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Résumé

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Références de l’article

Stéphane Lojkine, Image et subversion, Jacquelin Chambon, 2005, chap. 4, « Les choses et les objets »

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Ressources externes

Le réel ne se manifeste pas immédiatement à nous sous la forme d’objets, mais de choses. L’objet est déjà une entité construite, circonscrite et intégrée dans un jeu de catégories. L’objet pourra être plus tard nommé, domestiqué par le langage. Mais d’emblée il met en œuvre les mécanismes humains de la représentation. Avant l’objet, il y a la chose : la chose nous atteint brutalement, sans médiation, pas même encore comme image, mais comme choc.

L’enfant manipule son cube ou sa cuiller, le tournant dans sa main ou la portant à sa bouche pour l’incorporer, puis les rejetant avec violence sans parfois réussir aussitôt à s’en déprendre car sa main saisit plus aisément qu’elle ne dessaisit : l’enfant n’expérimente pas alors seulement la distance, la séparation de lui au cube, à la cuiller, la relation d’objet. Il répète la venue à lui de la chose, il s’approprie les agressions premières (l’air qui force les poumons, le lait qui se fraye un chemin, ont été des souffrances avant de devenir des plaisirs), et retourne ces agressions vers l’extérieur. Transformer la chose en objet, c’est transformer le choc (quelque chose du réel atteint le sujet) en répétition (cette chose, devenue objet, entre dans une catégorie, une série, un ordinaire). Pour l’instant il n’est pas question de désir, mais du choc qui le précède, de l’atteinte intime qu’il s’agira de retourner. Désirer la chose, désirer le retour des premiers plaisirs, c’est déjà entrer dans un processus de transformation de la chose en objet, c’est déjà basculer de l’atteinte subie vers l’atteinte retournée, c’est déjà entrer dans la logique seconde de la répétition.

La chose procède du réel ; l’objet procède de la représentation. Constituer la chose en objet, avant même qu’il soit question de langage, c’est d’abord la penser comme image, comme scène, comme tableau qui se répète et la réduire par cette répétition : l’enfant choisit un objet, il préfère tel cube, telle figurine, telle petite voiture aux autres choses qui lui sont présentées ; il reconnaît donc et sélectionne une image familière. Cette sélection ne constitue qu’en apparence une préférence ; par elle il se prémunit en réalité contre l’hétérogénéité menaçante des choses ; il leur oppose la régularité de l’objet. Bien sûr, il y a là une déperdition, et le sujet ne peut que constater la pauvreté du monde rassurant des objets comparé au monde infini des choses. C’est pourquoi le rapport à l’objet est toujours décevant : la chose demeure toujours là derrière, dans le vague du réel, excédentaire en quelque sorte, quand bien même l’objet est attrapé, serré, possédé, voire détruit. La domination de la chose par la construction de l’objet est donc toujours à refaire et ne conjure jamais l’atteinte que la chose a infligée au sujet. L’éternel recommencement du processus de transformation de la chose en objet constitue le mécanisme de la répétition et définit le désir.

L’objet vient donc s’interposer entre le réel et le sujet, comme une sorte de contre feu, comme un écran construit par le sujet contre les atteintes du réel. Alors se forme, entre l’objet et le sujet, non le simple trait articulatoire de la relation d’objet, mais tout un espace protégé, abrité du réel, l’espace même de la représentation1. La représentation n’est donc pas une transposition externe du réel : il ne faut jamais oublier que le réel transite par le sujet qui s’en prémunit, s’en défend ensuite au moyen de la représentation. Il y a donc un double mouvement contradictoire, d’abord un rapprochement brutal du sujet et du réel, une appropriation, puis une mise à distance de ce réel, la représentation constituant une dépossession.

Image et langage

Le langage, qui nomme les objets et les états de l’âme, c’est-à-dire les relations de soi à soi, puis de soi aux objets, puis d’un objet à un autre objet, ne constitue donc qu’une élaboration secondaire de la pensée, dont la première activité a été d’ordre iconique : fournir pour, ou plutôt contre les choses, des images afin de les constituer en objets. Il ne peut pas y avoir de langage s’il n’y a pas d’objets, si la pensée n’a pas préalablement constitué les choses en objets. Constituer les choses en objets, ce n’est pas encore les nommer, c’est d’abord les intégrer dans un système de répétition : ce qui est répété, c’est la trace que les choses ont laissée dans la mémoire ; cette trace ne peut être qu’iconique. On ne peut certes pas exclure qu’il se mêle à ces traces d’autres sensations que visuelles, comme le toucher, l’odeur, le goût. Mais outre que la mémoire a tendance à privilégier la dimension visuelle des choses, la distance qu’établit le regard vis-à-vis de ce qui est regardé joue un rôle essentiel dans la constitution des objets : tant que les choses sont appréhendées dans le continuum toucher-odeur-goût (l’air et le bain, le sein et le lait maternel, le doudou), elles demeurent choses, sans distance ni coupe-feu.

L’image que l’on reconnaît introduit, de soi au réel, un temps de latence, une suspension qui n’est pas sensible, mais intellectuelle : il ne s’agit plus de se laisser envahir par la sensation de la chose, mais de marquer, à distance, une reconnaissance que l’on s’approprie, d’identifier une image que l’on domine : la vision devient alors regard, le choc lumineux de la chose est réduit par le sujet regardant au statut de répétition d’une image2.

De la chose à l’objet, des images sont en travail. Une fois posées ces images, le langage se met en place, non seulement pour dire les relations entre les objets, mais aussi, dans sa forme la plus élaborée, proprement artistique, pour marquer ce qui, dans les objets, a été perdu des choses, et tenter en quelque sorte un impossible retour de l’objet vers la chose, c’est-à-dire vers quelque chose qui serait à la fois plein, incirconscrit, et dominé. Pour effectuer ce retour, le langage, ou plus exactement la pensée en tant qu’elle est désormais dominée par les structures et les moyens du langage, fait appel à ses ressources premières, iconiques, à ce qui primitivement en elle manipulait les choses pour les constituer en objet, comme s’il y avait eu une maîtrise primitive des choses qu’il s’agirait de retrouver, et oubliant en quelque sorte que l’agression des choses fut plutôt d’abord une catastrophe horrible dont le sujet avait cherché à se déprendre au plus vite et par n’importe quel moyen. L’oubli de la catastrophe est essentiel, même lorsque l’art semble s’efforcer de la dire, de la représenter : dans son horreur même il l’idéalise ; par le seul fait qu’il y retourne, il y dépose la structure, l’enveloppe formelle des objets. C’est pourquoi, quelle que soit la forme qu’il prend, belle ou laide, d’abomination ou de célébration, le retour des objets vers les choses, par ce langage artistique où l’image est remise en travail, constitue le processus de sublimation.

L’image se trouve ainsi placée aux deux extrêmes du processus de la représentation, à son fondement archaïque, lorsqu’elle engage la transformation des choses en objets, et à son sommet artistique, lorsqu’elle est convoquée pour effectuer un retour des objets vers les choses. Entre ces deux extrêmes, le langage constitue l’ordinaire de la représentation, dans l’espace protégé des objets, le sujet maintenant avec ce dont il parle une distance moyenne, réglée.

La fabrication du sens

Encore une fois, les termes d’image et de langage ne sont pas pris ici pour définir des supports de la représentation, mais des logiques de production du sens. La parole peut montrer, articuler des images ou dérouler, enchaîner du discours ; de même le dessin, la photographie, peut se donner à lire comme une narration ou même comme une démonstration, ou au contraire chercher à produire l’effet global, immédiat, d’un choc iconique. Ce qui constitue cette parole, ce dessin, cette photographie comme artistiques est précisément l’entrelacement des différentes logiques productives de sens.

La constitution des choses en objets par la mise en place d’un réseau protecteur d’images destinées à figurer les choses et, progressivement, à les suppléer a constitué la première logique productive de sens. L’expression des relations entre les objets3, et des rapports que le sujet entretient avec eux a constitué une élaboration secondaire et donc une logique seconde de production du sens. Ces deux processus successifs, puis concurrents, constituent tous les deux des processus de symbolisation, ce qui implique pour chacun d’eux un code de symbolisation différent, car il n’y a aucune raison de poser d’un côté l’arbitraire du signifiant, sans poser de l’autre un certain arbitraire du signifié.

En effet, il ne faut pas oublier pourquoi du sens est produit. L’activité intellectuelle répond à l’atteinte intime, la production du sens est une réaction de défense du sujet menacé par les choses d’abord, par le risque de dislocation des objets ensuite. Le sujet fabrique, puis maintient son, ses écrans de la représentation. Pour répondre à l’atteinte intime, le sujet recourt à un système, à un code de symbolisation. Une alchimie mystérieuse s’opère alors, par quoi ce code constitue à la fois une production personnelle, singulière, du sujet et une référence sinon universelle, du moins collective : c’est parce que le code est reconnu par les autres, et donc dans une certaine mesure respecté par eux, qu’il protège le sujet. Si mystérieuse soit-elle cependant, cette alchimie est une production humaine et sociale : ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la façon dont les choses seront figurées (les signifiants) ; c’est aussi ce qu’il s’agit de figurer et surtout comment les figures seront disposées les unes par rapport aux autres. Il y a donc un arbitraire social, culturel du code, comme il y a un arbitraire du signifiant. Si le code contient une part d’arbitraire, il n’est pas nécessairement unique, non seulement d’une société ou d’une époque à une autre, mais même au sein d’une même époque, d’une même société.

Un code symbolique est une interface : il préexiste au sujet et en même temps il est réinventé et aménagé par lui. Il y a donc toujours dans le code un jeu entre le sens préexistant et le sens intime : ce jeu n’est autre que celui de la chose à l’objet, c’est-à-dire de ce qui est donné de l’extérieur à ce qui est conçu de l’intérieur pour figurer cet extérieur. Cette interface ne doit pas être considérée exclusivement de façon technique, comme construction logique pour mettre en œuvre du signifié : l’approche technique tend à construire un modèle universalisant et à nier l’existence, la possibilité même d’une pluralité des codes, qui constitue pourtant une donnée humaine essentielle. L’existence du code s’inscrit dans l’aventure humaine ; le fait qu’il se constitue comme interface le nourrit de l’histoire singulière de chaque sujet. Le code ne signifie donc pas simplement les choses ; il exprime dans le même temps l’histoire du sujet : telles sont les deux faces, extérieure et intérieure qui le constituent.

Le code iconique renvoie donc à l’histoire archaïque de la constitution du sujet pré-œdipien, avant l’acquisition du langage ; le code linguistique quant à lui renvoie aux scénarios œdipiens ultérieurs par quoi le moi tend à prendre une forme plus définitive. C’est pourquoi nous avons à dessein parlé d’élaboration primaire et secondaire, en reprenant la terminologie freudienne : la différence technique entre les deux systèmes sémiologiques recouvre et traduit la différence de nature du sujet lors de leurs premières mises en œuvres.

On peut donc formuler l’hypothèse que la juxtaposition signifiante des images pour constituer un écran devant les choses réagit à l’horreur pré-objectale progressivement identifiée et pensée par le sujet comme horreur face à la scène primitive. Autrement dit la mise en place des images représente, sous la forme d’une scène écran, l’atteinte intime comme spectacle de la scène primitive. Mise en place et spectacle sont les moyens de cette production première du sens.

Quant à l’articulation, à l’enchaînement des objets dans un discours continu, il consiste essentiellement à intégrer le sujet parlant dans l’espace des objets préalablement constitué : le spectacle monté face à soi, la disposition objective installée entre soi et le monde sont alors transformés en scénarios, en histoires, en narrations dans lesquels le sujet occupe une place, une fonction. De même que l’Œdipe consiste, pour le sujet, à choisir une place dans la scène primitive (le sujet prend par exemple la place du père pour s’unir à la mère), de même la mise en œuvre du langage consiste à introduire un « je » différentiel au milieu des objets, ou autrement dit à poser une différence essentielle, parmi les objets, entre le sujet et tous les autres. Le sujet devenant un objet spécial, la disposition des objets se polarise autour de lui. Disposition iconique objective et disposition discursive subjective se superposent alors, constituant l’espace de la représentation en dispositif.

Savoir de la langue et savoir des images

Le système de fabrication du sens le plus ancien en chacun de nous a été théorisé par Freud comme grammaire de l’inconscient. Il est régi par deux mécanismes fondamentaux qui sont la condensation et le déplacement. Ce terme de grammaire a conduit les héritiers de Freud à identifier le fonctionnement de l’inconscient à un fonctionnement linguistique, au moment où le modèle linguistique se généralisait dans toutes les disciplines des sciences, en prélude à la crise générale qu’il traverse aujourd’hui4. On connaît la célèbre formule lacanienne, selon laquelle l’inconscient est structuré comme un langage, et la place que celui-ci attribue au jeu du signifiant dans les manifestations des pulsions et les processus du refoulement. On ne saurait trop se méfier à notre avis d’une modélisation linguistique de ce que Freud a exhumé comme radicalement irréductible aux processus conscients de la représentation, au sein desquels règne le langage. C’est dans les failles, non dans les structures du langage que la psychanalyse traque les manifestations de l’inconscient.

Le rêve, qui est l’espace où continue de dominer l’ancien code de symbolisation, est à la fois sans durée et sans discours, c’est-à-dire à proprement parler illogique. Lorsque paroles et mots interviennent dans le rêve, ils ne s’intègrent pas dans un discours et doivent précisément être interprétés non pour l’idée qu’ils expriment mais comme des images placées devant les choses qu’ils représentent. Dans le rêve, représenter n’est pas articuler les objets entre eux, mais se prémunir des choses au moyen d’images placées devant elles. Le rêve fait écran aux choses ; il ouvre un espace de représentation d’objets entre le sujet et les choses. Le rêve ne distingue pas de façon décisive « faire » et « subir ». Il fournit la disposition d’un spectacle, mais demeure incertain quant au rôle que joue le sujet dans ce spectacle. Si le rêve est livré au psychanalyste par le biais d’un récit de son patient, le premier travail consistera à dépouiller ce récit de ses articulations logiques, de ses enchaînements, pour tenter d’en restaurer la disposition iconique : un système d’images qui se superposent ou s’opposent globalement, avec une place assignée, mais sans ordre ni durée.

La grammaire iconique du rêve, grammaire inconsciente pour le sujet parlant, fut la première grammaire consciente de l’enfant, avant d’être refoulée lors de l’apparition du langage. Mais le rêve ne dit pas seulement autrement. Il dit aussi autre chose. Le savoir du rêve n’est pas le savoir de la langue. Le savoir du rêve renvoie au mystère de la scène primitive, tandis que le savoir de la langue renvoie à l’énigme œdipienne.

En effet, lorsque nous recourons au langage, celui-ci ne constitue pas un outil neutre de communication : ce que nous disons communique certes les informations que nous avons choisi de transmettre, mais il le communique dans un cadre commun de références symboliques, avec tout un système de connivences qui font que notre parole, en même temps qu’elle exprime nos idées singulières, dit et redit les valeurs collectives, les idées communes dans lesquelles ces idées singulières viennent s’inscrire. Sans ces connivences, sans cette réassurance constante d’une participation à la communauté, la parole est inefficace et devient rapidement incompréhensible. Tout discours en ce sens constitue une interface entre les idées singulières qu’il exprime de façon différentielle et les idées communes qu’il redit plus ou moins explicitement.

Il en va de même pour les images qui constituent les choses en objets, dans la première phase, iconique, de constitution du sens, même si l’interface iconique est d’une tout autre nature que l’interface linguistique. L’objet est une chose choisie, puis représentée au moyen d’une image : la chose relève du réel, c’est-à-dire non pas certes d’une communauté sociale ou culturelle, mais d’une totalité du monde, tandis que l’image relève de l’élaboration subjective. L’objet est représenté par l’image, dans le monde intérieur du sujet, mais il désigne la chose, dans l’extériorité vague du réel. Il y a donc là aussi une interface, interface archaïque où ce n’est pas un sujet qui cherche à s’intégrer dans une collectivité, mais où sujet et totalité du monde se font face dans un combat plus inégal encore.

Le savoir des images, le savoir du rêve est le savoir de ce face à face avec les choses, avec la totalité du monde, face à face dont le caractère angoissant, horrifiant, est imagé par le spectacle, réel ou fabriqué, de la scène primitive. Le contenu de ce savoir est nécessairement à l’origine assez pauvre et primitif : il s’articule autour de l’interrogation sur les origines du sujet, pour laquelle le spectacle de la scène primitive apporte non exactement une réponse, mais plutôt d’abord une expérience brutale d’horrification, muée progressivement en représentation. Toute enquête sur la nature exacte de ce savoir des images semble a priori vaine, car ce savoir qui préexiste au langage se refuse en quelque sorte à lui. Qui n’a pas fait cette expérience où, sortant d’un rêve chargé d’émotions, de rebondissements, de sensations, l’on se trouve dans l’incapacité de restituer ce riche contenu par la parole, et l’on produit finalement un récit terne et sans intérêt ? L’essentiel manque à cette restitution : le spectacle total dans lequel le sujet est immergé, le bain d’images produit par le rêve échappe et résiste à la traduction linguistique.

Par cette résistance précisément, il exerce son attrait. Il se peut que le savoir des images, lorsqu’il constitue encore pour le sujet l’unique matériau à partir duquel commencer à penser les choses, soit un savoir pauvre, terriblement fruste : mais son enfouissement ultérieur dans l’inconscient, sa résistance à la verbalisation lui confèrent dans un second temps un prestige proprement surnaturel. Le savoir des images est, pour chaque sujet, ce par quoi il a résisté à l’agression des choses et triomphé de la mort certaine à laquelle les premiers instants de la vie semblent promettre chacun de nous. Dans la vie consciente ultérieure, toute atteinte intime, toute agression, toute expérience de l’échec, de l’infériorité, de la mise en minorité, peut amener le sujet à convoquer ce savoir des images qui fut sa première ressource de survie, la première manifestation de son esprit. Ce mouvement par quoi le sujet retourne des objets vers les choses ne doit donc pas nécessairement et exclusivement être identifié au processus de sublimation. La sublimation constitue même un cas particulier tout à fait exceptionnel. Plus généralement, le phénomène dont il s’agit est celui de la résistance du sujet par le recours au savoir archaïque des images, quitte à investir alors ce savoir de contenus nouveaux et très élaborés. Un exemple de résistance par l’image est le mot d’esprit, dont l’absurdité apparente permet un instant de sortir de la logique du discours pour faire jaillir fugitivement dans la langue un effet iconique : ce qui est dit fait tableau ou, pour reprendre la formule lacanienne, constitue un « pas-de-sens », c’est-à-dire à la fois une défection du sens verbal et la manifestation pour ainsi dire visuelle d’un « pas », d’une connection signifiante non verbale.

Le savoir du langage porte toutes les valeurs affichées par la collectivité, tout ce que la société revendique de traditions, de culture, d’identité. Lorsque le sujet ne se retrouve pas dans ce savoir, c’est-à-dire non seulement dans les grandes expériences traumatiques (injustices, guerres, persécutions, coups du sort) mais quotidiennement dans toutes les petites expériences d’incompréhension, de friction, de décalage entre ce que l’on ressent et ce que la collectivité exprime5, le savoir des images remonte en lui comme point d’appui pour se refonder seul comme sujet face à la totalité du monde, comme il a eu à le faire dans la prime enfance, avant la mise en place des scénarios œdipiens d’intégration sociale. Le savoir des images lorsqu’il est alors explicitement revendiqué, est mis en avant comme plus haut savoir, comme loi qui prime toutes les autres lois, comme principe qui précède et conditionne tous les autres principes : en lui se trouve la frontière de la vie et de la mort, en lui le sujet retrouve, avec le mystère des origines, l’accord de soi avec soi. Le savoir des images est donc convoqué, consciemment et rationnellement, comme principe symbolique face à l’institution symbolique que porte et exprime le langage, comme exigence éthique face à la pression, aux contraintes morales qu’exerce la collectivité sur le sujet.

Le scandale de l’image

Ce n’est pas ici la première fois qu’est posée l’hypothèse d’une deuxième instance symbolique à la fois antérieure et supérieure au code et aux références symboliques ordinaires : la philosophie du droit reconnaît, en deçà du droit positif, un droit naturel ; on fait également la différence entre le droit et la justice ; la culture chrétienne différencie la lettre et l’esprit ; la culture juive — la torah et la mishna, la Bible et la Tradition ; les Grecs distinguent les lois écrites des hommes et les lois non écrites des dieux, sur lesquelles Antigone s’appuie pour revendiquer l’enterrement de son frère ; Kant fonde sa philosophie morale sur la distinction des impératifs hypothétiques et de l’impératif catégorique. L’énumération est certes hétéroclite, chacun des couples symboliques évoqués se fondant sur des articulations différentes dans des contextes différents ; mais chaque fois est implicitement ou explicitement posé le principe du dédoublement symbolique, comme jeu nécessaire à la dynamique de la loi. L’institution des lois se reconnaît un fondement antérieur à elle, un principe d’où elle tire sa légitimité, mais également depuis lequel peut s’exercer un recours contre elle, de sorte que, pour l’institution comme pour le sujet, le principe symbolique est à la fois un principe de vie et un principe de mort.

Ce que nous avançons ici de nouveau, ce n’est donc pas l’idée du dédoublement symbolique mais bel et bien l’identification du principe symbolique à un savoir des images : comment la lettre biblique, comment le droit naturel, les lois des dieux et l’impératif catégorique peuvent-ils être identifiés à ce que nous avons désigné comme savoir des images, savoir proprement illogique, c’est-à-dire ne procédant pas du discours et résistant à la verbalisation ? Ainsi posée dans son abrupte radicalité, l’hypothèse paraît tout simplement délirante.

Pourtant le droit positif reconnaît bien au-dessus de lui un droit naturel correspondant à un état antérieur de l’humanité, l’état de nature, qui précède logiquement sinon historiquement l’état de société. De même le christianisme reconnaît avant lui une loi religieuse correspondant à un état antérieur de la Révélation donc à un état antérieur de l’humanité ; les lois mises par écrit par les démocraties grecques se présentent comme le signe d’une évolution de l’humanité et se définissent par rapport aux lois non écrites de l’époque antérieure aux démocraties, qui quoique idéologiquement condamnées font retour dans l’imaginaire collectif comme lois divines auréolées du prestige des temps archaïques. Si nous ne trouvons pas trace dans ces couples d’un rapport privilégié de l’ancienne loi à l’image, nous avons bien affaire au même mécanisme consistant à refouler l’ancien savoir sous le nouveau, puis à reconnaître les effets retours de cet ancien savoir, comme nostalgie d’un monde perdu, comme recours dans l’injustice, comme instrument de subversion.

La référence à l’image est ou paraît absente non de la réalité du jeu entre les deux instances de la loi, mais du discours rendant compte de cette réalité, notamment chaque fois que ce discours est tenu au nom de l’institution symbolique, au nom d’un savoir linguistique. La référence à l’image est donc systématiquement gommée, minorée, travestie, dans le but non avoué de réduire à leur plus simple expression les possibilités de résistance, de subversion au nom d’un principe présenté comme sublime, mais voilé, inaccessible6. Depuis le nouveau monde du langage, l’ancien monde de l’image devient impensable, et ne se décrit que négativement, comme monde sans contrat (l’état de nature), sans écriture (les lois non écrites), sans grâce et sans amour (l’ancien testament), sans réalité même (l’impératif catégorique).

Notes

1

« Les choses cèdent le pas à leurs représentations » (Freud, Totem et tabou, 3e essai, p. 203). Freud définit ainsi l’univers psychique de l’animiste, qu’il compare aux processus primaires du psychisme infantile. « Les relations qui existent entre les représentations sont également présupposées entre les choses », ajoute-t-il, sans prendre garde probablement que cette caractérisation de la pensée animiste/infantile définit très exactement la mécanique rhétorique et syllogistique.

2

Il faudrait évidemment se demander comment l’aveugle-né établit la relation d’objet. C’est en quelque sorte le sujet de la Lettre sur les aveugles de Diderot. L’aveugle, substituant le toucher à la vue, utilise le toucher pour appréhender les formes des choses : la détermination intellectualisée des formes lui permet de constituer les choses en objets. En revanche l’irréductibilité visuelle des choses n’a pas de sens pour lui, ce qui n’est pas sans conséquences dans son rapport au désir.

3

Les termes de chose et d’objet sont employés ici dans une acception plus large que celle qu’admet généralement la psychanalyse. On ne distingue pas par exemple les personnes des êtres inanimés : le grand Autre lacanien est une chose, tandis que le petit autre est un objet. Il en résulte que la relation d’objet au sens lacanien cherche, dans notre vocabulaire, à s’établir avec la chose, mais ne s’établit jamais qu’avec l’objet. L’objet petit a, ou objet transitionnel, est un objet. En revanche, l’objet lacanien, l’objet plein, est une chose. Tout le jeu du désir est ainsi maintenu, avec une terminologie plus simple, moins ésotérique. Le désir cherche à faire coïncider la chose et l’objet : l’objet génital est ainsi, idéalement, à la fois chose et objet.

4

Jacques Derrida, De la grammatologie, Minuit, 1967. Voir notamment le chapitre 1, « La Fin du livre et le commencement de l’écriture ». La notion d’écriture développée par Derrida comme « destruction du concept de signe » (p. 16) tend vers une théorie iconique de la représentation qui constitue en quelque sorte l’impensé nodal à partir de quoi est bâtie sa pensée.

5

C’est là la matière fondamentale de l’enquête menée de livre en livre par Nathalie Sarraute, autour de la notion de tropisme.

6

Dans le cas de la culture chrétienne, la première impression est que le rapport image/langage a été inversé : c’est l’ancienne loi qui est la loi écrite, tandis que c’est la nouvelle loi qui réintroduit les images dans la sphère de la représentation, autour du Christ, théologiquement identifié à une image. L’image n’est pas absente pourtant de l’ancien testament, tout entier dressé dans la lutte contre les images. L’image a à voir avec l’abomination et, en tant que telle, joue un rôle essentiel dans l’édification du code symbolique. Ce qui est nouveau dans le christianisme ce n’est donc pas l’image mais la construction d’un discours sur les images qui certes les sacralise, mais les banalise aussi, de sorte que le nouveau code évacue la question des images, lui substituant un discours amoureux.

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, Image et subversion, Jacquelin Chambon, 2005, chap. 4, « Les choses et les objets »

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