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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Les deux voies : scène et discours dans La Nouvelle Justine de Sade », Le Roman libertin et le roman érotique, Les Cahiers des paralittératures, dir. Jean-Marie Graitson, n°9, 2005, pp. 115-135.
Les deux voies : scène et discours dans la
Nouvelle Justine de Sade
Nul roman plus
nettement que le roman sadien ne met en évidence dès la première
lecture sa double économie : économie discursive d’une
part, qui déroule et enchaîne à la fois une succession
d’événements (la narration) et une succession d’arguments (le
discours) ; économie scénique d’autre part, qui arrête,
bloque le déroulement discursif pour donner à voir, faire tableau,
disposer dans l’espace et non plus enchaîner dans le temps.
Traditionnellement,
cette double économie a une fonction subversive : l’économie
discursive établit une norme symbolique, un cadre de référence,
des coutumes, des mœurs, des rites, des lois, un système ;
l’économie scénique transgresse cette norme symbolique :
mettant en échec, techniquement, la logique discursive, elle met en
question simultanément le sens, le bien-fondé, le ressort de cette
norme. Passer de la linéarité du discours au dispositif de la
scène, c’est passer de l’établissement, de la répétition
d’une norme à la mise en question, à la subversion de la norme.
La scène se constitue donc à la fois sémiologiquement et
symboliquement (c’est-à-dire dans ses modes et dans son objet de
représentation, dans la forme et dans le fond) comme scandale :
elle produit l’effet, le succès du roman par ce scandale, parce
qu’elle en est le cheval de Troie, œuvrant contre le discours qui
l’a accueillie en son sein.
Scène contre
discours, donc, tel est l’usage classique de la scène romanesque,
discours étant entendu au sens très large de logique discursive,
de tout ce qui enchaîne, aussi bien la narration que le discours
argumentatif proprement dit.
Nul doute que la
scène sadienne ne soit suprêmement scandaleuse, ni que ce
scandale, voire que cette horreur viscérale qu’elle suscite ne
soit l’un des ressorts sinon le ressort fondamental de la
fascination qu’exerce le texte sadien sur son lecteur. Mais quelle
norme transgresse-t-elle dans l’ordre du discours, lui-même
habité, colonisé par le discours du libertin qui ne fait qu’en
préparer l’avènement et en justifier l’événement ? La
perversion sadienne œuvre également sur le plan sémiologique.
Si la matière, le
rythme du roman sadien semblent mimer celui de n’importe quel
roman de l’époque classique, l’articulation de la scène et du
discours a été profondément pervertie.
On montrera donc dans
un premier temps comment la scène sadienne pervertit les
dispositifs scéniques qu’elle semble mimer et tend à abolir le
système différentiel par lequel ils ordonnaient à la fois le
système des regards et la production du sens.
Cette abolition,
cette précipitation, cet emportement de la scène sadienne vers son
propre anéantissement est paradoxalement réparé par le discours,
qui rétablit un système différentiel de signification : il
n’y a pas chez Sade un, mais deux discours, du vice et de la
vertu, non pas une route de la narration mais deux voies, qui sont
aussi deux voies sexuelles concurrentes, l’anale et la génitale.
On aurait tort de mésestimer, face à la parole du libertin, celle
de la victime qui joue son rôle tant dans l’économie romanesque
que dans le système de la pensée sadienne.
On envisagera donc
dans un second temps les deux voies du discours sadien, dans leur
articulation scénique : posons d’emblée notre hypothèse ;
la scène ne subvertit pas chez Sade le discours, mais
articule les deux discours, en achève, l’un par rapport à
l’autre, la disposition.
Ce qui trouble et
scandalise le lecteur de Sade, et surtout le lecteur contemporain
pour qui l’effet pornographique est peut-être quelque peu usé,
pourrait donc ne pas être la seule exposition des scènes de sexe
les plus éhontées ; mais la participation, l’implication de
ces scènes dans les deux discours : nous étudierons
dans un troisième temps cette implication de la voie de la vertu
dans la scène du vice en montrant comment Sade invente ici
l’écriture moderne de la brutalité.
I. La scène sadienne comme perversion du
dispositif scénique
L’exigence de la
peinture est posée dès les premières pages de La
Nouvelle Justine :
« Il est affreux sans doute
d’avoir à peindre, d’une part, les malheurs effrayants dont le
ciel accable la jeune femme douce et sensible qui respecte le mieux
la vertu, d’une autre, l’affluence des prospérités sur ceux
qui tourmentent ou qui mortifient cette même femme »
(p. 396).
Le tableau des
infortunes des Justine n’est pas donné à voir fortuitement, par
effraction ; il faut le peindre. Plus loin, Sade parle de
« peindre le crime comme il est » ; Dubourg, le
premier libertin que rencontre Justine, « était à peindre
pendant ce récit » (p. 402). Cette exigence de la
peinture constitue le cadre de la représentation, inhibant,
conjurant à la racine par sa répétition l’interdit du regard
que la scène romanesque classique a l’habitude de transgresser.
Peindre est donc une
loi, la loi du récit :
« C’est ici où l’exactitude
dont nous nous sommes fait une loi pèse horriblement à nos cœurs
vertueux : mais il faut peindre ; nous avons promis d’être
vrais ; toute dissimulation, toute gaze deviendrait une lésion
faite à nos lecteurs » (p. 495).
On voit mal comment
dès lors se constituerait, dans la scène sadienne, l’écran de
la représentation
dont la fonction précisément est d’interposer, entre l’œil du
spectateur et la chose innommable en jeu dans la scène, la
« gaze », le voile de pudeur d’une médiation fictive,
d’un déplacement mimétique.
Sade recourt à un
mot curieux : « toute gaze deviendrait une lésion
faite à nos lecteurs ». Etre lésé, c’est subir en général
un dommage : le contrat de lecture ne serait pas rempli. Mais
la lésion suppose bien pis : l’écran est identifié à une
blessure, cette blessure même de la castration que le plaisir
scopique du spectateur face à la scène tout à la fois rappelle,
répète et conjure, déplace, atténue.
L’économie de
l’écran est donc parfaitement connue et acceptée de Sade, mais
il la dispose en dehors de son propre champ de représentation, ou à
la limite de ce champ. Pour le narrateur sadien, rien n’est
innommable : c’est la fameuse transparence de l’écriture
sadienne.
L’écran ne fait
pas partie du cadre de référence, mais subsiste comme virtualité
du regard vertueux, qui fait partie quand même de l’univers
sadien. S’il faut peindre le crime et ses effets, il est inutile
de peindre l’âme du vertueux :
« Il est inutile de peindre
l’effet que cette cruelle délibération produisit sur l’âme de
Justine ; nos lecteurs la comprendront aisément. »
(P. 435.)
Peut-être
comprenons-nous ; mais cela ne nous sera pas donné à voir.
L’intériorité de Justine demeure dans l’ombre :
« Rien n’égalait le désespoir
de Justine. Nous la croyons maintenant suffisamment connue de nos
lecteurs, pour être bien certains qu’il est inutile de leur
peindre tout ce que lui faisait éprouver l’obligation de suivre
de tels gens. » (P. 440.)
Parfois d’ailleurs
Sade quitte l’affirmation péremptoire pour confesser sa gêne :
« Il n’est pas aisé de peindre
à la fois ce qu’éprouvaient ici nos différents personnages. »
(P. 496.)
Il ne s’agit donc
pas simplement du choix thématique de ne pas peindre l’âme du
vertueux. C’est le point de vue même du vertueux, c’est son
regard qu’il est impossible de peindre, car Sade sait, de
l’extérieur, que ce regard est affronté à un écran, fait face
donc à de l’irreprésentable. Paradoxalement, l’innommable
sadien n’est pas la scène sadienne, dont les horreurs sont
détaillées avec une précision lumineuse, mais le regard vertueux
porté sur cette scène.
Sade pose donc deux
regards face à la scène qui s’exécute. Le premier est placé
sous l’injonction « il faut peindre » et entre de
plain-pied dans une scène sans écran : pour lui, pour le
libertin à la fois spectateur et acteur, la scène fait tableau, se
constitue comme un tableau dans lequel il entre, mais dans lequel,
par complicité forcée, le lecteur entre avec lui.
« Tour à tour, il injurie, il
flatte, il maltraite, il caresse. Ah ! quel tableau, Grand
Dieu ! » (P. 416.)
Le second regard est
celui que Sade annule, ou tente de neutraliser au moyen de
l’injonction inverse, « il est inutile de peindre » :
c’est le regard extérieur du spectateur vertueux. Ce regard
exposé à l’écran joue un rôle important dans plusieurs
épisodes de La Nouvelle Justine, mais toujours pour être, à
terme, déjoué, littéralement détruit.
Pour le regard
vertueux exposé à l’écran de la représentation, ce qui est
donné à voir ne fait pas tableau, mais fait scène, et le mot
scène porte scandale et condamnation :
« La scène est longue…
scandaleuse, remplie d’épisodes… entremêlée de luxures et de
saletés bien faites pour scandaliser celle qui gémit encore
d’outrages à peu près semblables. » (P. 468.)
Justine à peine
remise du viol de Saint-Florent surprend de derrière un taillis
l’accouplement de Bressac et de son serviteur Jasmin. Voyant sans
être vue une scène destinée à n’être offerte à aucun regard
(Bressac, à ce stade du récit, cherche encore à se soustraire au
regard de sa mère), Justine semble accomplir ici le dispositif
scénique classique. Elle surprend l’innommable par hasard et par
effraction, comme en réparation de son propre viol, auquel elle n’a
pas assisté. La chose sexuelle qui ne peut lui être représentée
lui est livrée malgré tout par le tour de passe-passe du
dispositif scénique, comme était livrée au duc de Nemours, par le
piège à regard du pavillon de chasse de Coulommiers, la réalité
brutale du désir malséant de Mme de Clèves.
On ne doit pas
cependant se leurrer à cette ressemblance : le voyeur vertueux
sadien n’est a priori ni le sujet, ni l’objet du désir ;
il ne trouve pas dans la scène qui se révèle à lui la rencontre
avec ce que malgré lui il est venu chercher. Le voyeur vertueux
sadien est happé dans ce qui lui répugne, inclus de force
dans un jeu du désir qui lui est étranger. La scène de Bressac
avec Jasmin est caractéristique de cette radicale étrangeté :
Sade donne à voir à Justine une sodomie entre deux hommes,
c’est-à-dire un scénario sexuel où elle ne peut pas trouver de
place, un scénario qui par rapport à elle est déplacé.
L’enjeu dès lors
sera, une fois posé cet écran, de le réduire, de précipiter ce
spectateur malgré lui au cœur de cet espace scénique qui le
nargue de sa radicale étrangeté.
Bressac ordonne
l’écartellement de Justine sur les lieux de la sodomie : le
corps de la spectatrice n’est pas seulement inclus dans l’espace
scénique, mais étiré, horriblement identifié à cet espace,
histoire de défaire de la façon la plus brutale et la plus
définitive l’écran que la scène avait temporairement établi à
son orée.
Un second épisode
place Justine en position voyeuriste, lorsque dans le pensionnat où
le chirurgien Rodin lui a donné l’hospitalité, grâce à la
complicité de sa fille Rosalie, elle épie les débordements de son
hôte :
« Il était important pour
Justine de connaître les mœurs du nouveau personnage qui lui
offrait un asile ; elle le sentit ; et, ne voulant rien
négliger de tout ce qui pouvait les lui dévoiler, elle suit les
pas de Rosalie, qui la place près d’une cloison assez mal jointe
pour laisser, entre les planches qui la forment, un jour suffisant à
distinguer et à entendre tout ce qui se dit et tout ce qui se fait
dans la chambre voisine. » (P. 524.)
Justine assiste ainsi
à plusieurs scènes de libertinage. Mais l’écran vertueux est
peu à peu menacé. D’abord Rodin confie à Justine la clef du
« cabinet magique » où sa défécation devient pour lui
un spectacle à l’insu de la jeune fille (p. 548). Puis,
ménageant une trappe sous le lit de Justine, il profite d’une
nuit chaude où elle s’est couchée nue pour faire tomber le lit
au beau milieu de son cabinet de débauche (p. 550), parodiant
un stratagème de séduction que l’on rencontrait déjà chez
Marguerite de Navarre.
Certes, les deux
trappes satisfont l’appétit voyeur de Rodin, mais elles indiquent
un spectacle sans constituer, sans circonscrire la représentation
développée d’une scène. Épier le derrière de Justine au
cabinet d’aisance est un plaisir répété du libertin : la
Delmonse, puis Saint-Florent avant son viol en avaient profité.
Sans faire scène, il
s’agit plutôt de retourner l’écran scénique, de jouir d’un
usage perverti, renversé, du voile de la pudeur, de ramener ainsi
en quelque sorte cet impossible regard du voyeur vertueux au regard
du libertin.
Toujours, il faut que
la cloison cède : témoin la trappe sous le lit de Justine,
qui précipite l’espace préservé de la chambre vertueuse au cœur
du cabinet des débauches.
 Justine chez Rodin (Nouvelle Justine, 1799, chapitre 6, figure 8). Rosalie a placé Justine « près d’une cloison assez mal jointe pour laisser, entre les planches qui la forment, un jour suffisant à distinguer et à entendre tout ce qui se dit et tout ce qui se fait dans la chambre voisine » (p. 524). Elle voit alors comment Célestine, la sœur de Rodin, amène à nson frère une fillette, Agnès et tire le cordon qui retient ses jupes. Contre la cloison, les verges trempent dans un baquet d’eau vinaigrée pour être plus cinglantes.
Dans l’histoire de
Jérôme, que Sade intercale au cœur de l’épisode au monastère
de Sainte-Marie-des-bois, Jérôme précepteur des enfants de
Moldane persuade Sulpice de séduire sa sœur et observe à la
dérobée leurs rendez-vous :
« Les rendez-vous avaient lieu
dans un cabinet près de ma chambre pour qu’au moyen d’une
ouverture pratiquée dans la cloison j’en pusse discerner les
détails. » (P. 717.)
Ici encore c’est le
libertin qui construit le dispositif d’écran pour jouir d’une
scène d’inceste sinon vertueuse, du moins presque encore
innocente. Mais cette scène ne nous est que fugitivement livrée.
Elle n’est que le préliminaire au processus narratif qui
précipitera les deux jeunes gens d’abord dans les mains de
Jérôme, puis surtout dans le cabinet de luxure de leur père :
c’est là qu’éclate la scène sa dienne, comme en témoigne le
choix du graveur pour l’illustration.
Cependant l’écran
est de plus en plus nettement érotisé :
« Mon vit était dans un tel
état, qu’il frappait seul contre la cloison, comme pour marquer
le désespoir où le mettaient les digues qu’on opposait à ses
désirs » (p. 717).
La cloison du
quatrième mur scénique est identifiée à l’obstacle que la
chair oppose à la pénétration. Percer la cloison prélude au
percement de la chair. Bientôt Jérôme conduit Moldane le père,
qu’il suppose vertueux, à cet œil qu’il a ménagé dans le mur
de sa chambre, espérant jouir de l’horreur du père face au
spectacle de la corruption de ses enfants. Mais Moldane est
libertin, ce qui précipite la sexualisation et, par là, la
réduction de l’écran :
« Je satisfis Moldane ; je
le plaçai au trou que j’avais fait pour moi, en lui faisant
croire que je venais de le pratiquer pour lui : le paillard s’y
met pendant que je le fous. » (P. 721.)
 Figure 2 : Séraphine fait céder la cloison (Nouvelle Justine, 1799, chapitre 18, figure 35). Le jeune de L’Aigle et sa sœur Séraphine observent les débauches de leurs parents derrière une cloison. Tandis que de l’Aigle sodomise sa sœur, la cloison cède et brise en tombant la table avec ses mets et, en dessous, la tête de Martine, qu’elle met en sang.
Moldane est le trou,
le terme (qui deviendra « fente », p. 726) se
prêtant paillardement à l’identification et à la fusion du
corps pris dans l’acte sexuel et du cadre scénique du dispositif
de la représentation. Mais le dispositif échoue encore, car
l’effet d’horrification (le fovbo"
tragique ?) est manqué. Jérôme conduit alors au même trou
la vertueuse Mme de Moldane :
« J’engage, quelques jours
après, M. de Moldane à mettre le lieu de la scène dans la chambre
de ses enfants ; je place son épouse au trou qui m’avait
servi, qui avait servi à Moldane même ; et cette malheureuse
femme put incessamment se convaincre de toutes les vérités que je
lui avais dites. » (P. 725.)
Mais la mère, trop
faible pour affronter la vision, loin d’entreprendre le châtiment,
se détourne et confesse timidement qu’elle voudrait avoir ignoré
ces horreurs. Jérôme passe alors dans la chambre des plaisirs,
trahit Mme de Moldane et précipite sa perte :
« Moldane, furieux, se précipite
sur la cloison, l’enfonce, se jette sur sa femme, la traîne au
milieu de la chambre, et, sous les yeux de ses enfants, lui enfonce
vingt coups de couteau dans le cœur. » (P. 726.)
C’est le même verbe
enfoncer qui, à deux lignes d’intervalle, marque l’anéantissement
de l’écran et du voyeur vertueux, identifiant le dispositif de la
cloison au corps martyrisé de la mère innocente. La réduction de
l’écran a à voir avec la réduction du corps féminin qui, pour
le coup, constitue l’enjeu fondamental de la scène sadienne.
Sur la fin du livre,
l’Histoire de Séraphine, intercalée par Sade dans l’épisode
où Justine est séquestrée dans la caverne des brigands au sortir
de Lyon, propose une variation sur le même dispositif. Le frère
de Séraphine, le jeune de L’Aigle, propose à sa sœur d’épier
les orgies de leurs parents depuis une chambre voisine. Savoir
contre savoir, Séraphine découvre le secret des débauches de ses
géniteurs dans le même temps que son jeune frère lui fait perdre
sa virginité. Il s’agit d’« appliquer nos yeux contre les
fentes d’une cloison, qui séparait la chambre où nous étions,
de celle où les orgies allaient se célébrer. » (P. 991.)
De même que Jérôme n’avait quitté son trou que pour sodomiser
Moldane, de L’Aigle prend Séraphine par derrière :
« Souvent de L’Aigle avait
quitté le rôle de spectateur pour s’acquitter de celui d’agent ;
et, comme la position dans laquelle j’étais lui rendait la
jouissance de mon devant assez difficile, le petit libertin s’en
dédommageait par derrière. » (P. 995.)
Il s’opère donc, à
chaque fois, un retournement, par l’orifice, de la découverte
oculaire du sexe à l’expérience anale du sexe. La cloison sépare
en quelque sorte ces deux voies, ces deux dispositifs d’écran
(optique et charnel), puis, en cédant, les réduit à une seule.
Cette fois-ci, la
cloison cède d’elle-même :
« Très échauffée de ce que je
voyais, je m’appuie fortement sur la cloison, en présentant, du
mieux que je peux mon derrière à de L’Aigle… Mais, Grand
Dieu ! quel événement ! La planche, mal assurée, se
détache, et va tomber sur la tête de Martine » (p. 996).
Les deux jeunes
voyeurs se retrouvent ainsi en plein centre de la salle des
plaisirs, écrasant, ensanglantant l’une des filles qui y étaient
employées. La réduction de la cloison passe par l’écrasement du
corps féminin, écrasement jusqu’à l’indifférenciation du
sang et de la semence, de l’anal et du génital, du masculin et du
féminin, puisque c’est un jeune couple qui prend la place de la
femme écrasée.
L’écran de la
cloison échoue donc à circonscrire l’incirconscrit de la scène.
L’écran doit céder comme la chair doit céder sous la pression
du sexe. Mais surtout cet anéantissement de l’écran met en échec
le clivage de l’espace de la représentation en espace vague et
espace restreint. D’autre part, et se superposant à cette schize
géométrale de l’espace scénique que l’écriture sadienne
refuse et réduit, la cloison est identifiée, dans le corps de la
femme, à la lisière du génital et de l’anal, que la scène
sadienne va s’efforcer de rompre, de réduire, de ramener à
l’indifférenciation du cloaque.
À deux reprises,
Justine est comparée à une anguille : face au « féroce
Dubourg », « plus leste qu’une anguille, Justine évite
tout » (p. 427) ; pour fuir Rodin, « légère
et souple comme une anguille, elle se glisse, échappe au bras qui
la retient » (p. 551). Wladimir Granoff a montré comment
la dissection des anguilles, par quoi Freud a démarré sa carrière
scientifique, l’avait amené à placer au centre de sa réflexion
sur la sexualité le cloaque, le lieu de l’indifférenciation
sexuelle, et les fragiles membranes à partir desquelles, de façon
tout à fait précaire, quelque chose d’ordre génital est
circonscrit.
Justine est le lieu de l’indifférenciation sexuelle ou, en tout
cas, c’est à quoi la scène sadienne entreprend de la réduire.
Le dispositif de la
cloison, dont nous avons montré que l’écriture sadienne
s’efforçait par tous les moyens de la perversion de l’empêcher
de fonctionner comme dispositif scénique, semble donc articuler
autre chose que la scène, quelque chose qui précisément aurait à
voir avec une ou des normes sexuelles et, de là, avec un ou des
discours sur la morale.
II. Les deux voies du discours et leur
articulation scénique
Si le système
différentiel qui règle le déroulement et le sens de la scène
sadienne ne s’appuie pas essentiellement sur une schize de
l’espace scénique, le jeu de la cloison révèle une autre
séparation, fondamentale, entre deux voies, la voie anale et la
voie génitale. Il y a, chez Sade, un scandale du corps féminin,
que Bressac résume d’une exclamation lapidaire, en montrant
Justine à Jasmin :
« Vois, vois donc ce ventre
percé… vois cet infâme con ; voilà le temple où
l’absurdité sacrifie ; voilà l’atelier de la génération
humaine. » (P. 471.)
Il ne s’agit pas ici
essentiellement de l’homosexualité, qui n’est que l’une des
multiples déclinaisons de la perversion du libertin sadien, mais
bien plutôt de la voie génitale, considérée par le libertin
sadien, même hétérosexuel, comme un supplément féminin
insupportable. La femme de Sade n’est pas barrée par le manque du
phallus, mais tout au contraire dotée d’un supplément génital,
qu’il s’agit de réduire par la scène, de ramener à
l’indifférenciation anale. L’arrière du corps de la femme est
la norme sadienne que le devant vient perturber dans la scène,
jusqu’à ce que ce supplément soit réduit par le supplice. Ce
dispositif est porté par les deux discours affrontés de la vertu
et du vice, de Justine et du libertin.
Le discours de la
vertu est un discours du voile : il habille le corps, il
l’inscrit dans un lien social, il s’enveloppe de l’hymen,
c’est-à-dire à la fois de la sanction symbolique du mariage et
de la membrane qui préserve la virginité.
À l’opposé, le
discours du libertin est un discours de la cloison : dénudant,
maniant le corps de la victime, il fait apparaître le cloisonnement
des deux voies anale et génitale ; il défait et dénonce le
lien social, prônant l’« isolisme », profanant
systématiquement tous les liens de parenté, de reconnaissance, de
révérence. L’isolisme sadien est un cloisonnement de l’individu.
Enfin, l’éloge de la pénétration anale érige le cloisonnement
en principe de jouissance : n’ayant à déchirer aucune
membrane, le pénis évite le voile et le lien pour jouir de
l’étroitesse d’un réceptacle que son cloisonnement réduit.
Il y a donc en
quelque sorte superposition et concordance entre les deux discours
du vice et de la vertu et les deux voies sexuelles, l’anale et la
génitale, cette superposition organisant un jeu du voile et de la
cloison.
Le déroulement du
discours est identifié au parcours de la voie. La voie est
omniprésente dans le texte, et d’abord comme route. Justine
parcourt les routes : « Il fut question de se remettre en
route » (p. 440).
À la route
matérielle du parcours narratif correspond la route métaphorique
du choix symbolique. Le romancier proclame d’emblée son intention
de « faire connaître à ce malheureux individu bipède la
manière dont il faut qu’il marche dans la carrière épineuse de
la vie » (p. 395). Il compte exposer « les exemples
frappants de bonheur et de prospérité qui accompagnent presque
inévitablement [les libertins] dans la route débordée qu’ils
choisissent » (p. 396). Rodin, dans son pensionnat,
maintient quelques élèves hors de son cercle de débauches :
« Il en faut, répondit Rosalie, pour maintenir le calme qu’il
veut goûter au milieu des orages qui doivent nécessairement
s’élever sans cesse sur l’atmosphère d’une route
semblable. » (P. 532.) Face à cette route du vice, Sade
campe celle de la vertu : « Mme de Bressac faisait tout
pour ramener son fils dans les sentiers de la vertu »
(p. 475).
Ce que nous appelons
ici voie du discours superpose donc le développement théorique
d’un système philosophique, le choix d’une voie sexuelle et le
déroulement d’un parcours narratif. On touche ici au dispositif
central du roman sadien, qu’illustre le frontispice.
 Annibal Carrache, Le Choix d’Hercule, huile sur toile, 1595, Naples, Galerie nationale de Capodimonte
Dès le frontispice
de Justine, Sade avait choisi d’allégoriser son roman par
une représentation pervertie du choix d’Hercule. On connaît
l’allégorie de Prodicos, qui raconte comment le jeune Hercule à
la croisée des chemins s’arrêta un moment, ayant à choisir
entre le riant et facile sentier du vice, qui conduisait à un
précipice, et l’aride et épineux sentier de la vertu. Erwin
Panofsky, qui a étudié en détail les représentations de cette
allégorie depuis l’antiquité tardive jusqu’aux Lumières,
a montré comment, à partir de l’ekphrasis de Philostrate,
dans la Vie d’Apollonius de Tyane, la représentation des
deux voies est identifiée à celle de deux femmes, puis comment,
sous l’influence du Jugement de Pâris, dont le thème est tout
proche, ces deux femmes furent représentées sous les traits
respectifs de Vénus et de Minerve.
Le choix des deux
voies constitue bien la base du roman, mais Sade ne se contente pas
d’inverser le bon et le mauvais choix. L’enjeu est la réduction
des deux voies à une seule, comme le supplice sadien doit réduire
les deux voies sexuelles à une seule.
 Frontispice de Justine, Paris, Girouard, 1791
Dans le frontispice
de Justine, la Vertu (ou Justine) est placée entre la Luxure
et l’Irréligion, ce qui ne constitue guère un choix, quoique le
dispositif iconographique soit celui du choix. Justine, de la main
droite, écarte l’Irréligion et se tourne vers la Luxure, tout en
cherchant des yeux un secours céleste. Le choix de l’Apollon
luxurieux est le choix de la voie génitale et de l’amour, que
Justine tente toujours face au libertin, dont elle tombe à
plusieurs reprises plus ou moins explicitement amoureuse :
« Quels qu’eussent été les
indignes procédés de Bressac pour elle, dès le premier jour
qu’elle l’avait vu, il lui avait été impossible de se défendre
d’un mouvement violent de tendresse pour lui ; la
reconnaissance augmentait dans son cœur cet involontaire penchant,
auquel la fréquentation perpétuelle de l’objet chéri prêtait
chaque jour de nouvelles forces ; et définitivement la pauvre
Justine adorait ce scélérat malgré elle, avec la même ardeur
qu’elle idolâtrait son Dieu, sa religion… la vertu. »
(P. 475.)
C’est le même
mouvement qui précipite Justine à Lyon chez Saint-Florent, qui l’a
pourtant volée et violée :
« Si cet homme, pensait-elle,
n’avait pas de bonnes intentions, serait-il vraisemblable qu’il
lui écrivît de cette manière ? » (P. 957.)
Ne s’était-elle pas
jetée dans ses bras après leur évasion de chez Cœur-de-Fer ?
« Justine, émue, se jette dans
les bras de Saint-Florent. “Oh ! mon oncle, lui dit-elle en
larmes, que votre âme est sensible, et combien la mienne y
répond !… » (P. 464.)
Le dispositif
narratif, en identifiant le choix de la vertu au choix de la voie
génitale, précipite nécessairement Justine vers le libertin qui
retourne matériellement son corps comme, symboliquement, il
retourne la vertu en vice.
Le triptyque qu’offre
le frontispice est celui de la Vierge, de la tribade et du libertin,
les composants fondamentaux de la scène sadienne, et dans le même
temps il représente la confrontation des deux discours de la Vertu
au centre et du Vice à chacun de ses côtés. Enfin il s’appuie
sur le dispositif du choix, où Vice et Vertu se disputent le
personnage central, encore incertain. Ces trois niveaux de
signification, scénique, allégorique et sémiologique, se
superposent imparfaitement, offrant prise ainsi au jeu de la
perversion sadienne.
![Frontispice de <i>La Nouvelle Justine ou Les Malheurs de la Vertu suivie de l’histoire de Juliette, sa sœur</i>. Ouvrage orné d’un frontispice et de cent sujets gravés avec soin, [Paris, Colnet du Ravel,] 1797 [1799], cote Bnf Enfer2511](../Fiction/Sade5.jpg) Frontispice de La Nouvelle Justine ou Les Malheurs de la Vertu suivie de l’histoire de Juliette, sa sœur. Ouvrage orné d’un frontispice et de cent sujets gravés avec soin, [Paris, Colnet du Ravel,] 1797 [1799], cote Bnf Enfer2511
Le frontispice de La
Nouvelle Justine, qui ouvre et allégorise en fait l’ensemble
formé par La Nouvelle Justine et par l’Histoire de
Juliette, retourne plus explicitement le choix d’Hercule.
Tandis que Justine à gauche est précipitée par le démon de la
luxure dans les ronces et les abîmes de la vertu, Juliette, à
droite, s’élève vers le temple de la Gloire, accompagnée par
Amour, figuré en putto portant des roses, et par Psyché,
reconnaissable à ses ailes de papillon. Au centre, Thémis, déesse
de la Justice, signifie de ses bras à gauche l’abaissement de
Justine, à droite l’élévation de Juliette.
Thémis est casquée
à la manière des Minerves du choix d’Hercule, tandis que Vénus,
absente, a délégué pour la représenter le couple formé par
Psyché et par Amour, qui conduit Juliette. Vénus et Minerve, le
plaisir sexuel et la sagesse, ne sont donc plus opposées, mais
réunies sur la voie montante qui devient à la fois voie du vice et
voie fleurie.
 Fustigation à Sainte-Marie-Des-Bois (Nouvelle Justine, 1799, chapitre 8, figure 13). Les moines ont décidé de mettre à mort une jeune fille de dix-huit ans. Ils l’attachent sur « l’infernale machine ». Chaque moine doit la fustiger à son tour ; « une autre fille, prise dans la classe des plus fortes, fouette le moine pendant qu’il opère ; et l’un des jeunes garçons, agenouillé devant lui, le suce. Celle qui doit succéder à la fustigée, est contrainte à demeurer à genoux, les mains jointes, dans l’attitude de la douleur et de l’humiliation ; bien en face du fouetteur, elle lui demande grâce, elle l’implore, elle pleure » (p. 618).
Une telle insistance
à pervertir le dispositif du choix d’Hercule marque qu’il ne
s’agit pas là d’un simple jeu sur l’alibi moral du roman,
alibi au reste passablement écorné dans La Nouvelle Justine.
Quelque chose de profond est en jeu dans ce choix, dont nous avons
montré qu’il recouvrait un choix de la voie sexuelle.
 Fustigation et excréments (Nouvelle Justine, 1799, chapitre 12, figure 24). Épisode du couvent de Sainte-Marie-des-Bois. Pendant que les moines fouettent jeunes garçons et jeunes filles disposés en alternance, les premiers sont contraints de déféquer, les secondes, d'uriner.
À l’articulation
de la scène et des discours sadiens, on trouve ce mystère du
dédoublement de la femme auquel Hercule est confronté : la
femme est Vénus et Minerve, Vice et Vertu, Juliette
et Justine, Amour profane et Amour sacré, espace privé de
la jouissance intime et espace public de la célébration festive,
aux deux pôles de l’hymen.
E. Panofsky remarque,
nous l’avons dit, que l’extraordinaire développement de
l’iconographie du Choix d’Hercule à partir du dix-septième
siècle correspond avec l’attraction d’une autre scène, celle
du Jugement de Pâris. Cette attraction pose un problème de
représentation qui est aussi chez Sade un problème de voie :
il n’y a de place que pour deux femmes dans le Choix d’Hercule,
et Junon est évincée ; de même la troisième voie sexuelle,
la voie orale, est repoussée par Sade à la périphérie des
préliminaires et semble ne devoir jouer aucun rôle essentiel.
Or cette troisième
voie, la voie de Junon, pourrait bien constituer, dans l’univers
sadien, la dimension soigneusement dissimulée de l’irreprésentable.
Entre la figure de l’innocente et celle de la tribade, Sade
n’évoque que rarement celle de la mère, de Junon. Mme de Bressac
en constitue, à ce titre, une représentation exceptionnelle. La
mère est l’initiatrice du jeu sexuel, elle est la voie vers le
désir de la femme, comme en témoigne la scène d’humiliation que
Bressac fait subir à sa mère, qui sera sa première femme. La mère
est l’espace de la scène sadienne : c’est là que meurt et
est profanée Mme de Moldane. La mère figure aussi l’interdit de
la voie anale et, pour cette raison, doit être éliminée : le
supplément génital qui rend scandaleux le corps féminin fait de
la femme une mère en puissance et porte, en plein cœur de la scène
sadienne, l’interdit de sa consommation, qu’il s’agit de
retourner, de détruire pour pouvoir accomplir la profanation.
D’autre part
l’oralité, sous les dehors anodins du préliminaire sexuel,
recouvre l’oralité de la prière, comme l’image de façon
saisissante le sujet gravé n° 13, représentant une scène de
fustigation à Sainte-Marie-des-bois. La fellation à gauche et la
supplication à droite procèdent du même geste, de la même
attitude. Le texte évoque les deux actions dans deux phrases
successives, dont les constructions invitent au rapprochement.
L’oralité
constitue le corps de l’innocente vertueuse comme interface entre
le discours du vice et le discours de la vertu : elle profère
la prière et prépare la luxure. Elle est le socle archaïque
depuis lequel se prépare le choix, le dédoublement féminin. Le
corps de Justine est d’ailleurs comparé par le libertin au temple
de Vénus, avec ses deux autels. La parole de Justine, sa voix,
conduit aux deux voies sexuelles.
 Ludovic Carrache, La Flagellation du Christ, peinture sur toile, 1585-1591, Douai, Musée de la Chartreuse. Le Christ est maintenu à la colonne à droite par un homme qui lui tire les cheveux, puis par un homme qui retient son poignet lié en s’arc-boutant du pied à la colonne. En bas à droite un homme à genoux refait le lien de son faisceau de verges avant de retourner fouetter le Christ. À gauche, deux hommes le fouettent. Complètement à droite, un homme en armure (Pilate ?) désigne le Christ du doigt d’un air de commandement. La colonne divise en deux l’espace de la toile. L’action occupe le côté gauche, tandis que le côté droit constitue l’infrastructure du dispositif. À droite, tous les bras sont tendus et les lignes de force convergent vers l’homme en armure. À gauche les bras sont repliés, prêts à s’abattre sur le Christ. Les lignes de force divergent depuis le poing levé gauche de l’homme de gauche. Au fond à gauche une silhouette féminine observe la scène. Cette silhouette ainsi que l’homme en armure à droite délimitent l’espace restreint de cette scène de supplice, qui sert de modèle générique aux gravures des figures 6 et 7. Mais un autre dispositif est ici en jeu, de façon pervertie : c’est celui du choix d’Hercule (voir figure 3), le Christ à la colonne partageant l’espace en deux voies, celle de l’organisation du supplice à droite, et de son exécution, à gauche, la voie active et la voie passive. La représentation du martyre, ou du supplice sexuel, se superpose à celle du partage moral de la raison.
Nous avons dégagé
le dispositif narratif qui règle le déroulement de l’ensemble de
La Nouvelle Justine et articule scène et discours autour de
la perversion du choix d’Hercule. Reste à s’interroger sur le
sens et les enjeux d’un tel dispositif.
III. Les enjeux du choix d’Hercule, ou le déni
de la sexualité
On peut considérer
La Nouvelle Justine comme une histoire de Justine ; le
titre du second volet du diptyque nous y invite. Le déroulement des
épisodes constitue un trajet sexuel et, peut-être au fond moins
horriblement qu’il n’y paraît, un processus de maturation et
d’élaboration du « moi » féminin.
Car, et c’est ce
qui fait l’intérêt de ce roman d’un point de vue
psychanalytique, le sujet en est féminin. Rien d’étonnant donc,
peut-être, à ce que le complexe de castration n’y soit pas
représenté : on sait à quelles difficultés se heurtent
Freud, puis Lacan, pour y impliquer le sujet féminin, condition
nécessaire à l’établissement de l’Œdipe comme paradigme
universel pour la structuration du « moi ». Or dans la
panoplie des horreurs sadiennes, la castration ne joue aucun rôle.
Et si cette absence
n’était pas, ou n’était que secondairement l’effet de la
perversion de Sade ? Si elle participait de ce choix du sujet
féminin, choix littéraire et parti pris intellectuel d’abord,
avant que de relever de l’intention inconsciente orientée par la
perversion ? Si le choix du sujet féminin constituait, dans la
plus grande tradition des Lumières, contre l’Œdipe et ses
coupures, et ses limites, le choix de l’universel ?
Dans le trajet sexuel
qui nous est rapporté, le viol par Saint-Florent constitue un point
d’ancrage traumatique : cette scène, que Justine
exceptionnellement ne voit pas puisqu’elle est évanouie, pourrait
bien constituer la scène originaire
que toutes les autres ne font que répéter et recouvrir ou
déplacer, jouant, précisément par la condensation de l’horreur,
le rôle de scènes écrans.
Or le viol de
Saint-Florent correspond pour Justine à l’expérience de la
seconde voie, la voie génitale, dont nous avons montré qu’elle
était aussi la voie de la vertu. On peut donc analyser le roman
sadien comme un roman du déni de la génitalité. Le développement
du discours du libertin compense, supplée non pas la mise en échec,
mais le report indéfini de l’avènement à la sexualité
génitale.
Le monde de la scène
sadienne est donc le monde pervers de l’organisation pré-génitale
ou non génitale de la sexualité. Dans ce monde, la femme porte le
phallus : non seulement la tribade éjacule et même procède à
la pénétration, mais elle détient, par son discours
d’initiatrice, le savoir du phallus.
Il peut paraître
paradoxal de définir le roman sadien comme un roman du déni de la
génitalité alors que la pénétration sexuelle génitale y est
tant de fois dite, montrée, répétée. La voie génitale est
pratiquée, certes, mais comme une profanation ; à l’opposé
de la voie anale, elle n’est jamais célébrée et ne devient
jamais la voie d’élection.
Il peut paraître
également étrange d’identifier le discours du libertin au
discours de la mère : certes la Delmonse et surtout la Dubois
sont de fameuses initiatrices ; mais tant d’hommes libertins
débitent à Justine leurs discours ! Cœur-de-Fer, Bressac,
Rodin, Saint-Florent, pour n’en citer que quelques uns. C’est
par son contenu que le discours libertin s’origine comme discours
de la mère, de la mère nature d’abord, qu’il convoque contre
les chimères de la religion et du contrat social, et plus
généralement discours de l’abject, c’est-à-dire refus de la
relation d’objet
et exaltation de l’horreur, qui constituent l’univers archaïque
du « moi » placé dans la sphère maternelle, avant la
séparation, la coupure symbolique.
Face au discours
libertin, le discours de la Vertu n’est pourtant pas le discours
ni du maître (il ne saurait y en avoir que dans la débauche chez
Sade), ni du père, mais, nous l’avons vu, le discours de Junon.
Le Dieu de Justine est contaminé par les images auxquelles
l’associe le libertin : il est « une chimère »,
figure horrifiante de la mère archaïque, mère profanée par la
défécation, par l’analité. Il est également un « fantôme »,
dont Jean-Pierre Dubost a montré la proximité avec la mère vécue
comme apparition sublime, comme Vierge, comme Laure consolatrice et
exposée, enveloppante, réparatrice, et offerte à la déchirure.
Quant aux temples et aux autels où Justine prétend venir se
prosterner, ils sont ramenés par le libertin au temple de Vénus,
c’est-à-dire au corps de Justine. On ne sort donc jamais, dans
l’élaboration de la pensée sadienne, dans le jeu de son double
discours, du corps féminin.
Le déni sadien de
la sexualité (le texte met en scène du sexe, mais refuse
l’avènement à une sexualité) ne peut donc être identifié aux
schémas psychanalytiques de la perversion : évitement du
complexe de castration, refus de l’altérité, rapport incertain,
voire nul, au symbolique pris dans son sens lacanien.
Sade tout au
contraire fait système et même double système. Profanant la mère,
il établit le discours du libertin. Profanant la vierge, la
fillette, il extrait de sa bouche le discours de la vertu. La scène
sadienne est une formidable machine à produire du symbolique.
Mieux, elle donne à voir, grâce à la perversion exhibitionniste
qui l’anime, ce qu’est la production, ordinairement masquée,
invisible du symbolique : production non pas d’un système de
valeurs, d’un ordre de la loi, mais de deux ordres
contradictoires, de deux registres affrontés en un antagonisme
perpétuel. Au principe symbolique, le principe de la révolte
libertine, s’oppose l’institution symbolique, le discours
socialisé de la vertu, discours écran, qui recouvre l’autre et,
en fait, procède de lui.
Car
« Qui sait, lorsque le Ciel nous
frappe de ses coups, Si le plus grand malheur n’est pas un
bien pour nous ! »
La citation placée
par Sade dans le cartouche de la gravure qui sert de frontispice à
Justine institue « le remède dans le mal »
comme dialectique centrale de la régulation symbolique.
Mais surtout elle
renverse et détourne le dispositif œdipien. Sade en effet va
chercher cette citation dans une tragédie de Ducis, Œdipe chez
Admète. La pièce condense et mêle l’Œdipe à Colonne
de Sophocle et l’Alceste d’Euripide. L’acte III
« représente un désert épouvantable. On apperçoit dans le
fond le Temple des Euménides, & sur le côté des ifs, des
cyprès , & des rochers ». Tandis que se prépare le
sacrifice humain qui doit apaiser les terribles Erinyes, tous les
protagonistes du drame convergent vers le temple. À la scène 1,
Polynice seul entend arriver Antigone et Œdipe, dont il voudrait
obtenir le pardon et le soutien dans sa guerre contre Etéocle.
Intimidé cependant, il se cache. La scène 2 est donc constituée
du dialogue entre Antigone et Œdipe. L’arrivée d’Œdipe au
temple des Euménides est calquée sur le début d’Œdipe à
Colonne. Œdipe se souvient de tous ses crimes et demande aux
déesses de lui fournir un tombeau. À Antigone qui proteste contre
l’injustice du sort (« Comment ce Ciel si juste a-t-il pu
vous livrer / Aux douleurs dont l’excès vient de vous
déchirer ! »), Œdipe répond alors par les vers que
Sade cite, signifiant que le malheur peut être renversé en
bienfait : c’est là l’enjeu de la pièce. Œdipe, en se
sacrifiant aux Erinyes, évite à Alceste et à Admète la mort à
laquelle l’un ou l’autre était condamné et se rachète aux
yeux des hommes.
Au-delà du laborieux
exercice de synthèse rhétorique auquel le dramaturge s’est livré
dans la tradition scolaire de l’imitatio jésuite, la pièce
tout entière de Ducis est peuplée de fantômes : dès la
première scène du premier acte, Admete raconte à Polynice comment
Tysiphone est apparue à son père, prononçant la malédiction qui
annonçait la nécessité prochaine du sacrifice humain.
« Tisiphone, sortant de l’infernal
séjour, Vint répondre elle-même, et fit pâlir
le jour. A son aspect affreux les autels
s’ébranlèrent, D’une sueur de sang les marbres
dégouttèrent, Notre encens s’éteignit, ou n’osa
plus monter : Une sourde fureur semblait la
tourmenter : Mais à peine au-dehors elle allait se
répandre, Qu’on vit tous ses serpens se dresser
pour l’entendre. » (I, 1.)
La malédiction
signifiée au père est redoublée à la scène 3 par le récit
d’Alceste, sa bru, qui raconte à Admète le cauchemar qu’elle
vient de faire.
« Dans ce tems de la nuit où des
vapeurs plus sombres Redoublent le sommeil, épaississent les
ombres, Le trépas de mon père (ô ciel !
puis-je y penser !) A mes esprits tremblans s’est venu
retracer. » (I, 3.) Alceste a revécu en
rêve la mort de son père Æson, ébouillanté et poignardé à
l’instigation de Médée par ses sœurs trop crédules qui
croyaient ainsi lui redonner la jeunesse. Mais cette mort n’était
que le signe de celle annoncée d’Alceste, son époux :
« Sous tes pas à l’instant
s’est ouvert le Ténare, Une invisible main t’entraînait au
Tartare ; Tu me criais : adieu. J’ai frémi,
j’ai couru. Entre nous deux alors nos enfans ont
paru ; Ils élevaient vers nous leurs voix
attendrissantes ; Ils enchaînaient tes pieds de leurs
mains innocentes. La foudre épouvantable a soudain
retenti. Alors tout s’est calmé, tout s’est
anéanti ; De ces objets divers l’effrayant
assemblage De tes périls surtout me laisse encore
l’image ; Et, dût ce ciel vengeur irriter mes
ennuis, Qu’il s’agisse du
père d’Admète, d’Æson supplicié par ses filles, d’Admète
lui-même, représenté mourant face à ses enfants, ou, en fin, au
cinquième acte, d’Œdipe sacrifié devant Antigone, Étéocle et
Polynice, c’est bien la mort du père qui est obsessionnellement
scénographiée.
Cette mort du père
encadrée par les fantômes maternels de Tisiphone et de Médée,
les détentrices du savoir tragique, constituerait en quelque sorte
le soubassement fantasmatique du dispositif sadien. L’horreur qui
saisit Antigone et Alceste face à la mort du père devient horreur
de Justine face au supplice sexuel, où la loi paternelle est
profanée. Sade n’intériorise-t-il pas une horreur toute féminine
vis-à-vis de l’acte sexuel, fantasmé comme mise à mort (le
supplice sadien), comme réduction du double (la destruction de la
cloison) et comme révélation du savoir de la mère ?
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