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Références de l’article

Stéphane Lojkine, « Les Noces de Figaro », Le Montage comme articulation. Unité, séparation, mouvement, dir. Jonathan Degenève et Sylvain Santi, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2014, p. 175-188.

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Ressources externes

Saison 1, épisode 3

Montage et démontage du tableau

Publicité Lemon pour Volkswagen
Publicité Lemon pour Volkswagen

Au commencement, une page de magazine tenue par un homme élégant (fig. 1), nous ne voyons que son bras droit appuyé au rebord de la fenêtre d’un train, et au bout de ce bras, dépassant de la manche de son complet, le poignet mousquetaire d’une chemise blanche impeccable, fermé par un bouton de manchette. Derrière la vitre, le vague vert et bleu d’une campagne et d’un ciel indistincts. On retrouve le même vert acide sur la page tournée du magazine, une autre publicité, où des légumes sont disposés dans un fait-tout. Celle que l’homme regarde et que nous voyons est occupée par une publicité pleine page. Elle représente la fameuse Coccinelle de Volkswagen et porte un titre énigmatique, Lemon, qu’explicite un texte, trop brièvement montré, en caractères trop petits pour que nous puissions le lire.

Don Draper (Jon Hamm) lit dans le train la publicité Lemon pour Volkswagen
Don Draper (Jon Hamm) lit dans le train la publicité Lemon pour Volkswagen

Au plan suivant (fig. 2), l’homme apparaît tout entier, absorbé dans sa méditation sur cette page, confortablement assis, genoux croisés, dans le fauteuil prune du train. Don Draper, le génial publicitaire de l’agence Sterling-Cooper, tire une bouffée de sa cigarette, il fait tableau : complet bleu, fauteuil prune, paysage et magazine verts, cravate rayée de bleu sur fond beige métallisé, entre le beige du store de la vitre et son armature d’aluminium brossé. L’homme prend du recul par rapport à l’image sur laquelle il médite, mais que nous ne voyons plus, il s’écarte pour souffler, doucement, la fumée. A ce mouvement vers l’arrière s’oppose l’avancée du train, que le paysage flou qui file rend sensible. Parfaitement harmonieux et équilibré, trop parfaitement peut-être, ce tableau se donne lui-même à voir comme une image sur papier glacé, comme une sorte de méta-publicité.

Un passager qui s’apprête à descendre du train tire tout à coup Don de sa rêverie. Il se nomme, un certain Larry Krasinsky, camarade de régiment, jovial, expansif, un peu gros, vêtu sans distinction. Sa familiarité détonne : c’est sous un autre nom que celui connu du spectateur qu’il l’interpelle, Richard Whitman et non Don Draper. La scène de reconnaissance tourne court ; l’homme doit descendre, il donne sa carte, engage son ancien compagnon de guerre à l’appeler.

Contrôle des billets, nouveau plan sur la publicité Volkswagen, sur laquelle le contrôleur arrête un regard amusé, et l’on revient au tableau initial, Don Draper accoudé à la fenêtre du train, fumant. Mais toute tranquillité, toute méditation ont disparu : son visage crispé, tendu, exprime une profonde contrariété.

Le montage de cette séquence introduit un parallèle entre les deux tableaux : la Coccinelle Lemon d’un côté, Don Draper à la fenêtre du train de l’autre. Dans les deux tableaux, quelque chose ne tient pas, une clocherie de l’image intrigue, qui fascine et repousse, l’ensemble ne tenant que dans la concordance, ou au moins la proximité des clocheries.

La publicité raconte une histoire : cette Volkswagen n’a pas pris le bateau d’Allemagne pour l’Amérique. Vous ne l’avez pas remarqué, mais le chrome de son pare-choc a un défaut. L’inspecteur Kurt Kroner, lui, l’a vu. Le client peut se rassurer : la voiture qu’il achètera sera le fruit d’une vigilance méticuleuse. Et de conclure : We pluck the lemons ; you get the plums, littéralement, nous cueillons les citrons, vous récupérez les prunes, qu’on pourrait traduire comme Vous récoltez sucré ce que nous avons semé acide. La cueillette, l’acidité des citrons, c’est le travail méticuleux de Volkswagen, c’est ce que nous voyons sur l’image, lemon, la voiture éliminée, ce que nous n’achèterons pas. La consommation, le sucre des prunes, c’est la jouissance promise au client, au spectateur, et c’est encore ce que nous voyons sur l’image, la coccinelle, la voiture fruit, lemon. Cette voiture, vous ne la voulez pas, et justement elle a été retirée du marché, la publicité déjoue votre attente et vos mécanismes de défense ; ce que vous voulez, c’est le fruit, et nous faisons coïncider ce fruit avec la voiture que vous avez sous les yeux, qui devient désirable d’avoir été retirée. Le montage qui associe la coccinelle comme image au citron comme mot fait coïncider deux clocheries, la mauvaise voiture pour la bonne, le citron pour la prune, la corvée pour le fruit.

Don Draper médite sur la Coccinelle assis à la fenêtre de son train. Mais il est interpelé, reconnu comme Richard Whitman : le tableau harmonieux de l’homme élégant, serein et distingué, ne coïncide pas avec le fantôme que le nom de Richard fait surgir, avec le mystère de cette vie antérieure, vulgaire, qui vient s’inscrire dans l’image comme crispation, froncement, effondrement, imposture du type.

Mais le type en sort paradoxalement renforcé : l’homme que nous voyons n’est pas le Don Draper que nous croyons, comme cette Coccinelle n’est pas la Coccinelle que nous achèterons ; mais c’est précisément de n’être pas ce qu’il paraît être, de porter en lui le mystère d’une identité effondrée que Don Draper exerce la fascination magnétique qui garantit son succès. Le montage, qui fait apparaître la clocherie sur laquelle repose cette fascination, doit donc lui-même s’adosser à une histoire, une histoire pour dire pourquoi Volkswagen promeut sa voiture en montrant ses défauts, pour dire comment Richard Whitman est devenu Don Draper. Dans les deux cas, la guerre se profile : le souvenir de la guerre suscite un préjugé hostile du consommateur américain pour un produit allemand et ramène Don Draper au moment où il a échangé son identité avec celle d’un mort pour être rapatrié du front. L’accent de la fiction se déporte de la narration vers le montage ; le montage présuppose une narration sous-jacente, qui le nourrisse, l’entretienne, le renouvelle. Mais cette présupposition tend au prétexte, le lien se distend : la narration n’est pas, ou n’est plus la structure fondamentale de la fiction.

À quoi ça tient ? Non pas au montage, mais au démontage : l’irruption de Larry Krasinsky démonte Don Draper. Le brainstorming au bureau de Don, chez Sterling-Cooper, démonte la publicité Volkswagen, alors que les « créatifs », Romano, Kinsey et Crane, peinent à trouver des idées pour une campagne sur les laxatifs Seacore. « Cette publicité, ça fait un quart d’heure qu’on en parle », remarque Don : critiquée, moquée, on y revient toujours ; son démontage est le ressort de son efficacité.

Montage et démontage de l’objet scénique

L’efficacité du démontage ne se manifeste parfois qu’à la longue, par la résurgence énigmatique, inattendue, d’un objet scénique qui, sorti de la scène, change de sens, voire devient incongru. Après la séance de travail au bureau de Don, Peter Campbell, qui revient juste de son voyage de noces, profite du départ de ses collègues pour avoir un entretien particulier avec celui qu’il a du mal à accepter comme son supérieur hiérarchique, et dont il convoite le poste. Don dissimule mal son agacement. Il rajuste les manches de sa veste et fait tomber un de ses boutons de manchette. Le bouton qui tombe, qui ne tient pas, figure la clocherie, le déjointage de la scène. A cette mise en défaut du trop parfait Don Draper, Pete Campbell oppose maladroitement sa nouvelle alliance qu’il exhibe, bijou contre bijou, bijou qui tient contre bijou qui ne tient pas. Or précisément le mariage de Pete Campbell, héritier désargenté et méprisé d’une des plus anciennes et prestigieuses familles de New York, avec la fille d’un parvenu, est une mésalliance.

Rachel Menken (Maggie Siff) repousse d’une pichenette le bouton de manchette que Don Draper a laissé tomber sur la table de la salle de conférence
Rachel Menken (Maggie Siff) repousse d’une pichenette le bouton de manchette que Don Draper a laissé tomber sur la table de la salle de conférence

Quelques instants plus tard, Rachel Menken, directrice d’un grand magasin de la cinquième avenue, est introduite dans la grande salle de réunion de l’agence, où on doit lui présenter un programme de transformation destiné à attirer une clientèle plus huppée. Tandis qu’elle écoute la présentation totalement plaquée du chargé de projet qui n’a pas même pris la peine de visiter son magasin, le bouton de manchette de Don tombe sur la table juste à côté d’elle ; elle le renvoie vers lui, d’une pichenette (fig. 3).

La chute du bouton ne figure plus alors la répulsion de Don Draper pour Peter Campbell, mais à la fois son désintérêt pour le discours auquel il assiste et son attraction pour sa voisine. Le discours, comme le bouton, ne tient pas ; le bouton tombe vers Rachel et est renvoyé d’une pichenette de Rachel vers Don. Quelque chose se dénoue et autre chose se noue.

L’après-midi même, lorsque Don Draper rend visite au magasin de Rachel, celle-ci lui choisit de nouveaux boutons de manchette, en forme de heaume de chevalier. Elle lui signifie par là le rôle qu’elle lui assigne de chevalier servant, mais aussi la figure qu’elle lui dénie : perpétuellement casqué, Don Draper est le chevalier sans figure.

Les yeux de Don Draper, à son réveil dans le lit conjugal, tombent sur les boutons de manchette que Rachel Menken lui a offerts la veille
Les yeux de Don Draper, à son réveil dans le lit conjugal, tombent sur les boutons de manchette que Rachel Menken lui a offerts la veille

Enfin, lorsque le lendemain matin, à son réveil chez lui, entre sa femme qui arrange les rideaux de la chambre et sa fille qui accourt surexcitée, car on va fêter son anniversaire, Don Draper fixe du regard les boutons de manchette déposés sur sa table de chevet, ces boutons le renvoient à Rachel qu’il a embrassée la veille, à un autre monde de désirs et d’interdits transgressés qu’il choisit d’ignorer, qu’il recouvre, qu’il étouffe (fig. 4).

Pourtant, il n’y a pas de progression narrative, de l’ancien bouton de manchette qui tombe au nouveau bouton qui tient : Don Draper ne passe pas d’une femme à une autre, il a toujours été infidèle, il est le type de l’homme habité par la clocherie du démontage. Le bouton de manchette, c’est ce qui tient et qui ne tient pas, le supplément discret de l’élégance et le défaut secret du vêtement qui bâille, de l’échancrure qui s’ouvre, mais s’ouvre sans gravité, à la marge, au lieu anodin, périphérique, du poignet.

Ce que Pete Campbell (Vincent Kartheiser) découvre dans son bureau au retour de son voyage de noces aux Chutes du Niagara
Ce que Pete Campbell (Vincent Kartheiser) découvre dans son bureau au retour de son voyage de noces aux Chutes du Niagara

Le bouton de manchette est un objet anodin : il ne sert de support au montage que parce que lui-même métaphorise l’assemblage, la juxtaposition, ce qui fait tenir. La fonction de montage de l’objet est plus inattendue lorsque l’objet est incongru. De retour de son voyage de noce, Peter Campbell est étonné de la prévenance du personnel de l’agence, rassemblé dans l’open-space des secrétaires, devant son bureau, pour lui souhaiter la bienvenue. Il ne comprend que rétrospectivement le motif de cet intérêt : lorsqu’il ouvre sa porte, il se trouve nez à nez avec une famille chinoise mangeant son riz en compagnie de ses poules, à la grande hilarité de ses collègues qui lui ont réservé cette farce (fig. 5). L’ambitieux Campbell, hautain avec les secrétaires, toujours froid ou caustique, est ainsi brutalement ramené à la grossièreté burlesque du réel, à la bassesse sociale du monde avec lequel il refuse de frayer. Ce squat pour rire est un montage, qui fait sens par contraste des personnages avec le lieu (la poule au haut du dossier de la chaise, la marmite de riz à côté du téléphone), de la scène dans le bureau avec les spectateurs dans l’open space, de l’hilarité des spectateurs avec la fureur éberluée de Peter Campbell.

Don Draper, raccompagnant Rachel Menken à la porte de l’agence Sterling Cooper, découvre la poule des Chinois loués pour Pete Campbell déambulant dans le hall de l’ascenseur
Don Draper, raccompagnant Rachel Menken à la porte de l’agence Sterling Cooper, découvre la poule des Chinois loués pour Pete Campbell déambulant dans le hall de l’ascenseur

Mais la poule du premier plan poursuit en quelque sorte sa vie propre après cette séquence au delà de laquelle elle n’a plus de raison d’être : lorsque, après le fiasco de la présentation faite à Rachel Menken pour la rénovation de son magasin, Don raccompagne celle-ci vers la sortie, Rachel rencontre la poule sur son passage, se dirigeant comme elle, dans le corridor derrière la cloison et les portes vitrées, vers l’ascenseur (fig. 6). La poule alors change complètement de sens. La robe fuchsia de Rachel, son audacieux chapeau à longs poils retombants produisent un effet d’ostentation provocante, entre femme fatale et femme facile : la poule est certes incongrue devant Rachel dont elle semble frayer le chemin, mais c’est Rachel qui fait tableau derrière la poule, poule contre poule, comme une mise en accusation non de Rachel elle-même, mais du regard que les gens de l’agence portent sur un directeur de magasin qui est une directrice, et une directrice juive. La poule, c’est Rachel vue poule par Sterling Cooper. La poule déambulant dans le corridor vitré de Sterling Cooper est un montage qui démonte le jeu des figures. Rachel entend le message : c’est dans un banal et laborieux tailleur beige, que Don remarque ostensiblement (« Vous vous êtes changée… »), qu’elle recevra Don, l’après-midi même, au magasin.

Au premier plan à droite un homme plus âgé, assis, fume une cigarette ; c’est un anonyme. Il observe la scène avec indifférence, il est l’indifférence du monde. Don reste à la limite du seuil de la porte vitrée, que Rachel franchit. Au seuil de cet écran de verre, le tableau dispose pour Don la femme sublime et la poule, le va-et-vient scopique de l’une à l’autre, la possibilité d’un franchissement pour ce va-et-vient. Le montage tient à cette paroi de verre, au delà de laquelle le mystère de la femme est démonté.

Don Draper arrive à la porte du magasin Menken’s, où Rachel l’attend
Don Draper arrive à la porte du magasin Menken’s, où Rachel l’attend

A la porte de verre de Sterling Cooper correspond celle du magasin Menken’s, de l’intérieur duquel, à la séquence suivante, nous voyons Don Draper sortir d’un taxi (fig 7). Nous croyons voir Don au travers de la vitre, comme Rachel avait disparu derrière la vitre de Sterling Cooper. La silhouette de Don se dessine en transparence derrière les lettres du nom du magasin, comme placée derrière une grille Art Nouveau ou une haie fantasque, tenue à distance donc, contrôlée. Mais au plan suivant, Don arrive de la gauche et nous comprenons que ce que nous prenions pour une transparence était en fait un reflet, que le dehors apparent était un battant de porte contre un mur. La structure du montage (l’inscription Menken’s, la porte vitrée du magasin, Don, qu’on peut comparer au montage du premier plan de l’épisode, avec la page de publicité, la vitre du train, Don) est déjouée par le reflet, le Don réel déconstruisant, par son surgissement de la gauche, l’agencement du Don reflété.

Mise en abyme du montage

Don est toujours au plus près du réel, entre plat et mystérieux, entre insignifiant et insensé. Dans le premier épisode de la série, où il doit trouver le slogan de la campagne pour les cigarettes Lucky Strike, son génie va consister à coller au plus près de la réalité du processus de fabrication : it’s toasted, le tabac est grillé. Son génie n’est pas un style propre ; c’est le génie même de la publicité, qui ne crée de fiction ni en dehors, ni même à partir de son objet, mais en lui, et pour ce faire accompagne, agence, monte, et donc démonte le réel.

Don Draper étudie la notice de montage pour la maison jouet de sa fille Sally (Kiernan Shipka)
Don Draper étudie la notice de montage pour la maison jouet de sa fille Sally (Kiernan Shipka)

La deuxième partie de l’épisode relate la journée suivante du samedi, consacrée à célébrer en famille et avec les voisins du quartier l’anniversaire de la fille de Don et de Betty Draper, Sally. Le cadeau prévu pour Sally est une maison jouet que Don est chargé de monter dans le jardin (fig. 8). Le montage de la maison constitue une première mise en abyme du montage séquentiel de l’épisode, lui même thématisé par le sujet de la série, la publicité, et par son héros, Don Draper, qui est un montage de figures.

Don, habillé en tenue décontractée chic de week-end bricolage, lit avec perplexité la notice de montage de la maison, accroupi entre le couvercle du carton d’emballage, où l’on peut lire Girls Playhouse, et le carton même, où sont entassées les pièces en vrac. Juste derrière lui, on distingue sa trousse à outils kaki, qui forme un gracieux camaïeu du brun au vert avec sa chemise et son pantalon, tandis que la scène est délimitée, au loin, par la barrière blanche, neuve, immaculée, du jardin, derrière laquelle, entre les arbres, on distingue une maison voisine cossue.

La posture concentrée de Don accroupi fait écho à celle liminaire de Don dans le train, méditant devant la Coccinelle Lemon. Le bleu turquoise de la notice, dont nous ne pouvons pas voir le contenu, renvoie au bleu de l’affiche du couvercle. Don est encerclé par ce qu’il doit monter, il monte l’objet dans, depuis l’objet, il le monte dans l’incertitude de pouvoir le monter. Le lieu de Don est le vide central de la maison, entre carton et couvercle, entre outils et pièces, au sein de la clôture du jardin. Don va créer la maison, une maison artificielle qui l’oppresse déjà, le défait, l’asphyxie. Le montage, c’est la mise en évidence d’une potentialité de structure à faire : l’évidence demeure en deçà de la structure et l’évidence surplombe la structure. Vertige de la mise en abyme : impossible de décider si elle nous oriente vers une prise de contrôle ou vers une dépossession.

Don Draper demande à Sally de ne pas regarder son cadeau d’anniversaire.
Don Draper demande à Sally de ne pas regarder son cadeau d’anniversaire

Sally et son frère Bobby n’ont pas pu s’empêcher de venir voir l’état d’avancement de la maison (fig. 9). Don s’adresse à sa fille depuis l’intérieur de la maison jouet, dont il maintient la façade de sa main droite qui pince une cigarette : « Normalement, tu ne devrais pas la voir ». Sally s’arrête à ce seuil d’invisibilité. Le processus du montage est obscène, comme si l’interdit de la représentation s’était déplacé de l’image, banalisée, omniprésente, vers le montage, qui n’est pas tant son secret, que son point de défaillance. Bobby ne regarde pas la maison, mais Sally regardant son père, légèrement inquiet, attentif à la limite qu’elle pourrait franchir.

Depuis l’intérieur de la maison familiale, dans la cuisine, Betty et son amie Francine regardent Don au travail. « Quel homme ! » s’exclame Francine attendrie devant Betty, fière et amusée. Cigarette et tournevis en avant, Don monte les façades, et fait tableau comme icône de la virilité, comme façade sur la façade, ob-scène.

Don Draper et Helen Bishop (Darby Stanchfield) prennent l’air dans le jardin, devant la fenêtre de la cuisine où se trouvent les épouses
Don Draper et Helen Bishop (Darby Stanchfield) prennent l’air dans le jardin, devant la fenêtre de la cuisine où se trouvent les épouses

Plus tard dans l’après-midi, alors que les invités sont arrivés, Don s’est réfugié dans le jardin, il regarde les enfants jouer autour de la maison jouet. Il est bientôt rejoint par Helen Bishop, la femme divorcée du quartier, littéralement chassée de l’intérieur par les persiflages du conseil des épouses. « Il y a de sacrés numéros à l’intérieur. — C’est pareil à l’extérieur. » Immédiatement une affinité silencieuse s’établit, par juxtaposition des failles et des étouffements. Don et Helen font tableau depuis la cuisine pour les épouses (fig. 10), et l’obscénité virile du tableau cette fois n’amuse plus : elle fait scandale.

Le montage concurrence la scène : depuis la cuisine, la fenêtre avec son rideau de mousseline blanche et ses croisées, fait écran à l’intimité de Don et de Helen surprise par effraction par les épouses. C’est là l’archétype du dispositif classique le plus topique qui soit. Trop peut-être : cette intimité surprise est elle-même un chromo factice, une pose publicitaire inconsistante, montée sur la façade de théâtre de la maison jouet à gauche, sur la façade de la maison voisine tout à coup inexplicablement proche à droite. Ce qui fascine et oppresse dans ce tableau, c’est cette extraordinaire proximité des façades, c’est l’écrasement de ces silhouettes retournées entre, par ces façades. Dans la scène classique, le voyeur, le mari surprenant sa femme adultère se trouve bien dans cette position des femmes qui surprennent ces amants supposés par derrière, à qui donc échappent les faces des figures : le voyeur, c’est au bout du compte celui qui ne voit rien.

Betty Draper (January Jones) sort de la cuisine pour demander à Don d’aller chercher le gâteau d’anniversaire à la pâtisserie
Betty Draper (January Jones) sort de la cuisine pour demander à Don d’aller chercher le gâteau d’anniversaire à la pâtisserie

Mais le dispositif scénique n’adopte pas en principe le point de vue du voyeur ; il le renverse au contraire : plaçant le voyeur au fond de la scène, il renverse le point de vue (fig. 11), pour offrir au spectateur la totalité de ce qu’il y a à voir, alors que le corps du délit, l’objet de curiosité est presque entièrement refusé au regard par qui nous sommes pourtant supposés en prendre connaissance.

Office in a Small City / Bureau dans une petite ville - Edward Hopper
Office in a Small City / Bureau dans une petite ville - Edward Hopper

Ici, le point de vue de la caméra est celui des épouses : nous ne voyons rien de plus. L’effraction scénique ne déploie donc pas de scène, ne retourne pas pour les spectateurs les personnages que les épouses voient de dos. Ces personnages, suspendus dans le vague d’une rêverie sans objets, devraient faire face à une vue, à une étendue, un paysage, un ciel, la mer. Au lieu de cela, les façades se dressent devant eux, aveuglent leur vision, oppressent leur rêverie. La caméra s’inspire ici des fenêtres et des façades d’Edward Hopper, dont la fabrique maintient, perpétue la forme vide, la structure du dispositif scénique, mais en évide le contenu, le détourne en métaphysique existentielle du montage, du montage de façades comme démontage de figures. Dans Night Windows, en 1928, Hopper nous fait pénétrer dans l’intérieur d’une chambre où une femme se déshabille, par les larges baies vitrées de son appartement d’angle. Dans Summertime, en 1943, une jeune fille se tient rêveuse sur les premières marches d’accès à l’entrée d’un immeuble. Dans High Noon, en 1949, même posture au seuil, mais d’une maison de bois blanc comme découpée dans le vide de la plaine du Middle West. Dans Morning sun, en 1952, depuis le lit de sa chambre nue, une femme s’absorbe dans la contemplation vide et vague de la lumière qui entre à flots par sa large fenêtre. Dans Office in a small city (fig. 12), en 1953, l’homme assis à sa table est comme pris en étau entre les deux baies vitrées de son bureau. L’ouverture, la lumière, l’espace, ne fonctionnent pas comme profondeur du vague classique qui encadre la scène, mais tout au contraire comme aplatissement, évidement, réduction de l’espace à un jeu oppressant de surfaces, comme montage et démontage de ces surfaces. Mad Men récupère cette fonction de montage de l’absorbement, du vide, du vague, mais il s’écarte un peu plus encore de la scène classique, en l’aveuglant : nous ne la voyons plus, elle ne nous est plus livrée : non qu’elle soit livrable ; mais l’artefact de scène qui se dérobe à nous n’est qu’un leurre, qu’un reflet, qu’un effet de montage.

Don Draper filme les enfants qui courent autour de lui
Don Draper filme les enfants qui courent autour de lui

Lorsque Betty demande à Don de filmer l’anniversaire, le jeu de la caméra ne fait que redoubler celui de la maison jouet : les mini-séquences filmées s’amoncellent autour de Don sommé de les enregistrer comme autant de pièces d’un puzzle impossible à monter (fig. 13). Doit-on filmer en effet, fixer sur la pellicule l’hystérie des enfants courant et hurlant dans la maison ? La gêne d’Helen n’osant se livrer au conseil des épouses où elle sait d’avance qu’elle sera déchirée ? La bêtise niaise des maris s’imbibant d’alcool ? L’altercation d’Helen avec Carlton Hanson, le mari de Francine, venu proposer, pour les enfants d’Helen, l’aide d’un père de substitution, aide qu’elle interprète, à tort ou à raison, comme une proposition d’adultère ? Le tendre baiser d’un autre couple de voisins, surpris eux dans une intimité vraie qui n’a pas sa place sur la façade de l’anniversaire ?

Don a allumé la radio, qui diffuse Les Noces de Figaro, avec Robert Merrill et Joan Sutherland. (A la vérité, si Joan Sutherland a chanté à la fois la Comtesse et Chérubin, c’est dans le Figaro du Barbier de Rossini que Merrill s’est illustré.) De fait, c’est l’air de Chérubin que nous entendons, à la scène 3 de l’acte II :

Voi che sapete         Vous qui savezChe cosa è amor     Ce que c'est que l'amourDonne, vedetta        Belles dames, voyezS'io l'ho nel cor        Si je l'ai dans le cœur.Quello ch'io provo   Ce que j'éprouve,Vi ridirò                    Je vais vous le direÈ per me nuovo,      C'est nouveau pour moiCapir nol so.            Je ne sais pas le comprendre

Chérubin a composé une romance pour la comtesse, que Suzanne a surprise. Avec la comtesse, Suzanne force Chérubin à chanter cette romance devant elle, tandis qu’elle l’accompagne à la guitare. Chérubin dit donc son amour en en reportant le savoir sur ces dames qui se moquent gentiment de lui : Voi che sapete

Toujours parfaitement lisse, net, élégant, l’air de Chérubin entre en résonance avec le naufrage sentimental de Helen Bishop, mais aussi avec les doutes et les fissures existentielles de Don. Il produit le même face à face que la Coccinelle Lemon, que le bouton de manchette, que la maison jouet en pièces détachées. Peut-être même est-ce cet air qui chasse Helen et Don de la maison. La séquence est saturée de plans dont la juxtaposition met à chaque fois en tension un montage qui fait sens et un démontage qui pointe le vide des personnages, pris dans la nasse d’une hyper-ritualisation de la vie sociale. Il faut briser le rituel : sommé d’aller chercher le gâteau par Betty qui entend ainsi le séparer d’Helen, Don part, mais ne revient qu’à la nuit. Le montage s’effondre par saturation des plans.

Le montage ne saurait donc se réduire à la forme structurale de la série. Dans Mad Men, le montage thématise le sujet de la série, et du coup s’immerge dans la fiction comme objet lui-même démontable et faisant sens, pour l’histoire, d’être démonté. A chaque fois, le montage achoppe au vide, au vague, à la défaillance qu’il met en évidence et au travail. Une autre fonction est donc à l’œuvre, en amont de lui, le surplombant, organisant la saturation des plans, leur effondrement. C’est la fonction du dispositif. Ce dispositif n’est pas celui, classique, de la scène, systématiquement évidée, renversée par le montage, désémiotisée par la virtualisation de l’écran, que remplace une paroi de verre, un artefact de façade. Un autre dispositif est en jeu, qui identifie ce vide figural qu’il installe à un savoir de l’amour : Voi che sapete, chante Joan Sutherland et, pendant le générique de fin, Frank Sinatra en donne la traduction contemporaine : à la marge de la scène, à son seuil de verre, se dit quelque chose au bord du vide, quelque chose comme un P. S. I love you. Parfaitement esthétisé, apparemment vide, et pourtant à la bordure d’une révolte muette.

 

Illustrations

Toutes les saisies d’écran proviennent de Mad Men, saison 1, épisode 3, Marriage of Figaro. La série a été créée et produite par Matthew Weiner, les deux premiers épisodes réalisés par Alan Taylor, un des maîtres d’œuvre des Sopranos. Le scénario de l’épisode 3 n’est pas de Matthew Weiner lui-même (qui ne signe ou cosigne que 7 des 13 épisodes), mais de Tom Palmer, et il a été réalisé par Ed Bianchi ; 1ère diffusion sur AMC le 2 août 2007.

L’épisode « pilote » a été tourné aux studios Silvercup et dans divers lieux de New-York. Les épisodes suivants ont été tournés aux studios Los Angeles Center.

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « Les Noces de Figaro », Le Montage comme articulation. Unité, séparation, mouvement, dir. Jonathan Degenève et Sylvain Santi, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2014, p. 175-188.

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