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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Physique de la fiction : Dan Brown et Joyce dans le trou noir », Représenter à l’époque contemporaine. Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques, dir. I. Ost, P. Piret, L. Van Eynde, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, p. 131-160 Physique de la fiction : Dan Brown et Joyce dans le trou noirStéphane Lojkine Sokal : du canular au malaise
Au printemps 1996, la
revue déconstructionniste Social text publiait
un article du physicien Alan Sokal, de l’université de New York,
intitulé « Transgresser les frontières : vers une
herméneutique transformative de la gravitation quantique ».
Cet article débute par le préambule suivant :
« Beaucoup de savants, et parmi
eux les physiciens plus encore que les autres, continuent à rejeter
l’idée que les disciplines qui concernent l’analyse de la
société et de la culture puissent contribuer de quelque manière
que ce soit, sauf peut-être de manière périphérique, à leur
propre recherche. Ils sont encore moins réceptifs à l’idée que
les fondements même de leur vision du monde puissent être révisés
ou rebâtis à la lumière d’analyses de ce type. »
Sous couvert de dresser
un parallèle entre le développement de la mécanique quantique et
l’approche déconstructionniste contemporaine en sciences humaines,
Alan Sokal rédige en fait un article-canular faisant parodiquement
l’apologie d’un relativisme généralisé, dont le modèle
scientifique serait la relativité d’Einstein.
On voudrait ici
prendre Sokal au mot : Le décodage des lois éternelles de la
nature n’est pas simplement affaire de calcul, mais aussi de
modèle, et la modélisation fait appel à l’imagination créatrice.
L’espace virtuel du questionnement théorique recoupe l’espace
imaginaire de l’invention fictionnelle. Ridiculisant et
caricaturant une exploitation maladroite des modèles relativistes et
quantiques par les déconstructionnistes des sciences humaines, Sokal
stigmatise une herméneutique, là où le dégagement d’une
poétique transformative est en jeu, sur une tout autre base que
relativiste : non pas faire la critique de la théorie de la
critique, mais essayer, sérieusement, de théoriser de façon
interdisciplinaire une pratique créatrice.
L’examen de cette
circulation imaginaire entre modélisation physique et création
artistique n’est pas seulement motivé par l’irruption massive de
la physique dans la littérature et dans l’art comme thème
fictionnel, comme motif décoratif, comme modèle revendiqué ;
il est nécessité réciproquement par le rapport nouveau que les
physiciens entretiennent désormais avec la fiction dans leur propre
pratique de recherche, faute d’expérimentation possible et face à
des phénomènes qui semblent échapper aux possibilités humaines de
la représentation ;
I. Modélisation physique et modélisation
fictionnelle
En effet, par fiction
on ne saurait entendre simplement l’élaboration à la limite
gratuite d’une œuvre de fantaisie. La fiction est la capacité à
forger un monde
qui échappe à la représentation commune, ce qui ne veut pas
nécessairement dire que ce monde n’existe pas, qu’il n’est pas
physique, ou que sa modélisation est sans conséquence pour le réel.
Le bouleversement de la physique par les théories de Planck fondant
la mécanique quantique et d’Einstein sur la relativité
restreinte, ont placé la fiction au cœur de la physique
contemporaine, non seulement comme supplément de l’expérience
(c’était là déjà une pratique classique), mais aussi comme
ouverture vers de nouvelles dimensions, imprésentables,
du réel. Le nouveau statut scientifique de la fiction est lié au
phénomène de la gravité, qui polarise depuis Newton une grande
partie des recherches en physique. Dans La Nature
de l’espace et
du temps, Stephen Hawking souligne la
différence radicale de la gravité par rapport aux autres champs de
forces :
« elle est radicalement
différente, parce qu’elle façonne elle-même la scène sur
laquelle elle joue, contrairement aux autres champs qui jouent dans
un décor d’espace-temps fixe. »
Le façonnage n’est
précisément plus de l’ordre de la scène et de son décor fixe :
le façonnage, c’est la fiction. Dans des conditions extrêmes, la
gravité a le pouvoir non seulement de modifier la nature de l’espace
et du temps, mais de leur assigner une limite, qui est la limite
moderne de la représentation. Un champ de forces se définit en
physique comme un système ou un principe d’interaction entre
particules ou objets distants : lorsque nous repérons, à la
base de toute scène de la représentation, une interaction
actantielle, nous définissons un champ de forces. Ce que la physique
contemporaine introduit, c’est un champ de forces capable de
façonner à vue la scène où il se produit, c’est-à-dire de
fictionaliser cette scène au lieu de la représenter.
La singularité, ou l’effondrement de la scène
 Représentation dans l’espace-temps de l’effondrement d’une étoile donnant lieu à la formation d’un trou noir. Horizon des événements et surface piégée fermée. Lorsque la gravité
est extrême dans un espace-temps donné, elle affecte la circulation
de la lumière de telle sorte que la trajectoire des photons n’est
pas seulement déviée, mais emprisonnée. Cet emprisonnement ne peut
être simplement représenté comme une immobilisation matérielle de
matière ou d’énergie dans un espace-temps uniforme. A l’intérieur
de cette zone piégée, l’espace comme le temps à la limite
n’existent plus : ils s’effondrent. Il se crée alors une
« singularité ». Lorsque la singularité est du type
« trou noir », elle est entourée d’un « horizon
des événements », c’est-à-dire d’une limite au delà de
laquelle, quand on vient de l’extérieur, il n’y a plus
d’événements. Cette limite n’est pas une limite
spatio-temporelle, un mur, une frontière au-delà de laquelle la
lumière, le temps pourraient continuer. La singularité
implique, quand on y accède, un basculement
et, en son sein, un effondrement. En effet, la gravitation est si
forte que l’objet qui est attiré par la singularité atteint la
vitesse de la lumière, à laquelle le temps cesse de s’écouler. À
la « surface piégée » du trou noir correspond l’espace
d’invisibilité de la chambre dans la fiction, ce lieu de la
brutalité
qui ne peut pas être regardé depuis un point distant, comme la
scène que le voyeur saisit par effraction.
L’horizon des événements
L’horizon des
événements circonscrit, dans l’espace physique, une zone à
l’intérieur de laquelle il ne peut plus y avoir d’événements.
Cette zone ne se définit donc ni comme scène de la représentation,
ni même comme chambre noire de l’irreprésentable, car la chambre
noire emprisonne sans l’annihiler complètement un événement qui
sera révélé au terme de l’enquête. Contrairement à elle, le
trou noir ne procède pas simplement à une rétention
d’informations : il effondre l’événement et détruit les
informations qui le constituent ; il se constitue, hors temps,
métaphysiquement, comme l’impensé de l’événement, comme le
Carré noir sur fond
blanc de Kasimir Malevitch (1913) :
ni un secret, ni une énigme, mais une dépression de la couleur, une
réduction de la matière à son indifférencié principiel.
 Nuage en voie d’effondrement d’Oppenheimer et Snyder. Surface piégée Artefact de
Maurice Dantec met en œuvre systématiquement ce nouveau dispositif
d’effondrement scénique. Dans la deuxième partie du roman, le
narrateur décrit l’effondrement de sa propre psyché
schizophrène comme constituant la singularité d’un trou noir :
« Dans un trou noir, dans une
singularité, dans ce qui fonde un indivis, un
individu, le temps et l’espace qui régissent les dimensions du
monde visible sont impensables, et impensés […]. Je suis moi-même cette béance, cette
hypersphère en expansion/contraction continue, et c’est pourquoi,
lorsque le langage se fait jour en moi, l’étoile s’approche,
lorsque la ténèbre se dévoile quelque peu, laissant deviner
l’éclat infini qu’elle contient, un processus cognitif se met en
route, et ce processus cognitif, dans ce trou noir qui relie les deux
pôles de mon identité disjointe, prend inévitablement une forme
physique. Il devient un phénomène. Il devient un événement. Il devient un autre monde. Ou plutôt, il devient un autre
être. Il devient ce que je suis. »
(Maurice G. Dantec, Artefact. Machines à
écrire 1.0, Albin Michel, 2007,
pp. 300-301.)
 Freud, Le Moi et le Ça, 1923, schéma du chap. 2. Il ne saurait plus être
question ici de la chambre noire de l’inconscient. En deçà des
traces mnésiques du trauma, le trou noir cognitif s’incarne dans
l’intériorité impensable d’un homme dont la mémoire, disjointe
d’elle-même, s’est trouvée pour ainsi dire effacée. L’homme
constate que des pages d’écriture sont tapées à la machine par
lui, sans qu’il garde pourtant jamais trace de l’expérience
d’être en train d’écrire : quelque chose de lui tape ces
pages dans la chambre. À la béance, au trou noir de sa conscience
effondrée s’oppose cette émergence d’un processus cognitif
dépersonnalisé, fixé, objectivé dans les pages d’écriture :
de l’information est produite, mais de l’information
fictionnelle, de l’artefact qui vient suppléer la réalité
effondrée dans sa conscience disjointe, l’information subjective
perdue. L’artefact est le produit assumé de la fiction dans la
civilisation d’après la représentation.
II. Mise en œuvre fictionnelle du trou noir :
l’exemple de Dan Brown
Ce dispositif
fictionnel du trou noir n’est pas l’apanage d’un art
déconstructionniste savant d’avant-garde. Il se généralise dans
le cinéma de grand spectacle, dans la science fiction, dans la
littérature populaire et commerciale. Ainsi dans les romans de Dan
Brown.
Au début du Da
Vinci code, le conservateur du Louvre,
Jacques Saunière, dernier gardien d’un secret qui remonte à
l’aube du christianisme, s’enferme dans la Grande Galerie de son
musée pour échapper à l’assassin qui le traque. Il arrache un
Caravage du mur et déclenche ainsi le système de sécurité, qui
fait tomber une grille entre lui et l’homme qui le traque. Mais le
tueur le blesse mortellement à travers la grille : celle-ci
devient alors pour lui un piège mortel, à l’intérieur duquel il
s’agit de préserver le secret, l’information dont il est, pour
quelques minutes avant de mourir, l’unique et précaire
dépositaire : « Le secret doit
être transmis. »
Dans Deception
point, Dan Brown situe le cœur de l’action au pôle
nord, où une météorite a été falsifiée pour faire croire à une
découverte sensationnelle. Wailee Ming, un témoin gênant,
s’approche de trop près pour faire des prélèvements d’eau dans
« le trou noir »,
un puits d’extraction qui a été creusé dans la glace. Ming est
alors exécuté pour s’être approché trop près du lieu de la
découverte et de la supercherie. Un microrobot volant téléguidé
lui fait perdre l’équilibre en heurtant son œil droit (chap. 36,
pp. 170-171). La mort de Ming, comme la mort de Saunière, est
exécutée à distance, depuis l’extérieur du trou noir où doit
être précipité l’effondrement de l’information. Cette mort
n’est pas un événement : Ming est, par sa mort, purement et
simplement escamoté. Toute la puissance angoissante de cette scène,
paradoxale puisqu’elle ne peut être vue d’aucun point de vue
sinon de celui du mort, tient à cette désintégration du personnage
qui prend ici la forme d’une noyade, tandis que dans le Da
Vinci code les sucs gastriques
répandus à l’intérieur du corps de Saunière effectuaient leur
ravage acide. C’est ici également comme de l’acide que l’eau
glacée perpètre la mort en pénétrant dans les poumons de Ming. La
parole de Ming, coupée par le froid, se replie sur elle-même,
n’arrive plus à sortir du trou, qui piège les géodésiques du
son.
Vitesse, logique et défi : le modèle du
jeu vidéo
Dans Anges
et démons
l’action se déroule cette fois entre le Vatican, réuni en
conclave, et le CERN, en Suisse, où ont été menées des
expériences révolutionnaires sur l’antimatière. En apparence, le
roman suit un schéma narratif extrêmement linéaire : les deux
héros, Robert Langdon, professeur d’histoire de l’art américain,
et Vittoria Vetra, jeune physicienne italienne collaboratrice de son
père
pour l’isolement et le stockage d’antimatière, suivent dans Rome
et dans le Vatican un jeu de piste,
organisé par ce qui semble être une secte terroriste, qui doit les
mener à l’explosion finale de la bombe d’antimatière volée au
CERN par les Illuminati.
En fait, ce jeu de
l’oie n’est qu’un alibi commode pour juxtaposer dans l’ordre
narratif, et donc superposer dans l’ordre fictionnel les étapes du
jeu, c’est-à-dire, sur un modèle qui est moins celui de la quête
médiévale que du jeu vidéo,
des espaces de rencontre, des cadres interactifs à chaque fois
nouveaux. Le principe du jeu constitue, contre l’alibi narratif
d’une progression, le ressort structural essentiel du récit :
on peut, on doit pouvoir ajouter indéfiniment de nouvelles cases,
qui ne sont exactement ni des péripéties (impliquant un cheminement
narratif, une progression dans une intrigue), ni des scènes (où se
jouerait une transgression symbolique, où viendrait s’abîmer un
discours mimétique du monde). Chaque nouvelle étape du jeu
fonctionne plutôt comme un défi, où la vitesse et la logique que
requiert l’intéraction du joueur avec le cadre qui lui est proposé
supplantent les lenteurs des méandres de l’indirection narrative
comme du suspens que requiert l’intensité théâtrale.
Déconstruction des dispositifs optiques
Accueilli à Genève
par le directeur du CERN, Maximilien Kohler, Langdon est rejoint par
Vittoria Vetra et conduit au laboratoire secret de Leonardo Vetra,
qui vient d’être assassiné et dont on a arraché un œil pour
violer son sanctuaire : l’accès à ce laboratoire est en
effet protégé par un scanner rétinien programmé pour n’ouvrir
qu’au physicien et à sa fille (chap. 17, p. 80). La
chambre des secrets,
espace inviolable dans l’enceinte inviolable du CERN, est protégée
par un dispositif optique, c’est-à-dire, malgré l’habillage
technologique ultra-moderne, par une structure de l’ancien-monde,
où l’œil, le regard, ordonnent le monde selon un système de
visibilités. La grande galerie du Louvre, pour la mort de Saunière,
et le mini-robot volant, pour celle de Ming, jouaient le même rôle
de présentation d’un cadre optique de la reprtésentation, destiné
à être renversé en imprésentable de la fiction. À l’extériorité
optique du dispositif s’oppose l’intériorité déceptive de la
chambre, ici le laboratoire où l’antimatière est stockée.
L’anti-matière ne
se donne à voir que dans son annihilation (chap. 22, p. 99).
À l’explosion, qui irradie, succède une « régression »
de la lumière vers la disparition de l’événement, sa réduction
à un point. D’abord aveuglant, l’espace de l’événement se
réduit ensuite à son point aveugle, qui ne laisse aucune trace :
« Langdon cligna de douleur » ; la douleur se
substitue à la vision, répétant en quelque sorte, de façon
atténuée, l’énucléation liminaire de Vetra, anticipant d’autre
part le feu d’artifice final (chap. 123, p. 123). La
narration insiste lourdement sur le caractère quasiment divin de
cette apocalypse, devant les caméras du monde entier. L’événement
est un simulacre de miracle. Assassinat crapuleux, puis
expérimentation scientifique, enfin coup monté médiatique,
l’effondrement scénique qui se répète semble enchaîner les
événements les plus rationnels et les plus explicables. Mais dans
l’ordre de la représentation, cet effondrement, ce simulacre
produit finalement réellement l’envers de la rationalité qu’il
prétend dénoncer, donnant à voir l’invisible, entre horreur et
merveilleux, jusqu’au déclenchement sincère de la foi. La
crapule, l’artifice, le mensonge sont en même temps élan mystique
et expérience réelle d’une communion spirituelle.
La forme la plus
consistante que prend ce simulacre dans le roman est la secte des
Illuminati, sous la figure tutélaire de Galilée.
Extinction des signes : les ambigrammes des
Illuminati
Les Illuminati
figurent l’avers rationnel et le revers terroriste de la machine
énergétique capitaliste : ils l’alimentent et la détruisent.
Cette ambivalence est figurée par leurs sceaux ambigrammes. Lorsque
le camerlingue dévoile devant les caméras l’empreinte au fer
rouge du sceau sur sa poitrine, ce sceau fait d’ailleurs, dans sa
retransmission télévisée, l’objet d’une scénographie
symptomatique (chapitre 116, p. 478).
Pour donner à voir
aux téléspectateurs les propriétés de l’ambigramme, les
télévisions font pivoter l’image, de façon que le mot, oscillant
entre lisibilité et illisibilité, se défasse en trace pour
réapparaître à l’envers à l’identique de son endroit. Le
pivotement est donc en même temps un clignotement : la logique
du signe, qui se lit et produit un sens, s’y défait en celle du
logo, qui sollicite une autre reconnaissance, une autre compétence
de l’œil, non plus lectrice et linguistique, mais visuelle et
logique, détachée du patrimoine, de la lenteur de la langue,
rattachée à la vitesse, à la réactivité du jeu.
La cage de verre
L’effondrement
scénique et la fin de l’économie optique des visibilités d’une
part, l’émergence du trou noir, de la physique des particules et
des micro-espaces complexes de la théorie des cordes d’autre part
lancent un défi à la représentation romanesque : l’objet
même de la mimésis devient anti-mimétique.
La fiction est sommée
d’organiser la production répétitive et médiatisée du trou noir
comme signature du réel dans les formes-événements du récit. Il
s’agit de renverser, de positiver l’invisibilité,
l’irreprésentabilité de ce chronotope effondré qu’est le trou
noir. La fiction cherche alors à concilier clôture obscure de
l’espace d’invisibilité et éclat médiatique du spectacle
télévisuel, chute du sujet dans le néant et déploiement
mondialisé de son image : le meurtre affreux de Vetra et
l’explosion de l’anti-matière dans la chambre d’annihilation
se retournent en spectacle du camerlingue exhibant sa poitrine
marquée et en feu d’artifice au-dessus du Vatican, mondialisé par
le relais médiatique. Quoique hyper-visible, cette explosion est une
annihilation, c’est-à-dire un effondrement chronotopique, une
prise au piège des visibilités.
« Mur
invisible », « sphère vitrée », « bornes
invisibles » (p. 503) : l’invisibilité est
reportée de l’espace même à sa circonscription ; la sphère,
la cage de verre,
renverse l’irreprésentabilité de la chambre noire, du trou noir
en saturation exhibitionniste du show, c’est-à-dire de
l’hyper-monstration, qui supplée dans l’ordre de la
représentation l’effondrement de la scène dans l’ordre de la
fiction.
À la cage de verre
métaphorique de l’explosion, on peut comparer les cages de verre
matérielles des Archives du Vatican. C’est dans une de ces cages
que Langdon doit d’abord pénétrer pour consulter le dernier
exemplaire existant du Diagramma de Galilée (chap. 50,
pp. 227-8). Dans la cage de verre ne se déclenche pas
l’événement d’une scène, mais tout au contraire la lecture, la
visibilité y est, par un compte à rebours irrémédiable, condamnée
à terme à l’effondrement : « La sensation
d’étouffement était venue plus vite qu’il ne l’aurait pensé.
Il fallait faire vite. Les énigmes d’archives n’avaient rien de
nouveau pour lui, mais il avait en général du temps devant lui »
(chap. 52, p. 236).
Deux heures plus tard,
Langdon doit retourner aux Archives pour consulter le catalogue des
œuvres du Bernin que le Vatican possède dans Rome. Cette fois, il
est victime d’une coupure d’électricité dans la cage de verre,
dont le piège mortel semble se refermer définitivement sur lui :
dans l’obscurité, la cage redevient espace d’invisibilité et
trou noir de l’angoisse. Pour en sortir, Langdon fait basculer les
étagères contre la paroi, qui implose (chap. 86, pp. 364-5).
Dans sa destruction interne, la cage de verre trouve son
accomplissement comme dispositif fictionnel du trou noir : son
explosion est une implosion, à cause de l’air raréfié, la pluie
de verre revenant vers l’intérieur de l’espace. A bien des
égards, cette séquence anticipe celle de l’explosion finale de
l’antimatière, jusqu’à la comparaison ecclésiale (« la
crypte » pour la cage de verre) et biblique (« Telle la
manne bénie tombant sur le désert… ») qui permet, tout au
long du roman, d’identifier effondrement scénique, big-bang,
trou noir et singularité à la représentation spirituelle de la
puissance de Dieu.
Le problème de la perte d’information dans le
trou noir
Le jeu de piste des
Illuminati, qui est en fait l’œuvre du seul Ventresca,
dissémine dans Rome les singularités de quatre assassinats et
l’apothéose d’une intronisation papale dont l’hyper-visibilité
médiatique constitue le renversement ultime, le parachèvement du
dispositif du trou noir. La gageure consiste à articuler ce
renversement de l’invisibilité anti-scénique du trou noir en
hyper-visibilité médiatique du show, c’est-à-dire à
substituer une économie de la monstration fictionnelle à l’ancienne
représentation scénique. Dans le trou noir, il s’agit d’organiser
la fuite.
Or en principe, ce qui
caractérise le trou noir, c’est que l’information n’y est pas
simplement retenue, mais détruite. Contrairement à la chambre
noire, le trou noir n’est pas un espace de stockage ; c’est
un non-lieu d’effondrement, caractérisé par ce que les physiciens
appellent « le théorème de l’absence de poils ».
L’enjeu physique et
métaphysique de cette perte d’information est considérable, car
elle introduit une incertitude dans la production ultérieure des
événements. Ce déséquilibre anti-déterministe, où Hawking voit
la main de Dieu, est contesté par Penrose, qui oppose à la perte
d’information dans le trou noir la concentration d’informations
lors de sa constitution, l’une appelant l’autre.
La mise en place d’un dispositif de trou noir, dans un premier
temps, étouffe certes, occulte, détruit l’information, mais dans
un second temps la dépression informationnelle qu’elle crée
introduit en quelque sorte un appel d’air et génère autour d’elle
de l’événement. Ces tourbillons informationnels ne se mesurent
pas de la même façon que l’information perdue dans le trou noir :
c’est de la représentation qui est perdue (de l’information
classique), tandis que c’est de la fiction, du simulacre qui est
créé, lequel ne se réduit pas à de la pure désinformation (le
mensonge n’est pas une vérité nulle), mais produit de l’artefact,
donc de la réalité, et par là ce qu’on pourrait appeler de
l’information quantique, au regard de laquelle, réciproquement,
l’effondrement de la représentation n’est pas une perte de
vérité, mais un enjeu de transformation idéologique du réel. Il
n’y a donc pas de commune mesure entre information classique et
information quantique, même si la perte de l’une est compensée
par la production de l’autre : c’est en cela qu’on peut
parler d’« asymétrie du processus de mesure ».
Les cinq caractéristiques fondamentales de
l’effondrement scénique
Nous pouvons dégager
maintenant les cinq caractéristiques fondamentales de ce qui se
manifeste chez Dan Brown, de façon spectaculaire, comme dispositif
d’effondrement scénique, cet effondrement constituant à la fois
la forme et le contenu de ce qu’il s’agit de représenter du
monde contemporain.
Tout d’abord, s’il
ne peut plus y avoir de scène proprement dite, c’est que, dans la
culture classique de la représentation, la scène se structure par
différence avec la narration : provisoirement, la scène met en
échec les normes de la narration, normes techniques qui règlent la
production du discours, et normes symboliques qui encadrent la
représentation du monde. La narration quant à elle peut tout à
fait faire l’économie de la scène, mais non de la progression
d’une histoire. C’est cette progression qui disparaît ici :
comme le jeu vidéo, qui réactualise le vieux modèle séquentiel du
jeu de l’oie, le récit ne progresse pas, mais saute de case en
case. Chaque case, ou séquence, impose ses propres normes, ses
règles du jeu : sortir de la règle, c’est passer à la
séquence suivante. Cela ne fait pas scène.
La scène ne subsiste
donc que comme mémoire d’une économie narrative révolue.
L’effondrement scénique se manifeste alors par la mise en échec,
à la périphérie de l’espace scénique, des systèmes
d’articulation optique qui devraient en assurer, pour l’extérieur,
la visibilité. Saunière mourant au milieu des tableaux du Louvre,
Wailee Ming précipité dans la glace par un œil électronique,
l’œil de Leonardo Vetra énucléé pour pénétrer dans son
laboratoire, reproduisent le même face à face : d’un côté,
l’ancien système optique de représentation constitue la faille
(la faiblesse ou au contraire l’arme) qui précipite la
catastrophe ; de l’autre côté, le piège qui se referme
figure l’espace d’invisibilité où l’angoisse de la modernité
se présente comme reste imprésentable de la représentation.
 Ambigramme des Illuminati désignant les quatre éléments, earth, air, fire, water. Car la troisième
caractéristique, tout à fait singulière et nouvelle, de ce
dispositif, c’est cet effondrement de l’espace et du temps qui
affecte le lieu de la scène, non d’ailleurs comme une donnée
stable, permettant de définir, d’établir la nature d’une
représentation, mais comme un processus d’effondrement
chronotopique. L’espace se réduit à la figure, à la conscience
de celui qui y est précipité, enfermé, et cette figure, cette
conscience, tendent à s’y dissoudre. C’est Langdon menacé
d’étouffement dans la cage de verre des Archives, ou sous le
sarcophage de l’église Santa Maria della Vittoria ; ce sont
les corps des cardinaux défigurés par les quatre éléments et par
le sceau ambigramme des Illuminati ; mieux encore, c’est
l’épiphanie tragique du camerlingue, qui se change en lumière et
s’évanouit sous les yeux de la foule romaine massée sur la place
Saint-Pierre. Le temps entre également dans un processus de
réduction et d’effondrement : au temps linéaire du
déroulement narratif se substitue le temps récursif du compte à
rebours. Le temps de l’effondrement chronotopique est négatif :
le déroulement d’une séquence va vers un temps zéro de la
catastrophe, qui lui-même déclenche un second compte à rebours
vers le temps zéro de la catastrophe suivante, et ainsi de suite.
La catastrophe est
l’événement type du dispositif d’effondrement scénique, et on
touche ici à sa quatrième caractéristique. Ce qui différencie la
catastrophe de n’importe quel autre événement, c’est qu’elle
menace l’événementialité même de l’événement, c’est-à-dire
l’information que la scène est susceptible de produire. À côté
de l’espace et du temps, c’est maintenant l’information qui
s’effondre : il ne s’agit plus là du problème de la
disparition de la visibilité optique des choses, du fait que, quand
ça explose, on n’y voit plus rien. Ce qui fait réellement trou
ici et qui atteint la représentation dans sa substance même, c’est
qu’il ne se passe plus rien : on attend Godot. À la limite,
le livre de Galilée n’existe pas, il n’y a pas de cardinaux
assassinés, il n’a jamais été question de faire exploser le
Vatican, les Illuminati n’existent pas : la narration
organise l’inexistence du livre, l’invisibilité des assassinats,
et révèle le leurre de la secte comme de l’explosion.
Ce qui est visible, ce
n’est donc ni de l’événement réel, ni plus généralement de
l’information dans l’ordre de la représentation, mais le
simulacre qui précipite l’effondrement scénique. Ce qui est
spectaculaire, ce n’est pas la réalité de ce qui se joue sur la
scène (rien, ou presque rien ne se joue), mais la fiction que son
effondrement suscite, déclenche à sa périphérie.
La cinquième
caractéristique du dispositif d’effondrement scénique consiste
dans cette production d’information fictionnelle qui supplée la
perte (ou l’escamotage) d’information représentationnelle.
L’effondrement scénique génère le simulacre d’un monde (la
fiction du camerlingue en Sauveur), dans lequel une visibilité
médiatique, sans commune mesure d’efficacité avec la visibilité
optique, est instaurée : à défaut d’une impossible scène
de conclave, Anges et démons
produit le spectacle planétaire du reportage de Gunther Glick sur la
BBC. Le simulacre télévisuel, et derrière lui l’artefact
terroriste du camerlingue, se déploient dans un processus à la fois
grandiose et minable : ils mobilisent toutes les ressources
imaginaires au service d’un absolu vide symbolique. C’est dans
cette tension qu’émerge non pas une nouvelle réalité (car il n’y
a pas, ou peut-être pas encore de néo-représentation), mais un
nouveau réel : la ferveur mondiale des téléspectateurs devant
cette farce grotesque n’est pas, elle, une ferveur feinte.
Caractéristiques de l’effondrement scénique chez Dan Brown
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Effondrement de la narration
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Le modèle séquentiel du jeu de l’oie, ou du jeu vidéo, remplace la progression narrative.
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Effondrement des dispositifs optiques
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La destruction ou la perversion des dispositifs optiques remplace l’effraction voyeuriste.
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Effondrement du chronotope
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La scène devient espace d’invisibilité, puis processus de dissolution de la conscience ; le temps devient récursif (modèle du compte à rebours).
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Effondrement de l’événement scénique
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La catastrophe remplace le scandale de la scène. Perte de l’information représentationnelle.
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Production d’information fictionnelle
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La catastrophe déclenche la
production d’une hyper-visibilité médiatique, qui elle-même
génère du réel.
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Quelle validité pour ce dispositif ?
L’usage métaphorique
que nous avons fait des questionnements et des problématiques de la
science physique contemporaine pour modéliser un dispositif
fictionnel n’est pas, comme on l’objecte souvent, un vice de
forme méthodologique : tout dispositif repose sur un substrat
imaginaire, et l’imagination ne connaît pas les frontières de la
littérature et de la science, de la spéculation sérieuse et de la
fantaisie récréative, des événements des hommes et des
trajectoires des particules. Ce qui valide la pertinence du modèle,
c’est d’abord son applicabilité aux objets les plus hétérogènes
à l’intérieur d’une même épistémè ; c’est
ensuite sa capacité à figurer (donc à métaphoriser) cette
épistémè.
Or il est clair que le
contenu même de la fiction d’Anges et
démons motive, de la part du romancier, un recours
imaginaire au monde, aux représentations de la physique
contemporaine. Au fond, les particules, et même les trous noirs,
constituent le substrat imaginaire obligé d’un tel récit. La
métaphore n’est ici ni arbitraire, ni gratuite. La possibilité
d’exporter le dispositif hors de ce système de contrainte
thématique et imaginaire constituera donc un test décisif.
Le second défi que
lance l’exportation du dispositif est celui de la possibilité
d’une circulation, d’une communauté formelle entre la
littérature dite commerciale, ou populaire, et la littérature
savante : Anges et Démons
peut-il nous aider à lire Joyce ?
Il ne s’agira donc
pas simplement d’exporter le modèle du trou noir narratif d’un
roman de Dan Brown vers un autre roman du même genre, mais portant
sur un autre sujet. Le problème est de savoir si le dispositif
s’applique dans le cas d’un texte très écrit, d’un
texte qu’on ne lit pas comme un scénario de film, mais bel et bien
comme une mise en travail de la langue, d’un texte au sens plein de
la textualité, où a priori le problème de la
visibilité scénique des choses est bien secondaire comparé à
celui du jeu des signifiants. Or nul romancier n’est allé plus
loin que Joyce dans le sens de ce jeu.
III. L’éclat joycien
Quarks et cordes
En dehors du défi des
signes que son œuvre lance à la théorie des dispositifs, deux
éléments motivent le choix de Joyce : d’une part c’est
dans Finnegans Wake que le physicien
Murray Gell-Mann, en 1963, a trouvé la dénomination des particules
élémentaires de la physique quantique, les quarks, en deçà des
constituants primaires des atomes de la physique classique (protons,
neutrons, électrons). Dans le roman de Joyce, un chœur d’oiseaux
de mer chante Three quarks for
Muster Mark :
or il faut rassembler, muster, trois quarks pour constituer un
proton ou un neutron,
pour faire un « point », mark, dans l’atome,
muster faisant jeu de mots avec mister, tandis que
quarks déformerait quarts pour mieux mimer le cri
rauque des oiseaux : three quarts for
Mister Marcus, trois quarts [de bière à
mettre] sur le compte de monsieur Marcus, est à l’origine un mot
de pub, entendu au pub de H. C. Earwicker.
D’autre part,
lorsque Lacan consacre son séminaire XXIII de 1975-1976 à Joyce,
sous le titre Le Sinthome, il achève la rupture
avec sa première topique, qu’il avait modélisée avec les
instruments de la linguistique,
par la généralisation d’une topique des nœuds qui ne peut pas ne
pas être liée
au développement contemporain de la théorie des cordes, initiée
par les travaux menés à Harvard par Georgi, Helen Quinn et Weinberg
en 1974.
Les cordes lacaniennes, s’enroulent et se déroulent à la manière
des cordes quantiques et participent d’un imaginaire
post-linguistique commun.
Lewis Carroll, la logique du jeu : misch
masch et doublets
Pour comprendre
comment la logique du jeu est à l’œuvre chez Joyce comme principe
de l’effondrement narratif, il faut remonter à Lewis Carroll.
Durant sa jeunesse, dans les années 1850, le
mathématicien-écrivain-photographe écrivit et illustra avec ses
frères et sœurs une sorte de magazine privé, manuscrit et à usage
familial, dont le titre général était The Rectory
Magazine (le magazine du presbytère). Le dernier des huit
numéros était intitulé Misch Masch.
Misch Masch
tire son nom du jeu de société que Lewis Carroll propose dans le
magazine :
Le principe de ce jeu consiste, pour
l’un des joueurs, à proposer un « noyau » (un groupe
de deux lettres ou plus, comme « rd », « itr »,
« erso »), et, pour l’autre joueur, à essayer de
trouver un « mot correct » (un mot connu dans la société
ordinaire, et qui ne soit pas un nom propre), contenant le noyau.
Ainsi, « chapardeur », « citron »,
« personne », sont des mots corrects contenant les noyaux
« rd », « itr », « erso ». (Je
traduis.)
Le 29 mars 1879, un
article du magazine Vanity Fair introduit une
lettre de Lewis Carroll proposant à ses lecteurs un nouveau puzzle,
ou jeu de mots à deviner, intitulé Doublets. On prend deux
mots comportant le même nombre de syllabes et le même agencement de
consonnes et de voyelles. Ces deux mots constituent un doublet. On
part ensuite de l’un des mots et, par substitutions successives à
chaque fois d’une seule lettre, formant un mot nouveau, on doit
arriver à l’autre mot. Les mots intermédiaires sont appelés des
liens, et la série complète de mots permettant d’aller de l’un
à l’autre mot du doublet est appelée chaîne. Le but du jeu est
de trouver la chaîne la plus petite possible. Lewis Carroll donne un
exemple : head et hare étant donnés comme
doublet, la chaîne proposée est head, heRd, herE,
hAre (dont un équivalent français très imparfait pourrait
être tête, terre, tiers,
lierre, lièvre).
On reconnaît, dans
les jeux imaginés par Lewis Carroll, les principes de base de la
technique d’invention verbale que Joyce met à l’œuvre d’abord
de façon sporadique dans Ulysse, puis systématiquement et à
grande échelle dans Finnegans Wake :
Doublet fait lui-même écho à Dublin, le lieu de la
veillée de Finnegan, Dublin double, à la fois la capitale de
l’Irlande et Dublin en Géorgie, la ville américaine.
Misch Masch
comme Doublets situent l’invention verbale pour ainsi dire
en deçà du signifiant. Dans le Misch Masch, le
matériau du jeu est un « noyau », que l’adjonction de
lettres périphériques permettra de transformer en « mot
correct ». Cette combinatoire de particules sonores, totalement
indépendante d’une logique linguistique ou étymologique (le noyau
n’est nécessairement ni une racine, ni une syllabe, ni un
composant grammatical du mot) tend à promouvoir le signifiant non
plus comme un composant atomique stable du langage, mais comme un
processus qui produit une trace dans laquelle du signifiant peut
apparaître au milieu du bruit. Quant aux Doublets, ils
introduisent une « chaîne » qui est bien composée de
signifiants, mais n’obéit pas à une logique syntagmatique :
non seulement les doublets ne sont pas des doublets linguistiques,
liés à une étymologie commune, et sont appariés selon des
critères purement sonores, mais la chaîne qui les relie fait chaîne
pour l’oreille indépendamment du sens comme de la logique de la
langue.
Le texte comme système de trajectoires
quantiques
Dans Finnegans
Wake, la trajectoire quantique des mots-particules
constitue dès les premières lignes le principe de base du
déploiement textuel :
« coursenrapide, passé
Saint-Eve-et-Adam, d’une courbure de la côte à un biais de la
baie, nous ramène par un commodius vicus de
réinjection dans le circuit, retour au château de Howth et
environs. Sire Tristan, violoneur d’amours,
d’au-delà de la courte mer, était bispassé réarrivé
d’Armorique du Nord sur cette rive cet isthme décharné d’Europe
Mineure pour combattremener sa guerre péculpénisulaire : ni
les roches du roi de la bûche, près du fleuve Oconee, ne s’étaient
rengorgées aux aristos du Comté de Laurens quand elles
doubledublinaient leur vagabond tout le temps ; ni en voix
depuis l’en feu soufflatisé moich moich jusqu’au tébénitébéni
ci-es-mardick ; pas encore, bien que c’ezra très bientôt,
n’avait un cadet chevrotiné un vieil Isaac mielleux ; pas
encore, bien que tout foire au mieux dans la vanissa, n’estèrent
les sœurs sosies furieuses contre deuxenun Joe-Nathan. »
D’emblée, on est
pris dans un flux qui n’est pas le flux d’un discours, mais bien
le river run, la course en torrent, d’une
trajectoire à laquelle différents espaces sont assignés. Espace de
la côte près de Dublin, où l’on passe Adam-and-Eve’s
church, la vieille église franciscaine des quais sud de
la rivière Liffey, où l’on suit la côte, où l’on revient au
château de Howth ; puis, plus au large, espace de la grande et
de la petite Bretagne, ou Armorique, où l’on suit le Tristan de la
geste médiévale, traversant deux fois la Manche, aller et retour ;
enfin, de plus haut encore, espace de l’Europe et de l’Amérique,
où le Dublin de Géorgie, près du fleuve Oconee et de ses
Topsawyer’s Rocks (presque Tom Sawyer, le héros garnement de Mark
Twain), redouble le Dublin d’Irlande.
Cette trajectoire non
discursive est aussi celle d’un chant, et d’une musique :
chant d’Irlande d’abord, mimé par la concrétion initiale,
riverrun, qui part de la rive-rivière dessinée dans l’espace
irlandais, européen et américain, pour aller vers le chant, amhrán,
qui se dit everâne, paronyme de riverrun ; chant
de Tristan ensuite, qu’il accompagne de sa viole d’amour (Sir
Tristram, violer d’amores) ;
rivalité littéraire enfin, « bien que c’ezra très
bientôt » (though venissoon after),
qui fait allusion au pseudonyme d’Ezra Pound, Alfred Venison, et
« deuxenun Joe-Nathan » (twone nathandjoe),
qui convoque Swift par son prénom décomposé, le tout sur fond de
la scène primitive biblique au cours de laquelle Isaac trompé bénit
Jacob à la place d’Esaü. Les deux rives, les deux villes, les
deux frères (les jumeaux Shem et Shaun), se superposent pour
constituer le cadre, le medium de la recirculation textuelle.
Équivalence du son et de l’image dans la scène
effondrée
Mais il y a également
un usage visuel de la trajectoire quantique du langage joycien. Au
circuit auditif correspond une réfraction optique, qui est le mode
visuel de la recirculation annoncée au début de Finnegans
Wake. Ce mode visuel est plus accentué dans Ulysse,
comme dans le prélude du chapitre dit des « Sirènes » :
« Bronze près d’or entendit les
fersabots, cliquetacier Impertuntne, tuntne Petites peaux, picorant les petites peaux
d’un pouce rocailleux, petites peaux. Horrible ! Et or rougit encore. Voilée une fifrenote blousa. Blousa. Blues Bloom bleuet La pyramide des cheveux d’or. »
Le point de départ est
le son. Mais la réfraction du son, ramené à l’effet quantique de
trajectoire et d’éclat, se répercute dans l’œil : les
sabots ferrés claquent sur le pavé devant ce que l’on comprendra
plus loin être la devanture du bar de l’hôtel Ormond, où se
tiennent à l’affût les « sirènes », les serveuses
Miss Douce et Miss Kennedy. Cet éclat sonore se répercute
visuellement à l’intérieur du bar par la disposition de la tête
de Miss Douce, la brune à la chevelure de bronze, près de la tête
de Miss Kennedy, la blonde à la chevelure d’or :
« Bronze près d’or, la tête de
Mlle Douce près de la tête de Mlle Kennedy, par dessus le brisebise
de l’Ormond bar entendirent les sabots vice-royaux passer près,
sonnantacier. […] Elle se précipita, bronze, au
toutbout de la salle, aplatissant son visage contre la vitre dans un
halo de souffle haletant. »
Le bronze près d’or
est donc à la fois sonore et visuel, à la fois de part et d’autre
de la devanture, que Joyce nomme crossblind, croisement et
aveuglement, car elle favorise le croisement des regards de part et
d’autre, et en même temps, par le jeu des reflets, elle interdit,
elle aveugle cette rencontre. Plutôt aveuglanture que
brisebise, le crossblind est l’écran du dispositif visuel,
écran optiquement déconstruit : face au crossblind, le
voir est un entendre, le spectacle équivaut au voyeur, qui réfracte
son éclat lumineux en éclat sonore. Il n’y a pas de
transparence : Miss Douce écrase son visage (flattening
her face) non contre le verre d’une vitre,
glass, mais contre la surface d’un carreau, pane,
panneau.
Puis le claquement
impérial des sabots s’étouffe, disparaît : Imperthnthn
thnthnthn. Tandis qu’au dehors impertiunt (ils
communiquent [le bruit]) devient moins que thin, au dedans lui
correspond le geste de picking chips,
l’arrachement des copeaux de peau avec l’ongle du pouce. C’est
encore une réfraction, l’étouffement sonore des sabots devenant
visibilité de ce petit geste sec des peaux arrachées, lui
équivalant. À thnthnthn correspond chips, picking
chips… chips. Le visuel émerge du bruit
pulsatile, d’abord comme or rougissant de Miss Kennedy surprise
dans son intrusion voyeuriste, puis comme effet retour du regard de
Bloom qui l’a surprise, effet que Joyce note bleu par homologie
sonore de blew, souffla, qui note l’éclat du son, de blue,
bleu, et de bloom, les mots formant quasiment une chaîne à
la manière des doublets de Lewis Carroll.
Modalités de l’effondrement narratif
On peut alors
reconstituer la scène, en suppléer la représentation : Bloom
est attablé au bar de l’hôtel Ormond, s’arrachant avec les
ongles les petites peaux de ses doigts ; la voiture du vice-roi
passe ; Miss Kennedy observe le manège de Bloom ; Bloom la
surprend en train de l’observer ; Miss Kennendy rougit ;
elle se précipite à la vitre pour regarder la voiture.
Mais précisément le
texte ne donne pas cette représentation. Il se situe en deçà
d’elle : au lieu de représenter le réel, il le fictionalise,
par réfraction quantique. Cette fictionalisation
infra-représentative a pour point de départ le trou narratif :
non qu’il n’y ait pas de narration, mais tous les éléments de
la narration sont précipités, concassés dans un trou, une sorte de
maelstrom synesthésique dont l’origine est un dispositif scénique
effondré (échange de regards dans le bar et au dehors, dans les
« Sirènes » ; interversion dans la bénédiction de
Jacob, au début de Finnegans Wake), et
l’aboutissement — l’établissement d’un flux (riverrun
ou imperthnthn) dont le circuit, l’infléchissement (from
swerve… to bend ou Blew.
Blue bloom) se referme sur soi, produit en
soi l’écrasement de soi.
Bloom est sur la
chevelure d’or de Miss Kennedy, bloom is on
the / Gold pinnacled
hair, il s’y reflète ; mieux, il en constitue le
souffle bleu, Blew. Blue bloom. De
même, le Sir Tristram du début de Finnegans
Wake est certes le Tristan d’Yseut et Sir Amory Tristram
d’Armorique, conquérant normand de l’Irlande, premier comte de
Howth. Il changea son nom en St Lawrence, et fut à l’origine de la
lignée des St Lawrence of Howth. Du coup, l’évocation de
Howth Castle and Environs,
puis de North Armorica, et même du Laurens
County renvoie, ramène au seul et même Tristram,
le déploiement géographique d’Armorique en Amérique, de Dublin à
Dublin, Géorgie, apparaît à rebours comme un refermement de
l’espace planétaire sur l’obscurité incompréhensible de ce nom
cryptique.
L’espace se referme
sur le nom,
et le nom se défait en nucleus du misch-masch. Ainsi
de Bloom dans le prélude des « Sirènes » :
« La cloche !
Cuisse clac. Aveu. Ardente. Mon cœur, adieu ! Clique. Bloo. Boum tonnèrent les accords fracassants.
Quand l’amour vous prend. »
Le tintement de
l’attelage qui passe, steelyringing, cliquetacier, se
déploie soudain en théâtral son de cloche, dont le jeu scénique
est solemnisé par l’usage du français. Mais il se referme
aussitôt en jingle, clique, où se défait le nom de Bloom :
Bloo, puis Boum, exactement boomed chez Joyce, qui passive un
verbe intransitif. To boom : retentir,
gronder, mugir ; c’est l’attelage du vice-roi, c’est la
mer, c’est le seul nom de Bloom qui se défait en bruit.
En dernier ressort,
tous les simulacres de scènes d’Ulysse se résolvent dans
ce genre de trou, qu’il faut bien saisir dans sa dimension de
dispositif quantique, pour lequel le trou tend à devenir la
structure de la singularité, c’est-à-dire de la scène effondrée.
L’effondrement temporel
Le temps est lui aussi
affecté, par un ralentissement phénoménal : les presque mille
pages d’Ulysse décrivent en tout et pour tout une journée,
très ordinaire au reste, de Leopold Bloom et de Stephen Dedalus à
Dublin. Cette dilatation temporelle extrême, selon les principes de
la narratologie, serait la caractéristique essentielle de la scène
de roman : on voit que c’est tout le contraire qui se
produit ; le temps dilaté effondre la scène.
Car sa dilatation même
en fait apparaître la structure complexe, qui ne comporte pas la
seule dimension externe, objective, de l’écoulement inexorable du
temps universel, mais toute une série d’autres dimensions,
internes, subjectives et même infra-subjectives, où le temps
remémoré, associé, diffracté par le flux de la conscience obéit
à des trajectoires complexes qui autorisent non seulement boucles,
croisements et nœuds, mais transfusions du temps dans l’espace et
de l’espace dans le temps. Cet effondrement temporel est au cœur
du projet proustien, exactement contemporain de Joyce, et fait dans
La Recherche l’objet de tout un discours, dont
le véritable ressort dépasse de loin la seule description
phénoménologique.
De même que
l’inflation informationnelle produit la perte d’information, la
dilatation temporelle détruit le temps, ou plus exactement le ramène
à sa structure infinitésimale, dans laquelle il est indifférencié
avec l’espace. Il se manifeste alors comme éclat, comme
temps-flash qui est aussi bien un espace-flash, charrié
par le flux de conscience ou importé du réel dans ce flux, et
l’infléchissant.
Les ombres rétrogrades de Campbell
Ce micro-temps de la
déchirure et de l’éclat marche à l’envers : pour opérer
la boucle qui le noue sur lui-même, il emprunte une marche
rétrograde, particulièrement sensible vers la fin du chapitre dit
des « Lestrygons », au cours duquel Bloom, qui a quitté
le journal où il s’était occupé à placer des annonces
publicitaires (c’est son métier), cherche un endroit où manger.
Le médiocre maire de Dublin, John Howard Parnell, frère du célèbre
militant nationaliste irlandais Charles Stewart Parnell mort en 1891,
passe alors, accompagné d’une femme :
« Ils dépassèrent M. Bloom le
long du trottoir. Barbe et bicyclette. Jeune femme. Et le voici aussi celui-là. En voilà
vraiment une de coïncidence : deuxième fois. Les événements
futurs projettent leurs ombres à l’avance. L’approbation de
l’illustre poète M. Geo Russel. Ça pourrait bien être Lizzie
Twigg avec lui. A. E. : à quoi ça peut correspondre ? […] Il suivit du regard la haute silhouette
portant tweed, barbe et bicyclette, à ses côtés une femme qui
l’écoute. »
Doublé sur le trottoir
par Parnell et sa compagne, Bloom observe ces figures qui
infléchissent temporairement le cours de ses pensées. Un autre
couple survient alors : c’est le poète nationaliste irlandais
George William Russel, qui signe ses poèmes d’un mystérieux Æ.
La silhouette de Russel est une véritable réplique de celle de
Parnell : lui aussi porte barbe, bicyclette et jeune femme.
Bloom cite alors un
vers du « Lochiel’s Warning »
de Thomas Campbell. La ballade de Campbell consiste dans un dialogue
entre le chevalier Lochiel et un magicien, qui lui prédit le
désastre de la bataille de Culloden. Si Lochiel se rend à cette
bataille, il y mourra. D’où les propos du magicien :
« Lochiel, Lochiel, prends garde à
ce jour ! Car, sombre et désespérante, je peux sceller ma
vision, mais l’homme ne peut couvrir ce que Dieu voudrait révéler :
C’est le couchant de la vie qui me donne la science mystique, et
les événements à venir
projettent leur ombre à
l’avance. » (Je traduis et
souligne.)
La prédiction du
magicien perd sa sombre aura tragique dans le contexte des
ratiocinations de Bloom prédisant la déroute électorale du frère
Parnell.
D’autre part, tandis
que Bloom regarde passer Parnell, le soleil revient : « Le
soleil se dégageait lentement et faisait des flaques de lumière
dans l’argenterie exposée en face dans la devanture de Walter
Sexton devant laquelle John Howard Parnell passa, sans rien voir. »
(P. 208.) Parnell marche au devant du soleil qui, quand il
dépasse Bloom, projette son ombre en amont, vers Bloom.
Ce qui advient après dans l’ordre de la marche, de la trajectoire,
coming events, projette ainsi son ombre en amont
dans le temps, before. Ou, autrement dit, le soleil dessine
sur la rue, par les ombres qu’il projette, un cheminement
rétrograde.
Le temps ne marche pas
seulement à l’envers : il fait cycle, se répète. Le passage
de Russel succède au passage de Parnell, qui se dédouble lui-même
en lui et son frère. C’est en quelque sorte trois fois la même
silhouette. La formule de Campbell, détachée de la conscience de
Bloom et assumée directement par Joyce, prend alors une
signification générale pour la lecture d’Ulysse qui ne se
comprend que dans le système des ombres rétrogrades que projettent
a posteriori les événements successifs sur les
pages révolues. Le temps de la fiction marche à l’envers du temps
de la narration.
Le dispositif quantique d’effondrement scénique
Si nous rassemblons
maintenant les caractéristiques fondamentales que nous avons
repérées dans la création joycienne, nous pouvons dresser le
tableau d’un dispositif quantique d’effondrement scénique
symétrique de celui observé dans l’œuvre de Dan Brown, que son
inscription générique, sa facture, le public et les effets qu’il
recherche, semblaient en tous points éloigner de Joyce.
Caractéristiques de l’effondrement scénique chez Joyce
|
Effondrement narratif
|
Logique
infra-linguistique du
jeu (misch-masch,
doublets). Au
lieu d’une
narration, système
quantique de
trajectoires probables
(riverrun).
L’éclat (visuel-sonore) devient
l’unité consructive de base de l’artefact fictionnel.
|
Effondrement des dispositifs optiques
|
Rémanence des
anciens dispositifs
(par ex.
le crossblind
du bar
de l’Ormond).
La scène
voyeuriste est
ramenée en
deça de
la représentation,
dans le
courant de
conscience.
|
Effondrement du chronotope
|
Temps
et espace-flash,
éclat visuel-sonore.
Le temps
négatif
et récursif
de la
fiction concurrence
le temps
progressif de
la narration :
remémoration,
superpositions, « ombres
rétrogrades ».
|
Effondrement de l’événement scénique
|
Récurrence du
non-événement.
L’inflation
d’informations
vaines, ou
fausses produit
la perte
de l’information
représentationnelle.
|
Reste le cinquième
point, qui touche à la production d’information fictionnelle. On
voit comment, pour Dan Brown, l’avènement d’une société du
spectacle médiatique d’une part, le passage d’une gestion
politique à une gestion terroriste des valeurs du monde d’autre
part, placent la production fictionnelle de l’information au cœur
de la machinerie symbolique contemporaine. Mais quel est l’équivalent
chez Joyce, pour qui cette machinerie, américaine, télévisuelle,
marquée par le néo-conservatisme évangélique, n’a guère de
sens ?
Il est vrai que d’une
part le métier de Bloom, qui place des annonces publicitaires dans
les journaux, et son attention obsédante pour les affiches, les
slogans commerciaux, les vitrines,
que d’autre part le nationalisme irlandais et la rage rentrée
contre l’occupant anglais préfigurent en quelque sorte pour nous,
a posteriori, cette machinerie. À la polarité
du spectacle médiatique et de la gestion terroriste des valeurs, on
peut même ajouter, dans les deux cas, le repli à la fois familier
et abject dans l’Église catholique. Mais la production
fictionnelle d’information qui devrait en résulter n’apparaît
pas clairement chez Joyce et, nécessairement, ne prend pas les
formes spectaculaires du show télévisé romain d’un
camerlingue déjanté.
Cette production
fictionnelle d’information, qui supplée tout à la fois le déficit
du réel (l’effondrement du chronotope) et le déficit du
symbolique (la perte d’information), constitue pourtant le ressort
central de la poétique joycienne : c’est ce que Lacan désigne
sous le nom de sinthome.
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