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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « La main tendue, le regard démasqué : théâtralité et peinture de Poussin à Greuze », Théâtralité et Genres littéraires, Publications de la licorne, Poitiers, 1996, p. 93-114 (publication partielle).
La main tendue, le regard démasqué
Théâtralité et peinture de Poussin à Greuze
 Acis et Galatée - Poussin Dans sa préface au théâtre de Baudelaire,
Roland Barthes définit la théâtralité comme « le théâtre
moins le texte »,
c’est-à-dire comme l’expansion, la transposition en dehors du
genre théâtral d’un dispositif et d’une présence, d’une
intensité propres au théâtre.
Dans la peinture d’histoire classique, la
théâtralité se manifeste d’abord de façon très matérielle par
la délimitation sur la toile d’un espace proprement scénique, par
l’isolation d’un lieu où l’œil du spectateur est censé venir
focaliser son attention, par la concentration sur une surface
restreinte d’un maximum de sens.
Mais il y a plus : la scène que représente
le peintre sur la toile n’apparaît théâtrale au spectateur que
parce qu’elle excède le décodage ordinaire, parce qu’elle en
rajoute par rapport à ce qu’exigeait le sujet, parce que le
dispositif visuel offre à la satisfaction du regard un supplément
de présence, un excédent sémiotique, un débordement du cadre
rhétorique de la représentation. La théâtralité dans la peinture
suppose donc non seulement l’instauration d’un dispositif
fétichiste sur la toile, mais encore le débordement de ce
dispositif.
Précisément parce qu’elle se définit d’emblée
comme constitution extra-textuelle du sens, la théâtralité
accentue dans la peinture ce qui fait sens en dehors de la relation,
imposée par le classicisme, de la peinture d’histoire à un
texte-source renfermant son signifié. Elle organise ainsi dans la
toile une structure seconde qui déborde l’ordre symbolique, le
fait vaciller, voire le dédouble. Un message spécifiquement visuel
tend à s’y dessiner. Le phénomène de la théâtralité est alors
amené à jouer un rôle décisif dans le passage qui s’opère au
dix-huitième siècle d’une peinture textuelle où le sujet
d’histoire est donné à déchiffrer et à se remémorer devant la
toile, que le spectateur lit, à une peinture visuelle dont le sens
et la structure se construisent de façon autonome dans la toile,
selon une logique différente de celle du texte, livrant au
spectateur du sens à regarder et non plus à lire.
 La Mort de Germanicus - Poussin La théâtralité joue un rôle décisif de
transition dans cette mutation historique. Elle apparaît aux
peintres comme le moyen de se débarrasser formellement de la
peinture textuelle sans en abandonner le contenu. Nous montrerons
donc comment, chez Poussin, la théâtralité joue le rôle de
supplément dans un espace encore massivement organisé autour du jeu
entre signifiant et signifié et de la barre sémiotique qui les
articule et les sépare. Nous analyserons ensuite l’usage que
Greuze fait de Poussin en montrant comment l’avènement d’une
théâtralité totale marque l’effondrement de celle-ci.
I. Poussin et la logique du supplément
On remarque dans une série de tableaux de la
jeunesse romaine de Poussin un même dispositif, un rideau isolant
une scène à l’intérieur de la toile, divisant l’espace de la
représentation pour aboutir à une structure compartimentée.
Les peintures à rideaux
 Mars et Vénus - Poussin Dans
La Mort de Germanicus,
l’épais rideau bleu jeté derrière le lit du mourant circonscrit
dans l’intérieur d’une vaste architecture de pierre le lieu de
la cristallisation dramatique, la tache blanche de l’oreiller et de
la tunique du mourant depuis laquelle sont, seront ou ont été
proférées les paroles rapportées par Tacite,
qui constituent le sujet du tableau : en substance, que ses
compagnons d’armes, à gauche, vengent Germanicus de Tibère ;
mais que sa femme, à droite, se soumette en silence aux vicissitudes
de la fortune.
Dans
Acis et Galatée,
le rideau rouge orangé qui protège les deux amants de la curiosité
jalouse du cyclope amoureux ne se contente pas de focaliser dans la
peinture le lieu de l’action théâtrale, à nouveau jonché de
blanc. Il joue lui-même un rôle dramatique, puisqu’il permet de
représenter simultanément la tristesse de Polyphème, jouant seul
sur son rocher un air mélancolique à la flûte de Pan, et le baiser
sensuel et rêveur de la néréide et du berger, dont la consommation
gourmande est figurée par l’épaisseur charnue des lèvres de
Galatée. Que les putti lâchent le rideau et l’abandon du
cyclope se changera en violence meurtrière. L’exhibition théâtrale
du baiser ne tient qu’à l’empêchement de ce regard, le suspens
dramatique se confond avec le suspens du rideau.
Le rideau orange qui sert de dais à Mars et
Vénus
n’empêche pas, quant à lui, la nymphe et le dieu fleuve de
contempler la scène. Aidée de ses putti, la déesse désarme
son amant. Les angelots achèvent de circonscrire l’espace
circulaire et clos qu’esquissait le dais, enfermant Mars dans une
prison amoureuse où, fasciné par les yeux de Vénus, il est défait,
jusqu’à en perdre le sexe. Point de drap blanc ici, mais la
blancheur du corps de Vénus fait tache et fixe l’œil.
 Diane et Endymion - Poussin Dans
Diane et Endymion,
le rideau bleu-vert que tire à droite la Nuit reprend une fonction
séparatrice et dramatique : il isole l’avant du tableau, la
fin de la nuit qui oblige Diane à se séparer du berger Endymion
qu’elle aime et qui, fâché de son départ, lui demande
l’immortalité. L’arrière du tableau représente le début du
jour, où Apollon, le frère de Diane, s’élance dans le ciel sur
le char du soleil, précédé de l’aurore qui sème l’air de
roses et éclairant un homme endormi, dieu Sommeil ou compagnon
d’Endymion. Plus encore que dans Acis et Galatée, le rideau
remplit ici une fonction limite puisqu’il s’ouvre, c’est-à-dire
tout à la fois qu’il abolit la frontière qui permettait la scène
et qu’il permet sa représentation. En effet, Diane ne peut se
manifester aux mortels que la nuit. Mais le peintre a besoin de la
lumière d’Apollon pour produire l’image de ses amours nocturnes.
Citons
encore un des premiers tableaux de Poussin, Céphale et l’Aurore,
également situé dans la nuit. Les Heures à gauche descendent de
leur char pour venir arracher Aurore aux bras de Céphale car la nuit
s’achève. Le couple amoureux, comme Acis et Galatée, comme Mars
et Vénus, est protégé, entouré, isolé par un vaste rideau beige
orangé sur lequel se détache le chemisier blanc de l’Aurore. Deux
putti qui observent les adieux maussades de Céphale par
dessus le rideau marquent, par leurs regards indiscrets la frontière
qu’ils transgressent, le seuil de la scène qu’ils franchissent.
On pourrait peut-être ajouter à cette liste
quelques bacchanales pures à rideaux. Mais le dispositif n’y est
jamais aussi explicite, et pour cause : le rituel du banquet
n’est pas celui du théâtre, et l’exhibition d’une scène n’a
rien à voir avec le débordement général de l’ivresse. Ajoutons
qu’au-delà de 1630, c’est-à-dire avant même le voyage à Paris
(1640-1642), ce type de dispositif disparaît dans la peinture de
Poussin. En dehors de l’espace matériel qu’il délimite, quelle
fonction symbolique le rideau joue-t-il dans ces peintures ? A
quoi tient, au-delà de la scène géométrale, la théâtralité de
ces représentations ?
Nous avons déjà remarqué que le rideau ne se
contentait pas de désigner la scène ; qu’il avait également
une fonction protectrice ; qu’il abritait du regard de
Polyphème dans Acis et Galatée, de la lumière du jour dans
Diane et Endymion ; qu’il enveloppait le couple
amoureux de son écrin maternel dans Mars et Vénus ou dans
Céphale et l’Aurore. Ainsi se distingue sur la toile un
lieu protégé et un lieu exposé, un lieu où l’exhibition est
réglée et un lieu où elle se désordonne.
L’espace clivé d’Acis
et Galatée
Cette
répartition est particulièrement claire dans Acis et Galatée
où la toile, coupée en deux verticalement par les deux putti
en vol et le triton qui souffle dans sa trompe marine, distingue à
gauche un espace où le rideau constitue la barre sémiotique,
matérialise le signe dans sa coupure interne : en haut, le
chant du signifiant est soufflé par Polyphème ; en bas, les
personnages titres du tableau en désignent le signifié. A cet
espace hautement sémiotisé de la gauche s’oppose l’espace de
droite, bacchanale supplémentaire et gratuite où le désir,
qu’aucune sémiotisation n’ordonne, s’exhibe en désordre :
le bleu du drap de la néréide qu’un triton étreint sous les
cuisses rappelle celui sur lequel les amants interdits, si sages en
comparaison, sont assis à gauche. Mais il n’étale plus sur le sol
l’espace d’une scène ; il joue les voluptueux déshabillés,
il se fétichise en instrument du désir. L’espace réglé est
devenu non-espace où miroitent les objets chatoyants d’une pulsion
scopique sollicitée à l’état brut : abject serpentement
gris des dauphins du premier plan, miroitement noir du ressac sur les
rochers, flottement du drap bleu qui s’assombrit sur la droite
jusqu’à la chevelure piquée d’argent du triton barbu, tout dans
cette partie tumultueuse de la toile dissout le regard, éparpille
l’attention, fascine et déroute, jusqu’à cette chèvre aux
cornes luisantes qui fait la jonction des deux lieux incommunicables
et dont le regard obtus transgresse seul la protection du rideau.
Absurdement égarée du troupeau de Polyphème sur les rocheux
rivages où rien ne pousse, indiscrète et obtuse, la chèvre figure
pourtant le spectateur par le regard du dehors qu’elle fixe sur la
scène, dont elle manifeste et révèle la théâtralité. L’ordre
symbolique que figure le dispositif géométral du rideau ne
s’accomplit donc que par le détour imaginaire de la droite, dont
la puissance pulsionnelle supplée les béances de l’espace
sémiotisé, le désir frustré du cyclope, la mort promise à Acis
et sa métamorphose ultime en eau.
Le déchaînement imaginaire de la bacchanale à droite pallie
l’impuissance symbolique à gauche, et cet équilibre se noue à
l’intersection de toutes les lignes de la composition, aux pieds de
la chèvre venue contourner la barre sémiotique du rideau,
cristalliser et constituer par son effraction l’espace clos de la
scène théâtrale et le regard du spectateur que seule cette
effraction peut réaliser. Ce que nous voyons de l’étreinte d’Acis
et Galatée, nul ne le devrait voir : la peinture théâtrale,
en exhibant le signifié sur la scène de la représentation,
transgresse l’interdit symbolique du regard, contourne ce voile
nécessaire qui soustrait à la vue la face de Dieu et le coït du
Père. Mais cette transgression est incomplète, ce contournement
inachevé : in extremis, Galatée rajuste la tunique orange
d’Acis, déroutant le regard du sexe vers son doigt pointé,
substituant à la fonction du phallus (le pénis est pourtant
visible, quoique dans l’ombre) la fonction monstrative du geste qui
tout à la fois désigne et recouvre, guide le regard et dérobe
l’objet. Ce que la théâtralité montre avec bruit et éclat,
cette scène interdite qui s’exhibe devant nous, apparaît donc
décalé par rapport à l’objet premier de la peinture : la
théâtralité supplée la fonction du phallus, se superpose à elle
et détourne la pulsion scopique du sexe tendu vers le doigt pointé.
La théâtralité accomplit ainsi la jonction entre deux ordres
symboliques incompatibles : si elle fonde son dispositif sur cet
ordre de l’écriture par lequel la peinture se donne à lire en
fonction de son sujet mythologique et même plus précisément du
texte d’Ovide dont elle s’inspire, c’est pour détourner
l’ordre de l’écriture en ordre du visuel, où la scène
primitive jouée par le mythe devient scène d’effraction et de
semi-transgression, en un mot scène d’exposition.
Ce détournement n’a rien à voir avec une
simple transposition d’un genre dans un autre, ni même d’un
support écrit sur un support visuel. Ce n’est pas du passage
d’Ovide à Poussin qu’il s’agit ici, mais de la mise en scène,
dans la peinture même de Poussin, d’un changement radical de
civilisation, d’une révolution médiologique. Tout ici est encore
contrôlé par un rituel séculaire de la peinture qui ne se donne
pas à voir au sens moderne du mot mais à lire, à décoder pour en
restituer l’histoire, le sujet. Pourtant ce rituel arrive ici à sa
limite ; il exacerbe l’organisation sémiotique qui le
manifeste sur la toile, il met en scène non pas encore la faillite
du signifié, mais son vacillement, son dédoublement, cet écart du
sexe dans l’ombre au doigt de Galatée. Point de théâtralité
sans cet écart ; que l’écart se creuse et le dispositif
théâtral s’effondre.
La fonction du manque dans l’espace sémiotique
de Mars et Vénus
 Dans
Mars et Vénus, on remarque la même séparation verticale entre la
scène proprement dite à gauche et son supplément imaginaire à
droite. Au couple théâtral formé par Mars et par Vénus répondent
les postures alanguies d’une nymphe et d’un dieu fleuve
spectateurs. Au déchaînement libidinal, Poussin a préféré ici
l’évocation du repos après la jouissance satisfaite, une sorte de
bacchanale repue qui contraste avec la flambée du désir chez les
amants divins. La peinture focalise l’attention du spectateur sur
le regard qu’ils échangent, le déroutant du pubis de Mars, où
Eric Zafran distingue au microscope la virtualité subtilement
indiquée d’un pénis
que l’œil commun est bien en peine d’apercevoir. Les ravages du
temps semblent difficiles à invoquer si l’on considère la
position féminine de Mars désarmé, ses larges hanches, ses cuisses
écartées, sa poitrine imberbe et généreuse, le mouvement affecté
de sa jambe et de sa main gauches, qui suscitent le malaise et
obligent l’œil du spectateur à remonter vers l’échange
amoureux des regards. Ce vacillement du signifié répète l’écart
théâtral d’Acis et Galatée et permet que l’organisation
sémiotique de la peinture, fondée sur l’écrit, sur le sujet
mythologique, bascule en organisation symbolique fondée sur le
visuel et animée par la pulsion scopique.
Le rideau ne joue pas ici le rôle de barre
sémiotique, même si le feuillage qui le déborde en figure le
dispositif atténué. Le compartimentage de la toile a été
simplifié : Poussin a en quelque sorte concentré dans un même
espace le regard de Polyphème et la jouissance des tritons. Les deux
personnages de droite sont à la fois spectateurs et exposés, à la
fois regards indiscrets et corps repus. Du coup, le désordre change
de camp : c’est le lieu de la scène où Mars est défait qui
apparaît comme l’espace déréglé de l’exhibition, tandis que
les deux spectateurs, symétriquement disposés, que le corps de la
nymphe reflété dans l’eau offrent au regard une structure stable
et close, un supplément serein où se reposer de ce qui dans le jeu
théâtral manque et inquiète.
Punctum et entrelacs du regard dans Diane
et Endymion
Mais
c’est peut-être dans Diane et Endymion que la dramaturgie
baroque se manifeste dans sa plus éclatante théâtralité. Le char
d’Apollon qui s’élance depuis l’arrière-scène,
spectaculairement ouverte aux regards par le rideau tiré, rappelle
les machineries de la scène et le principe pré-classique de sa
compartimentation.
Toute la subtilité de la composition tient à la
confusion de la hauteur et de la profondeur, que permettent les
conventions de la perspective albertienne. Si l’espace géométral
se constitue horizontalement d’une avant et d’une arrière-scène,
l’espace symbolique reproduit la division verticale déjà opérante
dans Acis et Galatée entre l’épiphanie lumineuse du
signifiant en haut et le vacillement suspendu du signifié en bas,
l’intense échange des regards étant promis à se défaire à
l’arrivée d’Apollon. La barre sémiotique du rideau qui se lève
est prolongée par le nuage sur lequel galopent les chevaux de
l’attelage. Si aucune bacchanale ici ne déborde ni ne supplée le
travail du manque qu’indique la flèche pointée de Diane sur la
scène théâtrale, le débordement est représenté de façon
dynamique par la composition triangulaire qui conjoint et articule
Diane à Apollon, le croissant qui la désigne à son front se
superposant au sabot de l’un des chevaux.
Diane transgresse et franchit la barre sémiotique ; son drapé
jaune d’or la rattache à l’univers supérieur du signifiant,
dont elle porte l’uniforme. Bien qu’aucun jeté de tissu ne
délimite l’espace de la scène, le talus au centre, la
dénivellation par derrière et peut-être un cours d’eau en
arrêtent le contour, tandis que la canne d’Endymion qui se
recourbe au premier plan semble indiquer par son ombre que le sol se
recourbe lui aussi, comme arrêté au devant de la rampe. A la
jonction des deux espaces, l’homme endormi nous fait face, figurant
parodiquement notre regard, comme la chèvre de Polyphème. Les deux
enfants allongés aux pieds de la Nuit ailée qui tire le rideau sont
le Sommeil et la Mort. Placé dans la position symétrique du berger
endormi, l’enfant sans tête à la tunique rouge désignerait
plutôt le Sommeil, tandis que l’autre, au premier plan, avec son
drap de linceul, pourrait figurer la Mort.
Curieux dispositif que cette jambe droite du
bambin assoupi qui semble sortir de son genou gauche articulé au
pied droit de la Nuit… L’œil du psychanalyste n’y verrait-il
pas l’assemblage à demi fortuit d’un phallus et ce jeu
d’anamorphose si caractéristique de l’écran par lequel le
regard capte l’image ?
Le trouble qui point le spectateur devant cette Mort décentrée
qu’un autre regard identifie en supplément à un phallus incomplet
dont le pied de la Nuit fournirait le testicule manquant n’est-il
pas le même trouble qui le conduisait à éviter la posture féminine
de Mars ? La cristallisation visuelle qui s’opère ici
manifeste l’ambiguïté du punctum tel que Barthes le définissait
dans La Chambre claire :
configuration totalement accidentelle et subjective, effet presque
délirant du fétichisme du spectateur, le punctum se légitime
pourtant de ce qu’il se retrouve d’œuvre en œuvre, d’image en
image, suscitant le même malaise. Il est, chez Poussin, le lieu de
l’ambiguïté et de la défaillance du désir, le contrepoint de
l’exhibition théâtrale, ce qui la mine du dehors : le regard
obtus de la chèvre ; l’œil narquois du Fleuve posé sur
l’impuissance de Mars ; ici, la somnolence phallique de la
Mort dans les jupes de la Nuit, parodiant l’articulation du
croissant de Diane et du ciel par un jeu de pieds grivois.
Le dispositif du tableau se révèle alors dans
son double jeu de diagonales : depuis la gauche vers la droite,
la diagonale descendante oppose deux systèmes d’articulation ;
la diagonale montante fait contraster deux mises en scène. En effet,
à l’articulation en haut à gauche de Diane et d’Apollon par le
croissant qui, au front de la chasseresse, se superpose au sabot de
l’un des chevaux solaires répond en bas à droite la même
hétérogénéité constitutive du regard, l’assemblage de la Mort
et du phallus, le [-f] lacanien. D’autre part, à la mise en scène
du signifié en bas à gauche, les adieux de Diane et d’Endymion,
répond l’entrée en scène du signifiant, le jaillissement
d’Apollon depuis l’arrière scène, derrière le rideau, en haut
à droite. L’espace de la représentation se tend ainsi à ses
quatre coins, tandis que le centre de la toile s’évide, occupé
par cinq moutons en déroute, vidé. La diagonale scénique constitue
le jeu entre signifiant et signifié ; elle sémiotise l’espace.
La diagonale articulatoire déborde ce jeu, tout en se confondant
géométralement avec la barre sémiotique. Nous avons vu comment
Diane faisait entrer du signifiant dans le signifié et comment, par
ailleurs, le putto endormi entre les pieds de la Nuit figurait ce
qui, dans le regard, est irréductible à la structure géométrale
de l’espace : il est cet objet anamorphique qui manifeste au
devant de la toile le jaillissement de la pulsion scopique.
Ce qui fait ici la difficulté de
l’interprétation, c’est que l’espace théâtral sémiotiquement
ordonné et le lieu de la satisfaction visuelle par laquelle se joue
la dialectique du manque et du supplément, au lieu d’être
nettement séparés entre la droite et la gauche du tableau, comme
dans Acis et Galatée ou dans Mars et Vénus, sont ici
entrelacés en chiasme : Poussin s’achemine vers une nouvelle
conception de l’espace, non plus compartimenté à la manière de
la scène baroque, mais unifié par la perspective albertienne, comme
dans le théâtre à l’italienne.
Les
écrans de La
Mort de Germanicus
Avant
d’en venir aux tableaux centrés et aux espaces perspectifs unifiés
du Poussin vieillissant, nous voudrions revenir au tableau qui
constitue peut-être le point de départ de tous ceux que nous avons
jusqu’ici analysés : La
Mort de Germanicus,
l’un des plus célèbres tableaux de Poussin, est aussi l’un des
plus nettement théâtraux, parce que non seulement le dispositif du
rideau y est présent, mais que le sujet même tel que Tacite le
raconte constitue en soi un argument de tragédie. La
Mort de Germanicus
a, pour cette raison peut-être, été accueillie par ses spectateurs
à la fois comme exemple de vertu et comme exemple de peinture, pour
être imitée par Greuze, par David, puis carrément copiée par
Géricault et par Gustave Moreau, sans parler de la circulation des
gravures.
L’espace architectural où la scène est
figurée pose déjà un problème : à première vue, on
distingue le côté gauche, où la profondeur de la perspective est
marquée par l’emboîtement de trois arcades, du côté droit, où
l’œil est arrêté non seulement par le rideau bleu, mais par le
mur de pierre auquel il semble plus ou moins attaché. L’espace
serait donc scindé, compartimenté, comme dans les tableaux
mythologiques que nous envisagions plus haut. Pourtant, à y bien
regarder, la perspective de droite n’est bouchée que par un
artifice de la disposition générale qui place le pilier central
devant l’ouverture de droite du second et a fortiori du
troisième plan. L’obstruction n’est pas totale : Poussin a
malgré tout figuré l’arcade naissante du second plan. L’espace
architectural s’avère donc en fait être un espace homogène de
trois fois trois arcades ; la profondeur de la salle est la même
partout ; seul le choix de l’angle de vue par le peintre
masque la profondeur à droite et donne l’impression d’une
architecture dissymétrique.
Du coup, on peut se demander à quoi tient le
rideau, dont on remarque qu’il ne descend pas, en bas à droite,
jusque par terre. Ainsi se manifeste et se trahit sa fonction
d’écran : en bloquant la perspective, en flottant insolemment
au devant de l’espace géométral, le rideau fait écran au
cheminement de l’œil et constitue par là le champ du regard, à
l’intérieur duquel la scène pourra se jouer. Le rideau
cristallise un devant de scène, le lieu où se joue le message
symbolique, tandis que le réel (désir brut dans Acis et Galatée,
nature dans Mars et Vénus, architecture dans La Mort de
Germanicus) est diffracté à la marge, au dehors. La théâtralité
s’isole au cœur du réel : le rideau de la peinture n’est
pas le rideau de la salle de spectacle moderne, qui cache la scène ;
il est le rideau du regard baroque qui, derrière, manifeste que
c’est là devant que le rituel théâtral se joue, que c’est là
qu’il faut regarder.
Devant le rideau, donc, se circonscrit l’espace
sémiotique où se joue la scène théâtrale. Dans cet espace, on
distingue trois parties : à gauche, la troupe tumultueuse et
bigarrée des soldats déborde le rideau ; repoussé du centre
sur la droite, Germanicus mourant émerge du drap et de son vêtement
blanc ; à droite, Agrippine entourée de trois enfants et d’une
suivante se cache le visage de la main droite. Le buste et la jambe
d’Agrippine, articulés à la jambe, à la cuirasse et au bras levé
du soldat central, dessinent un V qui articule les parties de gauche
et de droite, dont les couleurs vives, saturées, contrastent non
seulement avec le blanc qui entoure Germanicus, mais avec le faire du
peintre à cet endroit, dont le flou et l’indécision tranchent
avec le dessin net et ferme de tous les autres personnages. On voit
donc se dessiner un système différentiel opposant le signifiant,
Germanicus prononçant ou venant de prononcer les paroles de Tacite,
et le signifié, les soldats et la jeune femme réagissant à ces
paroles. Germanicus figure l’énonciation ; il est la source
du texte qui structure cette peinture. Agrippine et les compagnons
d’armes figurent l’énoncé ; ils miment le contenu du
texte, l’injonction aux uns de venger le héros trahi, à l’autre
de se faire oublier et d’accepter en silence les revers de sa
fortune. Cependant, tout l’intérêt du dispositif tient d’une
part à ce V qui figure la barre sémiotique sous une forme brisée,
d’autre part au débordement de la scène par ce qui justement la
constitue, la réaction des officiers de Germanicus.
Quant à la fonction d’écran constitutive du
regard, elle est redoublée en plusieurs points du tableau : les
deux principaux personnages affrontés aux paroles de Germanicus
soustraient leurs yeux à notre regard. Agrippine est masquée par sa
main et par son mouchoir ; l’homme à la cuirasse dorée est
dissimulé par son bras levé, attestant les dieux qu’il
accomplirait la vengeance. Il y a quelque chose de paradoxal, et même
d’irritant, de frustrant à ces regards soustraits : n’est-ce
pas justement les réactions à la mort de Germanicus que le tableau
se proposait de montrer ? Les visages d’Agrippine et de
l’homme au serment ne constituent-ils pas précisément le signifié
de la scène, le moyen de représenter ce que Germanicus dit ?
En masquant ces deux expressions clefs, Poussin marque bien que ce
que je veux voir dans la peinture, la peinture ne me le montre
jamais, m’obligeant toujours à un regard indirect, décalé.
Contrairement à l’acteur,
le peintre ne s’exhibe pas devant son spectateur : ce n’est
pas la monstration, mais bien la soustraction, le déjouement qui
organisent la théâtralité picturale. Par cette soustraction, le
caractère fondamentalement irreprésentable du signifié est
rappelé, comme dans Mars et Vénus était élidé le pénis
de l’amant guerrier, comme dans Acis et Galatée le doigt de
la nymphe en déroutait le spectateur, comme dans Diane et
Endymion l’ouverture du rideau signifiait entre la nuit et le
jour l’impossibilité picturale de la représentation.
A ces deux regards masqués, au centre et à
droite, ajoutons ceux de gauche, étrangement inquiétants : au
second plan, l’homme en vert ferme les yeux, fléchit la hanche et
appuie sa tête sur ses mains comme si, de douleur, il allait
s’endormir. Devant lui, l’homme en bleu essuie ses pleurs avec sa
main et nous tourne le dos. Sur sa tête et à sa taille les
dépouilles d’un lion évoquent peut-être la proximité des
Parthes, chasseurs réputés. Mais surtout la tête du lion, dont la
gueule couvre le crâne du soldat, substitue au regard dont nous
sommes privés le regard dévorant du lion. Ce masque de lion comme
cette pose de dormeur dérangent ce que mon regard attend, n’exposent
pas l’explosion douloureuse que je suis venu chercher. Le
dispositif du masque et le soustraction des regards attendus sont
redoublés par le jeu des reflets : la cuirasse dorée de
l’homme au serment réfléchit en le déformant le buste de
Germanicus. Le dédoublant, elle le dissout en pur chatoiement, elle
le désémiotise, comme si cette réduction était nécessaire pour
passer de l’organisation textuelle à l’organisation visuelle de
la représentation.
Ajoutons enfin à cette série déceptive
l’étrangeté énigmatique des yeux de Germanicus : diaphanes,
ils ont la même couleur de cire que sa peau. Sont-ils ouverts ?
Sont-ils fermés ? L’homme est comme mort, et c’est bien là
une façon de s’exclure de la représentation.
Le débordement scopique
Pourtant cette peinture est pleine de regards.
Derrière Agrippine et derrière l’homme au serment, ils se
disposent comme en écrin autour du V, manifestant la constitution
marginale, périphérique du regard, autour d’une scène théâtrale
frappée d’aveuglement. Sans insister sur les regards des enfants
et des soldats, arrêtons-nous à ce qui se passe en dessous et à
l’arrière du lit.
Dépassant de sous le lit, d’abord, devant
l’homme en rouge, entre les franges et le gland d’or du jeté de
lit, on distingue les armes de Germanicus, son bouclier circulaire
sur lequel sont posés son épée, qui dépasse sur la gauche, et son
casque, dont n’est visible que la partie qui protège le cou. Or
que voit-on sur ce casque qui pointe de dessous le lit ? un œil.
Est-ce le reflet ? Est-ce le dessin ? Toujours est-il que
cet œil qui nous regarde par en dessous transgresse l’espèce
d’écran secondaire que forme le jeté de lit jaune.
Plus insistante et plus indiscrète est la
transgression qui se joue au dessus, dans le rideau bleu. Un homme
est là qui regarde. Est-il préposé là pour tenir le tissu ?
Est-ce un espion de Pison, l’ennemi de Germanicus que celui-ci
soupçonne et accuse de l’avoir empoisonné, avec ou sans l’accord
de Tibère ? Ce qui inquiète dans cette figure, c’est une
sorte d’étirement mou du personnage, comme dans cet endroit du
Jugement dernier de la chapelle Sixtine où saint Barthélémy
brandit la peau de son martyre, à laquelle Michel Ange a donné, en
anamorphose, la forme d’un autoportrait. Le creux du cou plongé
dans l’ombre abolit en effet ici tout contour.
Au débordement géométral de la scène par la
troupe trop nombreuse des officiers de Germanicus s’ajoute donc un
débordement scopique, par un double regard inquiétant et
inattendu : c’est d’abord cet œil ocelle
du casque d’or sous le lit, œil vide de sens où mon regard vient
s’anéantir. C’est ensuite l’œil épiant de l’ombre informe
au bras levé dans le rideau pour signifier l’interdit du regard
dont le signifié est toujours frappé. Juste à côté de l’ombre,
l’épée brandie à la verticale par le soldat au casque d’argent
et l’enseigne à quatre médaillons viennent rappeler, par
contraste, l’efficacité symbolique de la scène, la puissance de
Germanicus et l’imminence de la vengeance, comme si le lieu de la
faille et de l’émergence abjecte, le lieu de la transgression
scopique devait coïncider avec celui du symbolique, f et [-f] côte
à côte, endroit et envers d’une même fonction.
Modélisation du dispositif théâtral
On peut donc résumer la constitution du
dispositif théâtral dans la peinture à l’établissement d’un
système d’écrans à trois niveaux : au niveau géométral,
l’angle choisi par le peintre puis le rideau placé derrière la
scène font écran à la course en avant de l’œil vers le point de
fuite perspectif, arrêtent et fixent le regard, construisent
l’espace de la représentation.
Au niveau de la représentation, les regards
cachés d’Agrippine et de l’homme au serment, la facture
brouillée du visage de Germanicus font écran à la monstration du
signifié, déroutent le spectateur d’un accès direct au sens et
frappent la scène théâtrale d’aveuglement. Un interdit du voir
se constitue. L’œil entre alors dans le jeu scopique, qui déborde
la constitution sémiotique de l’espace.
Au niveau scopique, enfin, les regards
transgressifs de l’homme dans le rideau et de l’ocelle sur le
casque d’or figurent la transgression de l’interdit de la
représentation. Ces regards inquiètent : ils ne se contentent
pas de voir comme nous voyons ce qu’il est interdit de regarder ;
ils figurent la néantisation du sujet, la réduction à zéro du
spectateur regardant. L’œil vide du casque comme la figure molle
au bras levé du rideau sont des signes de mort, des symboles-zéro
de ce que, devant la peinture, je suis amené à déclarer forfait, à
déposer le regard :
masques grimaçants, ils désamorcent la pulsion.
Ces deux derniers niveaux s’avèrent
complètement mêlés : l’homme à la peau de lion et son
compagnon qui semble dormir, en soustrayant leur regard au nôtre,
font-ils écran à la monstration ou sont-ils des figures de la
pulsion scopique où le sujet tout à la fois force l’interdit du
regard (par la tête du lion) et s’anéantit (sommeil et dévoration
sont des signes de mort).
Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la
répétition d’un unique mécanisme par lequel se constitue la
théâtralité, le mécanisme de l’écran qui déroute l’œil et
qui révèle la scène, de l’aveuglement qui illumine, de la
néantisation qui ouvre à la satisfaction de la pulsion. Non
seulement la théâtralité nécessite la mise en place d’une série
d’écrans pour se révéler, mais elle se manifeste toujours dans
le débordement de ces écrans. Les soldats débordent le rideau ;
la douleur déborde les visages cachés ; l’espion et le
casque d’or débordent l’interdit du regard. La théâtralité
dans la peinture constitue bien une production de sens, une
production symbolique. Mais, dès lors que le phénomène
cristallisateur est ici celui du débordement, cet avènement
symbolique là ne résulte pas de la coupure et de l’aliénation
propres aux constitutions sémiotiques de l’espace. Un autre
symbolique, un symbolique visuel se met en place.
Nous avons vu comment, dans les peintures
mythologiques, vacillait le signifié. Nous avons remarqué, dans La
Mort de Germanicus, le faire indécis, le flou vacillant du buste
de Germanicus. Point de théâtralité sans ce vacillement, sans
cette figuration d’une défaillance du signifié par laquelle se
met en place la dialectique du manque et du supplément. Il faudrait
se garder pourtant de réduire l’analyse structurale de la
théâtralité en peinture, et de la dialectique déconstructive qui
la sous-tend, à un pur jeu formel de masquage et de démasquage, de
néantisation et de débordement. Ce jeu là est motivé par un enjeu
idéologique qui le surplombe : par la théâtralité, c’est
l’ordre symbolique lui-même qui est mis en jeu, déplacé,
remanié.
Miroir d’Alexandre et fantôme de Méléagre :
Germanicus palimpseste
 La mort de Méléagre - Poussin (?) Reprenons en effet l’analyse du tableau non plus
en suivant l’entrelacs du regard où il nous piège, mais en nous
attachant au sens de sa représentation, à ce qui motive le sujet, à
ce qui travaille originellement dans le dispositif.
Tacite fait remarquer dans les Annales que
certaines personnes, au moment des funérailles de Germanicus,
« comparèrent sa beauté, sa jeunesse, sa mort, à cause même
de la proximité des lieux, au destin d’Alexandre le grand ».
Pourtant, comme le note Alain Mérot, le motif de la mort glorieuse
du jeune héros porté par l’histoire est ici renversé : « le
héros est ici montré injustement persécuté plutôt que revêtu de
la gloire du monde ».
Germanicus est un anti-Alexandre malgré les ressemblances
formelles : si les morts des deux hommes ont lieu dans le même
Orient, de la même fièvre, avec le même soupçon
d’empoisonnement,
Alexandre fait figure de roi conquérant, Germanicus est victime et
trahi. La geste d’Alexandre est épique ; c’est à la
tragédie que fait songer le destin de Germanicus. Le dessein de
Poussin en composant ce tableau apparaît ainsi inverse de celui
qu’aura Le Brun pour la série versaillaise des Batailles
d’Alexandre : non pas encore fonder la monarchie absolue, mais
déjà, dix ans avant Le Cid, signifier la fin de l’idéal
aristocratique féodal.
 La mort de Méléagre (sarcophage romain, version du Louvre) Or, pour disposer ses personnages à l’antique,
Poussin se serait inspiré d’un sarcophage antique, sur lequel, en
bas-relief, était sculpté l’histoire de Méléagre. La frise
enchaîne trois scènes : dans la première, Méléagre achève
au poignard le sanglier de Calydon qu’Atalante a blessé de son
javelot. On sait qu’ensuite Méléagre tua ses oncles maternels
parce qu’ils n’approuvaient pas le don qu’il fit des dépouilles
de la bête à Atalante.
La deuxième scène montre la mère de Méléagre, révoltée du
meurtre de ses frères par son fils, jetant au feu le tison magique
dont les Parques avaient prédit que Méléagre mourrait lorsqu’il
aurait achevé de se consumer.
La troisième scène représente Méléagre sur son lit de mort.
On reconnaît les armes sous le lit, les compagnons au chevet et la
figure retournée d’Atalante la chasseresse, accompagnée de son
chien et se prenant la tête dans les mains. Il y a bien là
l’embryon du dispositif scénique de La Mort de Germanicus.
Mais il y a plus : la filiation de Méléagre
à Germanicus est pleine de sens. Toute la légende de Méléagre est
baignée par l’aura d’Artémis. C’est Artémis qui envoie à
Calydon un sanglier dévastateur en punition d’un sacrifice
négligé ;
Artémis protège Atalante, vierge chasseresse à l’instar de sa
protectrice.
D’autre part Méléagre apparaît dans un système de filiation
matrilinéaire : si son père est incertain (est-ce Œnée, le
roi de Calydon, ou Arès ?), c’est sa mère qui dispose de sa
vie par l’intermédiaire du tison, et c’est l’autorité des
oncles maternels, non du père, qu’il doit transgresser. Enfin,
toute l’histoire est fondée sur un jeu de balance entre Atalante
et Méléagre, un conflit entre deux systèmes symboliques : au
rituel artémisien de la chasse s’oppose l’épreuve qualifiante
du héros guerrier.
Sur le sarcophage, Atalante debout et retournée
semble éprouver du remords de ce que Méléagre meurt en partie à
cause d’elle. Les deux personnages qui se tournent le dos
concourent cependant à une même élaboration symbolique : la
mort de l’un est le châtiment d’une mère outragée ; la
tristesse de l’autre l’isole dans sa farouche virginité. Dans
les deux cas, la féminité archaïque est à l’œuvre, que ce soit
sous la forme d’Althée vengeresse jetant l’objet transitionnel
au feu, ou sous celle d’Atalante figée, retournée, aveuglée, se
constituant tout entière en phallus préobjectal. Agrippine condense
la violence maternelle d’Althée et l’emmurement virginal
d’Atalante : les derniers mots de son époux sont pour
réprimer sa fureur ; au premier plan du tableau de Poussin,
entourée de ses enfants, elle occupe une place aussi massive que la
chasseresse du mythe, en comparaison de laquelle Germanicus semble
écrasé. Au delà du dispositif formel qu’il emprunte au
sarcophage , Poussin trouve dans la représentation d’Agrippine en
Atalante-Althée l’instrument d’une constitution proprement
iconique de la scène : si la barre sémiotique et la loi du
père règlent l’organisation textuelle du sens (c’est le
discours de Germanicus et le V sur la toile), c’est l’assemblage
composite de la mère et du pré-objet qui organise l’image, car
cet assemblage n’est rien d’autre que la fonction symbolique à
l’œuvre dans le dispositif de l’écran. La mère fait écran,
son corps s’interpose, empêche le regard et en même temps
satisfait ma pulsion ; l’objet petit a, quant à lui, est
l’écran ; il figure le « moi » néantisé sur la
toile. Agrippine abîmée de douleur et l’espion au bras tendu dans
le rideau bleu se répondent donc de part et d’autre du lit, mère
terrible et tison consumé, corps massif et phallus projeté.
Les
dépouilles du lion sur le personnage de gauche ne sont-elles pas un
clin d’œil au sanglier de Calydon dont la dépouille fut tant
convoitée ? Ce serait là le signe que, dans le sarcophage de
Méléagre, Poussin n’a pas pris seulement une disposition commode
des personnages et des objets, mais bien plutôt un dispositif où un
certain fonctionnement du symbolique était à l’œuvre qui se
retrouve dans La Mort de Germanicus. Allons plus loin :
la dialectique du supplément qui nous a amenés à envisager le
fonctionnement de la théâtralité dans la peinture de Poussin en
termes de débordement du système sémiotique ne semble manifester,
de façon générale, rien d’autre que le débordement maternel où
le sujet pré-œdipien se néantise. Ce qui est inattendu, dans un
tel dispositif, c’est qu’il produise du symbolique
hors-aliénation, hors-coupure.
Quand l’ombre fait écran : peintures de
la maturité
 Le Christ et la femme adultère - Poussin Mais
c’est dans les œuvres de la maturité de Poussin que cette
structuration alternative du symbolique théâtral se manifeste de la
façon la plus éclatante. Nous nous arrêterons à La Mort de
Saphire
et au Christ et la femme adultère,
parce qu’ils sont élaborés à partir d’un dispositif à peu
près identique. Point de rideau ici pour justifier la comparaison de
la peinture avec une scène de théâtre. De plus la composition,
rigoureusement centrée sur une perspective architecturale traitée
frontalement, abandonne toute référence aux scènes baroques à
compartiments. Il faut dire que la dramaturgie a changé, que le
théâtre à l’italienne, fondé sur un regard du spectateur
supposé frontal et focalisé sur un seul centre d’intérêt, s’est
imposé. Mais surtout le doigt pointé de saint Pierre dans La
Mort de Saphire, celui du Christ dans le second tableau, font du
geste expressif, démonstratif, le ressort fondamental de la
théâtralité dans ces peintures, alors que ce type d’efficacité
visuelle était systématiquement évité dans les scènes à rideaux
des années 1628-1632. Quelque chose s’est donc déplacé, un
équilibre s’est rompu après 1650, entraînant malaise et
critiques chez les contemporains de Poussin, alors que La Mort
de Germanicus avait suscité l’enthousiasme. Nous nous
efforcerons de montrer comment la théâtralité, en s’autonomisant
dans ces peintures, met en danger le principe même de la
représentation.
Le dispositif de l’écran, malgré l’absence
de rideau, est conservé dans ces deux toiles. Le second plan est
plongé dans l’ombre, isolant par un espace opaque la scène
lumineuse au premier plan du fond architectural, également baigné
de lumière. La fuite en avant de l’œil dans le fond géométral
de la peinture rencontre cette ombre qui l’arrête et permet,
devant elle, la constitution d’un champ du regard. Le dispositif
est timide dans La Mort de Saphire : Poussin a renforcé
l’effet de l’ombre par un parapet qu’il a placé derrière
Pierre qui accuse, Paul qui lève les bras au ciel et le troisième
apôtre au manteau rouge. Le parapet rappelle encore le rideau de
Germanicus. Il disparaît dans Le Christ et la femme adultère,
où l’ombre seule fait écran.
 La Mort de Saphire - Poussin Le dallage au sol, caractérisé par un coloris
homogène et fondu dans La Mort de Germanicus, est ici
fortement contrasté, suggérant un damier. Poussin marque ainsi, ou
trahit son utilisation de la boîte à perspective, où les figurines
disposées sur un damier par le peintre lui permettaient de dessiner
les grandes lignes de sa composition, en appliquant un œil dans le
trou ménagé sur le côté de la boîte.
Poussin mettait donc en scène ses personnages avant de les peindre,
il les disposait dans sa boîte comme il aurait disposé des acteurs
au théâtre. Cela explique peut-être les poses beaucoup plus
théâtrales, les gestes à la fois stylisés et exagérés, et
jusqu’à la fixité des yeux, si caractéristique de Poussin.
La
charité en question dans La
Mort de Saphire
Dans
La Mort de Saphire, le damier et l’architecture semblent
sémiotiser l’ensemble de l’espace, et ne laisser la place à
aucun lieu de débordement et d’indifférenciation. Rappelons les
faits qui motivent la peinture : dans l’Église primitive, la
coutume s’était établie chez les fidèles de vendre tous leurs
biens pour les mettre en commun selon les besoins de chacun.
Or Ananie et sa femme Saphire, lorsqu’ils vendirent leur propriété,
se réservèrent secrètement une partie du produit de la vente.
Ananie dépose l’argent aux pieds des apôtres. Pierre l’accuse.
Il tombe mort. Saphire arrive trois heures plus tard et paraît
devant Pierre. C’est ce moment qu’a choisi le peintre :
« Pierre lui dit : Pourquoi vous êtes-vous entendus pour
mettre à l’épreuve l’Esprit du Seigneur ? Vois les pieds
de ceux qui ont enseveli ton mari, à la porte, et qui vont
t’emporter aussi.
Elle tomba tout de suite à ses pieds et expira. Les jeunes gens qui
rentraient la trouvèrent morte et l’emportèrent pour l’ensevelir
auprès de son mari. »
Conformément au texte biblique, on distingue sur
la toile, nettement séparés par le vide des deux marches au centre,
le signifiant à droite, le groupe entourant Pierre qui prononce les
paroles fatales, et le signifié dans le groupe de gauche qui figure
le contenu de ces paroles par le teint vert de Saphire mourante, par
l’expression douloureuse des trois femmes de sa suite, par le
regard d’obéissance posé sur l’apôtre par les deux hommes déjà
tournés pour partir en emportant le cadavre. On peut même remarquer
l’orientation du regard baissé de Saphire, vers le pied de l’homme
en jaune, conformément aux paroles de Pierre, Ecce pedes.
Ainsi se dessine, en diagonale, la barre
sémiotique qui structure l’espace : elle part de la main
levée de Paul qui atteste Dieu en haut à droite ; elle longe
le pli de la toge jaune, le bras et le doigt pointé de Pierre ;
elle atteint la tête de la suivante en blanc, dont le regard porté
sur Saphire relaye celui des apôtres ; elle suit les bras de la
suivante jusqu’aux yeux de Saphire et, de là, glisse sur sa manche
rouge vers le pied du fossoyeur.
La mise en évidence de cette ligne révèle la
signification profonde du doigt pointé. Contrairement à ce que l’on
pourrait attendre, il n’a pas pour fonction de montrer, d’exhiber,
de faire voir l’objet de la peinture. Un signifié ne se désigne
pas ; il se délimite. Le doigt pointé ne conduit pas le regard
du spectateur vers l’objet de sa satisfaction, puisque sa visée
ultime n’est pas Saphire mais le pied du fossoyeur, son origine
véritable, non le regard de Pierre mais celui invisible de Dieu
auquel renvoient les deux bras levés de Paul. Anéantissant Saphire
de la main même de Dieu, le geste performatif (et non monstratif)
figure l’efficace du signifiant, il est ce qui, dans la peinture,
trace le sens textuel de la représentation. C’est un bras qu’il
faut non pas suivre, mais remonter, pour savoir qui parle, où se
trouve le signifiant. Pierre ne montre pas Saphire du doigt. Il n’y
a pas d’accusation à formuler, car la chose est déjà jugée. La
théâtralité suppose ici une transcendance, un œil par derrière,
invisible et souverain, auquel il ne reste rien à montrer qu’il
n’ait déjà vu. Pourtant,
à y bien regarder, l’économie sémiotique de la peinture n’est
pas aussi bien réglée et verrouillée qu’il n’y paraît. On
remarquera d’abord que le groupe de personnages qui constitue le
signifié est en train de se défaire. Poussin a artificiellement
conjoint deux moments distincts : la chute de Saphire au milieu
de ses femmes ; la venue des deux hommes pour l’emporter. On
peut distinguer dans les mouvements des personnages deux courbes
croisées, partant toutes deux de Saphire. L’une passe par la femme
en blanc agenouillée à sa droite, remonte vers la femme en bleu
dont les bras indiquent qu’elle veut encore rester, puis s’éloigne
vers la femme en rose qui l’incite de la main droite à partir et,
ramenant son enfant sur sa hanche gauche, le détourne du spectacle.
L’autre courbe suit le trajet inverse : elle passe par l’homme
en jaune dont le geste ambigu hésite entre le soutien du bras de la
mourante et l’enlèvement de la morte et, épousant la forme de son
corps, remonte sur la droite, suit sa main gauche qui, repoussant la
femme en bleu, appelle à l’aide l’homme en rose, dont les mains
indiquent déjà qu’il est sur le départ. Les couleurs mêmes
suggèrent la symétrie : à l’homme en rose dont le vêtement
de dessous est vert répond la femme en rose dont la jupe est verte ;
à l’homme en jaune, dont le vêtement de dessous est bleu, répond
la femme en bleu, dont la tunique de dessus est jaune.
Le signifié se dédouble donc et se défait en
deux courbes divergentes (l’une part vers la gauche, l’autre vers
le fond), qui ménagent à leur intersection un centre vide, où le
regard va se perdre dans l’ombre du second plan. De cette scission,
de ce vide central, se dégage une atmosphère de trouble, un malaise
inhérent au dispositif : la tache rouge de la tunique de
Saphire, le titre même de la peinture devraient focaliser le regard
sur son corps expirant. Mais les paroles de Pierre, l’incertitude
puis le mouvement de fuite des personnages qui l’entourent
empêchent cette focalisation. Les deux hommes regardent Pierre. La
femme en rose regarde celle en bleu, dont le regard est empêché par
l’interposition de l’homme en jaune. Saphire n’est regardée
que sur la ligne de la barre sémiotique, par les apôtres et par la
femme en blanc. Mais cette ligne, on l’a vu, ne constitue qu’un
piège à regard, une illusion de regard où piéger et néantiser le
spectateur. Saphire est donc interdite à la vue ; faussement
exposée, par le jeu dynamique du dispositif pictural, elle est en
fait soustraite : même affalé sur l’avant-scène, le
signifié demeure invisible. Tiraillée entre les mains de la
suivante en blanc qui tentent de la relever vers la droite, et celle
de l’homme en jaune qui déjà l’emporte à gauche, Saphire
elle-même se défait. La couleur sombre de l’agrafe, du lacet de
son corsage et de sa ceinture, en se confondant avec celle de la peau
dans l’ombre de la tête, semble avoir déjà divisé la masse
rouge en trois pièces à détacher.
Le péril et le suspens destructeur où se tient
la scène théâtrale ne modifient pas en soi les dispositifs à
l’œuvre dans les peintures à rideau : le rideau tiré de
Diane et Endymion annonçait l’évanouissement du signifié
avec l’arrivée de la lumière ; le rideau d’Acis et
Galatée, en révélant derrière lui le regard du Cyclope,
préparait la ruine de l’union amoureuse qui se jouait au devant de
nous. La théâtralité de la peinture tient à cette imminence de la
destruction, à l’instabilité de l’équilibre sur lequel se
bâtit le dispositif de la scène. Ce qui est nouveau ici, c’est
que sur la scène la division est déjà faite, le corps déjà
rompu, le vide déjà installé, comme si le peintre avait poussé un
peu trop loin dans le temps le moment de la représentation, comme si
la peinture avait glissé au-delà de son instant d’équilibre. La
rupture s’est déplacée du cadre vers le cœur du dispositif. Ce
n’est plus un rideau que l’on tire pour exposer une idylle à la
destruction d’un regard ; c’est une tunique qui se déchire
sur un corps à l’agonie.
Le lien de la théâtralité et de la mort
s’accentue donc, amenant la barre sémiotique qui traverse la
peinture à jouer le rôle d’anamorphose néantisante où vient
travailler [-f] : comme le pied de la Nuit et les jambes de La
Mort dans Diane et Endymion, les deux mains de Paul et le
doigt tendu tiennent ici lieu de phallus, et d’un phallus dont
l’érection donne la mort. Le geste de Pierre non seulement ne
montre pas, mais surtout fait ici écran, néantisant le regard du
spectateur, lui barrant l’accès à ce qui, dans cette peinture est
réellement donné à voir, au fond, le geste de charité de l’homme
en bleu qui tend la main vers une mendiante assise au bord de l’eau
avec un enfant.
Car il y a un second signifié : au jeu de la
droite à la gauche du tableau qui opposait le signifiant mortifère
figuré par Pierre au signifié morbide personnifié par Saphire
vient s’ajouter un jeu entre l’avant et l’arrière de la toile,
l’exemplum du premier plan, trouvant sa signification allégorique
dans ce qui est représenté au fond, le geste de charité. On doit
interpréter la mort de Saphire comme la punition d’un manquement à
l’une des vertus théologales : le manque qui est représenté
au premier plan est suppléé par le geste de l’arrière plan.
Ainsi se reconstitue la logique du supplément.
Pourtant le jeu dialectique qui s’établit alors
entre la scène de châtiment et l’arrière scène où se rétablit
la vertu bafouée au premier plan n’a plus rien à voir avec les
systèmes antérieurs qui opposaient un espace sémiotisé à un
espace de débordement, de bacchanale ou de désémiotisation. Cette
fois-ci, le supplément est non seulement ordonné, mais délivre à
lui seul le message symbolique. Le supplément s’autonomise.
Plus grave encore, le malaise qui se dégage de la
scène du premier plan met en cause l’homogénéité même de la
loi symbolique : est-ce bien la même loi, le même
commandement, qui fait donner l’aumône par le riche qui demeurera
riche au pauvre qui demeurera pauvre, et qui fait châtier Ananie et
Saphire pour ne s’être pas totalement dépouillés de leur
richesse, jusqu’à la totale pauvreté ? Est-ce bien la même
loi qui ordonne le communisme primitif dans la jeune Église, et qui
prélève un peu de richesse pour les pauvres dans l’Église
institutionnalisée ? Saphire et Ananie n’ont gardé qu’un
peu d’argent pour eux ; l’homme en bleu qui délivre son
aumône à l’arrière plan ne se sépare que d’un peu d’argent.
Il en fait bien moins que celle qui meurt au premier plan pour n’en
avoir pas fait assez.
Cette dimension critique de la représentation
remet en question la lecture allégorique canonique qui est faite de
cet épisode. Nous pourrions nous appuyer pour la justifier de
l’autorité de Voltaire, qui dans le Dictionnaire philosophique
fait de l’histoire de Saphire et d’Ananie un exemple scandaleux
de la tyrannie de l’Eglise et de la violation du droit de
propriété. Mais cent ans plus tôt ce type de critique n’est-il
pas anachronique ?
Dans ces termes, il l’est probablement. Le
signifié n’est pas détruit ; il est dédoublé ; il a
besoin d’une béquille. Il n’est qu’à comparer la composition
de Poussin avec celle de son modèle, La Mort d’Ananie de
Raphaël : la position centrale de Pierre, accompagné des
apôtres au grand complet, a été abandonnée au profit d’une
position décentrée et isolée. Quant à la distribution de l’argent
aux pauvres, chez Raphaël elle est faite par les apôtres mêmes et
justifie immédiatement les dons des fidèles. Chez Poussin, les deux
scènes du châtiment et de l’aumône sont absolument dissociées.
Enfin, la mort d’Ananie est la première des deux morts, la plus
légitime. Celle de Saphire, arrivant en second, peut paraître
superfétatoire et être comprise comme un excès de sévérité.
Ainsi se mesure le passage de la composition
spectaculaire voulue par Raphaël à la scène théâtrale imaginée
par Poussin : le spectacle, fondé sur la monstration, repose
sur un signifié immédiat et sans ambiguïté ; tout y est
tendu vers l’objet donné à voir ; la théâtralité au
contraire, avec ses systèmes d’écrans, s’appuie sur un signifié
fragile ; elle en comble les fissures, en supplée les manques,
et même ici en annule in extremis le dédoublement : ce qui
relie la scène du fond à celle du premier plan, c’est l’identité
des postures, le même geste de donner l’aumône et de désigner
Saphire à la vindicte divine, la même position à terre de l’humble
femme et de la menteuse. Simplement, le gestus est inversé :
non seulement pour le sens, l’acte négatif du premier plan est
renversé en acte positif à l’arrière plan ; mais aussi pour
la disposition, Pierre est à droite, le donateur à gauche, Saphire
est à gauche, la pauvre femme est à droite.
Toute la portée du dédoublement symbolique qui
travaille cette peinture tient à cette inversion, et plus
généralement au chiasme visuel qui ordonne la composition (les deux
courbes entrecroisées qui constituent le groupe des figures
entourant Saphire font chiasme elles aussi) : en représentant
en plus de la scène qu’il peignait la signification allégorique
qu’il fallait ou aurait fallu lui donner, comme si cette
signification cessait d’être évidente et transparente, Poussin la
mettait à distance, la faisait jouer, libérait entre l’action
littérale et sa réinterprétation morale, entre le communisme de
l’Église primitive et la charité chrétienne institutionnelle un
trouble symbolique, une interrogation.
La
négation du message évangélique dans Le
Christ et la femme adultère
Dans
Le Christ et la femme adultère, le dédoublement symbolique est plus
flagrant encore. Poussin s’inspire ici d’un épisode de
l’Évangile de Jean (VIII, 2-11). Jésus était en train
d’enseigner au temple. Les pharisiens lui amènent alors une femme
prise en flagrant délit d’adultère : selon la loi de Moïse,
elle doit périr lapidée. « Jésus qui s’était penché
écrivait du doigt sur la terre. Comme ils persistaient à le
questionner, il se redressa et leur dit : Que celui de vous qui
est sans péché lui jette la première pierre » (v. 6-7).
Tandis que le Christ se replonge dans ses écritures, la foule se
disperse peu à peu. Lorsqu’ils sont seuls, Jésus se redresse et
demande à la femme adultère si personne ne l’a condamnée. Sur sa
réponse négative, il la laisse partir.
 Poussin a campé la scène sur une esplanade
dallée. L’écriture sur la terre, véritable lieu commun de la
pratique philosophique antique, devient ici inscription miraculeuse
sur le dallage. Pourtant, comme si le peintre avait souhaité
conserver une trace de la situation initiale du texte, on peut
remarquer quelques mottes de terre entre les pieds du Christ et les
genoux de la femme adultère. Le premier escalier qui s’enfonce par
derrière, le second qui barre toute l’architecture du fond
rappellent également l’élévation du temple, véritable citadelle
dans la ville. Sur le devant, à droite, les badauds qui se sont
arrêtés pour écouter l’enseignement de Jésus lisent ce que le
maître a écrit sur le sol. A gauche, les pharisiens venus perturber
la leçon forment un groupe tumultueux et désordonné : leur
disposition en frise contraste avec le mouvement circulaire du groupe
de droite. Derrière, dans l’ombre, une femme mystérieuse observe
la scène, un enfant dans les bras.
Le dispositif est beaucoup plus complexe ici que
dans La Mort de Saphire. Poussin condense deux
scènes qu’articule la figure du Christ, à droite la scène
de lecture, à gauche la scène d’accusation. Il en résulte une
organisation de l’espace comparable à celle de La Mort de
Germanicus, où le signifié se répartit de part et d’autre du
signifiant. Germanicus tenait deux discours, l’un pour ses
compagnons d’armes, l’autre pour son épouse ; le Christ
délivre aux pharisiens une parole orale, aux disciples une parole
écrite. La symétrie de la composition
joue ici sur l’ambiguïté du texte évangélique : on ne sait
pas ce qu’écrit le Christ ; on ne sait pas si cela recoupe ce
qu’il dit de la femme adultère, si cela poursuit la leçon
commencée ou si sur le dallage s’écrit le texte même que nous
lisons dans l’Évangile de Jean.
Ce qui est sûr, c’est que la loi symbolique est
représentée sur cette toile de plusieurs façons qui ne se
recoupent pas : entre la mise en scène théâtrale de ce que le
Christ profère et l’espace textuel où littéralement il s’inscrit
(il pose le pied sur son texte grivois)
se manifeste déjà une schize, un vacillement de l’autorité de
l’Écriture à l’autorité de la représentation. Mais à y bien
regarder, le Christ n’occupe pas le centre de la toile. La femme
adultère est prise entre deux doigts pointés, celui protecteur de
Jésus qui semble vouloir la relever, et celui du pharisien au
premier plan en jaune dont la main gauche atteste la loi de Moïse
(son doigt pointe vers le ciel), mais atteste une loi désormais
périmée (le doigt pointe dans l’ombre). Comme dans La Mort de
Saphire, ces gestes ne sont pas monstratifs, mais performatifs :
ils ne donnent rien à voir ; ils véhiculent la transcendance
et désignent l’origine divine du signifié.
Jusque-là, le dédoublement est programmé par le
texte évangélique. Poussin va plus loin. En campant par derrière,
entre le Christ et la femme adultère, une figure de la maternité
bienheureuse, il ne se contente pas d’introduire un œil espion
dans le rideau d’ombre, un regard où celui du spectateur serait
représenté, c’est-à-dire tout à la fois démasqué comme
transgressif et néantisé comme mortifère. Il oppose au mauvais
usage de la féminité terrassé devant nous sous la figure de la
femme adultère un bon usage qui condamne la fornication honteuse au
nom de la procréation légitime. L’œil de la figure dans l’ombre
néantise précisément en ceci que, depuis les coulisses, il porte
condamnation de celle qui, sur la scène théâtrale, est effondrée.
On songe ici au mécanisme qui, dans La Mort de
Saphire, opposait la représentation théâtrale de l’exemplum
au premier plan à la représentation figurale de sa signification
allégorique au fond. Mais dans Le Christ et la femme adultère,
la figure de la maternité ne peut pas allégoriser la scène :
prise dans le jeu de la pulsion scopique et faisant travailler le
[-f] lacanien, elle demeure irréductiblement transgressive. Et
surtout, à la limite, elle signifie le contraire du message
évangélique : là où Jésus refusait la condamnation (« Moi
non plus je ne te condamne pas », v. 11), par sa seule
présence dans l’ombre, par l’enfant qu’elle porte, elle
accuse. Le dédoublement symbolique s’accomplit ici, opposant à la
loi évangélique la loi sociale, qui aura le dernier mot. L’édifice
idéologique se lézarde. Comme pour en témoigner, Poussin
représente au premier plan à droite une architecture incomplète,
un assemblage de pierres en équilibre instable que viennent
consolider, étayer une poutre et une cale de bois. Tel est le destin
du supplément : de ne jamais suffisamment suppléer.
II. Greuze et la logique de l’effusion
On est immédiatement frappé, lorsque l’on
passe de Poussin à Greuze, par la disparition du point de fuite, par
la fermeture de l’espace, par la disparition d’un au-delà
géométral de la scène. Cette fermeture ne s’accomplit pas d’un
seul coup. Dans L’Accordée de village,
Greuze a conservé le principe d’un écran qui indique le lieu de
la scène théâtrale au devant de lui. Mais cet écran-là s’est
démultiplié, accessoirisé : il y a bien l’escalier au fond
à gauche, qui suggère une échappée au-delà du mur fortement
éclairé sur lequel la scène se détache. Mais l’ombre qui se
glisse sur les marches derrière le pilier de soutènement est une
ombre sans regard, simple tache qui n’a presque rien d’humain,
pur accident de couleur rousse et brune sur la surface trop lisse du
fond. La porte de la cuisine, derrière les deux servantes, est
fermée, suggérant une fuite qu’elle n’exploite pas. La huche à
pain, au-dessus du père et du fiancé de l’accordée, laisse
pendre une pièce de drap blanc, insuffisante cependant pour faire
rideau. A droite enfin, le buffet-vaisselier ouvre une grande porte
qui ne permet là non plus aucune évasion. Tous ces éléments
constituent autant d’indications virtuelles d’une profondeur
géométrale qui ne vient pas. L’espace de la scène n’est plus
circonscrit dans un espace naturel ou architectural plus vaste. La
scène occupe désormais tout l’espace de la représentation.
 L’accordée de village - Greuze Pourtant, une autre délimitation apparaît, à
l’intérieur même de la scène. On remarque en effet que tous les
personnages, malgré l’illusion d’une composition où les têtes
semblent constituer une ligne ondulante unique définissant un plan
homogène, se répartissent en fonction de tout un mobilier
intérieur. A droite, le tabellion
venu rédiger le contrat de mariage se tient derrière une table qui
le sépare du père de famille. La fille aînée, à côté de lui,
est accoudée au fauteuil du père dont le dossier la sépare elle
aussi. A gauche, le fauteuil de la mère joue le même rôle
séparateur pour la fillette qui nourrit les poules et le gamin qui,
prenant appui sur ses montants de bois, se hausse sur la pointe des
pieds pour voir. Quant à la plus jeune sœur, c’est l’épaule de
la promise où elle s’appuie qui lui tient lieu de séparation. Un
demi-cercle se dessine alors, à l’intérieur duquel la mère, la
fiancée, le jeune homme et le père de famille, par le jeu des mains
et des bras entrelacés, se démarquent comme protagonistes du drame.
Les autres sont spectateurs et regardent de derrière cette ligne
invisible où se cristallise le dipositif fétichiste de la
théâtralité. La composition de Greuze n’a donc plus rien à voir
avec cette transgression par un regard externe d’une scène
interdite au regard qui structurait la peinture de Poussin. Le regard
surplombant de la fille aînée jalouse à droite, ou du gamin
curieux derrière sa mère à gauche, ne sont pas étrangers à la
scène. Ils ne transgressent aucun interdit. En circonscrivant un
espace de la théâtralité à l’intérieur de la scène, ce sont
eux qui assument la véritable fonction délimitatrice et
cristallisatrice de l’écran.
On peut rapprocher ce changement de dispositif
marqué par un élargissement de la scène à toute la toile et par
une restriction de la théâtralité à la partie de la scène où
les mains s’entrelacent et se tendent, d’un phénomène qui a
empoisonnée la vie théâtrale française au cours du dix-huitième
siècle. Pour rentabiliser au mieux chaque représentation, la
Comédie française avait installé une rangée de chaises pour les
spectateurs sur le pourtour même de la scène.
La séparation du jeu théâtral et du regard transgressif qu’il
devait susciter et feindre d’ignorer n’était plus effective, la
scène offrant un spectacle où acteurs vedettes et spectateurs à la
mode étaient mêlés à une même représentation.
On opposera donc l’effusion théâtrale, le
débordement d’affect qui émane des quatre protagonistes (la mère,
la fille, le gendre, le père) à l’insatisfaction spectatrice, au
manque qui travaille les autres membres de la famille : le
garçonnet de gauche manque de hauteur pour voir, la fiancée manque
à sa jeune sœur qui n’arrive pas à s’en séparer, la sœur
aînée jalouse estime qu’on a manqué à ses prérogatives
d’aînée ; quant au tabellion qui tend déjà l’acte
notarié, il attend une rétribution qui pour l’instant lui
manque : le père donne la dot, le gendre est comblé ; le
temps du notaire ne viendra qu’ensuite. Une tension dialectique se
reconstitue donc bien entre une fonction du manque où travaille le
[-dialectique se reconstitue donc bien entre une fonction du manque
où travaille le [-f] scopique et un espace d’effusion, de
débordement où la pulsion est satisfaite, le manque sinon comblé,
du moins pacifié. Les protagonistes donnent à voir à leurs
spectateurs de l’argent pour le tabellion, du mariage pour
l’aînée, de l’émotion pour la jeune sœur, du spectacle pour
le garçonnet. Mais ce qui est donné à voir n’est pas exactement
ce qui manquait : ce n’est ni le bon argent, ni le bon
mariage, ni le bon affect, ni même le bon spectacle. Le spectacle
pour les enfants n’est pas en effet celui du don de la dot, mais
celui de la poule et des poussins que la fillette, à gauche,
nourrit.
Si la dialectique du supplément est encore à
l’œuvre ici, ses termes sont donc inversés : chez Poussin,
l’espace de la scène était l’espace du manque que débordait,
hors des feux de la rampe, l’espace de la bacchanale, de la troupe
des soldats de Germanicus, ou l’arrière plan travaillé par
l’ombre de La Mort de Saphire ou du Christ et la femme
adultère. Ici, le manque est autour, le débordement, au centre.
Le lieu de la théâtralité est celui de l’excès, qui vient
combler l’attente des yeux périphériques. Le dispositif de la
théâtralité moderne se constitue ici, par le renversement radical
de la théâtralité classique.
Nous avons pu constater l’origine géométrale
de ce renversement : l’expansion de la scène à la toile tout
entière se traduit par une représentation expansive. L’espace et
donc les cœurs se dilatent. Réciproquement, l’apparition d’une
bordure non théâtrale dans la scène crée, à cet endroit, un
manque. La scène théâtrale s’y défait, et par là même les
regards y sont défaits.
Le
nouveau dispositif est également motivé par une révolution
symbolique. En effet, la peinture de Poussin, comme peinture
d’histoire, prenait toujours appui sur un texte. La peinture de
Greuze, comme peinture de genre, représente des rituels sociaux non
écrits. Certes, cette opposition a priori n’est pas historique
mais générique. Greuze s’inscrit notamment dans la tradition
hollandaise d’un Teniers ou d’un Wouwermans.
Pourtant, à partir de ce genre roturier dont l’humble réalité
constitue le matériau, il prétend rivaliser avec la peinture noble,
à laquelle la culture mythologique et historique prête sens et
aura. Tout le drame de la carrière de Greuze tient même à cette
tentative et à son échec. C’est à Poussin qu’il s’affronte
(il le dit et les emprunts, nous le verrons, le prouvent), non aux
intérieurs hollandais. L’opposition générique traduit donc un
conflit symbolique et révèle un enjeu médiologique.
 L’empereur Sévère reproche à Caracalla d’avoir voulu l’assassiner - Greuze Le contenu symbolique de la peinture d’histoire
était programmé par le texte source. Idéalement, la représentation
picturale isolait dans un grand texte la phrase, le mot historique
qui, dans le récit original, était susceptible de condenser un
maximum de sens, de tenir lieu de sentence morale exemplaire. Par la
peinture, la narration prenait valeur d’exemplum. Ce mot
historique, Greuze cherche à en perpétuer l’efficace symbolique
dans une peinture sans support textuel. Que fait le père de
famille ? Il parle. Que dit-il ? Nous n’en savons rien ;
nous n’avons aucun texte à quoi nous référer. Comment pallier
cette déficience originelle ? En en rajoutant dans la
peinture : et ce sont des gestes, des poses, des démonstrations,
des protestations… le temps est venu de la monstration comme
supplément effusif du vide textuel. Le commentaire de Diderot est à
ce titre significatif :
« Les bras étendus vers son
gendre, il lui parle avec une effusion de cœur qui enchante. Il
semble lui dire : Jeannette est douce et sage ; elle fera
ton bonheur ; songe à faire le sien… ou quelque autre chose
sur l’importance des devoirs du mariage… Ce qu’il dit est
sûrement touchant et honnête. Une de ses mains qu’on voit au
dehors est hâlée et brune, l’autre qu’on voit en dedans, est
blanche : cela est dans la nature. »
Toute la peinture est tendue vers ce que dit le
père de famille. Mais au moment de le dire, le critique hésite et
se reprend. D’abord, il modélise : le père « semble
lui dire ». Puis il propose une deuxième hypothèse, plus
vague : « ou quelque autre chose ». En fait, la
seule chose qui soit sûre (« Ce qu’il dit est sûrement… »),
c’est l’effet produit par les paroles. Mais les paroles
elles-mêmes nous échappent. En revanche, Diderot encadre de façon
insistante ses hypothèses par la mention de tous les ressorts de la
théâtralité à l’œuvre dans cette peinture : ce sont
d’abord « les bras étendus » du père, geste
monstratif par excellence qui donne à voir la fille à marier ;
vient ensuite « l’effusion de cœur », caractéristique
de l’expansion affective par laquelle se manifeste le débordement
théâtral ; puis, en conclusion, Diderot décrit en détail les
mains du père, instrument de la monstration dont la couleur seule
délivre l’ambivalence idéologique du projet greuzien : le
hâle est d’un paysan, la blancheur est d’un maître.
La main tendue du père, l’expansion
monstrative du geste supplée donc la carence textuelle. La
théâtralité tient lieu ici de discours. Mais cette substitution
n’est qu’idéale, les supports textuel et iconique ne se
recoupant pas. Ce supplément théâtral est donc toujours
insuffisant : à la limite, plus les personnages sont théâtraux,
plus la carence textuelle est manifeste.
Le déséquilibre est particulièrement sensible
dans le Septime Sévère et Caracalla
que Greuze présente en 1769 comme morceau de réception pour être
agréé peintre d’histoire par l’Académie. Nous retrouvons dans
l’organisation géométrale de l’espace les mêmes
caractéristiques que dans L’Accordée de village :
malgré la présence d’un rideau et même d’une estrade pour
délimiter un espace scénique dans la toile, l’absence de
profondeur est même encore plus flagrante que dans l’intérieur
paysan, avec sa porte et son escalier. Ici le mur occupe toute la
toile, et les pilastres ioniques, loin de lui donner du relief,
accentuent l’impression d’écrasement de la perspective et de
clôture. Diderot le reproche amèrement au peintre :
« Le fond du tableau touche au
rideau du lit de Sévère, le rideau touche aux figures, tout cela
n’a nulle profondeur, nulle magie. »
Si, il faut en convenir avec le philosophe,
l’effet est manqué, le procédé est trop systématique pour ne
pas être délibéré : il s’agit pour Greuze de transposer
l’écran géométral en écran scopique, de remplacer l’arrêt
partiel du regard dans sa fuite vers le fond perspectif de la
peinture par une bordure scénique de regards empêchés, mais
intégrés à l’espace de la représentation. Ici, les regards de
Caracalla, de Papinien et du jeune sénateur sont frappés
d’interdit : à gauche, le fils dénaturé détourne les yeux
pour éviter son père ; à droite, l’auguste vieillard baisse
la tête de consternation ; à ses côtés, derrière lui, le
sénateur se fige dans la stupeur et l’étonnement. Ces trois
regards interdits délimitent à l’intérieur de la scène,
matérialisée par l’estrade, le lieu de la théâtralité, le lit.
Greuze s’est inspiré, pour la composition des
personnages autour du lit, de La Mort de Germanicus. La scène,
en effet, est articulée, comme chez Poussin, par les deux temps du
discours de l’homme sur son lit : Germanicus formulait une
injonction pour ses hommes à gauche du tableau, une autre pour sa
femme à droite. De même, Sévère adresse ses reproches à
Caracalla, à gauche, puis lui offre de mourir par les mains de
Papinien, à droite de la toile.
Si l’on suit la logique du genre plutôt que
celle de l’histoire, on peut revendiquer pour cette toile le
support textuel des peintures d’histoire : Greuze est allé
chercher les paroles de Sévère dans le récit de Dion Cassius.
Pourtant, à la lisibilité immédiate du tableau de Poussin s’oppose
l’obscurité de celui de Greuze. Cette fois, aucun jeu de
signifiant à signifié n’organise le message pictural : les
personnages ne figurent pas les paroles de l’empereur ;
elliptiquement, ils y réagissent. Le Peintre n’a pas même espéré
être lu, puisque dans le titre de sa composition il fait figurer le
texte qui doit être suppléé. Le livret du Salon porte en effet le
titre suivant : « L’empereur Sévère reproche à
Caracalla son fils, d’avoir voulu l’assassiner dans les défilés
d’Ecosse, & lui dit : Si tu désires ma mort, ordonne à
Papinien de ma la donner avec cette épée. » Ce qui compte
chez Greuze, ce n’est donc pas ce que profère le signifiant, mais
le débordement effusif de la profération : entre Sévère et
Caracalla, il n’est point d’obstacle, aucune barre qui manifeste
la structuration sémiotique de l’espace, mais un vide étrange, un
véritable trou dans la composition, manifestant tragiquement le vide
textuel que l’emphase monstrative du geste de l’empereur tente
vainement de compenser. Décidément, la transposition d’une
efficacité textuelle en efficacité visuelle, monstrative et
théâtrale de la peinture n’est pas une question de genre, mais
bien le résultat d’une mutation médiologique historique.
 La mort d’un Père de famille, regretté par ses enfants - Greuze En effet, au faire flou, à la contexture
floconneuse de Germanicus mourant dont la main gauche se confondait
avec la couleur du lit et le bras droit se repliait sur sa propre
poitrine s’oppose la véritable explosion monstrative de Septime
Sévère, figure épiphanique du père et majestueuse du sage
stoïcien (Greuze s’est inspiré d’une statue de pêcheur romain,
longtemps identifiée à Sénèque). Le peintre porte ici à son
comble l’effet théâtral en tendant les deux mains de Sévère, en
donnant doublement à voir. La main droite d’abord, tendue vers
Caracalla, semble lui demander de revenir à lui. La main gauche
ensuite, tendue vers l’épée posée sur la table-trépied, indique
l’instrument de la mort. Ce ne sont pas les paroles de Sévère qui
règlent la figuration des personnages, mais ses gestes. La parole ne
structure plus la représentation ; elle en est l’effet de
surabondance : la présence de la parole est la marque de la
théâtralité, le résultat de l’expansion monstrative. Ce qui est
premier, c’est la main tendue.
Techniquement,
donc, Greuze porte ici le dispositif théâtral au paroxysme de son
efficacité. Pourquoi dès lors l’effet est-il manqué ? Parce
que la transposition médiologique a des incidences symboliques
profondes, qui interdisent la conservation d’un même signifié. On
a vu comment, dans L’Accordée de village, la réussite de
l’effet théâtral tenait à l’effusion, à l’expansion
affective qui caractérisait les quatre protagonistes et que
symbolisait l’entrelacs de leurs mains. Cette puissance effusive,
tournée vers l’Autre, penchée, embrassée, entrelacée à lui,
est inhérente à la théâtralité visuelle, mais ne peut que rompre
avec l’idéologie classique de l’exemplum virtutis qui exaltait
la constance dans l’épreuve, le sacrifice de soi comme courage
suprême. Aussi est-ce dans son dessin de La Mort d’un père,
regretté par ses enfants, qu’il expose au même Salon de 1769,
et non dans Septime Sévère et Caracalla, que Greuze réussit sa
transposition de La Mort de Germanicus : le sujet permet
cette fois un heureux glissement de la rhétorique des ultima verba
vers le spectacle pathétique d’une mort qui se passe de mots. La
fenêtre réapparaît : dehors, voisins et amis poursuivent la
déploration familiale et figurent l’expansion effusive. Dedans, le
père ne donne pas à voir ce que la peinture lui interdit désormais
de nommer ; il se constitue lui même en objet du regard,
réconciliant au cœur de la toile la satisfaction scopique du
spectateur avec le message symbolique du peintre, ambivalent comme la
couleur des mains de L’Accordée de village :
l’assomption du père dans l’idéologie bourgeoise est en même
temps, avec l’effondrement de l’ancienne structure sémiotique de
l’espace visuel, sa mise à mort.
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