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Résumé

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Références de l’article

Stéphane Lojkine, « Le vague de la représentation », Sprechen über Bilder, Sprechen in Bildern, Lena Bader & G. Didi-Huberman éd., Deutscher Kunstverlag, 2015, p. 255-271.

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Ressources externes

Couverture du livre

On pourrait croire convenu que dans l’esthétique classique la représentation représente toujours quelque chose. Il y aurait un détail de la représentation, qui identifierait chaque élément à un signe, dont l’articulation, l’ensemble constituerait le sens, indifféremment, du texte ou de l’image. La forme idéale de cette structure signifiante de la représentation est la scène : scène de théâtre, où les acteurs se disposent pour échanger des discours ; scène picturale, où l’œil du spectateur transpose, retrouve les dispositions de la scène théâtrale ; scène gravée, pour laquelle le livre propose face à face le déploiement textuel d’une fiction et la condensation iconique d’une scène de roman.

Forme de la scène

La scène peut se définir à partir de trois traits constitutifs : tout d’abord, elle met en œuvre du discours1 : il y a une éloquence de la scène, dont la scène muette produit le cas-limite, prévu par la rhétorique : Phryné devant ses juges, Agamemnon se voilant le visage, Macbeth essuyant ses mains. La seconde caractéristique de la scène est de condenser le temps, de concentrer une histoire dans un moment2 : la règle des trois unités participe de cette condensation ; l’immobilité de la peinture en accentue le processus ; les virtualités du suspense en exploitent l’efficacité. Enfin, la scène piège le regard du spectateur, en lui donnant à voir ce qu’elle a elle-même posé comme interdit au regard3 : Sodome en flammes vers quoi il ne faut pas se retourner ; la nudité de Suzanne aux prises avec les deux vieillards ; l’intimité de deux amants qu’un mari ou un promis surprend, Acis et Galatée, Paolo et Francesca.

La scène est donc l’expansion d’un discours, la condensation d’un moment et le piège d’un regard : ces trois traits définissent structuralement sa forme.

Le vague et la forme

Cette forme de la scène ne constitue pas pour autant une structure stable, anhistorique : s’il existe une grammaire de la représentation scénique, comme la grammaire des langues elle s’inscrit dans une histoire, contient les traces, les rémanences4 de sémiologies antérieures, les prémisses de futurs bouleversements. Ces traces, ces prémisses ne doivent pas être traitées simplement comme des facteurs de brouillage de la structure scénique : ce qu’on ne peut pas dire, ou ne peut pas montrer, une réticence de la représentation, une faiblesse de la parole dans le discours ou dans l’image. On ne s’intéressera pas ici à un vague de la représentation qui consisterait à ne pas faire exactement une scène, à se jouer de sa forme, à marquer ses distances par rapport à elle, et plus généralement à ne pas assumer la plénitude structurale de la représentation. Sans doute le génie individuel de la création artistique repose-t-il largement sur ce vague là qui, introduisant du jeu dans la structure, en personnalise les ressorts, en adapte l’efficacité à tel ou tel projet artistique.

Mais le vague qui nous intéresse ici est d’un autre ordre, intrinsèque à la forme même de la scène, saisie non plus comme une structure idéale dont on pourrait détailler les règles au même titre qu’on en détaillerait les signes, mais comme une formation de compromis5, établie faute de mieux entre des exigences culturelles, historiques, idéologiques contradictoires de la représentation. Ces contradictions, ces compromis ou compromissions produisent un certain vague, qu’on voudrait étudier ici comme vague de la représentation : comme ce qui n’entre pas à proprement parler dans la forme de la scène, et pourtant conditionne cette forme et l’inscrit dans une historicité. Il ne s’agit pas d’un indicible du vague, mais du vague comme rémanence de ce qui n’est plus dit, et demeure pourtant, creusant par sa présence morte la profondeur de la représentation.

I. Le vague comme hors-scène : la Suzanne de Lotto

Disposition de la scène

Suzanne au bain - Lorenzo Lotto
Lorenzo Lotto, Suzanne au bain, 1517, huile sur bois, Florence, Musée des Offices

Prenons pour exemple un tableau de Lorenzo Lotto daté de 1517, représentant Suzanne et les vieillards. Au premier plan à gauche, Suzanne dévêtue, ses vêtements jetés à terre autour d’elle, est agenouillée sur le bord de son bain, enclos d’un haut mur de briques au fond de son jardin. De la main gauche elle cache la nudité de sa poitrine, de la droite, élevée et tendue vers le haut, elle marque son refus ; sa tête est détournée : elle se soustrait ainsi aux deux hommes qui ont fait intrusion dans son intimité. Celui du bas argumente avec les mains, tourné vers elle : il indique le côté gauche, sinistre, depuis les marches où il est placé, qui descendent vers l’eau du bain, vers l’obscure consommation qu’il lui propose. Celui du haut est retourné vers la droite, vers deux jeunes gens qui viennent d’arriver et avancent des regards curieux dans l’encadrement de la porte du Bain. Il leur indique, de l’index gauche, la femme qu’il accuse, et du droit le Ciel qu’il prend à témoin. Sur les marches de la piscine, Lotto a imaginé d’ajouter en contrebas des bas verts (la couleur de la trahison) et une paire de chaussures, peut-être de fausses preuves de la présence d’un amant disposées par les vieillards6.

Discours de la scène

Gestes et objets délivrent le sens de la scène, qui n’est en quelque sorte que redoublé par le discours des personnages. De ce discours, les deux phylactères disposés au-dessus de Suzanne d’une part, des vieillards d’autre part, délivrent la synthèse : trois phrases représentent trois temps de la scène : c’est d’abord le marchandage que propose le vieillard du bas, Ni[si] nobis assenties, testimonio nostro peribis, si tu n’accèdes pas à notre demande, tu mourras par le témoignage que nous porterons contre toi ; vient ensuite le refus de Suzanne, Satius duco mori quam peccare, Heu me, plutôt mourir que pécher, hélas, pauvre de moi ; enfin c’est le faux témoignage du vieillard du haut devant les jeunes gens, Vidimus eam cum juvene commisceri, nous l’avons vue se commettre avec un jeune homme7.

Condensation temporelle

Il y a donc un déroulement des faits, qui implique une durée : marchandage, refus, témoignage. Suzanne est épiée depuis des jours : « Les deux anciens la voyaient chaque jour entrer et se promener […]. Comme ils guettaient une occasion favorable, il arriva que Suzanne entra dans le jardin, comme elle l’avait fait la veille et l’avant-veille » ; et ce n’est que le lendemain, devant son époux Joakim et le peuple, que Suzanne dénudée est offerte en pâture au regard public :

« Le lendemain, quand le peuple se fut rassemblé chez Joakim, […] elle vint avec ses parents, ses enfants et tous ses proches. Or Suzanne avait les traits délicats et était d’une grande beauté. Ces impies ordonnèrent qu’on lui ôtât son voile, car elle était voilée, afin de se rassasier de sa beauté. Mais tous les siens et tous ceux qui la voyaient pleuraient. »

Ce temps de la narration a été condensé en un seul lieu, le Bain, et en un seul moment, artificiel, improbable, où les jeunes gens, figurant, transposant le public du jugement, surprennent le marchandage des vieillards, le refus de Suzanne, le faux témoignage. En effet, la veille, c’est parce que Suzanne a crié d’une voix forte que les vieillards ont ouvert la porte du jardin8 ; ici, la porte est close et Suzanne est dans la posture désolée du lendemain lors de son jugement ; le riche vêtement des deux jeunes gens évoque les voisins, les égaux qui assistent au jugement, non les serviteurs qui ont la veille surpris la scène.

Le piège du regard

L’un d’eux, debout, écoute le témoignage du vieillard ; mais l’autre, penché, une main à terre, scrute ce qui se passe derrière, le dessous de la scène : l’œil écoute, l’œil soupçonne et retourne le discours, l’œil saisit l’enjeu9. Le déploiement dramaturgique du discours et la condensation temporelle qui produit le moment de la scène sont conditionnés, circonscrits par ce regard des témoins qui suppose une double détente (ce qu’on leur donne à voir et ce qu’ils surprennent, devinent derrière ce tableau factice) et formalise le piège10 où l’œil du spectateur est pris : ce que les jeunes gens ne devraient pas voir, nous le voyons ; ce que les vieillards n’ont pas pu obtenir, nous en obtenons satisfaction pour l’œil. La scène nous donne satisfaction comme discours de vertu et comme chose du sexe, tout en indiquant l’impossibilité de cette satisfaction. Le refus de Suzanne est supposé sans témoins ; sa nudité, son intimité — sans spectateur.

Piège de l’écran

La forme du piège est double : d’une part il instaure l’écran de la représentation11, en posant ce qu’il montre comme interdit au regard et en figurant cet interdit par un obstacle matériel, physique à la vue : ici, l’obstacle lui-même se dédouble : les jeunes gens doivent d’abord franchir le seuil du Bain pour pénétrer sur la scène du crime ; ils doivent ensuite démêler la vérité à travers le discours du vieillard, voir Suzanne dans sa vérité d’innocence au-delà de l’écran que leur opposent les corps des vieillards. Cet écran est dessiné, disposé comme un arc visant Suzanne en plein cœur. Le vieillard du bas et, derrière lui, le jeune homme penché sont en position de visée ; les mains dessinent l’arc et la corde tendue ; l’index pointe, en guise de flèche, vers la nudité de Suzanne. L’écran est un arc : opposé au regard, interposé comme obstacle, il est dans le même temps l’instrument qui perce à jour, qui pointe vers la vérité.

Piège du quart de tour

La seconde forme du piège est le quart de tour scénique : c’est depuis la droite que la scène est vue dans le tableau par les spectateurs peints que sont les deux jeunes gens ; c’est frontalement que nous, spectateurs réels, la voyons. Pour passer de leur point de vue au nôtre, il faut faire pivoter la scène d’un quart de tour12. Ce pivotement assure et dramatise l’interposition puis la levée de l’écran, donnant à voir d’abord ce que les vieillards présentent, indiquent comme tableau factice, où Suzanne est confondue, puis ce que Suzanne révèle, exhibe même comme exemplum virtutis, où se parachève paradoxalement mais indissolublement son œuvre de séduction.

L’espace hors scène

On le voit, tous les éléments de cet espace du Bain font signe, soit comme objets, ou figures, soit par leur disposition. Mais cet espace n’occupe qu’un peu moins des deux tiers de la peinture totale : il est surplombé par un espace non scénique, un espace vague, a priori un décor qui ne signifie rien. Derrière et juste au-dessus du Bain s’étend le jardin de Suzanne, lui-même entouré d’un mur d’enceinte. Une femme s’avance dans une allée de ce jardin. En haut à gauche se dressent les murailles d’une forteresse, vers laquelle deux femmes se dirigent. A droite enfin l’œil se perd dans le lointain d’un vaste paysage vallonné13 : un chemin y serpente où l'on distingue deux promeneurs. Point de discours ici : le peintre a peint la persistance muette des choses, l’activité sourde des jours ordinaires, un tour de jardin, une course, une promenade. Point de resserrement temporel non plus : dans la solitude des chemins, le temps se dilate, aucun événement ne se produit. Point de piège du regard enfin : le peintre au contraire offre à l’œil du spectateur le doux repos d’une profondeur vague, le glissement d’une perspective, l’insignifiance d’une dissémination.

Traces de signes

Pourtant, ce vague de la représentation n’est pas purement récréatif. La forteresse désigne Babylone, dans laquelle le récit biblique situe la demeure de Suzanne et son jardin. Suzanne a l’habitude de s’y promener seule en fin d’après-midi lorsque le peuple, qui afflue chez elle, a quitté la maison : c’est cette promenade quotidienne et solitaire qui est représentée dans l’allée gauche du jardin, où Suzanne est reconnaissable au jupon jaune, à la robe rouge, à la chemise blanche et au voile bleu que l’on retrouve plus bas épars autour d’elle dans le Bain. Derrière la promeneuse on distingue dans l’enceinte une petite porte, et à gauche deux femmes qui se dirigent vers Babylone après avoir quitté le jardin : c’est parce que Suzanne a envoyé ses deux servantes chercher de l’huile qu’elle s’est retrouvée seule au Bain14. Un peu plus haut dans le jardin, derrière les buissons de roses qui longent le mur intérieur, Jacques Bonnet croit distinguer les deux vieillards embusqués15.

L’ancienne structure narrative

La confrontation du tableau au texte biblique qu’il représente nous permet ainsi de déceler, dans le vague de la représentation, des traces de signes, une ancienne organisation narrative de l’espace pictural, où le même personnage peut apparaître plusieurs fois et s’inscrit dans une frise qui déroule une narration. Le modèle de la peinture narrative n’est pas théâtral, optique, mais romanesque, organisé en séquences et faisant cycle. L’espace ne s’y centralise pas comme scène, mais se fragmente en compartiments16. On ne passe pas brutalement du compartiment narratif à la scène théâtrale ; le compartiment est plutôt repoussé à la marge de la représentation ; désémiotisé, il devient vague17.

Entre frise et scène : le concentrique

La compartimentation de l’espace, dans le tableau de Lotto, est particulièrement travaillée : il y a d’abord le Bain, et à l’intérieur du Bain le lieu même de la baignade, où l’on accède par les marches du premier plan, et le bord de la piscine, où se tient la négociation. Il y a ensuite le jardin, qui est un espace intermédiaire, certes retiré du monde et protégé de murs, mais plus ouvert, moins intime que le Bain. Le jardin, avec ses allées délimitées par de petites palissades fleuries, est lui-même un système de compartiments. Enfin, au-delà du jardin, le monde se partage lui-même entre la ville et la campagne, de part et d’autre du plus grand arbre du jardin. Mais au lieu d’être organisés en frise, les compartiments sont emboîtés, présentant un système concentrique. Le Jardin est le paradigme de cette concentration qui tend à vider les compartiments marginaux de leur fonction narrative signifiante.

Trajet pour le sens : la lecture anagogique

Dans le contexte d’une représentation biblique, c’est le Jardin lui-même, comme forme globale de l’espace représenté, qui prend sens. L'hortus conclusus désigne, au moins depuis les allégories mariales du douzième et du treizième siècles, le corps de la Vierge fécondé sans pénétration par le Verbe divin. La Suzanne du livre de Daniel préfigure la Vierge de l’Annonciation, dont l’ange porte souvent la salutation évangélique sur un phylactère18. C’est un lys qui figure traditionnellement la virginité de Marie lors de l’Annonciation : et Suzanne en hébreu signifie le lys. Lotto dispose, en enfilade, la porte ouverte et la porte close (comme dans les Jardins d’Annonciation de Domenico Veneziano et de Fra Angelico19), la menace du viol et la chasteté préservée : l’anagogie mystique convertira ces données de l’histoire vétéro-testamentaire en figures du mystère de l’Incarnation20.

Trajet pour l’œil : du tabernacle à l’écran

Mais le passage à la scène opère une seconde conversion : du jeu syntaxique des figures (porte fermée et porte ouverte, virginité de Marie et conception du Christ) on passe à un jeu optique de l’écran ; l’œil passe et ne passe pas, surprend ce qui n’était pas donné à voir et ne peut le surprendre que comme interdit21, comme l’Interdit même, biblique, de la représentation. Il ne s’agit plus ici du seul regard des deux jeunes gens pénétrant dans le Bain pour y trouver Suzanne aux prises avec les deux vieillards. Un trajet pour l’œil s’esquisse depuis le fond du paysage22, une convergence de routes, une enfilade de portes. L’architecture de l’espace où s’effectue ce trajet est l’architecture du tabernacle : du dehors vers le Saint du Jardin, puis du Saint vers le Saint des Saints du Bain. Or dans le texte grec de la Septante, où l’on peut lire l’histoire de Suzanne absente de la bible hébraïque, tabernacle se dit σκὴνη, scène.

La scène de Suzanne émerge sur les formes atténuées, effacées, de l’hortus conclusus tabernaculaire. L’espace concentrique du tabernacle s’était lui-même imposé comme recomposition des compartiments de la frise narrative, qui passait par l’effacement sémantique des espaces marginaux. Le vague de la représentation, qui dissout Suzanne au jardin, ses servantes en route pour Babylone, dans l’indifférenciation narrative d’un décor de scène, d’un paysage d’arrière plan, fait symptôme, indique en deçà de la structure scénique une formation de compromis et, par le jeu, l’incertitude herméneutique qu’introduit ce compromis (entre trace et signe, entre syntaxe et spectacle), met en œuvre un dispositif.

II. Le vague comme symptôme. Greuze, la Mère bien aimée

Le principe de superposition

La mère bien aimée - Greuze
Jean-Baptiste Greuze, La Mère bien aimée, 1769, huile sur toile, Madrid, collection Laborde

Fondamentalement, tout dispositif coordonne, superpose des niveaux. Là où la critique herméneutique définit une pluralité de lectures et d’interprétations, la théorie des dispositifs dégage et superpose des niveaux d’organisation, solidaires les uns des autres sur le plan de l’interprétation, mais radicalement hétérogènes sur le plan du fonctionnement. Le système des signes, le déroulement d’un récit, la lecture interprétative constituent un niveau essentiel, mais ne constituent qu’un niveau du dispositif de la représentation : c’est le niveau symbolique, en dehors duquel tous les autres niveaux sont renvoyés, dans la perspective herméneutique, au vague de la représentation. Or, au système des signes qui organise le sens, toute scène classique superpose une disposition dans l’espace (un niveau géométral23) et un réseau ou un parcours des regards (niveau scopique24). Les dispositifs non scéniques superposent d’autres niveaux ; mais la superposition est le principe constitutif essentiel du dispositif, par lequel il demeure toujours irréductible à une simple structure de la représentation. Le vague est l’artefact de cette superposition. C’est pourquoi le vague doit être saisi comme symptôme : non seulement il fait appel vers d’autres niveaux, mais il permet de basculer d’un dispositif dans un autre. Définir la représentation comme formation de compromis permet de saisir ce basculement.

Disposition de La Mère bien aimée

Considérons La Mère bien aimée de Greuze. A gauche, le père de famille entre dans la chambre, suivi d’une servante à qui son épaule dissimule la scène. Il revient de la chasse, tient son fusil de la main droite, et est précédé de ses deux chiens. A droite, près de l’alcôve, la mère assise sur une chaise est entourée de ses six enfants qui la pressent de leurs démonstrations de tendresse. Entre les deux époux, la grand-mère, également assise, penchée en avant et appuyée sur le berceau en osier, s’émeut du touchant tableau que forment la mère et les enfants. La scène était donc intime, avant l’arrivée inopinée du père de famille, dont l’intrusion fait basculer l’intime vers le public.

Le mot de la scène

La Mère bien aimée (pastel de Washington) - Greuze
Jean-Baptiste Greuze, esquisse pour La Mère bien aimée, 1765, pastel, Washington, National Gallery of Art

La première chose qu’imagine Diderot, dans le Salon de 176525, lorsqu’il se remémore l’esquisse de La Mère bien aimée, c’est la parole du père. Parce que l’idée de ce tableau est simple, on croit qu’on aurait pu l’avoir à la place de Greuze : « et vous auriez introduit dans ce moment cet homme si gai, si content d’être l’époux de cette femme et si vain d’être le père de tant d’enfants ; vous lui auriez fait dire : C’est moi qui ai fait tout cela…26 » Le tableau porte une phrase, et ce mot du père structure l’ensemble de la scène.

Succession narrative

C’est une scène de retrouvailles, qui condense de fait plusieurs temps du récit : au premier plan au centre, une robe est jetée à terre ; cette robe manque à la fillette au corset délacé qui, la mine piteuse, s’est jetée entre les genoux de sa mère. L’instant d’avant, on peut supposer que sa grand-mère l’aidait à s’habiller ; prise d’impatience ou de jalousie, à la vue de son jeune frère sorti du berceau, elle s’est échappée, a jeté sa robe et cherché refuge auprès de sa mère, provoquant la fuite du chat, qui a renversé le panier à ouvrage pour sauter à droite, sur une chaise à l’écart. Tous les enfants ont profité de l’occasion pour se presser contre elle ; à ce spectacle, la grand-mère attendrie n’ose pas réprimander la fillette ; et le père de famille arrive sur ces entrefaites. L’habillage de la fillette, l’attendrissement général, l’arrivée du père constituent les trois temps de la narration que cette scène condense dans l’artefact d’un moment unique. A la phrase du père, « C’est moi qui ai fait tout cela », il faudrait ajouter celle de la grand-mère qui l’a précédée, et que signifie le geste de sa main droite levée : quelque chose comme, Bon, bon, je ne dis plus rien, je ne vais pas réprimander ma petite-fille.

Organisation concentrique : permanence de la disposition scénique

La scène s’ordonne autour de trois groupes apparemment successifs, mais sémantiquement concentriques : à droite, la mère entourée de ses enfants, traitée dans les blancs, les jaunes et les roses clairs, irradie la lumière qu’elle reçoit et constitue le centre lumineux, l’objet de la composition. Au centre, la grand-mère constitue l’interface entre le public et l’intime : elle a assisté à l’effusion spontanée des enfants, elle est encore tournée vers eux : mais sollicitée, interrompue par les chiens, elle va prendre le père à témoin, pivoter sur sa chaise, effectuer le quart de tour qui permet de passer d’une appréhension frontale à une entrée latérale dans la scène. Enfin, le troisième groupe, composé du père et de la servante, clôt la scène, que les bras ouverts du jeune homme, dont la forme est répétée par le pot posé sur la table du fond, enveloppent et circonscrivent.

On retrouve donc la même disposition que dans le Bain de la Suzanne de Lotto : l’objet focal de la scène (Suzanne / la mère bien-aimée) est contemplé en privé par un premier rang de spectateurs (les vieillards / la grand-mère), puis surpris et rendu public par un second rang (les jeunes gens / le père de famille). Notre œil peut considérer le premier rang des spectateurs sur la toile de deux manières :

Soit il sert d’interface, séparant et articulant le centre et la périphérie, l’objet focal de la scèe d’une part, le second rang des spectateurs d’autre part. Il fait alors écran. Cet écran, décisif dans la représentation que Lotto propose de l’histoire de Suzanne, devient purement formel dans la mise en scène de Greuze.

Soit l’œil associe l’objet et le premier rang comme faisant tableau globalement pour le second rang : cet effet tableau se renforce chez Greuze, où la fille aînée tournée vers le spectateur, et donc le peintre, semble lui sourire pour la pose.

Proscenium contre tabernacle

Chez Lotto, nous avons vu comment l’espace de la scène proprement dite était surmonté d’un espace vague, que l’on pouvait traiter soit comme paysage et décor de scène, soit comme persistance d’une organisation narrative archaïque de la peinture : le vague était l’effet de rémanence d’un dispositif pré-scénique de la représentation. Chez Greuze, cet espace hors scène a disparu : il n’y a plus que la scène, comme si, plus de deux siècles après Lotto, la peinture de Greuze avait définitivement rompu avec les anciennes sémiologies.

En fait, l’organisation tripartite de la scène, le jeu de symétrie entre la porte et l’alcôve renvoient à un autre modèle pré-scénique, celui de la scène romaine telle qu’elle est restituée à la Renaissance27 : une scène sans profondeur, ou proscenium, où les acteurs glissent le long des trois ou quatre compartiments, fermés de rideaux, succédanés du mur de scène antique qui peuvent servir de coulisse ou de scène secondaire28.

Enigme contre écran : logique historiale de la chambre

Contrairement au Dieu caché de la tragédie classique, qui ramène toujours les coulisses et le sobre décor de fond de scène au Saint des Saints du tabernacle, les dieux de la scène antique se montrent, par une machinerie théâtrale appuyée sur le mur de scène, qui ne fait donc pas écran, mais au contraire sert d’assise, de support à l’exhibition théâtrale. Le jeu scopique, classique, de l’écran, qui laisse deviner la vérité au delà d’un obstacle interposé entre l’œil et l’objet, vient se superposer au jeu beaucoup plus ancien de l’énigme, qui ne manifeste pas visuellement la vérité, mais la fait advenir par le processus de l’ἱστορία, c’est-à-dire à la fois dans l’histoire et par l’enquête : Œdipe roi mène l’enquête sur la peste de Thèbes ; la reine Atossa interroge le messager sur le désastre de Salamine.

L’énigme continue d’ordonner la scène à partir de ses compartiments qui, en s’ouvrant, en révèlent tel ou tel fragment. Les compartiments délivrent du sens, déversent sur la scène de l’historicité, produisent, accumulent des indices : de fait, la scène de Greuze s’étale, grouille, déborde. De la gauche, la porte déverse le retour de la chasse, avec fusil et chiens ; de la droite, c’est l’alcôve qui semble déverser mère et enfants. Même la grand-mère, au centre, semble coulisser sur sa chaise et son repose-pieds.

L’énigme ne définit pas la scène comme théâtre, avec son système de visibilités, mais comme chambre, c’est-à-dire comme réservoir d’indices. Le vague est dans la chambre, comme principe d’indécision que l’ἱστορία va s’efforcer de réduire, mais aussi comme symptôme d’un préalable de la scène, comme trace d’une origine de l’histoire, comme rémanence d’un choc, d’une rencontre, d’un effondrement originaire.

Sortir de la rhétorique : le vague de l’expression

Pour La Mère bien aimée, Greuze expose au Salon de 1765 une tête au pastel que Diderot va longuement commenter :

« Voici, mon ami, de quoi montrer combien il reste d’équivoque dans le meilleur tableau. Vous voyez bien cette belle poissarde, avec son gros embonpoint, qui a la tête renversée en arrière, dont la couleur blême, le linge de tête étalé, en désordre, l’expression mêlée de peine et de plaisir montrent un paroxysme plus doux à éprouver qu’honnête à peindre ; Eh bien, c’est l’esquisse, l’étude de la Mère bien-aimée. Comment se fait-il qu’ici un caractère soit décent, et que là, il cesse de l’être ? Les accessoires, les circonstances nous sont-elles nécessaires pour prononcer juste des physionomies ? Sans ce secours restent-elles indécises ? Il faut bien qu’il en soit quelque chose. Cette bouche entrouverte, ces yeux nageants, cette attitude renversée, ce cou gonflé, ce mélange voluptueux de peine et de plaisir font baisser les yeux et rougir toutes les honnêtes femmes dans cet endroit. Tout à côté c’est la même attitude, les mêmes yeux, le même cou, le même mélange de passions, et aucune d’elles ne s’en aperçoit. Au reste, si les femmes passent vite devant ce morceau, les hommes s’y arrêtent longtemps, j’entends ceux qui s’y connaissent, et ceux qui sous prétexte de s’y connaître viennent jouir d’un spectacle de volupté forte, et ceux qui, comme moi réunissent les deux motifs. Il y a au front, et du front sur les joues, et des joues vers la gorge, des passages de tons incroyables ; cela vous apprend à voir la nature et vous la rappelle. Il faut voir les détails de ce cou gonflé et n’en pas parler ; cela est tout à fait beau, vrai et savant. Jamais vous n’avez vu la présence de deux expressions contraires aussi nettement caractérisées. » (Diderot, Salon de 1765, « Portrait de Mme Greuze », DPV XIV 188 ; Bouquins, p. 385)

La représentation classique repose fondamentalement sur l’expression des passions29 : le tableau agence des figures qui s’articulent les unes aux autres selon un principe rhétorique de variation et de différenciation de ces expressions, supposées univoques. Pourtant, c’est précisément en brouillant cette univocité30, c’est-à-dire en introduisant du vague, que le peintre peut prétendre restituer la profondeur de l’âme, au delà des codes et de la structure taxinomique des caractères.

Le vague introduit la logique de superposition

Il y a donc ici, dans ce portrait de Mme Greuze qui figure en même temps la mère bien aimée, de l’« équivoque », une « expression mêlée », une « physionomie… indécise », un « mélange des passions », « la présence de deux expressions contraires ». Face à Suzanne, il s’agissait de voir l’innocence malgré l’écran des vieillards et de leurs allégations : l’opposition du vrai et du faux reposait sur l’antagonisme de deux régimes sémiotiques, de l’évidence iconique effondrant la logique du discours. Dans La Mère bien aimée, il n’y a de vrai et de faux que mêlés : c’est à la fois Mme Greuze et la mère bien aimée, à la fois une femme qui, venant de faire l’amour, porte encore les traces de la jouissance sur son visage et une mère paisible entourée de ses enfants. Le vague de l’expression ne pointe pas un défaut de la représentation, mais au contraire une redoutable fidélité de la manière de Greuze, restituant le réel au delà de ce qu’il s’agissait de représenter.

Le va-et-vient du vague : économie de la jouissance

L’expression du visage de Mme Greuze, avec « ces yeux nageants » incongrus, délivre une énigme, sur laquelle Diderot mène une enquête. À l’équivoque d’expression sur le tableau, le texte de Diderot superpose savamment, et malicieusement, sa propre réticence : « il faut voir les détails de ce cou gonflé, et n’en pas parler ». Le vague est le signe de la jouissance, le signe d’un donné à voir irréductible à la parole. Diderot passe de « la tête renversée », qui caractérise objectivement la posture de Mme Greuze, à « cette attitude renversée », qui bouleverse les codes de figuration, affole la lecture et exhibe le « paroxysme » passé du sexe. L’embonpoint naturel de Mme Greuze devient le signe conjoncturel de ce paroxysme qui donne à voir un « cou gonflé » : le trait s’y dissout dans les « passages de tons », devient affaire de couleur, et même affaire de gris.

Si l’on revient maintenant à la composition complète de La Mère bien aimée, Diderot suggère que l’équivoque alors tombe : « les accessoires, les circonstances » dissipent l’incertitude de l’interprétation. Le vague ne disparaît pas pour autant, nourrissant au contraire l’attraction magnétique qu’exerce le tableau, et le va-et-vient des connaisseurs du portrait à la scène, de la scène au portrait. On comprend alors qu’il ne s’est jamais agi réellement d’hésiter entre plusieurs interprétations, mais bien plutôt de saisir la jouissance au principe du tableau vertueux, la puissance triviale, grivoise du sexe innervant, irradiant la scène la plus décente, la plus innocente. Le vague ne fonctionne donc pas ici comme indice d’un secret de la mère bien aimée, mais comme symptôme de picturalité31, par lequel l’œil, superposant la chambre de la jouissance et la scène de la vertu, renverse l’institution du discours et trouve à se satisfaire scopiquement.

Conclusion

Confrontée à une faillite globale des rhétoriques nationales et à un effondrement des mécanismes de lecture, notre civilisation chancelante se tourne vers les images pour célébrer leur efficacité planétaire et leur pouvoir de parole. Mais comme le discours, l’image est travaillée par une faiblesse consubstantielle : le vague est son silence.

Il y a un vague marginal, qui borde la scène, non comme simple décor, mais comme cimetière des sémiologies révolues : les figures hésitent à y faire signe ou à s’y dissiper comme traces.

Il y a un autre vague, central, qui travaille la chambre de la représentation : sous le discours de vérité, sous-jacent au tableau de la vertu, c’est le vague de la jouissance, qui travaille la figure, la décontextualise, la renvoie au viol originaire.

Entre ces deux vagues, l’image épouse, difficilement, une forme de la représentation : elle ne se réduit jamais à cette forme, comme le discours manque toujours à sa rhétorique. Le vague fait signe vers les formes antérieures : le tabernacle sous la scène, le proscenium en amont de la chambre, et, superposée à ce que dit l’image, la jouissance que méconnaît son propre discours.

Peut-être au fond cette contradiction, cette fragilité des images doit-elle nous rassurer ?

 

 

 

Notes

1

Par exemple : « comme les trois premieres parties [l’invention, la proportion, la couleur] sont tres necessaires à tous les Peintres, cette quatriesme qui regarde l’expression des mouvemens de l’esprit, est excellente par dessus les autres et tout à fait admirable : car elle ne donne pas seulement la vie aux Figures par la représentation de leurs gestes et de leurs passions, mais il semble encore qu’elles parlent et qu’elles raisonnent. » (Roland Fréart de Chambray, Idée de la perfection en peinture, 1662 ; in Parallèle de l'architecture antique avec la moderne, éd. Frédérique Lemerle et Milovan Stanic, ensb-a, 2004 ; je souligne)

2

Diderot, article Composition de l’Encyclopédie, à opposer à G. Genette qui, contre toute la tradition classique, la définit comme identité du temps du récit et du temps de l’histoire (TR=TH ; voir Figures III, Seuil, 1972, p. 129), ou à C. Saminadayar qui la confond avec l’amplification rhétorique (« Rhétoriques de la scène », in La Scène, littérature et arts visuels, éd. M. Th. Mathet, L’Harmattan, 2001, p. 53).

3

Lacan, Séminaire XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, p. 83.

4

Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, « La fonction énonciative », Gallimard, 1969, Tel, 2008, p. 144-5, et cette définition dans la « Réponse au Cercle d’Epistémologie » : « J’appellerai archive, non pas la totalité des textes qui ont été conservés par une civilisation, ni l’ensemble des traces qu’on a pu sauver de son désastre, mais le jeu des règles qui déterminent dans une culture l’apparition et la disparition des énoncés, leur rémanence et leur effacement, leur existence paradoxale d’événements et de choses » (Cahiers pour l’Analyse. Généalogies des sciences, n°9, été 1968, p. 19) Ce jeu des règles identifie ici l’archive (considérée restrictivement dans les années 60-70 comme énoncé, comme du texte) à ce que nous appellerons plus loin dispositif. A différencier donc de l’archive selon Derrida.

5

Freud définit la névrose obsessionnelle comme retour du refoulé sous la forme de représentations obsédantes. Ces représentations sont des « formations de compromis entre les représentations refoulées et refoulantes » (Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense, 1896). La notion de « formation de compromis » est ensuite étendue, jusqu’à remplacer, dans Au delà du principe de plaisir (1920) une hypothétique pulsion de perfectionnement à laquelle Freud ne croit pas : « La pulsion refoulée ne cesse jamais de tendre vers sa satisfaction complète qui consisterait en la répétition d’une expérience de satisfaction primaire ; toutes les formations substitutives et réactionnelles, toutes les sublimations ne suffisent pas à supprimer la tension pulsionnelle persistante ; la différence entre le plaisir de satisfaction exigé et celui qui est obtenu est à l’origine de ce facteur qui […] nous “presse, indompté, toujours en avant”, selon les mots du poète » (éd. A. Bourguignon, Payot, 1981, p. 87). On propose ici d’identifier la rémanence des sémiologies anciennes dans les structures nouvelles de la représentation à une formation de compromis.

6

M. Brock en déduit que Lotto aurait imaginé un véritable amant (M. Brock, « La Suzanne de Lorenzo Lotto ou comment faire l’histoire », Symboles de la Renaissance, vol. III, Paris, 1990, p. 35-64). La réfutation de J. Bonnet, qui attribue tous les vêtements, et les deux paires de chaussures à Suzanne, paraît également exagérée (Jacques Bonnet, Lorenzo Lotto, Adam Biro, 1996, p. 69).

7

Lotto suit fidèlement le récit biblique, même si l’ordre des phrases dans les phylactères est un peu étrange : « les deux anciens se levèrent, coururent à Suzanne et lui dirent : “Voici que les portes du jardin sont fermées, personne ne nous voit et nous sommes pleins de désir pour toi ; donne nous donc ton assentiment et sois à nous. Sinon, nous témoignerons contre toi qu’un jeune homme était avec toi et que c’est pour cela que tu as renvoyé les jeunes filles.” Suzanne soupira et dit : “L’angoisse m’environne de toute part ; car si je fais cela, c’est pour moi la mort, et si je ne le fais pas, je n’échapperai pas de vos mains. Mais il vaut mieux pour moi tomber entre vos mains sans l’avoir fait que de pécher en présence du Seigneur.” » (Texte grec de Théodotion, éd. Alfred Rahlfs, Septuaginta, Stuttgart, 1935, trad. Jean Hadot pour la Bible, éd. Édouard Dhorme, Gallimard, Pléiade, 1959, tome II, p. 678-682. Toutes les autres citations de l’histoire de Suzanne renvoient à cette version.)

8

« Alors Suzanne cria d’une voix forte, mais les deux anciens crièrent aussi contre elle. L’un d’eux courut ouvrir les portes du jardin. Quand les gens de la maison entendirent les cris poussés dans le jardin, ils se précipitèrent par la porte de derrière pour voir ce qui lui était arrivé. Lorsque les anciens eurent parlé, les serviteurs furent dans une grande confusion, car jamais on n’avait dit semblable chose de Suzanne. »

9

P. Claudel, « Introduction à la peinture hollandaise », in L’Œil écoute, 1946, repris dans Œuvres en prose, Gallimard, Pléiade, 1965 (« La nature ne lui a pas fourni un horizon précis », p. 169 ; « l’énorme importance des vides par rapport aux pleins », p. 173 ; « ce plan de clivage entre le visible et l’invisible », p. 190 ;« le champ vague de l’œil est devenu une page, un panneau limité et précis sur lequel l’artiste projette cette vision en lui d’un monde intelligible », p. 192) ; M. Merleau Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, 1964, Tel, 1979, « L’entrelacs — le chiasme » (cite Claudel, p. 174 ; le retournement, p. 183 ; l’idée comme invisible, p. 196) ; Merleau Ponty aux frontières de l’invisible, Milan, Mimésis, 2003, p. 175-180.

10

Le développement de R. Caillois sur l’ocelle (Méduse et Cie, Gallimard, Nrf, 1960, p. 121-126) est repris et généralisé par Lacan dans le Séminaire XI, op. cit., « La schize de l’œil et du regard », VI, 3, p. 70.

11

Cette notion est élaborée à partir de l’écran du fantasme lacanien. Voir Lacan, Séminaire X sur l’angoisse, Seuil, 2004, expérience du bouquet renversé, p. 50 ; V, « Ce qui trompe », p. 78-79 (la fausse trace, la trace effacée) ; Séminaire XI, op. cit.,« La ligne et la lumière », VIII, schéma p. 85 ; p. 89-90 ; « Qu’est-ce qu’un tableau », IX, schéma p. 97, p. 99 ; et Jean Claude Ravazet, De Freud à Lacan. Du roc de la castration au roc de la structure Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 218-221. L’écran a également une assise technique en histoire de l’art : c’est l’intersecteur d’Alberti et l’expérience de Brunelleschi. Voir S. Lojkine, La Scène de roman, A. Colin, p. .

12

Sur le quart de tour scénique, voir S. Lojkine, L’Œil révolté, J. Chambon, 2007, p. 347-350.

13

Il faut donc opposer à la circonscription de la scène proprement dite un espace incirconscrit. L’incirconscrit (ou sans contour dessiné, aperigrapton) est une notion théologique byzantine, qui définit Dieu à la fois comme irréductible à l’image (la graphè) et comme susceptible de basculer dans l’image par l’incarnation (le Christ étant l’image par excellence). Voir Marie José Mondzain, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Paris, Seuil, 2000, p. 121-125. A l’incirconscrit s’oppose la chora, le champ, le lieu, mais aussi le ventre de Marie (p. 131), « Lieu d’incarnation du Dieu incommensurable » (Η χώρα τοῦ Ἀχωρήτου, mosaïque du narthex de Saint-Sauveur in Chora à Istambul, formule d’après Nicéphore, Discours contre les iconoclastes, Klincksieck, 1989, p. 28). Voir également J. Kristeva, Visions capitales, Réunion des Musées Nationaux, 1998, p. 62-63.

14

« Elle dit aux jeunes filles : “Apportez moi donc de l’huile et des parfums, et fermez les portes du jardin, pour que je me baigne.” Elles firent ce qu’elle avait dit, fermèrent les portes du jardin et sortirent par les portes de derrière pour apporter ce qu’elle avait demandé ; elles ne savaient pas que les anciens étaient cachés. Dès que les jeunes filles furent sorties, les deux anciens se levèrent, coururent à Suzanne et lui dirent : “Voici que les portes du jardin sont fermées, personne ne nous voit et nous sommes pleins de désir pour toi” ».

15

Jacques Bonnet, op. cit., p. 68.

16

Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, 1951, éd. P. Bourdieu, Minuit, 1957.

17

Le compartiment subsiste à l’état de trace d’une structure sémiologique révolue, mais, sous cette forme de trace, il fait en même temps et contradictoirement émerger la catégorie nouvelle du vague. Le vague est donc à la fois la trace d’une origine pré-scénique de la représentation et le devenir scénique de la représentation. On retrouve ici la logique derridienne de la différance. Voir Derrida, De la Grammatologie, Minuit, 1967, p. 95-103.

18

Voir par exemple les Annonciations de Melchior Broedlam (1393-1399, Dijon, Musée Magnin ; 1410-1420, Baltimore, The Walters Arts Gallery), celle de Pedro Berruguete (1475, Burgos, Chartreuse Santa María de Miraflores), l’enluminure de la Bible d’Utrecht par les Maîtres de la première génération (1430, La Haye, Bibliothèque Meermanno, 78D38 II, fol. 141v). Plus souvent, au lieu du phylactère enroulé, on trouve la salutation angélique ou la réponse de Marie inscrite en ligne droite à partir de leur tête, soit sur une bande (Giovanni dal Ponte, 1430, Pratovecchio), soit directement sur le fond d’or (Simone Martini, 1333, Florence, Offices ; Ambrogio Lorenzetti, 1344, Sienne, Pinacothèque ; Giovanni di Pietro, 1453-1457, Sienne, San Pietro a Ovile), ou dans l’espace de la chambre mariale (Jacopo di Cione, 1360, Florence, San Marco ; Fra Angelico, 1433, Cortone). Parfois enfin, les deux systèmes sont combinés, comme dans l’Annonciation de Lippo Vanni (1365-1370, église San Leonardo al Lago à Sienne, phylactère à gauche pour Gabriel, ligne à droite pour Marie).

19

Domenico Veneziano, Annonciation de la Prédelle du maître autel de Santa Lucia de’ Magnoli, 1445, Cambridge, Fitzwilliam Museum, et Fra Angelico, Annonciation de l’Armadio degli Argenti, 1450, Florence, Église San Marco.

20

Georges Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Flammarion, 1990, « Inhabitatio — dans la lumière du verbe », p. 187-191.

21

Lacan, qui n’explore pas la filiation biblique du tabernacle à l’écran, ne formule pas la fonction de l’écran comme expression et transgression d’un interdit du regard (ce qu’il est historiquement), mais comme « dompte-regard et trompe l’œil », comme « leurre » : une fonction de piège, donc. Lacan, Séminaire XI, op. cit., VIII, « La ligne et la lumière », 3, p. 93-94 ; IX, « Qu’est-ce qu’un tableau », 2, p. 100-102.

22

« Le visible ne peut ainsi me remplir et m’occuper que parce que, moi qui le vois, je ne le vois pas du fond du néant, mais du milieu de lui-même, moi le voyant, je suis aussi visible » (M. Merleau Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., « Interrogation et intuition », p. 152-153) ; voir également G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, 1992, qui travaille la même réversibilité du regard à partir de Joyce, et de la formule « Ineluctable modality of the visible », qui ouvre le chapitre dit « Protée » d’Ulysse.

23

La notion de plan géométral est une notion fondamentale dans la théorie de la perspective. Voir l’article Géométral de D’Alembert dans l’Encyclopédie : « On appelle ainsi la représentation d’un objet faite de maniere que les parties de cet objet y ayent entre elles le même rapport qu’elles ont réellement dans l’objet tel qu’il est ; à la différence des représentations en perspective, où les parties de l’objet sont représentées dans le tableau avec les proportions que la perspective leur donne. » (VII, 626) Autrement dit, le plan géométral est une représentation de l’espace en deux dimensions, mais sans la déformation qu’implique une représentation en perspective. C’est le degré zéro de la représentation : une carte, un schéma, une projection orthographique. D’Alembert renvoie aux articles Perspective et Plan, où sa définition est grosso modo reprise. Au même moment, Jean-Henri Lambert écrivait La Perspective affranchie de l’embaras du plan géometral, Zuric, chez Heideggueur et Comp., 1759 : « dans la plus part des Cas, on dessine géometriquement les figures, qu’on veut peindre, avant que de pouvoir les mettre en perspective. Au moien de ce plan géometral ces regles sont universelles, & dans les cas moins compliqués elles admettent diverses reductions, qui abregent le travail. Mais outre qu’elles ne sufisent pas, pour peindre des Objets quelconques indépendamment du plan géometral, elles exigent nombre de ligne superflues, dont on souhaiteroit de se voir débarassé » (§4, p. 3).

24

Lacan, dans le Séminaire XI, parle de « champ scopique » (VI, « La schize de l’œil et du regard », 2, p. 69) et donne cette notion comme héritée de M. Merleau-Ponty. Mais le champ scopique n’est que le lieu où s’exerce la « fonction », ou la « pulsion scopique » (p. 73-74). Sur la « pulsion de regarder », voir Freud, « Pulsions et destins des pulsions », 1915, in Métapsychologie, Gallimard, Folio essais, p. 28-29. Le fait que la théorie freudienne des pulsion soit entièrement construite sur le rapport à l’objet (ici : objet étranger / abandon de l’objet et retour du regard sur soi) obligeait à tenir le plus grand compte de la disposition dans l’espace, d’où l’introduction chez Lacan d’un « espace géométral de la vision », sous-jacent au champ scopique (Séminaire XI, VII, « L’anamorphose », 3, p. 81). La superposition est alors schématisée par deux triangles opposés, correspondant à un « je vois » et à un « ça me regarde » (voir le schéma, p. 85).

25

Diderot n’a pas vu le tableau définitif, mentionné pourtant dans le livret du Salon de 1769 ; il commente en revanche longuement l’esquisse exposée au Salon de 1765, dont la composition est légèrement différente.

26

DPV XIV 194 ; Bouquins 388-389. Les références à Diderot sont données dans l’édition des Œuvres complètes de Diderot publiée chez Hermann, dite DPV, dont nous reproduisons le texte tel qu’elle l’établit, et dans l’édition de Laurent Versini, tome IV des Œuvres, Laffont, 1996, abrégée ici Bouquins.

27

Emmanuelle Hénin, Ut pictura theatrum. Théâtre et peinture de la Renaissance italienne au classicisme français, Droz, 2003.

28

Voir par exemple les gravures des six comédies de Térence publiées à Lyon chez J. Treschel en 1493, éd. de Josse Bade (Paris, Bnf, Rés M-YC-384).

29

C’est sur ce présupposé que s’ouvre la célèbre conférence de Le Brun sur l’expression des passions : « L’expression […] entre dans toutes les parties de la peinture. C’est elle qui marque les véritables caractères de chaque chose. C’est par elle que l’on distingue la nature des corps, que les figures semblent avoir du mouvement. Elle est aussi bien dans la couleur que dans le dessein ; elle doit entrer dans la représentation des paysages, et dans l’assemblage des figures. C’est elle, ce que j’ai tâché de remarquer dans les conférences passées ; aujourd’hui j’essayerai de vous faire voir que l’expression est aussi cette partie qui marque les mouvements de l’âme et qui rend visible les effets des passions. » (Conférences de l’Académie royale de peinture, éd. J. Lichtenstein et Ch. Michel, ensb-a, 2006, I, 1, p. 263)

30

L’exemple canonique d’expression mêlée des passions est La Naissance de Louis XIII de Rubens. Dans la description de Roger de Piles, la double passion de la reine ne peut se comprendre que comme une expression, à laquelle en succède une autre : « Et par ces mêmes yeux amoureusement tournés du côté de ce nouveau Prince, joints aux traits du visage que le Peintre a divinement ménagés, il n’y a personne qui ne remarque une double passion, je veux dire un reste de douleur avec un commencement de joie, & qui n’en tire cette conséquence, que l’amour maternel & la joie d’avoir mis un Dauphin au monde, ont fait oublier à cette Princesse les douleurs de l’enfantement. » (Cours de peinture par principe, Paris, J. Estienne, 1707, p. 463-4 ;Gallimard, Tel, 1989, p. 224). Pour Diderot, c’est la coexistence ambiguë des deux expressions qui fait la valeur du tableau. Cette coexistence est d’abord formulée avec prudence, par une double négation : « De ces deux passions contraires, l’une est présente et l’autre n’est pas absente » (art. Composition de l’Encyclopédie, 3, 772, 1753 ; Bouquins, p. 122). Dans le Salon de 1765, le double « et » est plus incisif : « Ce tour de force, Rubens ne l’a pas mieux fait [que Greuze en peignant sa femme] à la galerie du Luxembourg où le peintre a montré sur le visage de la reine et le plaisir d’avoir mis au monde un fils et les traces du douloureux état qui a précédé » (DPV XIV 189 ; Bouquins, p. 386). Enfin, dans les Essais sur la peinture, la coexistence est verbalisée comme confusion : « comme sur un visage où régnait la douleur et où l’on a fait poindre la joie, je retrouverai la passion présente confondue parmi les vestiges de la passion qui passe, il peut aussi rester au moment que le peintre a choisi, soit dans les attitudes, soit dans les caractères, soit dans les actions, des traces subsistantes du moment qui a précédé. » (DPV XIV 389 ; Bouquins, p. 498). L’idée de succession n’est définitivement abandonnée au profit de celle de confusion qu’à partir du XIXe siècle : « Ce tableau a toujours été admiré pour l’expression de douleur mêlée de joie, si bien peinte sur le visage de la reine » (Explication des tableaux, statues, bustes, etc composant les galeries du Palais de la Chambre des Pairs, P. Didot l’aîné, 1814, n°555, p. 108). Cette dernière formulation se retrouve ensuite dans la Biographie universelle des frères Michaud (G. Michaud, 1825, vol. 39, p. 228) et dans la Biographie du Royaume des Pays-Bas de Matthieu Guillaume Delvenne (Liège, 1829, vol. 2, p. 330).

31

Dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926), Freud définit le symptôme comme un processus pathologique de réponse à une angoisse qui se présente, consciemment, comme indéterminée (vague), mais se révèle, après investigation, comme attente inconsciente d’un événement précis, permettant le refoulement d’une pulsion hostile. Le symptôme semble donc exprimer un rejet indéterminé, mais cache en fait un désir et une hostilité bien précis. Au symptôme correspond donc un objet de l’angoisse, mais cet objet est ailleurs : de la même façon, l’espace vague ne délivre pas le sens de la scène qu’il enveloppe, des indices cachés pour interpréter cette scène, mais fonctionne comme symptôme, c’est-à-dire comme supplément, réponse à ce qui manque dans la scène. Cette fonction du manque, c’est le processus de l’angoisse, que Lacan identifie par là, non sans provocation, à l’orgasme (Séminaire X sur l’angoisse, XIX, 3, p. 303).

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « Le vague de la représentation », Sprechen über Bilder, Sprechen in Bildern, Lena Bader & G. Didi-Huberman éd., Deutscher Kunstverlag, 2015, p. 255-271.

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