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Résumé

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Références de l’article

Stéphane Lojkine, Image et subversion, Jacqueline Chambon, 2005, chap. 5, « Narration, récit, fiction. Incarnat blanc et noir »

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Image et subversion. Chapitre 5. Narration, récit, fiction. Incarnat blanc et noir

Le va-et-vient entre le monde des choses et le monde des objets constitue en général l’enjeu de toute représentation. Mais c’est dans le conte, où la barrière de la vraisemblance, l’alibi du réalisme exercent une censure moins forte, que la transformation des choses en objets, que la régression ou la sublimation des objets en choses est mise en évidence avec le plus d’acuité. On distinguera trois niveaux d’analyse :

1. Il y a d’abord l’histoire telle qu’elle est racontée ; c’est le niveau du conte proprement dit, qui obéit à une logique narrative, niveau explicite que reçoit le lecteur, ou l’auditeur. La logique narrative est une logique de la quête, fondée sur le voyage, le trajet. Cependant, dans le trajet narratif, on remarque des répétitions, des variations à partir d’un même motif, d’une séquence.

2. Ces répétitions permettent de mettre en évidence ce qui fait marcher l’histoire, son ressort ; c’est le niveau du récit, qui obéit à une logique structurale, niveau implicite, que seul le rapprochement de séquences non contiguës du récit peut rendre visible. La logique structurale est une logique de l’indirection : ne pouvant expliciter son but, le récit emprunte des détours et met en évidence des polarités, polarités qui recouvrent en général le va-et-vient entre les choses et les objets. Les motifs répétés mettent en œuvre ces polarités mais ne représentent pas le ressort profond du récit, qui demeure voilé ne serait-ce que pour que marche l’histoire. C’est pourquoi la logique structurale est une logique de l’écran, où le motif répété fonctionne, vis-à-vis du ressort structural du récit, comme en psychanalyse la scène écran vis à vis du choc traumatique ou de la scène primitive, qu’elle représente et qu’elle occulte tout à la fois.

3. Pourquoi le récit prend-il tant de soin à cacher, à envelopper ce qu’il porte en lui de plus précieux, de plus profond à signifier ? On touche ici à la façon même dont toute histoire est fabriquée, aux forces, aux visions du monde qui la constituent, la poussent à advenir ; c’est le niveau de la fiction, qui construit des dispositifs, niveau non seulement implicite, mais invisible même et conjectural, où se joue la création proprement dite de l’œuvre : la fiction est extérieure au récit, qui la représente, la traduit textuellement. Si le ressort structural du récit demeure voilé, ce ne peut être en effet seulement en raison des abominations, des interdits symboliques qu’il contient : quelles horreurs les contes ne se sont-ils pas complu à représenter de la façon la plus visible, la plus théâtrale, la plus scandaleuse ? Ce que masque le récit, et ce dont il se nourrit en même temps de sorte que le conte, à la manière du rêve, pourrait n’avoir jamais de fin, c’est une contradiction fondamentale, une contradiction symbolique. Nous montrerons que cette contradiction est gérée au niveau de la fiction par ce que nous appellerons le dédoublement symbolique, qui constitue le contenu universel et fondamental de la fiction.

 

Nous appuierons notre analyse sur l’étude d’Incarnat  blanc et noir, un conte anonyme du Cabinet des fées1, où le double processus de circonscription des choses en objets, de régression des objets en choses est exploité jusqu’à l’épure.

Logique narrative du conte : la répétition des couleurs

Tout commence par un épisode qui semble repris du Perceval de Chrétien de Troyes2 :

« Le fils aîné d’un grand roi se promenait tout seul en hiver dans une campagne couverte de neige. Il aperçut une corneille, sur laquelle il signala son adresse. L’oiseau tomba mort sur la neige et la teignit de son sang. L’éclat de son plumage noir, la blancheur de la neige et la rougeur de son sang produisirent un assemblage de couleurs dont le prince fut frappé. »

Le point de départ du conte est une double atteinte. Le prince atteint la corneille ; l’éclat des couleurs frappe le prince. Le prince est l’auteur de la première blessure, dont la blessure d’amour, « une passion violente », n’est qu’une conséquence, un effet retour. Pourtant cette atteinte originelle est masquée dans l’énoncé : « il signala son adresse. L’oiseau tomba mort » permet de ne pas dire explicitement que le prince visa, frappa, atteignit, tua l’oiseau. Cette occultation doit attirer notre attention, comme symptôme d’une intention inconsciente, que le récit s’efforcera tout entier d’envelopper, de déguiser.

Le désir du prince se cristallise à partir des trois couleurs, désignées dans le texte comme « l’éclat du plumage noir », « la blancheur » et « la rougeur » : les trois couleurs ne sont pas directement nommées. Elles surgissent de la réalité des choses, elles n’ont pas de forme, pas même une teinte fixée : non pas du noir, mais l’éclat du noir ; non pas du blanc, mais de la blancheur ; non pas du rouge, mais de la rougeur.

Le désir du prince, dont la première manifestation fut un désir de mise à mort (tuer la corneille), ne se déclare comme désir que sous la forme disséminée de la chose : « un assemblage de couleurs », c’est-à-dire une formation instable, précaire, quelque chose qui est encore à mi-chemin entre le surgissement fortuit du réel et le retour obsédant, structurel, du fantasme ; entre le choc intime, inaugural, et sa répétition inconsciente3.

Le monde des choses est un monde sans distances :

« Cette idée s’empara tellement de son esprit qu’il ne lui fut plus possible de l’en éloigner. » (Suite du pérécédent.)

L’impossibilité de se détacher, la fixation fascinée à la chose reviendront de façon angoissante dans le récit, comme menace du glissement dans la mélancolie4 narcissique, menace d’un absorbement par le regard, où la pulsion scopique est clairement identifiée à ce qui constitue la base, le fondement de toute relation à l’image, à savoir la pulsion de mort. Se perdre dans la contemplation des trois couleurs, c’est s’abîmer dans le spectacle d’une métonymie de la première catastrophe, la mort de la corneille, c’est-à-dire la mort de l’oiseau de mort, comme le décrit Diderot, paraphrasant Homère :

« Ton père et ta mère ne te fermeront pas les yeux. Dans un instant les corneilles te les arracheront de la tête ; il me semble que je les vois se rassembler autour de ton cadavre, en battant leurs ailes de joie… »

« Il n’en est pas ainsi des yeux arrachés de la tête. Je ferme les miens pour ne pas voir ces yeux tiraillés par le bec d’une corneille, ces fibres sanglantes, purulentes, moitié arrachées à l’orbite de la tête du cadavre, moitié pendantes du bec de l’oiseau vorace5. »

La corneille qui s’attaque aux yeux du mort abandonné sans sépulture (en grec on dit εἴς κόρακας, aux corbeaux) pointe, dans le regard, l’action puissante et terrifiante de la pulsion de mort. C’est une image impossible, puisque la chose n’advient qu’au mort abandonné sans témoin ; c’est pourtant une image fondatrice, comme si toute image ne venait que recouvrir cette horreur sans nom, c’est-à-dire soit la médiatiser, soit la voiler.

Toute l’histoire d’Incarnat blanc et noir est celle de la protestation du prince contre cette pulsion de mort qu’image la corneille, contre cette tentation mélancolique. Tuer la corneille, l’acte inaugural du conte, constitue déjà un renversement de l’horreur primitive de la chose, de ce scénario homérique invoqué dans le face à face agonistique, où le guerrier annonce à son adversaire que les corneilles lui arracheront les yeux.

La mort de la corneille vise donc à conjurer la profanation des yeux morts par la corneille ; la contemplation des trois couleurs répète en le déplaçant ce scénario inversé. Il s’agit d’abord de contempler la corneille morte, de rendre possible l’image primitive impossible ; puis d’exporter l’image rendue possible en faisant jouer les ressorts de la métonymie : incarnat pour le sang, blanc pour la neige, noir pour la corneille.

 

Logique structurale du récit : entre la chose et l’objet

Puis, nouveau déplacement, le prince réagit à la puissance mortifère du monde des choses et des images en substituant, dans l’ordre du discours cette fois, le désir d’une femme à la vision des trois couleurs.

« Insensiblement [cette idée] lui fit naître dans le cœur une passion violente et qui toute imaginaire qu’elle était, ne lui permettait pas de croire qu’il pût être heureux, que lorsqu’il aurait trouvé une personne dont le teint incarnat et blanc serait relevé par des cheveux d’un noir parfait. » (Suite du précédent.)

La phrase, sinueuse, la syntaxe presque sournoise miment le changement de registre, la formulation dans l’ordre du discours de ce qui s’était manifesté d’abord comme puissance vague d’un désir sans paroles, comme pure pulsion scopique. Le désir d’une « personne » marque l’avènement à la relation d’objet, relation distanciée, séparée, qui se substitue à l’enveloppement dans la chose tricolore, ou plus exactement vient lui faire écran. Le passage à l’objet, la traduction discursive du désir, délimitent ce qui était vague, transforment le flou en circonscrit : la rougeur devient teint incarnat, la blancheur devient blanc, l’éclat du noir devient noir parfait. L’objet est net ; ses couleurs, sa beauté, sont fonctionnelles.

Dans le récit, le passage au discours est signifié par le surgissement d’une voix qui « distrait » le prince de son absorbement narcissique : distraire, c’est séparer, arracher à la chose ; la chose, les couleurs absorbent ; la voix, les objets distraient. Distraire, c’est poser la coupure sémiotique comme distraction du regard : ne plus voir pour entendre, se détourner de la chose pour accéder à la distance de l’objet.

« Il était comme absorbé dans ses profondes réflexions, lorsqu’il en fut distrait par une voix qui lui dit : Allez, prince, dans l’empire des merveilles, au milieu d’une immense forêt vous trouverez un arbre chargé de pommes plus belles et plus grosses qu’elles ne le sont ordinairement : cueillez en trois, et soyez assez maître de vous-même pour ne les ouvrir qu’à votre retour, elles vous offriront une beauté telle que vous la désirez. » (Suite du précédent.)

Le dispositif du conte oppose ici le commandement de l’image, la fixation au spectacle des trois couleurs, au commandement de la parole, qui ordonne le voyage, la cueillette des trois pommes et la suspension du désir. Les trois injonctions disent la coupure, coupure géométrale d’abord, coupure géographique du voyage par lequel le prince renonce à l’absorbement mélancolique, coupure imaginaire ensuite des pommes détachées de l’arbre, répétant le geste du péché originel et signifiant le désir, l’identifiant à ce détachement, coupure symbolique enfin qui interdit de fendre le fruit détaché. L’ouverture du fruit défendu, qui renferme une merveilleuse jeune fille, signifie clairement la pénétration sexuelle ; interdire cette ouverture, ou plus exactement faire de cette interdiction l’épreuve qualifiante du conte, constitue une castration symbolique.

Le voyage, la cueillette puis l’ouverture du fruit établissent un système de superpositions et d’équivalences qui font entrer le conte dans une économie de la métaphore. L’oiseau ensanglanté, les pommes ouvertes, les jeunes filles qu’elles renferment sont des métaphores de l’objet du désir6. Cette économie de la métaphore relève du processus de transformation de la chose en objet : la métaphore instaure un écran devant la chose, écran à partir duquel il est possible d’embrayer un discours. À l’opposé, les couleurs nous ramènent à une économie de la métonymie, qui sublime et défait l’objet en chose, cristallise l’image, abîme dans le spectacle, dénude le ressort mélancolique de la pulsion de mort.

Le prince, donc, cueille les pommes et, bien-sûr, transgresse l’interdit castrateur : il ouvre deux des trois pommes avant son retour. Chaque fois, « une personne » correspondant à l’objet de son désir en sort fort mécontente et disparaît aussitôt, signifiant la fugacité déceptive de la jouissance quand elle s’exécute dans l’ordre du discours (le trajet du voyage) et le monde des objets (les pommes) plutôt que dans l’ordre scopique que mettait en œuvre la contemplation des trois couleurs7. Reste la troisième pomme :

« Il arriva dans son pays, et ayant ouvert la seule pomme qui lui restait, une personne aussi belle, mais plus douce que les deux autres en sortit. Il l’épousa sur l’heure et se trouva le plus heureux des maris.

Quelque temps après son mariage, une guerre importante l’obligea de se séparer de la belle Incarnat Blanc et Noir. La reine mère, entre les mains de qui cette jeune princesse demeura, n’avait jamais aprouvé ce mariage. Elle la fit mourir cruellement, et fit jeter son corps dans les fossés du château ; et, mettant le comble à sa méchanceté, elle supposa à la place de la malheureuse princesse une personne sur qui elle avait un pouvoir absolu. »

Le mariage du prince ne met fin qu’illusoirement à la répétition indéfinie de ces jouissances interrompues. La séparation par la guerre répète la coupure de la pomme, pour signifier qu’on est toujours ici dans le monde des objets, où la coupure désigne à la fois la jouissance et son interruption.

Mais voici qu’en plein milieu du conte surgit tout à coup un nouveau personnage dont on va comprendre qu’il constitue la clef et l’enjeu de l’ensemble du récit : c’est la reine mère8. La reine mère incarne le principe d’enveloppement propre au monde des choses : substituant (supposant, dans la langue classique) sa créature à la princesse ramenée de l’étranger, elle signifie l’interdiction pour son fils d’une relation d’objet exogamique, fondée sur la radicale altérité en quoi s’épanouit le désir.

La fausse princesse se situe à l’intersection de l’économie de la métaphore et de l’économie de la métonymie : « supposée à la place de la malheureuse princesse », elle lui fait écran mais par là la métaphorise ; instrument du « pouvoir absolu » de la reine mère, elle constitue une métonymie de la mère, dans les rets de laquelle le fils est désormais enveloppé9. La mort de la princesse répète la mort de la corneille par quoi s’ouvrait le récit : d’une certaine manière, la seconde moitié de l’histoire ne fait dès lors que répéter la première, à cette différence près que cette fois le monde des choses y fait retour pour finir par coloniser l’ensemble de l’espace de la représentation.

À nouveau envahi par la mélancolie scopique des trois couleurs, le prince, à qui on a fait croire que la fausse princesse était la vraie et qu’il fallait « attribuer cette métamorphose aux suites de l’enfantement », renoue en effet avec l’iconicité des choses. Au lieu de parler, il rêve ; au lieu de guerroyer, il s’abîme en contemplation :

« Il passait les jours et les nuits à rêver, et très souvent il demeurait des heures entières appuyé sur une des fenêtres de son palais.

Un jour qu’il était dans cette triste occupation, il aperçut dans les fossés un poisson dont les écailles brillantes étaient mêlées d’incarnat, de blanc et de noir. Cet objet le frappa ; il ne lui fut plus possible de le perdre de vue. »

Le mot objet ne doit pas tromper ici. Il désigne dans la langue classique la cristallisation fétichiste du désir et donc le renoncement à l’altérité. Derrière le poisson se joue le rétablissement du spectacle inaugural, de la vision vague des trois couleurs. La chose fait donc retour après le meurtre de la princesse, comme régression vers une forme archaïque du désir, vers ce désir vague et sans altérité que la quête et le mariage du prince avait refoulé. La fascination pour les écailles du poisson répète la fascination inaugurale pour les taches de sang de la corneille morte sur la neige. On retrouve le même verbe frapper (« un assemblage de couleurs dont le prince fut frappé » // « cet objet le frappa ») qui désigne la mise en œuvre de cette logique de l’atteinte caractéristique du monde des choses. À nouveau la distance par rapport à l’objet s’abolit, la séparation devient impossible, la fascination scopique fixe le sujet à la chose : « ce poisson, auquel le prince était si fort attaché », ce poisson qu’« il ne lui fut plus possible de perdre de vue » ne se donne pas à voir comme forme fixe, mais se manifeste comme scintillement précaire, comme apparition-disparition des trois couleurs à la faveur incertaine du reflet des écailles. Cette aura fantomatique est caractéristique de ce qui fait retour ; elle ne peut être assignée à une position précise ; elle hante les lieux.

On retrouve ici toutes les caractéristiques du fétichisme : la précision obsessionnelle du fantasme scopique (ici, l’alliance des trois couleurs) s’allie contradictoirement au vague, à la fluctuation métonymique de la chose désirée (ici, l’irisation des écailles, l’éclat de leur reflet), ce qui déclenche chez le fétichiste la manie de la collection10. Cette manie n’apparaît pas comme telle dans le conte, où la série des fixations aux trois couleurs (la corneille, les pommes, les princesses, le poisson) est présentée comme une série fortuite, comme la manifestation d’un arbitraire du récit. Mais l’analyse structurale interprètera justement cet arbitraire comme une nécessité signifiante, comme une loi d’organisation interne. Or il n’y a pas de nécessité sans cause : le basculement de l’effet de hasard quand on est pris dans la narration à l’effet de nécessité quand on examine de façon surplombante le récit ne doit donc oas être seulement considéré comme une sorte d’artefact de l’analyse structurale. Il pointe la nécessité d’un troisième niveau d’analyse, où le sens, où les enjeux sociaux et symboliques de ce qui ordonne structuralement le récit seront examinés. À ce troisième niveau, l’histoire est étudiée non plus comme déroulement, ni comme répétition, mais comme dispositif. C’est alors la fiction qui est en jeu, fiction comprise comme motivation symbolique des structures du récit.

Le dispositif de la fiction comme compromis symbolique

Seule la reine mère est perspicace dans ce conte qui met en scène comme innocemment une fixation perverse. En quelque sorte, elle incarne à la fois le principe actif de la narration, que le prince se contente de subir, et le point de vue extérieur constitutif du dispositif : elle seule voit que les choses sont disposées ; elle seule agit sur cette disposition, en tentant de la désamorcer. Il s’agit donc une nouvelle fois de détruire ce que le conte nomme l’attention du prince ; attention comme on prête attention à, comme on dirige son esprit vers, comme on se fixe sur une chose et on s’y oublie.

« La reine mère trouvant que cette attention si marquée était une suite de sa première passion, résolut encore d’en détruire le sujet. Elle ordonna en secret à celle qui jouait le rôle de la princesse, et qui se trouvait grosse, de dire qu’elle avait une extrême envie de manger ce poisson, auquel le prince était si fort attaché. Il ne lui fut pas possible de refuser une chose que tout le monde jugeait être de si peu d’importance. On pêcha le poisson, on le servit à la prétendue reine, et le prince retomba dans sa première mélancolie. » (Suite du précédent.)

La chose appartient au stade oral, où le désir se manifeste dans et par la dévoration : la princesse mange le poisson à l’instigation de la reine mère, mais elle-même a été supposée à la place d’une jeune fille sortie d’une pomme que le prince avait cueillie, mais ne devait pas fendre avant son retour chez sa mère. Déjà alors il ne devait y avoir de consommation, de la pomme ou de la femme, consommation orale ou sexuelle, que sous l’égide de la mère. Ce nouvel épisode ne fait donc que déplacer, ou mettre en abyme les éléments précédents du conte.

La consommation du poisson vise à conjurer le désir du prince et de fait il ne pourra plus en contempler les écailles ; mais conjurant explicitement ce désir, elle fait apparaître un autre désir implicite, la fausse princesse accomplissant par procuration le désir cannibale inavoué de la reine, l’enveloppement oral du fils à l’intérieur de la mère.

Car que s’agit-il d’incorporer dans ce rapport enveloppant et sans distance à la chose, sinon, pour la reine mère dont la fausse princesse est la métonymie, son propre fils, dont le poisson constitue le fétiche, c’est-à-dire en quelque sorte le signe11 ? La consommation du poisson réalise ainsi, par la double métonymie du sujet dévorant (la fausse princesse est la créature de la reine) et de la chose dévorée (le poisson est la créature du prince), l’incorporation du fils par la mère. On voit ainsi émerger le ressort profond et fondamental du conte, le désir incestueux de la mère pour le fils.

À partir de ce moment, l’économie métonymique s’emballe : les écailles jetées aux ordures donnent naissance à un arbre « qui causa le même plaisir au prince, et par conséquent la même jalousie à la reine mère ». Le surgissement de l’arbre procède d’une double répétition, répétition immédiate des écailles graines dont il est la métonymie et répétition plus lointaine du pommier de la forêt des merveilles, où le désir du prince s’était un temps fixé comme en écho de l’arbre du péché originel12.

« Le bel arbre fut arraché et brûlé ». Mais ses cendres produisent à l’instant « un superbe château » portant les trois couleurs, nouvelle métonymie de l’objet perdu du désir, la princesse morte, qui elle-même fait écran à la corneille morte, laquelle renvoie on l’a vu à la pulsion de mort, antérieure et sous-jacente au désir d’objet.

On passe de l’arbre au château comme on était passé du pommier aux trois pommes, pour manifester la nature enveloppante du fétiche, qui ne se présente au fétichiste que comme un contenant indéfiniment répété pour un contenu indéfiniment reporté. La chose contient l’objet, qui toujours se dérobe : les jeunes filles étaient dans les pommes13 ; la jeune fille sera dans le château14 .

La pénétration dans le château où se trouve la vraie princesse répète l’ouverture des trois pommes et redit la coupure de la jouissance, qui se pérennise cette fois grâce à l’inversion du processus : ce n’est pas la jeune femme qui sort de la chose où elle est enveloppée, c’est le prince qui entre dans la chose et s’y fixe définitivement. Si le conte semble se terminer heureusement, c’est donc au prix d’un choix étrangement régressif : alors que tout le récit était fondé sur le flottement du prince entre la fascination scopique pour la chose tricolore et le désir pour l’objet, la personne de la princesse, l’accomplissement du récit ne marque le triomphe de l’objet qu’au prix du renoncement à la relation d’objet, de l’enfermement volontaire du prince dans le ventre maternel que figure le château : c’est en fait le désir de la mère qui est ici accompli.

Le compromis consiste à installer l’objet dans le monde des choses, à l’y envelopper, comme s’il n’était possible d’échapper au désir jaloux de la mère que dans son ventre même. Ce compromis étrange constitue en fait la conclusion logique des crises successives de mélancolie qui ont ponctué un récit marqué par l’impossibilité pour le prince de s’arracher définitivement au monde des choses15. Si la relation d’objet est gouvernée par le principe de plaisir, la fascination des choses relève on l’a vu de la pulsion de mort, dont le conte accomplit ici magistralement la secrète visée : la regressio ad uterum par quoi se conclut le récit annule le détour et la dépense que constituent la vie et les efforts du prince, la chasse, le voyage, la guerre, la cohabitation contrainte avec la fausse princesse. Toutes ces dépenses d’énergie sont autant de tentatives du prince pour contourner le désir de sa mère et, au-delà du désir d’inceste, pour mettre en échec la pulsion d’anéantissement de soi qu’il contient16.

Sous couvert d’une fin heureuse dans un beau château, le conte dit donc, derrière les exigences du principe de plaisir, la toute puissance de la mort. Ce faisant, sous couvert de les conjoindre, il oppose l’institution symbolique du désir, la quête du prince qui règle le déroulement du récit, et le principe symbolique que détient la reine mère, l’exigence du retour au monde des choses. En effet, la fascination pour les trois couleurs, que combat la reine, relève certes de ce monde des choses, mais déclenche la dynamique du désir qui permet d’en sortir et constitue une interface vers le monde des objets. Détruire ce qui porte les trois couleurs, ce n’est pas détruire les choses, mais, dans les choses, ce qui permettrait de circonscrire des objets.

Si l’on en revient au fonctionnement de la représentation, on pourra donc dire que la logique narrative du conte se construit par rapport à l’institution symbolique (le prince recherche une princesse), tandis que la logique structurale du récit est gouvernée par le principe symbolique (la reine préserve la continuité endogamique du royaume). Il y a bien dans ce récit deux pouvoirs politiques qui s’affrontent, mais à des niveaux différents, ce qui explique qu’aucun face à face du fils et de la mère, aucun dialogue n’est possible et donc a fortiori racontable : c’est le dispositif du récit qui articulera ces deux logiques contradictoires, mettant ainsi en œuvre le dédoublement symbolique ; le dispositif est un méta-niveau qui échappe à la narration, à ce qui est explicitement narré, mais relève de la fiction, c’est-à-dire de la fabrication de l’histoire. L’institution symbolique met en œuvre une logique de la coupure, de la séparation, qui s’accomplit dans le voyage parce que le voyage permet la découpe séquentielle de la narration ; le principe symbolique au contraire met en œuvre une logique de l’enveloppement, de la hantise, qui s’accomplit finalement dans l’enfermement vivant au tombeau, sublimé ici en retrouvailles heureuses du prince et de sa princesse dans le château tricolore.

La question de l’inceste comme ressort du récit

Il peut paraître hasardeux de faire reposer l’ensemble du dispositif de ce conte sur un désir d’inceste qui n’est jamais explicité dans le texte, désir d’inceste qui lui-même ferait écran à l’expression mélancolique et profonde de la pulsion de mort. Cette interprétation est cependant corroborée par le rapprochement avec un autre conte qui, dans un contexte culturel complètement différent, et sans qu’il soit possible d’établir une filiation philologique entre les deux textes17, met en œuvre une logique narrative presque identique, fondée sur un jeu de substitutions métonymiques similaire. Mais le conte égyptien articule ces substitutions au moyen d’un discours au contenu sexuel beaucoup plus explicite, les bienséances classiques de la prose des Lumières, même atténuées par le genre du conte, ne venant pas ici exercer leur censure.

Il s’agit du Conte des deux frères, écrit par le scribe Ennena ou Innana sous les rois Merenptah-Siptah et Sethi II, à la fin de la XIXe dynastie, vers 1210 avant Jésus-Christ18. Le conte rapporte d’abord comment la femme d’Anoup, le frère aîné, s’éprend de Bata, le frère cadet qui la repousse. L’enjeu du récit — que Bata épouse la femme de son frère — est ainsi masqué et fera systématiquement l’objet d’une dénégation et d’un évitement.

Anticipant une éventuelle dénonciation de Bata, la femme d’Anoup accuse le jeune homme d’avoir tenté de la séduire19 et demande à Anoup de tuer son frère. L’inceste est suggéré dès le début du conte, lorsque sont présentés les personnages : « Anoup avait la charge d’une maison et d’une épouse. Son jeune frère vivait auprès de lui à la manière d’un fils » (p. 161). La femme d’Anoup s’éprend donc de celui qui est comme son fils et c’est à ce titre que Bata lui oppose un refus : « Vois donc, tu es pour moi comme une mère et ton époux est pour moi comme un père ; c’est lui, mon aîné, qui m’a élevé. Ce serait un grand crime ce dont tu m’as parlé ; ne le répète pas. Moi, je ne le dirai à personne, et empêcherai que cela sorte de ma bouche à l’égard de quiconque. » (P. 162.) C’est encore le refus de consommer l’inceste que la femme d’Anoup prétend avoir opposé à Bata, lorsqu’elle se plaint à son mari qu’il a tenté de la violer. Elle lui aurait alors opposé ce discours : « Est-ce que je ne suis pas ta mère ? Et ton frère aîné n’est-il pas pour toi comme un père ? » (P. 163.)

Face à son frère qui menace de le tuer, Bata invoque encore une fois cette filiation incestueuse : « Je suis aussi ton jeune frère ; tu fus pour moi comme un père et ton épouse une mère pour moi. » (P. 164.) Mais le rapport à l’inceste n’est plus aussi clairement un rapport d’horrification et d’évitement : il semble plutôt rappeler un passé innocent et heureux. Bata poursuivi par Anoup recourt d’ailleurs à un geste bien singulier : il s’émascule pour prouver son innocence et s’exile loin d’Anoup, qui tue sa femme20. L’émasculation de Bata est redoublée par un second geste, obscur pour nous car il renvoie aux rites mortuaires égyptiens : Bata s’arrache le cœur qu’il dépose sur la fleur d’un pin parasol, auprès duquel il construit son château. Anoup est censé surveiller de loin le pin et le cœur.

Faire écran au viol originaire

Les dieux font alors don à Bata d’une femme divine, à qui Bata recommande de ne jamais sortir de sa demeure : « Ne sors pas de notre maison pour t’en éloigner, afin que Yâm21 ne t’enlève point ; je ne saurais alors te sauver de lui, car je suis comme une femme également. Mon cœur est déposé au somment de la fleur du pin parasol ; mais si un autre le trouvait, je le combattrais. » (P. 166) L’interdiction de Bata signifie le rétablissement symbolique de la fratrie originaire : Bata émasculé est comme une femme, c’est-à-dire comme il était dans la maison de son frère où il fabriquait les vêtements. Le pin et Yâm figurent la puissance virile d’Anoup : Bata ne peut rien contre cette puissance quand elle s’exerce sur sa femme (« je ne saurais alors te sauver de lui ») ; en revanche, si la fratrie, symbolisée par le pin, est attaquée de l’extérieur, il la défendra (« si un autre trouvait [mon cœur sur le pin parasol], je le combattrais »). L’interdiction est donc double : Yâm et le pin, l’adultère et le meurtre du frère sont interdits. Ce sont là les deux interdits qu’avait enfreints la femme d’Anoup et que la femme de Bata va enfreindre à son tour.

Le conte remplace donc la femme d’Anoup par la femme divine. Dans Incarnat blanc et noir la reine avait de même « supposé » sa créature à la place de la femme du prince. Dans Le Conte des deux frères, il s’agit de reconstituer la fratrie assexuée bienheureuse du commencement de l’histoire : la femme divine tient lieu de la femme d’Anoup, tandis qu’Anoup lui-même est figuré par le pin, arbre tutélaire de la fratrie ; le conte signifie par là que, depuis le début, Anoup était le principe de vie de son jeune frère. La substitution procède dans les deux cas d’un même travestissement imaginaire, merveilleux, des données premières du récit, qui déclenche le mécanisme structural de la répétition.

La femme divine de Bata sort de sa maison malgré l’interdiction et manque se faire violer par Yâm. C’est bien ici la même scène de viol déjà supposée et invoquée par la femme d’Anoup contre Bata qui est à nouveau évoquée et conjurée, ce qui nous permet de considérer le viol de la femme du frère comme la scène originaire22 à partir de laquelle le conte bâtit le système de substitutions qui ordonne le récit. La logique structurale du Conte des deux frères est en tout cas différente de celle d’Incarnat blanc et noir, malgré les importantes similitudes narratives que nous allons mettre en évidence. Cette différence au niveau du récit est utile pour nous : ce qui doit être masqué et éludé dans l’un des contes, ce qui est frappé d’interdit comme relevant du noyau structural, de la scène originaire, peut au contraire être explicité sans dommage dans l’autre conte, où il ne remplit pas cette fonction.

Le dieu de la mer ne viole pas la femme de Bata, mais lui arrache une boucle de cheveux23, qu’il dépose dans le lavoir du palais de pharaon. L’épisode de la tentative de viol par Yâm est quelque peu déconcertant : alors que la jeune femme s’est réfugiée dans la maison de Bata, « Yâm héla le pin parasol : Empare-toi d’elle. Mais le pin n’emmena qu’une tresse de ses cheveux. » (P. 166.) On imagine mal la scène… C’est en tout cas en quelque sorte par ce qui tient lieu de substitut viril pour son mari émasculé que la femme de Bata est à demi violée… Le pin procède de la fratrie originaire, qu’il représente Bata lui-même, comme l’indique la narration (le pin porte le cœur de Bata), ou qu’il symbolise la puissance virile d’Anoup, à la garde de qui le pin a été confié, comme le suggère l’analyse structurale.

Yâm n’est donc pas un agresseur tiers : opérant par l’intermédiaire du pin de Bata, Yâm ne fait que répéter la scène primitive, le viol devant le fils (Bata) de celle qui tient lieu pour lui de mère (la femme divine, substitut de la femme d’Anoup) par celui qui lui tient lieu de père (le pin, substitut d’Anoup)24. Le schéma est donc en quelque sorte beaucoup plus classique cette seconde fois que la première.

Le pharaon tombe amoureux du parfum de la boucle, comme le prince du Cabinet des fées s’éprend des trois couleurs ; cette fois c’est l’odeur, et non l’image, qui marque la régression-sublimation vers le monde des choses : « le parfum de cette tresse imprégna les vêtements de Pharaon » (p. 166). Comme le prince, le pharaon va tenter de convertir l’enveloppement fasciné dans la chose en désir et en relation d’objet. Il enlève l’épouse divine de Bata comme le prince était allé cueillir les trois pommes. À l’instigation de sa nouvelle femme qui se conduit de la même façon que la femme d’Anoup au début du conte, le pharaon fait tuer Bata25. Le pharaon a donc pris structuralement la place d’Anoup26, tandis que Bata fait retour sous diverses formes successives : à chaque fois, c’est la même fratrie qui est mise en œuvre, cette fois au niveau supérieur du royaume d’Égypte.

En effet, le meurtre de Bata produit le même résultat que le meurtre de la princesse par la reine mère dans Incarnat blanc et noir : il déclenche une succession similaire de retours du refoulé, Bata ne cessant de revenir par métonymie de son corps détruit.

Entre l’objet et la chose : l’objet métonymique

Ce second jeu métonymique répète le premier, qui substituait à la femme de Bata le parfum de sa boucle de cheveux, dans le conte égyptien, et à la corneille morte l’alliance des trois couleurs dans le Cabinet des fées. En même temps, si le procédé du retour métonymique est identique, sa fonction est inverse. Il ne s’agit plus de défaire l’objet du désir en fascination pour la chose (des couleurs, un parfum), mais bien au contraire de convertir la hantise de la chose en retour de l’objet : une princesse pour le prince dans Incarnat blanc et noir ; un frère pour la belle-sœur dans Le Conte des deux frères.

Le corps mort de Bata est ressuscité par Anoup, qui lui fait boire son cœur. Bata se transforme alors en taureau27, dont la nouvelle favorite du pharaon réclame et obtient de manger le foie28. La métamorphose en taureau correspond à la métamorphose en poisson dans Le Cabinet des fées : le foie chez les Égyptiens contient le principe de vie, comme le poisson, dans la culture chrétienne, symbolise la résurrection, à cause du jeu sur le mot grec ἰχθὺς, le poisson, dont les lettres permettent de composer la formule acrostiche ἰησοῦς χριστὸς θεοῦ ὑιὸς σωτὴρ, Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur. On peut penser d’autre part que le choix du taureau ne constitue pas seulement une référence religieuse au culte solaire permettant d’identifier Bata à Osiris, mais revêt aussi une signification sexuelle, comme protestation virile après l’émasculation. Le trajet initiatique du conte définirait en même temps les étapes d’une maturation sexuelle, de la fratrie assexuée à la castration symbolique, puis à la protestation virile29.

La seconde métamorphose de Bata s’exécute à partir de deux gouttes de sang30 projetées sur les montants de la porte du palais lors du sacrifice du taureau. Les gouttes donnent naissance à deux perséas, deux arbres qui désignent traditionnellement en Égypte ancienne le refuge des amants : le pommier du Cabinet des fées constitue en quelque sorte l'équivalent biblique des perséas du scribe Ennena. Le motif de l’arbre apparaît deux fois dans les deux contes : dans le Cabinet des fées, c’est d’abord l’arbre où le prince cueille les trois pommes, puis l’arbre dans la contemplation fascinée duquel le prince s’abîme. Dans le conte égyptien, Bata exilé loin de son frère avait placé son cœur au sommet de la fleur d’un pin parasol. C’est de cette fleur coupée par les émissaires du pharaon qu’Anoup avait recueilli une graine à partir de laquelle Bata mort avait ressuscité puis s’était métamorphosé en taureau. Les deux perséas symboles du désir répètent donc le pin parasol symbole de vie et de mort, comme l’arbre indéterminé né des écailles de poisson répète le pommier de la forêt des merveilles. Ils sont deux, comme les deux frères, ce qui nous renvoie encore une fois au noyau structural du conte égyptien : c’est encore et toujours la fratrie bienheureuse du début du récit qui fait retour.

Les perséas sont abattus comme l’arbre du Cabinet des fées est arraché. « L’épouse royale, la Noble Dame, debout, regardait faire cela, lorsque un copeau de bois s’envola ; il entra dans sa bouche, de sorte qu’elle l’avala. Ainsi, en l’espace d’un bref instant, elle devint enceinte. » (P. 170.) L’ingestion du copeau répète la consommation du foie du taureau et révèle explicitement le contenu sexuel de l’épisode du poisson dans Incarnat blanc et noir : il s’agit bien pour la reine, dont la fausse princesse est la métonymie, de consommer son fils, dont le poisson est la métonymie.

Le dédoublement symbolique comme enjeu universel de la fiction

À la mort du pharaon, l’enfant monte sur le trône, raconte son histoire et fait juger celle qui se révèle être à la fois sa mère et son épouse. Car l’enfant n’est autre que Bata lui-même, ce que l’on ne comprend d’ailleurs qu’incidemment, peut-être parce que c’était une évidence pour un public égyptien familier de la métempsychôse : « on amena sa femme ; et devant la Cour, il la jugea et les Grands lui donnèrent leur assentiment. On introduisit aussi son frère aîné, qui fut placé en qualité de prince héritier dans son pays tout entier. Ainsi Bata passa trente ans comme roi d’Égypte, puis il navigua vers la vie31. » (P. 171.)

Le conte peut s’achever grâce à l’inversion de la structure familiale de départ, Bata et Anoup ayant interverti leurs places : Anoup devient le prince héritier du pharaon Bata, c’est-à-dire comme un fils. L’inceste constituerait une abomination universelle parce qu’il brouille la succession des générations : ce brouillage est ici au contraire célébré et magnifié comme signe de la pérennité intemporelle du pouvoir pharaonique. L’inceste dans ce conte n’est pas refoulé, mais au contraire promu : refusé par Bata lorsque la femme d’Anoup le lui propose, il est finalement accompli par le mariage du fils de Bata avec sa mère et l’adoption d’Anoup comme fils. Ce qui n’est pas possible dans la ferme d’Anoup est au contraire la loi dans le palais du pharaon. L’inceste est ici le signe de la distinction divine du pharaon, de sa permanence fonctionnelle.

Confrontée à la chute du récit égyptien, la chute du conte du Cabinet des fées apparaît comme la représentation censurée, ou du moins atténuée du même inceste : à l’entrée du copeau dans la bouche de la femme divine correspond l’entrée du prince dans le château où se trouve la vraie princesse, opportunément dissociée de la reine mère, de façon qu’il n’apparaisse pas que cette union finale réalise l’inceste honni. Dans les deux contes, le renversement glorieux qui conclut le récit marque en fait un retour en boucle à l’origine de la fiction : ce qui est triomphalement obtenu à la fin par le prince et par Bata n’est en un sens que ce qui a été honni et repoussé au début. Ce constat quelque peu déconcertant nous amène à nous interroger sur l’articulation entre les différents niveaux de la fiction, pour comprendre quel est le nœud et l’enjeu de cette contradiction.

 

Nous avons vu comment la narration s’ordonnait comme quête, à la fois quête religieuse et politique au terme de laquelle sera révélé la pérennité intemporelle du pouvoir pharaonique et quête sexuelle où la consommation de l’inceste permet d’échapper à la castration symbolique.

Nous avons montré comment les différentes étapes du processus narratif constituaient des répétitions voilées, des variations d’une scène originaire jamais totalement accomplie dans le conte, la scène du viol de la femme du frère : même les métamorphoses de Bata, à la fin du conte, font écran à ce viol originaire. Le taureau menace la Noble Dame ; les perséas la pénètrent sexuellement par le biais du copeau. Ce système de répétition qui fait écran à une scène originaire irreprésentable constitue le ressort structural du récit.

Mais la distinction de ces deux niveaux d’analyse fait apparaître une contradiction, qui touche précisément au statut de l’inceste dans cette histoire : accepté et même célébré dans la logique narrative du conte, comme accomplissement de la quête, il est voilé et repoussé dans la logique structurale du récit, comme abomination originaire, le poids de la faute étant porté alternativement par chacun des trois protagonistes ou de leurs substituts.

C’est Bata qui au début du récit invoque l’inceste pour repousser la femme d’Anoup : la mise en place du viol originaire suppose un état antérieur, une sorte de polyandrie bienheureuse ; le refus de Bata peut donc être interprété non comme une réaction normale à une proposition anormale et nouvelle, mais comme une réaction nouvelle, anormale, à une proposition qui, dans un état antérieur, constituait la norme. Dès lors, le dispositif de la fiction consisterait à superposer la polyandrie originelle, dans la ferme d’Anoup avant le refus inaugural de Bata, et la polyandrie finale, dans le palais du pharaon, après qu’Anoup a été adopté. Les épisodes intermédiaires, qui constituent le corps de la narration, instituent un système symbolique fondé sur la prohibition de l’inceste qui entre en conflit avec ce qui a été posé comme principe d’organisation et comme fondement du bonheur.

L’institution symbolique introduit une économie de la coupure. Bata poursuivi par son frère qui veut le tuer invoque le dieu Rê-Horakhty à son secours : « Rê fit apparaître une grande étendue d’eau, qui sépara [Bata] de son frère aîné, une eau emplie de crocodiles. » (P. 164.) Puis Bata s’émascule. Enfin, il s’arrache le cœur, qu’il place sur une fleur de pin parasol. Ce séparer du frère aîné équivaut à se séparer de son sexe, puis de son cœur, puis de son pin. La vie de Bata est désormais suspendue à la menace que le pin ne soit coupé ; Bata s’identifie à la coupure : à distance, il peut dire la vérité à son frère, puis parler à sa femme, enfin mettre sa mère en jugement.

Cette économie de la coupure s’oppose à l’économie de l’enveloppement qui caractérisait la première phase, incestueuse, du récit : Bata « faisait les vêtements pour l’aîné » ; la femme d’Anoup promet à Bata de lui tisser « de beaux vêtements ». Chacun enveloppe les autres dans l’espace protégé de la ferme d’Anoup. À partir du moment où Bata instaure la nouvelle économie, l’enveloppement ne disparaît pas, mais est retourné en fantasme de dévoration : c’est d’emblée la crainte pour Anoup d’être dévoré par les crocodiles qui le séparent de Bata ; c’est ensuite la dévoration réelle du sexe de Bata par un poisson-chat32 : « Il alla chercher un roseau bien tranchant et coupa son membre viril ; il le jeta dans l’eau et un silure l’avala » (ibid.). Le motif du vêtement enveloppant fait une nouvelle apparition avec l’épisode de la querelle des blanchisseurs du pharaon, qui ne comprennent pas d’où vient l’odeur que répand la boucle des cheveux de la femme de Bata : c’est par les vêtements qu’elle imprègne que le Pharaon est enveloppé dans le vague désir de la chose féminine. Enfin, la Noble Dame avale le copeau métonymique de Bata pour enfanter son propre époux. L’enveloppement fait ainsi un retour triomphal qui clôt le récit.

Le dispositif de la fiction articule économie de l’enveloppement et économie de la coupure, monde des choses (cheveux, vêtements, parfum) et monde des objets (le cœur de Bata, le pin parasol), principe symbolique (la polyandrie, le bonheur incestueux) et institution symbolique (le refus de l’inceste, la castration). La graine ramassée par Anoup et trempée dans l’eau pour ressusciter Bata, le taureau et son foie, les perséas et leur copeau constituent autant d’objets métonymiques, c’est-à-dire d’objets-choses préparant le retour au premier monde. L’articulation des deux mondes33 constitue la fiction comme point de rencontre entre deux systèmes symboliques, où les relations humaines, c’est-à-dire à la fois la hiérarchie et la communication entre les hommes, sont conçues différemment. Peut-être faut-il imaginer que la fiction rend compte du passage d’un premier système à un second, qu’elle conserve, dans un monde nouveau, la mémoire du fonctionnement d’un monde plus ancien. De nombreuses études historiographiques vont dans ce sens, concernant notamment les mythes grecs, l’épopée homérique ou les tragédies du siècle de Périclès, même si l’anthropologie structurale s’est opposée fermement à une telle approche34. Peut-être aussi ce dédoublement symbolique, cette persistance d’un principe symbolique sous-jacent à l’institution, est-il une caractéristique universelle du fonctionnement social, permettant son jeu et ouvrant la possibilité de sa transformation historique.

Le dédoublement symbolique dans Incarnat blanc et noir ne met pas en œuvre la même institution, ni le même principe symbolique : il n’y est pas question de fratrie ni de polyandrie, mais de la relation entre mère et fils, et la promotion ou au contraire l’interdiction de l’inceste y prennent des formes et des significations radicalement différentes de ce qui est à l’œuvre dans Le Conte des deux frères. Pourtant on y retrouve la même opposition des choses et des objets, d’une économie de l’enveloppement et d’une économie de la coupure : ces polarités pourraient constituer des traits universels, constitutifs de toute représentation.

Ces traits assurent la souplesse évolutive des systèmes de représentation ; ils introduisent, dans les structures symboliques de la culture et de la société, un jeu dialectique et la possibilité d’une adaptation à des réalités nouvelles. L’analyse structurale ne peut rendre compte de ce jeu : toute transformation symbolique y est interprétée comme dégénérescence du noyau structural35 (ce qu’elle est réellement) sans que soit pris en compte, au niveau supérieur du dispositif, la visée positive de cette dégénérescence, l’institution d’un nouvel ordre symbolique.

Notes

Non seulement le matériau narratif (la marraine fée, les robes, la chose étroite), mais le noyau structural de Cendrillon est le même que celui de Peau d’âne, Cendrillon comme Peau d’âne étant issue d’un premier mariage, même si le désir d’inceste est moins visible, le jeu des substitutions étant plus important (le Gentilhomme pour le Roi d’une part, le fils du roi pour le roi d’autre part). Citrouille ou pomme, le fruit creusé est une formation de compromis entre le monde des choses (l’enfermement dans le fruit) et le monde des objets (la sortie hors du fruit).

Si une marâtre est supposée à la place de la mère, c’est essentiellement à notre avis pour voiler le désir d’inceste, qu’il s’agit de représenter sous une forme atténuée en travestissant la figure de l’agresseur (la marâtre pour la mère, voire même la marâtre pour le père dans Blanche neige où l’épisode de la pomme est bien un épisode de séduction incestueuse).

Il nous paraît plus réaliste de définir le conte comme formation de compromis entre d’une part les angoisses et les désirs les plus archaïques, d’autre part les modèles symboliques que la société juge acceptables, de sorte que le conte ait l’air de réaliser ces modèles tout en satisfaisant en fait essentiellement les demandes archaïques. Si le conte demandait à l’enfant de renoncer à ces pulsions, il ne ferait pas plaisir. Quant au « chemin d’un avenir meilleur », il suppose non seulement que l’histoire se termine bien, ce qui est loin d’être toujours le cas, mais que le plaisir du conte provient de ces fins sucrées et plaquées qui ne trompent personne et en tout cas sûrement pas les enfants.

La mort de Bata est signifiée à Anoup son frère aîné conformément à la prophétie par le débordement de sa bière : « Tu apprendras qu’il est survenu quelque chose à mon encontre lorsque ayant placé dans ta main un pot de bière, celui-ci débordera. » (P. 165.) La mousse superpose bien, par l’image, le plaisir sexuel de l’éjaculation, et, par le sens, l’annonce de la mort ; elle figure la petite et la grande mort, elle désigne le principe de plaisir comme écran à la pulsion de mort.

1

Le Cabinet des fées compte deux éditions principales : Amsterdam et Paris, 1785-1789 ; Genève, 1785-1789, in-12°, toutes les deux sous la responsabilité éditoriale de Charles-Georges-Thomas Garnier.

2

« Si saigna .III. goutes de sanc / Qui espandirent sor lo blanc, […] Et li sanc et la nois ensanble / La fresche color li resanble / Qui est en la face s’amie, / Et panse tant que toz s’oblie » (Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, vv. 4121-4140).

3

De la même façon, au début de Blanche-neige, le désir d’enfant de la reine mère surgit du spectacle des trois couleurs fortuitement donné par le réel : « Et tandis qu’elle cousait négligemment tout en regardant la belle neige au dehors, la reine se piqua le doigt avec son aiguille et trois petites gouttes de sang tombèrent sur la neige. C’était si beau, ce rouge sur la neige, qu’en le voyant la reine songea : Oh ! si je pouvais avoir un enfant aussi blanc que la neige, aussi vermeil que le sang et aussi noir que l’ébène de cette fenêtre ! » (J. et W. Grimm, Contes, tome I, trad. Armel Guerne, Flammarion, 1967, 1986, p. 299.)

4

Le terme est employé à la fin du conte pour désigner explicitement la fixation du prince aux trois couleurs : « le prince retomba dans sa première mélancolie ».

5

Diderot, critique pour la Correspondance littéraire de l’« Ouvrage de M. Webb sur la peinture », 15 janvier 1763 (DPV XIII 319) et commentaire du Miracle des Ardents de Doyen, Salon de 1767 (DPV XVI 267). Voir également Homère, Iliade, XI, 452-454.

6

On trouve également le motif de la pomme comme métaphore du désir incestueux dans Blanche neige, où les trois couleurs sont même répétées : « elle fit une pomme empoisonnée, mais alors empoisonnée ! Extérieurement, elle était très belle, bien blanche avec des joues rouges […]. Lorsque ses préparatifs furent achevés avec la pomme, la reine se brunit la figure et se costuma en paysanne… » (op. cit., p. 306.) La reine marâtre fait ici très nettement corps avec sa pomme empoisonnée pour constituer les trois couleurs, d’un côté le rouge et le blanc de la pomme identifiée à un visage (il est question de ses joues), de l’autre côté le brun ou autrement dit le noir du visage de la reine. Par le don de la pomme empoisonnée, la marâtre se donne à absorber à sa belle fille : il s’agit d’être en elle à la fois pour y tuer le désir du père et, contradictoirement, pour s’approcher au plus près de ce désir. La marâtre fend en deux la pomme devant Blanche-neige, comme le prince d’Incarnat blanc et noir fend en deux les pommes : c’est dans les deux cas la pénétration sexuelle qui est mimée. Dans Blanche neige, la marâtre initie perversement Blanche neige, qui croque la partie rouge du fruit et donc portera la faute de l’inceste, dont la reine, qui n’a croqué que du blanc, sortira blanchie…

7

De la même façon, dans Cendrillon, la jeune fille ne sort vêtue en princesse de la citrouille changée en carosse d’or par sa marraine qu’à la condition de rentrer du Bal avant minuit. La jouissance du Bal ne peut être qu’éphémère.

8

La reine mère occupe dans le schéma actantiel d’Incarnat blanc et noir la position et le rôle de la marâtre. Selon Bruno Bettelheim, la marâtre est le résultat d’un dédoublement de la figure de la mère qui permet de préserver intacte la mère idéale (Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, traduit de l’américain par Théo Carlier, Robert Laffont, 1976, « Le fantasme de la méchante marâtre »). On ne voit pas ici trace de dédoublement. D’autre part ce type d’analyse, proposé par Freud à propos de la figure du père, s’appuie sur la différence fondamentale entre la base naturelle de la maternité (on voit de quelle mère est sorti l’enfant) et la base sociale de la paternité (toute paternité est incertaine, et donc socialement décidée). Cette différence, qui permet de nourrir le fantasme d’un père supposé, n’est guère transposable à la mère. Les contes, qui ne font pas de sentiments, n’opposent d’ailleurs pas les deux mères et ne préservent aucune image de bonne mère, alors que le but du clivage est essentiellement de se protéger contre les pulsions destructrices par l’idéalisation (Mélanie Klein, Envie et gratitude, ch. III, 1957, trad. française Victor Smirnoff, 1968, Gallimard, Tel, pp. 33-35).

9

De la même façon dans Blanche neige, le roi suppose à la place de la mère de Blanche neige morte en couche une marâtre qui s’abîme dans la contemplation de son miroir magique. Cette contemplation ne fait que répéter la contemplation inaugurale de la neige par la première reine. Mais le miroir est un objet métonymique instable : la précarité du reflet lui confère l’indétermination de la chose, mais l’expose à introduire dans le champ de la vision l’altérité de l’objet. Alors, le miroir reflète le réel et fait apparaître Blanche neige. Blanche neige devient la rivale de sa marâtre, ce qui est une façon indirecte de suggérer la possibilité d’un désir incestueux du roi. Les trois couleurs de Blanche neige font écran au désir d’inceste du roi.

10

Le collectionneur recherche quelque chose à la fois de précis, un trait différentiel qui constitue sa collection, et quelque chose de vague, ce qui rend la collection indéfiniment extensible.

11

La comparaison avec Le Conte des deux frères ci-après tendra à renforcer cette hypothèse : c’est alors explicitement le héros qui se métamorphose, alors qu’ici la filiation métonymique du héros au poisson demeure implicite. On peut même dire, au niveau de la narration, que c’est plutôt de la princesse morte que le poisson semble constituer le retour. Mais, sous la forme du poisson, la princesse n’est elle-même désormais plus que la chose, le fétiche du prince, son signe donc.

12

Le premier arbre était un pommier, « un arbre chargé de pommes » dit exactement le conte. Le second est « d’une espèce inconnue ; personne ne l’avait ni planté, ni apporté ». le premier arbre procédait de la métaphore et constituait un objet du désir. Le second procède de la métonymie : il vient des écailles qui viennent du poisson qui vient des trois couleurs qui viennent de la première passion du prince. Alors que le premier arbre est un objet surdéterminé (le pommier est l’arbre par excellence à cause du récit biblique), le second est une chose indéterminée, sans origine et sans nature.

13

Avant l’ouverture de la seconde pomme, alors que le prince rentre de son expédition dans l’empire des merveilles et se trouve en mer, il imagine de faire « couvrir exactement le vaisseau sur lequel il était embarqué » pour empêcher que la jeune fille ne s’échappe. Mais comme chaque fois cet enveloppement, même alors redoublé, échoue à fixer l’objet.

14

Dans Blanche neige de même, la jeune fille morte fait retour enfermée dans un cercueil de verre (op. cit., p. 308).

15

Nous marquons ici notre total désaccord avec la conception « pédagogique » que Bruno Bettelheim propose du conte (lequel n’est d’ailleurs que rarement un conte de fées) : « Tout en désignant invariablement le chemin d’un avenir meilleur, les contes de fées se concentrent sur le processus du changement au lieu de décrire les détails précis du bonheur qu’on finit par obtenir. Les contes, à leur début, prennent l’enfant tel qu’il est au moment où il les écoute et lui montrent où il doit aller, en insistant sur le processus lui-même. Les contes de fées peuvent montrer à l’enfant la route qu’il doit suivre à travers les fourrés les plus épineux : la période œdipienne. » (Op. cit., p. 101.)

16

Dans Peau d’âne, c’est de la même façon l’expression d’un désir de la chose, à la fois vague et enveloppant, qui vient tenter de conjurer le désir d’inceste du père de la princesse : les trois robes que demande la princesse, couleur du Temps, puis de la Lune, puis du Soleil, puis la peau de l’âne d’or, qui en constitue en quelque sorte la réplique inversée, viennent faire écran au désir innommable qui constitue le noyau structural du récit. Grâce à l’intervention magique de sa marraine, les robes suivent la princesse dans son exil : « La cassette suivra votre même chemin / Toujours sous la Terre cachée ». Elles font retour comme expression du désir refoulé, jusqu’à l’accomplissement de ce désir, auquel le conte donne une forme convenable en substituant un jeune prince au père de Peau d’âne : mais il s’agit bien toujours du viol de la fille par le père, ou du désir du père par la fille, comme le figure indirectement l’anneau étroit que Peau d’âne laisse tomber dans le gâteau qu’elle fait parvenir au prince : « Et le Prince trouva la galette si bonne / Qu’il ne s’en fallut rien que d’une faim gloutonne / Il n’avalât aussi l’anneau. » Symboliquement, le prince consomme l’anneau étroit, dont l’étroitesse répète l’interdit originaire du conte. Le désir de l’anneau étroit, le désir de la souillon marquent l’abomination qui frappe l’objet du désir. La narration se développe donc grâce à la répétition des objets métonymiques qui font écran à la scène originaire irreprésentable, au viol incestueux de Peau d’âne, et ce jusqu’à ce que cette scène originaire trouve à s’accomplir malgré tout. Mais tout le charme du conte tient à l’indétermination enveloppante des choses, à leur fétichisation, où la formulation du réel désir, où la scène même de son accomplissement, viennent se disséminer : les trois couleurs impossibles des trois robes demandées par Peau d’âne sont l’instrument de cette dissémination, images plus réussies parce que plus parfaitement inimaginables que les trois couleurs qui fascinent le prince d’Incarnat blanc et noir.

17

Le problème de l’intertextualité dans les contes est très complexe car nous n’avons pas accès aux traditions orales où ils puisent et nous ne savons pas quel est le degré de perméablité entre ces traditions. La troublante similitude des deux textes que nous allons comparer invite à rechercher une filiation. Mais ce n’est pas l’objet de cette étude : il s’agit précisément de comparer deux fictions élaborées dans des contextes culturels radicalement différents, avec un matériau narratif similaire, cette similarité pouvant être fortuite.

18

Le texte de ce conte provient du papyrus d’Orbiney, conservé au British Museum (n° 10183) et édité par Alan H. Gardiner, Late Egyptian Stories I, Bruxelles, 1931, pp. 9-30 (Bibliotheca Ægyptiaca, vol. I). Il a été traduit par Claire Lalouette, Textes sacrés et textes profanes de l’ancienne Égypte II, Gallimard, 1987, pp. 160-172. Les références au texte renvoient à cette édition. Ce conte, le plus ancien connu au monde, dont on a recensé plus de 770 versions différentes, est analysé par Bruno Bettelheim (op. cit., « Le thème des deux frères », p. 123).

19

On retrouve ici, entre autres, le motif de Joseph et de la femme de Putiphar (Genèse XXXIX 7-23), qui sera repris également par Phèdre contre Hippolyte.

20

Le motif de la dévoration se poursuit, puisque Anoup jette sa femme aux chiens.

21

Yâm est un dieu de la mer d’origine phénicienne.

22

On peut rapprocher cette scène de la tragédie biblique des enfants de David : Amnon viole sa sœur Tamar et est assassiné en représailles par son frère Absalon (II Samuel XIII 23-29).

23

Lorsque la femme d’Anoup tente de séduire Bata, au début du conte, les cheveux sont déjà présents comme élément de séduction décisif : « Celui-ci trouva l’épouse de son frère aîné assise et se coiffant. […] Elle lui dit : Va, ouvre le grenier et emporte ce que tu désires, afin que je n’aie pas à abandonner ma coiffure pendant sa confection. » (P. 162.) Les cheveux constituent donc en quelque sorte le lien métonymique entre les deux femmes et engagent à superposer les deux scènes comme structuralement équivalentes.

24

Dans le monde des choses, il n’y a pas de distinction, de séparation entre Bata et Anoup, de même que face à la scène primitive, l’enfant ne constitue pas une entité distincte, mais se trouve immédiatement confronté à deux identifications, à deux positions possibles, celle du père et celle de la mère.

25

La jeune femme demande que soit coupé le pin de Bata, ce qui provoquera sa mort. Mais elle se venge ainsi de la tentative de viol qu’elle avait subie, où c’est le pin qui, sur l’ordre de Yâm, l’avait agressée.

26

Le conte insiste d’ailleurs sur la bienveillance du pharaon à l’égard des réincarnations successives de Bata : il se conduit comme un frère aimant.

27

Lorsque les dieux rencontrent Bata et lui font don d’une femme, ils l’apostrophent sous le nom de « Bata, taureau de l’Ennéade divine » (p. 165) : ce taureau doit donc probablement signifier pour Bata une sorte de filiation divine, osirienne selon Claire Lalouette.

28

De même, dans Blanche neige, lorsque la reine marâtre demande au chasseur de tuer Blanche neige, elle précise : « Tu la rueras et tu me rapporteras son foie et son poumon en témoignage. » (Op. cit., p. 300.) Pour les manger, s’entend…

29

On notera tout de suite que ce processus n’est pas œdipien : ce n’est pas par rapport au père, absent du conte, mais par rapport à la femme du frère que s’organise l’affrontement. Nous avons choisi Incarnat blanc et noir et Le Conte des deux frères (plutôt que Blanche neige et Peau d’âne plus connus) précisément parce que le désir d’inceste s’y exprime totalement à l’écart de la figure du père, artificiellement surévaluée dans les lectures psychanalytiques des contes, par contamination d’un modèle œdipien qui n’y a que très peu cours…

30

Nous retrouvons ici en cours de récit le motif des gouttes de sang, inaugural dans le conte du Cabinet des fées.

31

C’est-à-dire qu’il mourut…

32

Faut-il établir un lien entre ce silure et le poisson contemplé par le prince dans Incarnat blanc et noir ?

33

Ces deux mondes ne sont pas les « deux mondes de la réalité et de l’imagination » évoqués par B. Bettelheim (op. cit., p. 92) : les choses comme les objet constituent des représentations du réel, susceptibles à la fois d’être investies imaginairement et de déclencher un processus de symbolisation.

34

Voir les travaux de J. P. Vernant, P. Vidal-Naquet et Fl. Dupont notamment. La mise en évidence du niveau structural marque un progrès indéniable dans l’analyse, mais ce refus d’une historicisation des modèles ne constitue-t-il pas au contraire une régression ?

35

Claude Lévi-Strauss, « Comment meurent les mythes », Anthropologie structurale II, Plon, 1973, pp. 301-315.

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, Image et subversion, Jacqueline Chambon, 2005, chap. 5, « Narration, récit, fiction. Incarnat blanc et noir »

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