbé Prévost, éditées par d’Olivet (Paris, Didot, 5 vol., 1745-1747), une nouvelle édition des Œuvres complètes en 20 volumes in-12 (avec Zachary Pearce, Glasgow, R. et A. Foulis, 1748-1749).

    70

    Batteux fut nommé en 1751 et non en 1750 comme on le lit souvent, en remplacement de Jean Terrasson, mort le 15 septembre 1750. Voir Goujet 1768, n° xxv, 114, « Lecteurs et Professeurs royaux en philosophie grecque et latine ».

    71

    Cet exemple est immédiatement repris dans la livraison de septembre des Mémoires de Trévoux, pour être réfuté (Memoires pour l’histoire des Sciences & des beaux Arts, commencés d’être imprimés l’an 1701 à Trévoux…, sept. 1748, 1er vol., Paris, Chaubert, 1748, 1782-1785, et la réfutation de l’abbé Danet, 1787).

    72

    Le Laboureur divisait l’expression en expression par gestes et expression dans une langue, qu’il mettait sur le même plan ; mais il introduisait déjà une hiérarchie : la langue était le mode d’expression indirect, plus élaboré. La hiérarchie devient processus de développement chez Condillac, de l’expression par gestes originaire, ou langage d’action, à l’expression parlée, ou langage d’institution. Le passage d’un modèle hiérarchique à un modèle archéologique prépare un renversement hiérarchique chez Rousseau et chez Diderot, qui placent le geste au-dessus de la parole. Diderot organise toute la Lettre sur les sourds autour de la condensation du langage articulé en silence du geste sublime, la forme la plus élaborée et la plus puissante de l’expression.

    73

    La traduction de serpentem par serpent est en fait un latinisme. De façon plus générale, serpens désigne un dragon, un monstre. Il est donc légitime de mettre en relation l’exemple que Batteux introduit ici avec celui du monstre développé par Condillac dans l’Essai deux ans plus tôt. Voir la note 106.

    74

    Avec cette catégorie de l’objet Batteux franchit une nouvelle étape dans la révolution qui conduit de la grammaire des cas de Port-Royal vers la grammaire des déterminations de l’Encyclopédie. Voir Delesalle 1980. Paradoxalement, ce mode de raisonnement éloigne la pensée de la langue du latin comme paradigme grammatical au moment où, pour ce qui est de l’ordre des mots, il paraît restaurer le latin comme paradigme naturel.

    75

    Nous reprenons ici les termes de Batteux (9) ; on dit depuis Beauzée sujet-verbe-complément…

    76

    Batteux raisonne en professeur de latin et en traducteur. Il multiplie d’abord les exemples brefs et simples où, sur le modèle du serpentem fuge, l’objet (le complément) précède l’action (le verbe) : tibi gratulor, te amo, tua tueor. De là, insensiblement, il glisse à des références littéraires : Fœnum habet in cornu, longè fuge (« Il a du foin sur la corne, prends tes distances ! », Satires, I, IV, 34. On signalait les bœufs dangereux avec du foin dans les cornes) ; Horace, dans ce vers des Satires, donne à voir l’image du foin dans les cornes, de laquelle son lecteur déduira qu’il faut fuir l’importun…

    77

    Cicéron, 1er discours contre Catilina, §4, Batteux abrège légèrement. L’abbé d’Olivet traduit : « Vous avez donc été cette nuit-là chez Lecca : vous y avez, Catilina, partagé l’Italie en divers cantons : assignéà chacun des conjurés son poste : choisi ceux qui resteroient ici, et ceux qui vous suivroient : marqué les quartiers de Rome, où l’on mettroit le feu. Vous avez dit que ce qui retardoit votre départ… » (Cicéron 1726). D’Olivet rend la liste accablante des parfaits de Cicéron, qui accumulent les preuves de la conjuration, par la mise en facteur commun des participes passés, précédés à chaque fois de deux points.

    78

    Plus littéralement : Tu as dit qu’il y avait encore pour toi maintenant un peu de retard, car j’étais vivant.

    79

    D’Olivet traduit : « Hé bien, remarquez-vous le silence de tout le Sénat ? Il acquiesce, il se tait. Pourquoi attendre qu’il parle, qu’il commande, puisque son silence en dit assez » (Cicéron 1726).

    80

    Arch. 36.

    81

    Condillac différencie subtilement « voir », qui désigne la pensée comme image visuelle, et « approuver », qui bascule avec l’expression dans un ordre du jugement qui n’est plus visuel. Batteux ne différencie donc plus exactement deux points de vue comme Le Laboureur avec le lièvre et le chien, mais un point de vue et un jugement.

    82

    Voir la notice de Marcel Lob sur le Pro Marcello dans Cicéron 2002, 23-32, notamment 29-30.

    83

    La lecture de Batteux est tributaire du mode de raisonnement inauguré par Buffier : logique dialogique et pensée du paradoxe. Voir la note 69.

    84

    « Une telle mansuétude, une clémence si rare, si nouvelle, tant de modération au faîte d’un pouvoir absolu, une sagesse enfin si incroyable qu’elle en est plus qu’humaine, voilà ce qu’il n’est plus possible de passer sous silence » (trad. Marcel Lob, Les Belles Lettres, 1952, 2002, 36).

    85

    Condillac 2014, 13-14. A cause de la chronologie, Ricken 1978 et Delesalle 1980 reconstruisent une filiation de Condillac à Batteux, que la philologie ne justifie pourtant pas. Batteux ne cite jamais Condillac, n’emprunte aucun de ses exemples, n’a pas les mêmes lectures que lui. Ce sont deux mondes totalement étanches, qui n’entrent en communication l’un avec l’autre qu’avec la Lettre sur les sourds de Diderot. En revanche, il y a une filiation de Buffier à Batteux, qui nécessitait de les traiter à la suite l’un de l’autre.

    86

    Du Bos 1993.

    87

    Le Cicéron du XVIIIe siècle français est généralement décrit, à partir de Voltaire, comme un philosophe des Lumières avant la lettre (Sharpe 2015), apparemment très loin des questions de grammaire et de langue traitées ici. On verra cependant que c’est bien de cette figure et de cette posture qu’il s’agit ici aussi.

    88

    Pour Condillac, il s’agit là d’un paradoxe : l’effet scénique est maximal quand le spectacle est le plus rempli, c’est-à-dire quand la mémoire doit enregistrer simultanément un maximum de perceptions différentes. Ce qui devrait être le plus difficile à retenir, ce qui véhicule le plus d’informations simultanées, est pourtant ce qui se retient le mieux.

    89

    Pour la même raison, alors que la mémoire retient des scènes, elle ne peut pas enregistrer un tableau dont « les parties ne me frappent pas plus vivement les unes que les autres », car l’attention alors se partage au lieu de se concentrer (48, 86 ; §12).

    90

    Galilée est un grand modèle pour Condillac : « Si l’on veut apprendre à raisonner comme [les bons philosophes], le meilleur moyen est d’étudier les découvertes qui ont été faites depuis Galilée et Newton. C’est encore ainsi que nous avons essayé de raisonner dans cet ouvrage. Nous avons étudié la nature, et nous avons appris d’elle l’analyse. Avec cette méthode nous nous sommes étudiés nous-mêmes ; et ayant découvert, par une suite de propositions identiques, que nos idées et nos facultés ne sont que la sensation qui prend différentes formes, nous nous sommes assurés de l’origine et de la génération des unes et des autres » (Condillac 1780, chap. IX, 147). La notion d’expérience de pensée au sens large (Gedankenexperiment) vient de Mach 1908, chap. XI, 197-212. Elle s’applique plus particulièrement à la méthode scientifique issue de la révolution copernicienne.

    91

    Cette histoire, rapportée par Félibien dans les mémoires de l’Académie des sciences, venait d’être exposée par La Mettrie. Voir La Mettrie 1745, chap. XV, « Histoires qui confirment que toutes nos idées viennent des sens », Hist. I, « D’un Sourd de Chartres », 344. Condillac comme La Mettrie reproduisent le texte de l’Académie.

    92

    Cette scène a fasciné l’époque. Poussin en avait fait en 1648 un tableau, Les Effets de la terreur, Londres, National Gallery, NG5763, Utpictura18, A0280. Le tableau suscita les commentaires de Fénelon, Félibien, Du Bos et Diderot. Voir Démoris 1986.

    93

    « le goût d’un fruit dont nous n’avons mangé qu’une fois » (62, 93 ; P1, S2, ch. 2, §24) ; « un arbre chargé de fruit qu’ils avaient vu la veille » (261, 195 ; P2, S1, ch. 1, §1).

    94

    C’est du moins la lecture que Rousseau fait de Condillac dans l’Essai sur l’origine des langues(« l’accent est déjà perdu », Rousseau 1995, VII, 390). Condillac est beaucoup moins sensible que Rousseau à la perte.

    95

    Dacier 1692. C’est au commentaire de Dacier que Condillac se réfère (281-282, 207-208 ; P. 2, S. 1, ch. 3, §19). Pour Dacier, il n’y a que le texte, « la tragédie peut subsister sans vers, […] elle le peut encore plus sans musique ».

    96

    Voir notamment les exemples du De Oratore, III, 56, 213 : Actio in dicendo una dominatur, l’action est la première, la deuxième et la troisième qualité de l’orateur selon Démosthène. Eschine déclamant une harangue de Démosthène avec tout le charme et la force de sa voix, cum suavissima et maxima voce, suscite l’admiration : « Que serait-ce si vous l’eussiez entendu lui-même ? ». C. Gracchus réduit au désespoir accompagne sa plainte du regard, de la voix et du geste, oculis, voce, gestu, et fait pleurer ses adversaires mêmes. Sur l’actio cicéronienne, qu’elle différencie nettement de l’hypocrisis grecque, voir Dupont 2000. L’âge classique a souvent compris l’actio juridique de l’orateur romain au sens théâtral dénoncé comme contresens par Florence Dupont. Voir par exemple Bovet 1999 et surtout Du Bos 1993, III, 6, 390.

    97

    Du Bos 1993, III, 6, 390, voir également III, 10, 410 ; Cicéron, De Oratore, III, 12, 45.

    98

    En fait Du Bos nuance plus loin sa première formulation et arrive à peu près aux mêmes conclusions que Condillac : « Cicéron dit encore dans un autre ouvrage que les poètes comiques ne faisaient presque passentir le nombre et le rythme de leurs vers […] Cependant les auteurs anciens se servent du mot chanter lorsqu’ils parlent de la récitation des comédies, ainsi qu’ils s’en servent en parlant de la récitation des tragédies » (Ibid., 390).

    99

    Condillac a pu lire l’anecdote chez Du Bos : « Cicéron disputait même quelquefois avec Roscius à qui exprimerait mieux la même pensée en plusieurs manières différentes, chacun des contendants se servant des talents dans lesquels il excellait particulièrement. Roscius rendait donc par un jeu muet le sens de la phrase que Cicéron venait de composer et de réciter. On jugeait ensuite lequel des deux avait réussi le mieux dans sa tâche. Cicéron changeait ensuite les mots ou le tour de la phrase sans que le sens du discours en fût énervé, et il fallait que Roscius à son tour rendît le sens par d’autres gestes, sans que ce changement affaiblît l’expression de son jeu muet » (Du Bos 1993, III, 13, 432, qui renvoie à Macrobe, Saturnales, II, 10 où Macrobe évoque brièvement ces exercices de Cicéron avec Roscius. Macrobe y revient plus longuement au livre III, voir la note suivante).

    100

    « C’est en tout cas un fait établi que [Cicéron] se mesurait habituellement avec l’histrion [Roscius] en personne à partir d’un même énoncé – sententiam – : Roscius en donnait le spectacle par un jeu varié du corps – uariis gestibus – tandis que Cicéron en utilisant les ressources de l’éloquence en proposait à haute voix des formulations différentes – sermone diuerso. Ce qui conduisit Roscius à croire tellement en son art qu’il composa un livre pour comparer l’éloquence et l’histrionie – histrionia » (Macrobe, Saturnales, III, 14, 12, trad. Fl. Dupont, voir Dupont 2000, I, 2, 15-49). Florence Dupont se réfère également à Plutarque, Vie de Cicéron, 5, et à Valère Maxime, VIII, 10, 3.

    101

    Contrairement à Rousseau, Condillac ne plaide nullement pour un retour au cri animal de la passion et à l’énergie originaire de la langue (Rousseau 1995, ch.2, 380-381), que son développement aurait amollie, énervée, corrompue (ch.18, 424-426). Pour Condillac, le développement du langage au-delà du langage d’action est un progrès. Rousseau marque d’ailleurs explicitement ses distances d’avec Condillac dans la première partie du Discours sur l’origine de l’inégalité (Rousseau 1964, 146).

    102

    Sur cette analyse derridienne que Derrida n’a pas faite, la réservant pour Rousseau dans De la Grammatologie, voir Condillac 2014, 36-37 et Derrida 1990, 121-146. Or le perfectionnement de la langue, pensé positivement par Condillac, n’empêche pas la mise en œuvre d’une logique du supplément, que figure l’anecdote de Roscius et de Cicéron. Le Cicéron de Condillac, comme celui de Macrobe, est déjà un orateur décadent, sur fond de fin de la République (Dupont 2000). Mais le supplément d’action que lui procure, dans le silence, l’expression gestuelle de Roscius, lui permet de corriger sa période et de ne pas en « énerver » le sens. Ce supplément n’est pas un ornement : il procède d’un silence, et de l’origine même de la langue.

    103

    Rousseau raconte dans les Confessions comment il présenta en 1744 Condillac à Diderot, qui engagea le libraire Durand à publier son Essai sur l’origine des connaissances humaines. Le livre parut en 1746 sans nom d’auteur et sous l’adresse fictive de P. Mortier à Amsterdam, Condillac reçut 100 écus. Les trois hommes devinrent grands amis, et se retrouvaient une fois par semaine pour déjeuner à l’hôtel du Panier-Fleuri. (Rousseau 1959, VII, 347 et Stenger 2013, chap. 7, 85.) Voir également la note 117.

    104

    Sur ce que cette théorie doit au Virgile de la querelle des inversions, qui est le contre-modèle de Cicéron, voir la note 54.

    105

    Les références à la Lettre sur les sourds sont données dans l’édition du tome IV des Œuvres complètes(Diderot 1978), abrégée ci-après DPV IV.

    106

    En fait, sur les inversions proprement dites, Du Marsais n’a encore écrit qu’un petit chapitre (Du Marsais 1722, I, 2, 9-20) où il se borne à une présentation pratique de ce qu’est, pour l’élève français, « l’inversion latine », sans réflexion théorique sur l’ordre des mots. La seule référence littéraire est une expression idiomatique de Térence et sa traduction dans Les Fourberies de Scapin (19). L’influence de ce texte est donc nulle à la fois sur la querelle des inversions et sur la Lettre sur les sourds. En revanche, Du Marsais est un collaborateur actif de l’Encyclopédie, notamment pour ses articles de grammaire. Lorsque la Lettre sur les sourds paraît, son article Adjectif a déjà été publié dans le volume I. L’article Construction(1753) reviendra sur les inversions : il est truffé d’exemples empruntés à Cicéron. Voir aussi Bakalar 1975, 113-135 (et notamment 121-128).

    107

    La lettre liminaire de Diderot à son libraire étant datée du 20 janvier 1751, on peut penser que Diderot écrivit le 1er paragraphe de la Lettre proprement dite, cité plus haut, sous le coup de la nomination de Batteux, ou de la rumeur de sa nomination imminente.

    108

    Voir par exemple, dans la Délie de Scève, « Le lierre et la muraille » et sa devise « Pour aymer souffre ruyne » (le lierre fait crouler la muraille) et dans les Emblèmes d’Alciat, « Amitié durant après mort » (où il est vrai que c’est une vigne et non un lierre qui mêle sa feuille à l’arbre mort, voir Utpictura18, notice A4170, voir également A4194, A4208).

    109

    C’est ce qui conduit Diderot à un second glissement dans le dispositif expérimental qu’il imagine : après être passé d’un jeu de questions et réponses à un exercice de traduction, il passe d’un muet de convention à « un sourd et muet de naissance » : « il est une image très approchée de ces hommes fictifs, qui, n’ayant aucun signe d’institution, peu de perceptions, presque point de mémoire, pourraient passer aisément pour des animaux à deux pieds ou à quatre » (142). Diderot s’efforce de s’approcher au plus près, dans le réel, de la fiction de l’homme dans l’état de nature, dont Condorcet a besoin pour son expérience de pensée : un homme qui n’aurait pas l’usage du langage « d’institution ». Mais Diderot, dans des termes qui évoquent la critique formulée par Voltaire contre Rousseau, tourne en dérision une telle fiction, qui fait de l’homme originaire quasiment un animal à quatre pattes.

    110

    Diderot commet ici une erreur instructive. Commentant cette scène qu’un Aristophane pourrait imaginer à partir de son expérience de pensée, il cite une phrase d’Épictète, « si tu veux être philosophe, attends-toi à être tourné en ridicule » (Manuel, chap. 22), mais il l’attribue à Zénon, confondant probablement avec Cic. nat.deor. 1, 34, où Zénon parle de Socrate : Zeno quidem non eos solum, qui tum erant, Apollodorum, Sillim, ceteros, figebat maledictis, sed Socraten ipsum, parentem philosophiae, Latino uerbo utens scurram Atticum fuisse dicebat (« Zénon de fait n’accablait pas d’injures seulement ses contemporains, Apollodore, Syllus et les autres, mais Socrate même, le père de la philosophie, il l’appelait, usant d’un mot latin, le scurra, le bouffon de l’Attique », je traduis). Diderot associe l’allusion à Aristophane, qui met en scène Socrate sur son pensoir dans Les Nuées, à l’image similaire, romaine et cicéronienne, que Zénon donne de Socrate. Dans le contexte romain, le mime est généralement associé à la bouffonnerie : voir Dupont 1985, II, 5, « Le mime », 296-306 et Cic. orat. 2, 259.

    111

    Le glissement est explicite et délibéré : plusieurs muets répondront chacun différemment à une même question. « Cet inconvénient m’a fait imaginer qu’au lieu de proposer une question, peut-être vaudrait-il mieux proposer un discours à traduire du français en gestes » (141).

    112

    Voir plus haut notes 115 et 116.

    113

    Dupont 1985, « Du ludion au pantomime », 109 et Du Bos 1993, III, 11, « Les Romains partageaient souvent la déclamation théâtrale entre deux acteurs, dont l’un prononçait tandis que l’autre faisait les gestes », 413-416 (avec des références à Tite-Live, à Diomède le grammairien, à Quintilien commentant le Pro Milone de Cicéron, à Valère-Maxime, Lucien, Donat, Isidore de Séville…), et III, 16, « Des pantomimes, ou des acteurs qui jouaient sans parler », 442-451.

    114

    C’est ce que démontre également l’anecdote que Diderot rapporte quelques pages plus loin. Plus jeune, il allait tous les soirs au théâtre, jusqu’à connaître les pièces par cœur. Il se bouchait alors les oreilles, pour mieux apprécier le jeu des acteurs. Quelques spectateurs l’imitaient, et « étaient tout étonnés que cela ne leur réussît pas » (149). Le jeu est un supplément originaire : Diderot ne jouit du jeu pur, sans paroles, qui constitue la dimension originaire de la performance théâtrale, que parce qu’il connaît le texte par cœur, que ce jeu vient compléter, de la même façon que le muet de convention ou de circonstance ne produit un geste sublime (le noyau originaire de l’expression) que parce qu’il maîtrise tout l’appareil de l’éloquence (dont ce geste est le supplément). Et Le Sage vieux et sourd jouit mieux que jamais, au théâtre, de la représentation de ses pièces, dont il n’entend plus les répliques : il peut se concentrer sur l’action dramatique parce qu’il a créé et intériorisé sa transposition textuelle (ibid.).

    115

    Marc-André Bernier a tenté d’interpréter le déplacement théorique qu’opère Diderot dans la Lettre sur les sourds en termes rhétoriques, comme développement d’une rhétorique du punctum temporis, liée à une évolution du goût en matière de discours, de la période longue (Bernier ne nomme par Cicéron, mais c’est de ce style là qu’il s’agit) vers le style concis, elliptique et déstructuré, de Sénèque, l’auteur latin auquel, de fait, Diderot s’est le plus intéressé et même identifié. Voir Bernier 1999, 5-6.

    116

    Voir plus haut note 24. Diderot avait par ailleurs rapporté l’histoire de la mort d’Épaminondas dans sa traduction de l’Histoire de la Grèce de Temple Stanyan, livre III, chap. 2, voir DPV I, 125.

    117

    Voir la note 56 (lien possible entre Diderot et Buffier) et la note 60 (exemple du Diuturni silentii chez Buffier).

    118

    Voir la note 95.

    119

    Le Laboureur semble utiliser indifféremment les termes d’inversion et de transposition. Il évoque « la transposition des mots qui se rencontre sans cesse dans le Latin » (Le Laboureur 1669, 63), « le desordre qui paroist » (67), « ces sortes de transposition » (68), « une inversion embarrassée » (70), « la transposition » (70, 72) et « l’inversion qui se trouvoit dans l’arrangement de leurs mots » (73), « l’embarras de la transposition » (75). Buffier n’emploie pas le terme « inversion », mais évoque, uniquement à partir de l’exemple du Diuturni silentii, un « ordre naturel » qui est celui dans lequel « les idées s’arrangent dans l’esprit », auquel il oppose le « renversement d’idées » auquel se prête le latin (208-209). Batteux semble préférer le terme d’inversion : voir Le Laboureur 1669, 1ère lettre, « Si c’est dans le Latin ou le Français que se trouve l’Inversion », où se trouvent les exemples que Diderot reprend (16-17, 19-20) et 2e lettre, « Que l’Inversion est dans le François : & pourquoi elle y est ». Batteux réserve les termes transposer et transposition, au sens d’inversion, à l’ordre des mots en poésie par rapport à la prose.

    120

    La distinction des deux types de langue n’existe pas dans la Grammaire de Port Royal originale, où l’on ne trouve pas le terme d’inversion. Elle est introduite chez les grammairiens par l’abbé Girard, qui distingue langues analogues, qui suivent l’ordre naturel, et langues transpositives, qui l’inversent (Girard 1747, I, 23-25). Cette distinction n’est incorporée dans la Grammaire de Port-Royal qu’au XIXe siècle, sous le nom de Duclos : « Les cas sont nécessaires dans les langues transpositives, où les inversions sont très-fréquentes, telles que la grecque et la latine. Il faut absolument, dans ces inversions, que les noms qui expriment les mêmes idées, comme λόγος, λόγου, λόγω, λόγον, λόγε ; sermo, sermonis, sermoni, sermonem,sermone (Discours), aient des terminaisons différentes, pour faire connoître au lecteur et à l’auditeur, les différens rapports sous lesquels l’objet est envisagé. Le françois et les langues qui, dans leur construction, suivent l’ordre analytique, n’ont pas besoin de cas ; car elles ne sont pas aussi favorables à l’harmonie mécanique du discours, que le latin et le grec, qui pouvoient transposer les mots, en varier l’arrangement, choisir le plus agréable à l’oreille, et quelquefois le plus convenable à la passion. Il s’en faut pourtant bien qu’aucune langue ait tous les cas propres à marquer tous les rapports, cela seroit presque infini, mais elles y suppléent par les prépositions » (Arnaud-Lancelot-Duclos 1810, II, 6, 433-434 ; ce développement n’apparaît pas dans la 1ère version du commentaire pour l’édition de Paris, Prault, 1754).

    121

    Voir également Bayle 1727, 112.

    122

    Diderot s’adresse à Batteux.

    123

    Voir la note 85.

    124

    Voir la note 107.

    125

    Plus loin, Diderot écrit : « Mais allons plus loin : je soutiens que quand une phrase ne renferme qu’un très petit nombre d’idées, il est fort difficile de déterminer quel est l’ordre naturel que ces idées doivent avoir par rapport à celui qui parle. Car si elles ne se présentent pas toutes à la fois, leur succession est au moins si rapide, qu’il est souvent impossible de démêler celle qui nous frappe la première. Qui sait même si l’esprit ne peut pas en avoir un certain nombre exactement dans le même instant ? Vous allez peut-être, Monsieur, crier au paradoxe » (156-157). Et de fait c’est le paradoxe central de la Lettre.

    126

    Voir à ce sujet Daniel 1986, IV, 283-344 et Starobinski 2012, 160-181. (Starobinski analyse le mécanisme du chiasme dans un passage du Neveu de Rameau.)

    127

    Diderot, Essai sur les règnes de Claude et de Néron [1778-1782], DPV XXV.

    Référence de l'article

    Stéphane Lojkine, « D'un long silence… Cicéron dans la querelle française des inversions (1667-1751) », Ciceroniana Online, Open Journal Systems, 2020, “Cicero, Society, and the Idea of artes liberales” Atti del convegno a cura di Jerzy AXER, Katarzyna MARCINIAK, Ciceroniana On Line IV, 2, 2020, p.375-445.

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