Fiction
Il ne s’agit pas de définir ici en général ce que c’est que la fiction. Le mot est suffisamment général et vague pour englober à peu près tout et n’importe quoi. On voudrait se demander ici en quoi la notion de fiction constitue aujourd’hui un enjeu pour les sciences humaines et ce qu’elle peut apporter pour dénouer les impasses méthodologiques auxquelles nos disciplines sont confrontées.
Fiction contre narration : crise de la narratologie
Ce n’est un secret pour personne que la narratologie, qui a dominé la recherche et plus encore l’enseignement de la littérature dans les trente dernières années, connaît actuellement une crise sans précédent et, sans doute, un irrémédiable déclin, lié à l’irruption de disciplines et de méthodes nouvelles dans le champ de la littérature. Ce qui s’est fait de plus innovant sur le plan théorique ces dernières années ne s’est pas fait dans le domaine strict de la critique littéraire, mais en linguistique pragmatique, en communication, ou autour de l’image, par exemple avec la médiologie (D. Bougnoux, R. Debray). La narratologie a en quelque sorte figé les études littéraires et le progrès a emprunté un détour, avec l’essor dans les universités de départements entiers d’études théâtrales, d’études cinématographiques, de médiations culturelles, et même d’arts plastiques, provoquant un exode massif des étudiants depuis les départements de littérature française, jugés (souvent avec raison) vieillots et déphasés par rapport au monde moderne.
Aujourd’hui, le besoin se manifeste donc de façon urgente, si nous ne voulons pas mourir, de réformer non seulement l’enseignement de la littérature française, mais les modèles théoriques à partir desquels on enseigne et on fait de la recherche. Ces modèles sont en pleine crise : lorsque la recherche n’a pas abandonné tout modèle théorique au profit d’une érudition pure inconsciente d’elle-même, elle s’est enfermée dans une véritable scolastique narratologique, qui tourne à une pure logique formelle. On n’étudie plus le texte, mais la virtualité du texte, ou la façon de le commencer, ou de le terminer (l’arbitraire du récit, l’incipit, la clôture...). Recherche érudite et recherche formelle sont l’une et l’autre incompatibles avec l’enseignement, qui réclame du contenu.
On voudrait donc réintroduire le contenu des textes, et notamment des grands textes, au cœur de la recherche théorique. Ce contenu n’est pas essentiellement « textuel », et il nous semble qu’on a trop fétichisé le texte dans les dernières années, à un moment où notre civilisation cesse d’être une civilisation du livre et de l’écrit pour devenir une civilisation de l’image : cette révolution n’implique nullement la mort de la littérature, comme on l’entend parfois dire (Dominique Maingueneau, Contre Saint Proust : Ou la fin de la Littérature, Belin, 2006 ; William Marx, L’Adieu à la littérature). La littérature véhicule des contenus, et un grand texte se fait rapidement oublier comme texte quand la fiction qu’il porte est efficace et puissante : la littérature ouvre un monde, et un monde, c’est autrement plus riche qu’un texte. Quand je lis, j’oublie rapidement la succession des lettres, des mots, des phrases : il y a un moment où s’opère un saut qualitatif, où le support est oublié. J’entre alors en contact avec la fiction, et si le livre est bien fait j’ai l’impression que cette fiction déborde largement le strict espace du livre.
La narratologie s’est toujours située à la limite de cet espace de la fiction. Lorsqu’elle étudie les différents modes de focalisation dans un récit, elle suppose implicitement que le récit fonctionne comme un espace par rapport auquel on se positionne pour adopter un certain point de vue. Point de vue, vue de l’œil qui voit, et c’est bien autre chose que de lire : implicitement, la narratologie fait fonctionner le texte comme une image. La focalisation implique que le texte produit un espace de représentation, qui est alimenté par une fiction qui n’est pas d’ordre textuel, et que cet espace fonctionne comme une image. Mais ce fonctionnement est toujours dénié par la narratologie, qui place au cœur de son système d’interprétation la narration, c’est-à-dire le déroulement linéaire de l’énoncé textuel.
On peut constater cependant une évolution significative depuis plusieurs années : alors que le terme de « narration » est de moins en moins employé, le terme de « fiction » fleurit un peu partout, dans livres et colloques. Il témoigne d’une inflexion dans la réflexion de la narratologie sur elle-même, autour notamment des travaux de Marie-Laure Ryan et, dans une moindre mesure, de Käte Hamburger. Voir à ce sujet l’article très documenté de Sylvie Patron, « Sur l’épistémologie de la théorie narrative : narratologie et autres théories du récit de fiction », Les Temps modernes, n°635-636, pp. 262-285. Sylvie Patron montre que la théorie narrative est « réductionniste », car elle ramène toujours le récit à un modèle linguistique, c’est-à-dire à une situation d’énonciation : quelqu’un (le narrateur) parle à quelqu’un d’autre (le lecteur). Or dans beaucoup de récits, cette question de l’énonciation est secondaire, voire inopérante, ou en tout cas improductive.
Sylvie Patron établit un constat, à partir duquel il paraît nécessaire de tirer des conséquences, et d’abord celle-ci : la narratologie reste toujours en amont du texte parce qu’elle n’entre pas dans la fiction et si nous en prenons conscience aujourd’hui, c’est à cause de la prégnance du modèle cinématographique, qui nous place d’emblée au cœur de la fiction. Il est bien question de la situation d’énonciation, quand Indiana Jones ou son avatar court entre les balles !
Faire de la fiction le nouveau sujet d’étude central dans le champ de la critique littéraire suppose donc un renversement épistémologique majeur : abandonner le magistère du texte (qui ne correspond plus à la réalité d’aujourd’hui), abandonner les questions périphériques des conditions de possibilité du texte (questions trop souvent scolastiques), pour se placer résolument au milieu du contenu. Etudier le texte littéraire comme un espace de représentation et, partant de là, comme un dispositif.
Fiction et dispositif
Face à la révolution de l’image, on peut traiter la littérature de deux façons. Soit on l’installe résolument dans le passé : la littérature, c’est la résistance à la modernité, et c’est ce qui, toujours, a été anti-moderne (A. Compagnon, Les Antimodernes). On renie l’héritage humaniste (l’idée de rupture avec la tradition), on s’assoit sur les valeurs des Lumières (l’idée d’engagement social et de combat intellectuel), et on cultive la rhétorique, au sens socratique : l’art de bien dire contre la recherche de la vérité.
Soit on considère que de la littérature, ce qui mérite d’être sauvé est ce qui a toujours été mis en danger par les forces les plus conservatrices, les plus académiques, de la société : la subversion, la révolte, l’affrontement militant aux forces et aux institutions du passé. Or ce n’est pas dans ses thèmes, encore moins dans ses discours, que la littérature est moderne de la façon la plus profonde et la plus durable. La modernité, qu’elle représente plutôt qu’elle ne la dit, se manifeste dans les dispositifs qu’elle construit, c’est-à-dire dans la forme de ses fictions, dans la structure de ses espaces de représentation. La littérature manipule l’image bien avant que celle-ci ne devienne un fait de société, elle invente la photographie bien avant sa mise au point technique et sa généralisation comme pratique, elle fait l’expérience du réseau et de la virtualité avant l’apparition d’internet. Cette position de précurseur sémiologique est intimement liée à la révolution humaniste ainsi qu’au combat des Lumières, qui font de la culture européenne une culture particulière, non de répétition, de conservation des valeurs, mais de critique et de proposition, à l’avant-garde des forces de progrès.
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