L’espace vague est, dans une image représentant une scène, l’espace qui indique le réel, à la marge de la scène proprement dite. La notion d’espace vague est justifiée par les recherches sur la perspective qui, depuis le traité d’Alhazen (Xe s., trad. latine de l’arabe, Opticae thesaurus, Bâle, 1572) distinguent dans le fonctionnement de l’œil une vision nette au centre du cône visuel et une vision floue sur les côtés, floue mais dont les fragments récolent les détails et la diversité du réel. Au dix-septième siècle, le père Étienne Binet, dans son Essai sur les merveilles de nature (Rouen, R. de Beauvais et J. Osmond, 1622), suggère que cette vision floue soit rendue « flouement » dans la peinture : « Raccourcissement, rentrement, renfondrement, pour faire paraître la peinture loin il faut que la chose soit peinte flouement, c’est-à-dire doucement, car si elle était rude et non pas floue, elle paraîtrait de trop près. » (XXIX, 309 ; cité par Emmanuelle Hénin, Ut pictura theatrum, p. 295.)
Fonction de médiation de l’espace vague
Dans les tableaux de la fin du moyen âge et de la Renaissance représentant la Vierge à l’enfant, seule la partie centrale du tableau est affectée à la représentation proprement dite de la Vierge avec son enfant. Les côtés, le fond du tableau représentent un paysage, une ville, des paysans au travail : tous ces éléments n’ont rien à voir avec le titre générique du tableau. Ils ont à voir plutôt avec l’espace social, historique, culturel dans lequel et pour lequel ce tableau a été peint. On est déjà dans le tableau, dans de la représentation, mais on n’est pas encore dans la scène proprement dite, qui donne son titre au tableau. Cet espace intermédiaire, qui fait le lien entre l’espace dans lequel se trouvent les spectateurs et l’espace dans lequel se trouve la scène proprement dite, sera appelé espace vague, d’abord parce que son statut est vague, flottant, ne relevant exactement ni du monde réel, ni de l’illusion.
L’espace vague est l’espace par lequel le spectateur pénètre dans l’espace restreint. Ce chemin et cette fonction sont parfois thématisés, représentés dans l’espace vague, où l’artiste installe des personnages spectateurs, qui serviront d’embrayeurs visuels. Lorsqu’il y a un dispositif d’effraction, le regard du spectateur voyeur s’établit depuis l’espace vague vers l’espace restreint.
Quoiqu’il se trouve au premier plan, à gauche, Actéon appartient à l’espace vague : accompagné par son chien, il arrive de la forêt, qui est représentée au fond à droite. Diane et ses nymphes sont représentées comme sur une île, qu’entoure l’espace vague. La séparation entre espace vague et espace restreint est figurée d’abord par la fabrique de pierre, avec ses piliers et sa voûte gothique (comparer avec Memling), puis soulignée par la draperie rouge et le cours d’eau.
Précision, visibilité, profondeur
Cependant, quoi qu’en dise le père Binet, le vague de l’espace vague ne se traduit pour ainsi dire jamais par un effet de flou : c’est au contraire la minutie du réel, la jouissance du détail, du petit fait vrai, qui caractérise l’espace vague. Il ne faut pas le confondre avec des effets artistiques comme le sfumato, qui affecte l’ensemble de la représentation.
Au théâtre, l’espace vague n’a rien à voir avec le hors-scène, qui demeure invisible : il ne correspond pas à l’espace des coulisses derrière la scène, mais aux décors du fond, voire aux personnages muets situés en arrière-plan, ou aux pantomimes muettes qui se jouent concurremment au dialogue.
Au premier plan, l’artiste a représenté les protagonistes de la tragédie de Racine, de gauche à droite, Abner, le conseiller d’Athalie, Athalie, la reine qui interroge, Joas, l’enfant qui lui répond, Josabet, sa mère adoptive, Zacharie, le fils de Josabet. Ces personnages constituent l’espace restreint de la scène, encadré par le rideau qui les surplombe. Ils sont observés par toutes une série de personnages, répartis dans un espace vague qui va du dos de Josabet jusque à la porte du fond, censée conduire à l’intérieur du Temple.
Une autre fonction de l’espace vague est de donner l’impression de la profondeur. L’espace vague ouvre la profondeur de champ, ou profondeur géométrale. Lorsque l’espace de la représentation est une surface (dans la peinture ou le dessin), cette profondeur ne doit pas être recherchée derrière l’image, en deçà d’elle, mais sur l’image même, à côté, autour de l’espace restreint, autour de la scène proprement dite.
Amenuisement de l’espace vague
L’espace vague devient à l’époque classique un ingrédient tellement évident et habituel de la représentation qu’on en vient parfois à ne le représenter qu’allusivement. Il peut être alors figuré de façon très schématique par un objet indiquant la présence d’un dehors qui reste indéterminé : porte entrebâillée, paravent, escalier, fenêtre. Ce type de représentation, allusive, de l’espace vague, se rencontre notamment dans la gravure d’illustration, qui s’attache à figurer la scène de la façon la plus spectaculaire dans l’espace le plus réduit. Il n’y a alors guère d’espace pour le vague et le gratuit.
De gauche à droite, Marianne, Valville et le chirurgien constituent l’espace restreint de la scène, focalisé sur le pied. Mais l’espace vague n’est que sommairement représenté, par le chapeau et l’épée de Valville jetés à terre au premier plan (tenant lieu d’embrayeur visuel), par la porte au fond à droite, qui suggère l’existence d’un dehors.
On touche ici à la dimension économique de l’espace vague : au cours du dix-huitième siècle, il va progressivement apparaître comme un espace gaspillé, voire inutile. Il est frappant par exemple que chez Greuze l’espace vague tende à disparaître, souvent au profit d’un mur de fond nu qui écrase la perspective. Sans doute n’est-ce pas là simplement un défaut de Greuze, mais plutôt l’accomplissement d’une logique de rentabilisation de l’espace et de l’effet : Greuze peintre bourgeois capitalise tout l’espace ; l’espace vague disparaît avec la jachère…
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