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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, cours d’initiation à a french theory, mars 2012 Surveiller et punirStéphane Lojkine Résumé : Quel est l'objectif de Michel Foucault, lorsqu'il écrit Surveiller et Punir ? De quoi écrit-il l'histoire ? Non de la justice, ni même des peines qu'elle inflige, mais, nous dit-il, de l'âme, dans le rapport qu'elle entretient avec le systèmes de contrôles élaborés par la société. Michel Foucault en distingue, chronologiquement, trois : d'abord le rituel des supplices, qui nous vient du moyen âge et se manifeste une dernière fois en France spectaculairement lors de l'exécution de Damiens en 1757. Puis la théâtralisation de ce rituel, qui doit frapper les imaginations plutôt que faire souffrir le condamné. Enfin, le remplacement du supplice par la prison, pensée comme un moyen de redresser les âmes, de les ramener à la norme sociale par la discipline. Un rituel, une scène, un dispositif : il y a là comme un perfectionnement progressif des instruments dont la société se dote pour imposer ses valeurs, ses lois, sa hiérarchie. A moins que chaque époque, que chaque civilisation ne doive être pensée comme dispositif ? Comment dès lors penser le passage d'un dispositif à un autre ? Michel Foucault
publie Surveiller et punir
en 1975, près de quinze ans après son premier grand livre,
l’Histoire de la folie à l’âge classique
(1961). Quoique le lien ne soit pas explicitement fait, ces deux
enquêtes se répondent, et dans une certaine mesure, l’enjeu de
Surveiller et punir
est d’apporter une réponse théorique aux problèmes
méthodologiques soulevés par l’Histoire de la folie.
I. Objectif de
Surveiller et punir :
une histoire de l’âme
 Supplice de Damiens tenaillé, écartelé & brûlé en place de Grève le 28 mars 1757, eau-forte allemande contemporaine de l’événement, Paris, Bnf Estampes, Rés FOL-QB-201 (102) Au départ de
Surveiller et punir,
deux exemples : d’un côté, le supplice de Damiens,
l’assassin manqué de Louis XV en 1757 ; c’est le dernier
grand supplice public français ; de l’autre, un emploi du
temps, datant de 1838, et fixant la journée des prisonniers de la
Maison des Jeunes détenus à Paris : l’époque a changé et
instaure une discipline à la place de l’ancienne scénographie du
châtiment. Entre ces deux réalités, ces deux époques, Michel
Foucault entend décrire une histoire, un passage, une transformation
essentielle.
« Objectif
de ce livre : une histoire corrélative de l’âme moderne et
d’un nouveau pouvoir de juger ; une généalogie de l’actuel
complexe scientifico-judiciaire. »
Objectif peu clair :
quel objet, concrètement, s’agit-il de décrire ? Ce ne sont
pas exactement les châtiments, ce n’est pas une histoire pénale.
Un des propos du livre est d’ailleurs justement de montrer que les
châtiments occupent une fonction symbolique de moins en moins
importante dans notre société : non qu’ils aient disparu ;
mais ils sont devenus honteux, ils se sont en quelques sorte détachés
de la machine sociale générale, où autre chose a pris leur place.
Cette autre chose, c’est la prison, qui n’est pas seulement le
lieu où l’on punit les prisonniers, mais un système de prise de
contrôle des âmes qui prouve que la justice a changé d’objet :
le supplice imprimait sa marque sur le corps du condamné, le
marquait par la douleur, réservant l’âme à la justice de Dieu.
Si la prison laisse des traces sur le corps, ce n’est pas lui
qu’elle vise mais, par la discipline qu’elle inflige au
prisonnier, ce sont bien les âmes qu’elle entend contrôler,
redresser, reformater les âmes. La justice ne répare plus
rituellement la faute commise ; elle prépare la réinsertion,
entend devenir pédagogique.
 Roue tournante ; in Antonio Gallonio, Trattato de gli instrumenti di martirio, Rome, Donangeli, 1591, fig. 7. Gravure d'Antonio Tempesta d’après Giovanni Guerra.
L’objet de
Surveiller et punir a
donc changé en cours de route : de la douleur des corps (le
supplice) on passe à l’emprise sur les âmes (la prison), comme
naissance, expression d’un « nouveau pouvoir de juger ».
Il ne s’agit pas pour autant de décrire le système judiciaire, de
faire l’histoire des institutions, des lois, de dresser les
statistiques des condamnations, de leur durée, de leur hiérarchie,
de leur efficacité. L’enquête est en quelque sorte sociologique :
Michel Foucault voudrait plutôt dégager, à partir des techniques,
des structures de la machine administrative que met en œuvre
l’appareil judiciaire, comment la société gère son rapport aux
individus. Voilà ce qu’il appelle une histoire de l’âme
moderne, et pourquoi il lie cette histoire à l’émergence d’un
« nouveau pouvoir de juger ».
De fait, cette âme, il
la désignera essentiellement comme corps. Entre le XVIIIe et le XIXe
siècle, on passe du corps à l’âme comme objet du « complexe
scientifico-judiciaire » qui se met en place. Ce passage se
fait par transformations progressives : l’ancien corps du
criminel est un corps sacré, soumis au rituel de la justice, à
l’éclatante performance de la torture et du supplice. Cet éclat
suppose un théâtre : la scène s’en exacerbe au dix-huitième
siècle ; ce qu’elle donne à voir, le public qu’elle vise,
l’effet qu’elle attend de sa représentation deviennent l’objet
de tous les discours et de toutes les attentions.
II. Théâtralisation du châtiment :
sémiotique de la scène de supplice
 Justine à la roue chez Cardoville. Sade, Nouvelle Justine, 1797-1799, chap. 20, fig. 38
Cette
hyper-théâtralisation est en fait une première dématérialisation.
Ce qui compte, ce n’est plus l’effet symbolique de la souffrance
infligée, l’éclat du supplice comme symbole de la puissance du
prince justicier qui se venge ; c’est l’effet imaginaire de
la scène, non la souffrance réellement donnée, mais l’image de
la souffrance reçue, dont le spectacle doit frapper les imaginations
et servir d’exemple. Le corps martyrisé classique est un corps
glorieux : le saint passé à la roue ou coupé en morceaux, le
criminel supplicié, et jusqu’aux victimes des libertins de Sade,
produisent au regard des corps immaculés, sans trace d’injure, et
des visages sans grimace, impassibles ou extatiques. Le supplice
imprime sa marque (de gloire et d’infamie) mais ne laisse pas de
trace, ou tout du moins pas de trace que la société veuille voir.
Le passage du corps glorieux classique au corps déchu
post-révolutionnaire, défiguré et abîmé par les avanies, est
aussi le passage d’une performance symbolique à une représentation
imaginaire. Cette souillure spectaculaire, on ne peut en soutenir la
vue. Ainsi, on peut lire dans le code pénal publié à l’automne
1791 :
« Article
4. Quiconque aura été condamné à mort pour crime
d'assassinat, d’incendie ou de poison, sera conduit au lieu de
l’exécution revêtu d'une chemise rouge.
Le parricide aura la tête et le visage
voilés d'une étoffe noire ; il ne sera découvert qu'au moment de
l'exécution.
Article 28. Quiconque aura été condamné
à l’une des peines des fers, de la réclusion dans la maison de
force, de la gêne, de la détention, avant de subir sa peine, sera
préalablement conduit sur la place publique de la ville où le jury
d’accusation aura été convoqué. Il y sera attaché à un poteau
placé sur un échafaud, et il y demeurera exposé aux regards du
peuple, pendant six heures, s'il est condamné aux peines des fers ou
de la réclusion dans la maison de force ; pendant quatre heures,
s'il est condamné à la peine de la gêne ; pendant deux heures,
s’il est condamné à la détention. Au-dessus de sa tête, sur un
écriteau, seront inscrits en gros caractères ses noms, sa
profession, son domicile, la cause de sa condamnation, et le jugement
rendu contre lui. »
D’un côté, tout est organisé en vue du
spectacle édifiant : chemise rouge pour les crimes les plus
graves, installation d’un échafaud sur la place publique, écriteau
notant le coupable d’infamie. D’un autre côté, le corps des
plus infâmes, les parricides, est soustrait aux regards : la
tête et le visage, couverts d’un voile noir, ne sont dévoilés
qu’au moment de l’exécution, qui doit elle-même s’effectuer
sans durée ni douleur. Le spectacle se virtualise : codifié,
annoncé, exemplarisé, il doit frapper les imaginations ; mais,
sur place, il n’y aura plus rien à voir.
Le justice sort de l’âge des rites et entre
dans celui des représentations : elle produit et distribue des
tableaux édifiants.
Non le supplice même, mais la représentation du crime puni, une
représentation qui fait signe et entre dans une taxinomie générale
des peines,
elle-même modulée par le régime des circonstances, atténuantes ou
aggravantes : ce n’est plus le crime que la peine punit, mais
le criminel que la prison redresse. Ce redressement se mesure sur une
échelle des durées, des intensités, selon un système de
réparation dont la valeur-travail du condamné devient l’unité de
mesure.
Les châtiments corporels disparaissent
progressivement ; la peine de mort, si elle reste la punition
suprême, ne subsiste que comme épure du supplice, sans souffrance,
sans durée, sans appareil : de fait, dans cette nouvelle
économie, elle n’a plus de raison d’être.
Michel Foucault constate alors un phénomène
paradoxal : dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle,
tous les traités, toutes les propositions de réforme pénale
insistent sur la nécessaire dimension spectaculaire, publique,
exemplaire de la peine. On doit voir le châtiment en spectacle, un
spectacle qui doit faire signe en exacte correspondance avec le crime
commis ; on doit voir les prisonniers sur les routes, adonnés à
des travaux d’utilité publique, et visiter « es hommes même
aux mines, aux travaux, pour contempler le sort affreux des
proscrits ».
La représentation de la peine doit littéralement habiter, hanter
l’espace public.
III. La révolution de la prison : non plus
punir, mais réformer
 Giovanni Battista Piranesi, Prison imaginaire. Invenzioni Capric. di Carceri, 1ère éd, 1745, 2e éd., 1761. Planche VII dite « Le pont-levis », 2e état. Or à peine ces réformes sont-elles mises en
œuvre qu’en quelques années, au début du dix-neuvième siècle,
on assiste à un gigantesque effort de construction des prisons, dont
le réseau maille très rapidement le territoire : les
prisonniers disparaissent de l’espace public, le spectacle du
châtiment devient impossible, invisible, tout le système théâtral
des représentations exemplaires s’effondre et disparaît.
En fait, le même mouvement de dématérialisation
des peines, qui avait motivé le basculement de l’éclat rituel des
supplices, discontinu, ponctuel, vers une gestion généralisée des
représentations de la punition, théâtrale, exemplaire, frappant
les imaginations, dématérialise désormais l’objet même de la
punition : non le corps qu’on fait souffrir, mais l’âme
qu’on redresse. À la scène spectaculaire succède alors l’espace
clos, invisible, de la prison, avec ses cellules et son système de
gestion des individus, autrement dit sa discipline, son emploi du
temps, ses exercices.
Or cette gestion dématérialisée d’un objet
désormais invisible (les âmes des prisonniers, les âmes de la
société qui sait, qui imagine à quoi les âmes des prisonniers
sont soumises) se manifeste toujours comme une gestion, une
orthopédie des corps.
La discipline militaire et pédagogique de la prison s’exerce sur
les corps, non seulement par le règlement d’un emploi du temps de
la journée, mais surtout par l’assujettissement à un travail, à
une activité, une rentabilité qui fait de chaque « corps
docile » une pièce de la machine sociale générale.
Le corps est l’objet central de Surveiller et
punir. On part du corps
souffrant du supplicié ; on arrive au corps docile du
prisonnier soumis à la discipline pénitentiaire. Le corps souffrant
est un corps unique et radicalement séparé de l’âme : au
moment où le bourreau inflige au condamné les pires tortures, le
confesseur apporte au même condamné, avec toute la déférence, la
compassion et l’humilité chrétienne qu’impose sa souffrance,
consolation, réconfort et promesse de pardon.
En revanche, le corps
docile du prisonnier est une pièce de la machine sociale, un objet
sériel,
articulé à l’âme qu’il s’agit de redresser. Discipliner le
corps, c’est discipliner l’âme, et cette discipline consiste
dans l’intégration de la pièce, de la cellule dans la machine
générale. Le supplice définissait un rite ; l’image du
supplice faisait basculer ce rite en représentation ; enfin la
mise en œuvre de cette image comme discipline déploie la
représentation en techno-structure de la prison.
Bien sûr, l’exercice du pouvoir a toujours visé le contrôle des
âmes. Mais la méthode pour obtenir ce contrôle a varié. Ce sur
quoi le pouvoir agit s’est dématérialisé : ce qu’il
frappe, ce qu’il modèle, réforme, infléchit, constitue un
maillage de plus en plus continu, fin, subtil, immatériel, du corps
social. Le supplice, c’est un coup de force, une manifestation
ponctuelle de la colère et de la puissance du Prince. La scène du
châtiment, ordonnée en fonction d’un système exemplaire des
peines, c’est déjà une mise en œuvre plus systématique, plus
régulière, plus continue de la puissance politique. Enfin, la
prison pensée comme discipline d’intégration des corps dociles,
relève désormais d’une pensée organique du corps social,
contrôlé, réformé, cultivé, valorisé, exploité au plus près.
IV. Émergence de la
notion de dispositif
Michel Foucault n’est
pas tant sensible à cette dématérialisation du contrôle et de ses
instruments, qu’à la complexification croissante de l’appareil
mis en œuvre pour surveiller et pour punir, comme si la société
avait d’abord été simple, avec des rituels erratiques qu’aucun
système ne reliait : n’est-ce pas le présupposé sous-jacent
à la formule foucaldienne d’une « gestion discontinue »
du châtiment ?
La
systématisation des rituels se traduit par la promotion de la scène
comme médium central
des représentations du châtiment. Qu’elle soit donnée à voir
ou, ensuite, à imaginer, la scène du châtiment fait signe :
elle introduit une sémiotique de la punition, un système de signes
correspondant, au plus près, à une taxinomie des crimes. Le premier
système général qui se met en place est donc d’abord un système
de représentations ; il entend exercer un contrôle social, une
régulation par la représentation.
Vient alors la
troisième phase, la construction des prisons et l’invention des
emplois du temps, de la discipline pénitentiaire, des stratégies de
contrôle et de redressement. Le système ne manipule plus seulement
des images. La codification vise des comportements, des activités,
des exercices, un contrôle complet du corps des prisonniers et, de
là, du corps social tout entier, avec le développement de la
police, des indicateurs, la gestion et l’archivage de leurs
rapports, et, dominant toute cette nouvelle économie administrative,
le goût, l’esthétique napoléonienne du détail.
La deuxième phase, de
codification, de sémiotisation, est la phase structurale. La
troisième phase, de prise de contrôle généralisé, est celle du
dispositif. Le mot est d’ailleurs d’abord très peu utilisé.
Dans le chapitre I, il n’apparaît qu’une fois, à propos de la
prison :
« Mais
un châtiment comme les travaux forcés ou même comme la prison
— pure privation de liberté — n’a jamais fonctionné sans
un certain supplément punitif qui concerne bien le corps lui-même :
rationnement alimentaire, privation sexuelle, coups, cachot.
Conséquence non voulue, mais
inévitable, de l’enfermement ? En fait, la prison dans ses
dispositifs les plus
explicites a toujours ménagé une certaine mesure de souffrance
corporelle. […] La peine se dissocie mal d’un supplément de
douleur physique. Que serait un châtiment incorporel ? »
(p. 23)
Il y a une
structure, qui est celle du châtiment. Le châtiment s’inscrit
dans une taxinomie des peines, elle-même articulée à une taxinomie
des crimes,
selon une logique sémiotique faisant correspondre idéalement à
chaque signifiant (la peine infligée, connue, publique, visible), un
signifié (le crime que cette peine punit, dissimulé, souterrain,
invisible). Ce système sémiotique repose sur le déploiement
théâtral, visuel des signifiants, c’est-à-dire sur la
scénographie exemplaire des châtiments : à la scène du
châtiment, offerte en spectacle, correspond la scène du crime,
soustraite, invisible, conjecturale.
Or Michel
Foucault constate une différence essentielle entre ce fonctionnement
idéal de la structure et le fonctionnement réel du châtiment et de
la prison, c’est-à-dire leur fonctionnement historique, constaté
par l’expérience. Cette différence de la structure idéale et de
l’expérience réelle se manifeste par un supplément, qu’on peut
grosso modo identifier
au corps. En plus du crime qu’il punit, le châtiment atteint le
corps du criminel et cette atteinte au corps (« rationnement
alimentaire, privation sexuelle, coups, cachot »), voulue ou
non par la loi, par le système, réclamée par le public, constitue
un supplément.
A partir de ce supplément (le mot fait
nécessairement référence à la notion développée par Jacques
Derrida), la modélisation théorique de Michel Foucault bascule
d’une pensée de la structure vers une pensée du dispositif :
il y avait une sémiotique de la scène de supplice, avec une
correspondance structurale des taxinomies (des crimes, des peines) ;
il y aura désormais des dispositifs de la prison. Ces dispositifs ne
désignent pas seulement, historiquement, une nouvelle époque, une
nouvelle économie de la punition ; ils caractérisent,
théoriquement, une nouvelle étape dans la pensée de Michel
Foucault, un progrès dans la théorisation, une tentative de
dépassement de la pensée structurale.
Que désignent ces dispositifs, explicites ou
implicites, de la prison ? Tout le concret, le vivant, le réel
qui est irréductible à de la structure. Ce sont les éléments de
la vie quotidienne du prisonnier, ce que Michel Foucault désigne
comme le corps. Le dispositif, c’est la structure travaillée,
modifiée, infléchie par le corps.
Il y a un supplément de la structure, et c’est
ce supplément qui nous permet d’accéder à la dimension du
dispositif. Le supplément se manifeste d’abord, dans l’analyse
de Michel Foucault, comme trace, comme persistance de l’ancienne
économie des supplices : alors que la torture est supprimée de
l’arsenal des peines, que les châtiments corporels disparaissent
peu à peu, subsistent d’anciennes pratiques, persistent d’anciens
rituels, qui ne font plus sens dans le discours, qui n’ont plus de
valeur symbolique, mais se maintiennent comme un certain rapport,
toléré et même favorisé en sous-main, sale, honteux, abject, au
corps des prisonniers. Le supplément renvoie à une origine, au
fondement de la punition : à la base, punir, c’était
supplicier.
Mais le supplément du corps ne renvoie pas
seulement à une origine qui devient honteuse et que la bonne
conscience refoule. Il fait dans le même temps émerger de nouvelles
techniques de gestion, de coercition, de normalisation des individus,
techniques dont la prison devient le laboratoire et le modèle pour
l’ensemble de la société. Ce corps qu’on atteint, non plus dans
l’éclat des supplices, mais dans les débordement honteux de la
discipline pénitentiaire, prépare, ordonne la nouvelle société de
contrôle.
« Les “réformatoires” se
donnent pour fonction, eux aussi, non pas d’effacer un crime, mais
d’éviter qu’il recommence. Ce sont des dispositifs
tournés vers l’avenir, et qui sont aménagés pour bloquer la
répétition du méfait. […] Le point d’application de la peine,
ce n’est pas la représentation, c’est le corps, c’est le
temps, ce sont les gestes et les activités de tous les jours ;
l’âme aussi, mais dans la mesure où elle est le siège des
habitudes. […] Quant aux instruments utilisés, ce ne sont plus des
jeux de représentation qu’on renforce et qu’on fait circuler ;
mais des formes de coercition, de schémas de contrainte appliqués
et répétés. Des exercices, non des signes : horaires, emplois
du temps, mouvements obligatoires, activités régulières,
méditation solitaire, travail en commun, silence, application,
respect, bonnes habitudes. […] l’individu à corriger doit être
entièrement enveloppé dans le pouvoir qui s’exerce sur lui.
Impératif du secret. » (II. Punition, chap. 2, « La
douceur des peines », p. 150-153)
Ce dispositif là n’est pas un système de
représentation : il ne s’agit pas de frapper les esprits, de
marquer l’imagination des spectateurs, ponctuels, du supplice, mais
d’agir continûment, durablement, sur le corps des condamnés afin
de réformer leurs âmes : l’espace de la prison remplace la
scène du supplice, et cet espace n’est pas donné à voir de
l’extérieur mais installé pour réformer, de l’intérieur. La
prison devient « réformatoire ».
En général, « Formes de coercition »,
« schémas de contrainte » ; en particulier,
« exercices », « emplois du temps »,
« mouvements obligatoires », « activités
régulières » : tels sont les éléments, concrets,
pragmatiques, quotidiens, qui constituent le nouveau dispositif.
IV. Généralisation du dispositif
La fin du chapitre de
« La douceur des peines », où Foucault introduit à
proprement parler la notion de dispositif, nous propose une sorte de
récapitulation des « trois manières d’organiser le pouvoir
de punir » qui se sont succédées historiquement et se
superposent en quelque sorte à la fin du XVIIIe siècle, les
premières à l’état de trace, la dernière à son point
d’émergence :
« La première, c’est celle qui
fonctionnait encore et prenait appui sur le vieux droit monarchique.
Les autres se réfèrent toutes deux à une conception préventive,
utilitaire, corrective, d’un droit de punir qui appartiendrait à
la société tout entière ; mais elles sont très différentes
l’une de l’autre au niveau des dispositifs qu’elles
dessinent.
En schématisant beaucoup, on peut dire
que, dans le droit monarchique, la punition est un cérémonial
de souveraineté ; elle utilise les marques rituelles de la
vengeance qu’elle applique sur le corps du condamné ; et elle
déploie aux yeux du spectateur un effet de terreur d’autant plus
intense qu’est discontinue, irrégulière et toujours au-dessus de
ses propres lois, la présence physique du souverain et de son
pouvoir.
Dans le projet des juristes
réformateurs, la punition est une procédure pour requalifier
les individus comme sujets, de droit ; elle utilise non des
marques, mais des signes, des ensembles codés de représentations,
dont la scène de châtiment doit assurer la circulation la plus
rapide, et l’acceptation la plus universelle possible.
Enfin dans le projet d’institution
carcérale qui s’élabore, la punition est une technique de
coercition des individus ; elle met en œuvre des procédés de
dressage du corps — non des signes — avec les traces qu’il
laisse, sous forme d’habitudes, dans le comportement ; et elle
suppose la mise en place d’un pouvoir spécifique de gestion de la
peine.
Le souverain et sa force, le corps
social, l’appareil administratif. La marque, le signe, la trace. La
cérémonie, la représentation, l’exercice. L’ennemi vaincu, le
sujet de droit en voie de requalification, l’individu assujetti à
une coercition immédiate. Le corps qu’on supplicie, l’âme dont
on manipule les représentations, le corps qu’on dresse : on a
là trois séries d’éléments qui caractérisent les trois
dispositifs affrontés les uns aux autres dans la dernière
moitié du XVIIIe siècle. » (p. 154-155)
Michel Foucault n’utilise
pas délibérément le terme de dispositif comme concept central dans
son entreprise de modélisation théorique. La preuve en est le
flottement auquel nous assistons : c’était d’abord à la
seule troisième phase, aux dispositifs de la prison que ce terme
était réservé.
Puis, au début du texte
que nous venons de citer, ce sont les deux dernières phases, par
opposition avec la première, qui se caractérisent par les
« dispositifs qu’elles dessinent », dispositifs
auxquels Michel Foucault fait correspondre à chaque fois un
« projet », d’abord « le projet des juristes
réformateurs » (c’est-à-dire la constitution de scènes
exemplaires de punition, intégrées dans une taxinomie des peines,
une sémiotique de la punition), ensuite dans « le projet
d’institution carcérale qui s’élabore » (avec ses
exercices quotidiens, sa discipline, son entreprise de réformation
des prisonniers). La logique du projet, avec ses dispositifs, se
substitue à l’ancienne logique du droit, ce « droit
monarchique » dont l’exercice, la performance, le
« cérémonial », est éclatant, mais ponctuel,
discontinu.
Enfin, le dispositif
finit par englober les trois phases, considérées non plus comme
trois phases historiques, successives, dans l’exercice social du
châtiment, mais comme trois méthodes, trois manières d’exercer
le pouvoir de punir qui se présentent simultanément à
l’observation de l’historien lorsque celui-ci se penche sur la
période de la fin du XVIIIe siècle. Ces trois manières constituent
« trois dispositifs
affrontés les uns aux autres », « trois technologies de
pouvoir ».
Il faut tirer les
conséquences théoriques de cette évolution du vocabulaire
foucaldien : c’est d’abord la prise de conscience
progressive qu’il n’y a pas d’exercice du pouvoir sans mise en
place d’un dispositif, quel que soit ce pouvoir. L’idée
primitive d’une complexification progressive des instruments du
pouvoir, d’une surveillance de plus en plus continue et intime des
individus, d’une intervention de plus en plus subtile dans les
conduites, est abandonnée au profit d’une conception de la
société, quelle que soit son époque, comme d’un système où
coexistent, voire s’affrontent plusieurs modes de surveillance et
d’intervention, plusieurs « technologies de pouvoir »,
où perdurent les traces des anciens systèmes, où se déploient les
discours et les pratiques du moment, où émergent les dispositifs de
demain.
Le dispositif devient
alors tout cela, cette coexistence, cet affrontement interne, cette
superposition, qui est à la fois une superposition de phases
historiques, de modèles idéologiques, de systèmes de
représentation. Cette superposition est extrêmement difficile à
penser, car chacun des niveaux engagés, tout en interagissant avec
les deux autres, peut également se présenter comme un dispositif
autonome. C’est pourquoi Michel Foucault recourt à des
caractérisations successives :
|
Dispositif 1 (Éclat des supplices)
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Dispositif 2 (Scène du châtiment)
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Dispositif 3 (Prison)
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1
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Le souverain et sa force
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Le corps social
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L’appareil administratif
|
2
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La marque
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Le signe
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La trace
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3
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La cérémonie
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La représentation
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L’exercice
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4
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L’ennemi vaincu
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Le sujet de droit en voie de requalification
|
L’individu assujetti à une coercition immédiate
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5
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Le corps qu’on supplicie
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L’âme dont on manipule les représentations
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Le corps qu’on dresse
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Modes de définition du dispositif (Michel Foucault, Surveiller et punir, p. 155)
Le dispositif est d’abord défini par l’autorité
qui le met en œuvre, c’est-à-dire par ce que l’on pourrait
appeler le sujet de l’institution symbolique. On voit que pour
Michel Foucault cette autorité, ce sujet, ce responsable se
disséminent de plus en plus, deviennent de plus en plus abstraits et
impersonnels : d’abord la personne du prince, puis le corps
social tout entier, au nom duquel s’exerce la justice, enfin
l’appareil totalement impersonnel de l’administration.
Le deuxième mode de définition, ou de
caractérisation du dispositif est sémiologique, et on voit pas là
que la structure sémiotique cesse d’être l’apanage de la
deuxième phase, théâtrale et scénique, dans l’histoire du
châtiment. A la sémiotique pure et dure de la scène exemplaire
promue dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle,
avec son système de signes et sa taxinomie, Michel Foucault apparie
des sémiologies fonctionnant avec des éléments qu’on peut
assimiler à des signes, mais qui n’en sont pas au sens strict :
les marques imprimées sur le corps au moment du supplice, les traces
que laisse la prison dans l’âme du prisonnier. Ici encore, nous
remarquons que le mouvement est de dissémination et d’abstraction :
la marque, imprimée dans la chair, se stylise et s’abstrait en
signe, en représentation ; le signe visuel s’abstrait ensuite
en trace invisible, mentale, qui corrige, redresse, réforme
mentalement le prisonnier.
Le troisième
mode de définition caractérise l’efficacité choisie, la forme
que prend la mise en œuvre du châtiment. Ici, le mouvement n’est
pas d’abstraction, tout au contraire : quoi de plus
concret, de plus visible et matériel que l’emploi du temps, la
discipline infligées au prisonnier ? En revanche la
dissémination est nette : non pas un supplice éclatant qui
frappera une bonne fois les esprits, et dont le cérémonial sera
d’autant plus solennel que le châtiment doit se manifester comme
une mesure d’exception ; mais une représentation,
c’est-à-dire au-delà de la scène même du châtiment, l’image
qui s’en insinue dans les esprits et y reste, image faible, mais
répétée, ravivée par le spectacle quotidien des forçats
travaillant au bord des routes, des convois partant pour le bagne.
Puis non plus une représentation, qui établit un lien direct de
l’image au châtiment et du châtiment au crime, mais un exercice,
qui ne se manifeste pas comme châtiment, mais comme hygiène de vie,
comme bon usage du corps. Le lien de l’exercice avec le crime est
devenu si ténu que cet exercice pourra ensuite service de modèle
d’organisation militaire, sociale, indépendamment même d’une
logique du châtiment.
Le quatrième mode de
définition caractérise la personne que vise le châtiment. Michel
Foucault suggère qu’à mesure que la peine semble s’adoucir,
qu’on ménage le corps, qu’on supprime les châtiments corporels,
la personne qu’on punit est dégradée. Dans le cérémonial de la
torture et du supplice, le tortionnaire et le torturé s’affrontent
quasiment encore sur le modèle du duel judiciaire, du combat
chevaleresque : le supplice est une sorte de parodie de combat,
dont l’issue est d’avance réglée par le cérémonial, mais
dont, comme au combat, il subsiste toujours une mince possibilité
d’une issue alternative : que la corde casse, et la foule
réclame la grâce du pendu ; que le condamné n’avoue pas
sous la torture, et il ne peut plus, en principe, être exécuté.
Parce qu’il entre dans cette comédie de combat, le supplicié dont
on dégrade le corps conserve la noblesse de l’ennemi vaincu. Le
supplice devient inacceptable au nom de l’humanité lorsque le
supplicié cesse d’être perçu comme un vaincu, mais comme un
« sujet de droit ». Il y gagne en apparence en dignité ;
il y perd en estime : sujet de droit, il est déchu de ses
droits de sujet par le Droit. Et cette déchéance, dans la prison,
autorise l’exercice d’une coercition immédiate : ce n’est
plus une personne, c’est un rouage dans la machine administrative ;
ce n’est plus un sujet, ou c’est un sujet suspendu.
Enfin, le cinquième
mode de définition caractérise ce qui est visé dans la personne
qu’on punit, et l’on voit que Michel Foucault hésite entre le
corps et l’âme. Hésitation métaphysique essentielle : nous
avons déjà remarqué que l’âme, chez Foucault, était bien
souvent désignée comme corps. De fait, dans l’exercice du
châtiment, ce sont toujours à la fois le corps et l’âme qui sont
visés.
Le cérémonial
du supplice ne vise pas exclusivement le corps : comme le
souligne le récit du supplice de Damiens qui ouvre Surveiller
et punir, ce cérémonial est
double. D’un côté les bourreaux s’emploient à torturer le
corps ; de l’autre les confesseurs sont chargés de
réconforter l’âme. Le supplice offre au condamné une chance de
rédemption. Si le corps du supplicié est un corps glorieux
(idéalement sans grimace ni blessure, éclatant), c’est parce que
la douleur qu’il subit ne le châtie pas seulement devant les
hommes, mais purifie son âme devant Dieu. C’est pourquoi le
cérémonial du supplice n’est pas réductible à un spectacle :
comme le cérémonial de la messe, ou de la cour, il ne s’adresse
pas simplement au peuple comme spectateur du corps supplicié ;
devant le peuple, l’âme du supplicié est en représentation pour
Dieu.
Et pourquoi tout
à coup la scène du châtiment entend-elle viser les âmes ?
Parce que la justice se sécularise, que la répartition entre la
justice des hommes, qui s’occuperait des corps, et la justice de
Dieu, à laquelle les âmes seraient remises, perd son sens. Ce n’est
donc plus des mêmes âmes qu’il s’agit et Michel Foucault joue
sur les mots : la représentation mentale
du châtiment comme scène visuelle n’est pas une représentation
spirituelle. Elle
entend prendre le contrôle des esprits plutôt que des âmes. De
plus, cette prise de contrôle passe par une mise en œuvre des
corps : Michel Foucault montre comment la représentation du
forçat au travail joue un rôle essentiel dans ces premiers projets
de contrôle des esprits, et il met en relation la valeur travail du
corps du forçat avec le développement du capitalisme, qui place le
travail au centre des valeurs sociales et en fait même l’étalon
de toute valeur.
La représentation mentale du châtiment n’est donc pas simplement
la virtualisation du supplice, qu’on n’exécuterait plus mais
qu’on donnerait toujours à imaginer ; ce qu’on imagine
change de nature : on imagine le forçat rachetant, longuement,
son crime par son travail ; on imagine le corps au travail ;
on imagine une valeur perdue qui se reconquiert laborieusement, un
« sujet en voie de requalification ».
Quant à
l’exercice du corps qu’on dresse en prison, c’est tout autant
un exercice de l’âme, dans lequel il faut rappeler que Michel
Foucault intègre, sur la foi des documents qu’il a consultés,
« méditation solitaire, […] silence, application, respect,
bonnes habitudes » (p. 152, cité supra).
Son modèle est à la fois celui du réformatoire protestant et des
exercices spirituels jésuites.
A chacune des trois
phases, ce sont donc à la fois le corps et l’âme qui sont visés
par la « technologie du pouvoir » de punir, mais à
chaque fois selon une articulation différente : le corps pour
sauver l’âme (phase 1), l’âme par la représentation du corps
(phase 2), l’âme par l’exercice du corps (phase 3), avec tous
les problèmes que pose ce terme d’âme, qui devient esprit et se
sécularise, sans parler du fait qu’il s’agit tantôt, dans
l’analyse foucaldienne, de l’âme du spectateur, du public,
tantôt de l’âme du châtié, du prisonnier.
V. Sortir de la
modélisation structurale
Récapitulons les cinq
modalités de définition du dispositif envisagées par Michel
Foucault : l’auteur du dispositif, sa sémiologie, son
efficacité, la nature de la personne qu’il vise, ce qu’il vise
dans cette personne. La série décline tous les aspects du schéma
actanciel de base :
Sujet (S)
—— Modalités de l’action (Fonction, F) ——→ Objet (O)
Rappelons le principe méthodologique développé
par Vladimir Propp dans Morphologie du conte (1928) :
alors que les folkloristes construisaient un répertoire anarchique
des contes du monde entier, dont les types empiriques se
chevauchaient et ne s’articulaient pas logiquement, Propp propose
de ramener la structure narrative de tous les contes à un seul
type,
dans lequel il distinguera un nombre limité de fonctions des
personnages, ces fonctions (et non l’histoire elle-même)
constituant la base fondamentale du conte. La révolution
méthodologique que constitue cette approche nouvelle du conte,
associée à l’essor de la linguistique, a préparé le
structuralisme.
Michel Foucault distingue bien ici des personnages
et des fonctions,
qui varient à partir d’une structure narrative commune : un
criminel commet un crime et est châtié. Mais la personne qui le
châtie varie, ainsi que la manière de le châtier, qui elle-même
caractérise la fonction de cette personne. D’autre part le
châtiment ne vise pas seulement le criminel, mais le public auquel
il est donné en spectacle, ou en représentation. Le châtiment
remplit donc une certaine fonction pour les personnes auxquelles il
s’adresse. Le schéma de base pour définir ce fonctionnement est
celui de la parole, tel que modélisé par Jacobson : une
personne (S) s’adresse à une autre personne (O) et la transforme
symboliquement par sa parole (F).
Michel Foucault commence donc par théoriser le
dispositif comme schéma actanciel. Cette « technologie de
pouvoir », ce « registre technico-politique »,
cette prise « à l’intérieur de pouvoirs très serrés, qui
imposent des contraintes, des interdits ou des obligations »
(p. 160-1), ce « système d’assujettissement »,
cette « technologie politique du corps » qui « se
compose de pièces et de morceaux », cette « microphysique
du pouvoir que les appareils et les institutions mettent en jeu »
(p. 34-5), toute la nébuleuse du dispositif se ramène toujours
à un sujet qui assujettit un objet en utilisant une technique,
l’ensemble constituant une variation dans la structure sociale.
Mais précisément ce qu’introduit le dispositif
par rapport à la claire schématisation structurale, c’est la
dimension de la nébuleuse : le sujet n’est pas exactement un
sujet, mais plutôt une dissémination, une dissolution du sujet (le
prince en l’absence du prince, l’abstraction du corps social, la
dépersonnalisation de l’administration) ; l’objet n’est
pas exactement une personne, mais le rapport incertain, dans cette
personne, entre le corps et l’âme, et le flottement, pour
identifier cette personne, entre le condamné directement châtié et
le public indirectement visé ; enfin, la fonction que met en
œuvre cette technique définit une sémiologie qui n’est pas
exactement une sémiotique, avec des signes qui ont d’abord été
des marques et tendent à se dissoudre en traces.
Le dispositif dissémine la structure du schéma
actanciel qui lui a pourtant donné sa forme primitive et a délimité
son champ d’activité : une histoire de l’âme qui serait
une histoire du corps dans son rapport avec l’institution
symbolique, avec « le pouvoir de juger ».
Alors que cette structure se dissémine et devient
nébuleuse, émerge un nouveau principe, visuel, de modélisation. Il
suffit de se laisser guider par la manière dont Michel Foucault
emploie le mot « dispositif », qui reparaît au chapitre
sur « Les moyens du bon dressement » (III, 2) :
« L’exercice de la discipline
suppose un dispositif qui contraigne par le jeu du regard : un
appareil où les techniques qui permettent de voir induisent les
effets de pouvoir, et où, en retour, les moyens de coercition
rendent clairement visibles ceux sur qui ils s’appliquent. […] A
côté de la grande technologie des lunettes, des lentilles, des
faisceaux lumineux qui a fait corps avec la fondation de la physique
et de la cosmologie nouvelles, il y a eu les petites techniques de
surveillances multiples et entrecroisées, les regards qui doivent
voir sans être vus ; un art obscur de la lumière et du visible
a préparé en sourdine un savoir nouveau sur l’homme, à travers
des techniques pour l’assujettir et des procédés pour l’utiliser.
Ces “observatoires” ont un modèle
presque idéal : le camp militaire. […] Dans le camp parfait,
tout le pouvoir s’exercerait par le seul jeu d’une surveillance
exacte ; et chaque regard serait une pièce dans le
fonctionnement global du pouvoir. »(p. 201)
En fait depuis le début, à côté du grand
cérémonial des supplices, puis en marge des scènes exemplaires et
des tableaux offerts en représentation, le dispositif choc, massif,
du châtiment était doublé d’un dispositif disséminé, discret,
presque insaisissable de surveillance. La punition se donne ou ne se
donne pas à voir ; la surveillance est, de tous les instants et
dans tous les lieux, un dispositif optique, que ne règle donc aucune
modélisation linguistique, et qui échappe radicalement à la
narrativité structurale. On change dès lors de paradigme.
Ce dispositif n’est pas seulement visuel et
optique. Il est radicalement anti-théâtral : c’est le
contraire même de la scène des supplices. Alors que la scène
focalise l’attention du public sur un objet de plus en plus unifié,
centralisé, clarifié et simplifié (au théâtre, la règle des
trois unités ; sur l’échafaud, l’exemplarité
singularisante du châtiment), les disciplines de surveillance
centralisent l’observateur (le voyeur des peintres et des
romanciers ; le surveillant des écoles, des camps, des prisons)
et disséminent la chose vue (toutes les cellules d’une prison,
tous les élèves, tous les soldats).
Pour cette raison, Michel Foucault parle d’un
« art obscur de la lumière » : dispositif
paradoxal, qui démultiplie les visibilités, mais s’immerge
lui-même dans l’ombre. Il faut tout voir, mais il ne faut pas être
vu. Ce dispositif récupère l’organisation structurale des
taxinomies : il règle, classe, note les individus qu’il
observe, les inscrit comme signes dans le vaste système de la
surveillance généralisée. Mais cette structure n’est plus la
forme, le modèle global de l’organisation sociale et symbolique.
La structure, la taxinomie, le système des signes sont gouvernés
par le regard, par l’espace dans lequel ce regard est disposé, par
l’architecture des lieux. Le réel ne se manifeste plus
prioritairement comme récit, mais comme installation d’un regard
dans des lieux. Telle est la révolution paradigmatique qu’introduit
l’émergence et la généralisation du dispositif comme instrument
d’analyse.
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