« Parce qu’il est doux d’entendre [pendant1] la nuit un concert de flûtes qui s’exécute au loin et dont il ne me parvient que quelques sons épars que mon imagination aidée de la finesse de mon oreille, réussit à lier, et dont elle fait un chant suivi qui la charme d’autant plus que c’est en bonne partie son ouvrage, je crois que le concert qui s’exécute de près a bien son prix. Mais le croirez-vous mon ami ? Ce n’est pas celui-ci, c’est le premier qui enivre2. »
Diderot s’adresse ici à son ami Falconet, initiant par cette métaphore une série de lettres sur la postérité. Le concert de flûte entendu la nuit au loin métaphorise la voix de la postérité. À partir de ses bribes, nous reconstituons la plénitude de la mélodie, nous imaginons ce que peut être, ce qu’a pu être « le concert qui s’exécute de près ». Etrange présent qui définit un irréel : ce concert de près qui nous fait défaut, auquel nous n’avons pas accès, « a bien son prix », mais il n’a pas tant de prix, car au fond il nous reste extérieur, étranger. L’autre concert, celui que nous refigurons pour nous, en nous, parce qu’il « est en bonne partie l’ouvrage » de notre imagination, est le concert qui nous enivre : c’est le concert potentiel de la postérité.
« Mais le croirez-vous mon ami ? Ce n’est pas celui-ci, c’est le premier qui enivre. » Diderot s’adresse à Falconet au futur : « le croirez-vous ». Sans doute ce futur est-il essentiellement rhétorique ; sans doute peut-il s’expliquer par le contexte épistolaire : croirez-vous cela, mon ami, quand vous recevrez ma lettre, quand vous lirez ces lignes ? Il n’empêche : l’autre concert est projeté dans le futur, il est virtualisé par ce futur. Falconet ne s’y trompe pas d’ailleurs, qui répond à Diderot :
« La comparaison que vous faites du concert est fort douce, elle est agréable et séduisante ; mais pour la faire juste, il aurait fallu dire, j’entends un concert et je crois qu’il y en aura un autre après moi3. »
Diderot superposait deux présents, potentiel et irréel. Falconet les rétablit dans la logique d’une succession. Ce qui m’enivre, ce n’est pas seulement la reconstitution, à partir du concert de flûte que j’écoute maintenant dans le lointain, d’une présence à la plénitude d’un concert révolu ; c’est aussi la projection, à partir du concert qui s’exécute maintenant devant moi, d’auditeurs à venir qui en percevront les bribes dans le futur et reconstitueront à leur tour le concert d’aujourd’hui. La postérité s’inscrit dans une chaîne et l’ivresse qu’elle procure est avant tout celle de la perspective d’un « ça aura été ». L’ivresse du concert de la postérité ne se conjugue pas au présent, mais au futur antérieur.
Diderot et Falconet retravaillent ici un exemple qui vient des Confessions d’Augustin. Confronté à ce que Ricœur appellera l’aporie du temps, Augustin donne l’exemple d’une voix qui résonne et que j’écoute :
« Voici, par exemple, qu’une voix corporelle commence à résonner, elle résonne et résonne encore et cesse de le faire ; déjà c’est le silence, cette voix est passée (praeterita est), il n’y a plus de voix. Elle était future avant de se faire entendre, et ne pouvait être mesurée, puisqu’elle n’était pas encore ; et maintenant elle ne peut pas l’être davantage, puisqu’elle ne l’est plus. On la pouvait mesurer tandis qu’elle résonnait, car alors elle était une chose mesurable. Mais même alors, elle n’était pas stable (non stabat), elle allait et passait (ibat enim et praeteribat) ; Et n’est-ce pas la raison pour laquelle on la pouvait mieux mesurer ? Car pendant qu’elle passait (Praeteriens enim), elle s’étendait (tendebatur) sur un espace de temps qui la rendait mesurable, le présent n’ayant aucune étendue4. »
Je ne reprendrai pas ici l’analyse que fait Ricœur de la contradiction augustinienne entre un présent qui ontologiquement n’a pas d’étendue et l’expérience qui s’impose néanmoins à nous de cette étendue, expérience nécessaire par laquelle nous mesurons le temps et lui accordons une durée5. Diderot tire l’exemple augustinien dans un autre sens, et attire notre attention sur un autre paradoxe : alors que c’est par sa continuité sensible que nous pouvons appréhender le temps comme temps, en saisir la notion et en faire l’expérience, cette expérience du temps apparaît, contre toute attente, profondément et même doublement discontinue. Une voix qui se fait entendre, ce n’est jamais une voix pleine et continue, mais une succession d’interruptions et de recommencements, des « sons épars » que l’imagination seule « réussit à lier ». D’autre part, le présent du son est un présent double, celui du « concert qui s’exécute au loin » et celui du « concert qui s’exécute de près » : mais la coprésence de ces deux présents est phénoménologiquement impensable.
Aussi pour Diderot, qui ne fait là que forcer le trait dans l’exemple augustinien, la véritable expérience du temps est une expérience de la bribe : « quelques sons épars que mon imagination aidée de la finesse de mon oreille, réussit à lier, et dont elle fait un chant suivi ». Ce n’est pas le déroulement suivi d’un chant que relève l’expérience : elle accueille d’abord de l’incompréhensible, de l’hétérogène, du fragment. Ensuite seulement, la temporalité se déploie subjectivement à la fois comme temporalité intrinsèque du chant, auquel l’imagination donne sa « pertinence sémantique6 », et comme temporalité extrinsèque de la postérité, par la liaison de ce concert-ci avec l’autre, puis de cet autre avec celui que j’imagine de ma propre postérité. Cette double temporalité, je dois et je ne peux pas penser sa coprésence ; les deux présents de l’actualité et de la postérité, du proche et du lointain, de la liaison et de la bribe, sont dans le présent mais ne sont pas coprésents.
Des bribes de temps, projetées au futur antérieur : ce temps-là aura été le mien, et ne sera saisi comme mon temps que dans la refiguration qu’en fera, si elle advient, ma postérité. Le caractère troué du temps7, sa dimension si l’on peut dire prétéritive, peut ainsi se formuler à la fois comme immatérielle matérialité et comme continuité discontinue.
Cette « aporie du temps », que Ricœur dégage de sa lecture du livre XI des Confessions d’Augustin, se résout selon lui par sa mise en rapport avec une aporie inversée chez Aristote : c’est la thèse du temps comme « quelque chose du mouvement », τί τῆς κινήσεως8. Elle ne se manifeste pas d’emblée à lui comme aporie inversée, mais d’abord comme « image inversée9 », car Ricœur commence par apparier à Augustin non la Physique mais la Poétique d’Aristote. C’est sur cette articulation inversée que repose le coup de génie de Temps et récit. Aristote vient en quelque sorte réparer Augustin : le jeu de l’intrigue, le travail de la fiction supplée l’aporie originaire du temps, dont les Confessions dressent le constat. Et de fait, Diderot à sa manière abonde en ce sens : les bribes du concert de flûte entendu par intermittence dans le lointain ne prennent sens et consistance qu’à partir du moment où mon imagination en retisse l’enchaînement musical, en réinvente la composition. L’expérience du réel est d’abord l’expérience de l’hétérogène et de la discordance, que l’esprit renverse en « prépondérance de la concordance10 », par « la configuration de l’intrigue11 », ou tout du moins ici de la composition musicale.
Le point faible de l’attelage imaginé par Ricœur, dont il nous avertit d’ailleurs dès les premières pages, c’est l’absolue hétérogénéité des textes qu’il met en rapport, de l’expérience sensible du temps dans les Confessions d’une part, où il n’est nullement question d’intrigue, de la structuration de l’intrigue dans la Poétique d’autre part, où il n’est nullement question du temps12. Que signifie, qu’engage cette hétérogénéité ? Il ne s’agit ici ni du thème des deux textes, ni des orientations philosophiques des deux auteurs, ni même du temps et du récit. D’un côté, ce que Ricœur lit chez Aristote comme l’exposition des principes de « la mise en intrigue13 », mobilise une liberté du « choisir » appuyée sur une éthique. De l’autre, ce qu’il isole chez Augustin, en le séparant radicalement de son assise mystique comme de son inscription dans une théologie, c’est une expérience sensible appuyée sur une connaissance de la nature. L’Augustin de Ricœur est un Kant de la raison pure, tandis que son Aristote fait parler la raison pratique. L’appariement des deux, hautement improbable et pourtant absolument nécessaire, est l’appariement de la troisième Critique, à partir duquel établir une faculté de juger et, plus particulièrement, un jugement esthétique. Le point faible exhibé n’est donc pas un point faible : il constitue au contraire le socle post-kantien du geste herméneutique.
Rappelons de quelle manière Kant dramatise cet appariement des hétérogènes, à la fin de l’introduction de la Critique de la faculté de juger :
« L’entendement est légiférant a priori pour la nature, en tant qu’objet des sens, en vue d’une connaissance théorique de celle-ci dans une expérience possible. La raison est légiférante a priori pour la liberté et sa causalité propre, en tant que suprasensible dans le sujet, en vue d’une connaissance pratique inconditionnée. Le domaine du concept de la nature sous la première législation et celui du concept de liberté sous l’autre législation sont, malgré toute l’influence réciproque qu’ils peuvent avoir l’un sur l’autre (chacun selon ses lois fondamentales), entièrement séparés par un grand gouffre, qui disjoint le suprasensible des phénomènes14. »
Que la démarche d’Augustin, dans la lecture qu’en fait Ricœur, consiste à délimiter comment l’entendement légifère en vue d’une connaissance théorique du temps dans une expérience possible de celui-ci, et à partir de la difficulté de cette possibilité, c’est assez clair. Si l’on a en tête le modèle kantien, l’approche que Ricœur propose de la Poétique s’éclaire également. Cette approche est résolument anti-structurale : non, Aristote n’a pas cherché à dégager la structure type de la tragédie, et ce n’est pas d’un système de formes qu’il s’agit. Pour Ricœur il y a une « marque dynamique15 » que le mot poétique imprime à l’ensemble du traité : il ne s’agit pas, avec le muthos, d’un récit fait, mais d’un agencement à faire du récit ; il ne s’agit pas, avec la mimésis, de l’imitation, mais de l’activité mimétique :
« l’action apparaît comme la “partie principale”, le “but visé”, le “principe” et, si l’on peut dire, l’“âme” de la tragédie. Cette quasi-identification est assurée par la formule : “C’est l’intrigue qui est la représentation de l’action” (50a1)16. »
Autrement dit, la Poétique, et derrière elle le texte littéraire en général, seront lus comme une combinatoire de délibérations sur l’action à venir, d’imaginations du concert lointain. La mimésis n’est pas tant pensée comme actualisation d’une représentation que comme projection d’une postérité. Dans cette perspective, la littérature est toujours métaleptique : elle ne dit pas les choses qui se passent ; elle montre comment elle pourrait les dire17. Non seulement la Poétique, quand elle définit les parties de la tragédie, définit en fait les parties de l’art de composer, mais la fiction narrative, quand elle déroule ses épisodes, déroule en même temps des choix d’action à partir d’une combinatoire dont le système se révèle par sa mise en œuvre dans le récit. C’est pourquoi toute intrigue est mise en intrigue, toute action est mise en œuvre d’une délibération et d’un choix. En ce sens la Poétique est pensée comme une Critique de la raison pratique, dans laquelle Kant procède par antinomies et résolutions comme Ricœur, dans Temps et récit, dégage des apories pour ensuite éclaircir des énigmes.
L’antinomie kantienne de la raison pratique donne à Ricœur le modèle général de détermination de la praxis du héros tragique aristotélicien. Chez Kant, ce qui est en jeu est l’union de la vertu et du bonheur : or la recherche du bonheur s’accorde difficilement avec la pratique de la vertu, elle n’en est pas la cause ; et réciproquement la mise en œuvre du souverain bien n’a que peu de chance d’accorder bonheur et vertu. Pour résoudre cette antinomie, Kant procède comme pour l’antinomie de la raison pure et déconstruit la notion d’événement, qu’il décompose en phénomène et noumène. Pour un même événement, on peut en effet considérer l’être agissant à la fois comme phénomène dans la nature, déterminé par une causalité naturelle, et comme noumène, pure intelligence « qui échappe aux déterminations du temps » et s’affirme comme « libre à l’égard de toute loi de la nature18 ». Si je pars de la recherche du bonheur, c’est-à-dire de la satisfaction des désirs, dans tous les cas de figure, que je considère l’action dans la chaîne naturelle des phénomènes ou comme objet de délibération abstraite pour le sujet, elle ne permettra jamais nécessairement au sujet agissant d’atteindre le souverain Bien. Réciproquement, si je pars du pôle opposé, de la recherche de la vertu, dans le monde sensible l’expérience montre clairement, hélas, que toutes les actions ne sont pas motivées par la vertu. En revanche, si je me place dans le monde intelligible des choix qui, virtuellement, se présentent avant la décision et engagent une combinatoire abstraite d’actions possibles, alors la recherche du souverain bien est possible, et cette recherche aura une connexion, plus ou moins directe certes, mais une connexion avec la recherche du bonheur19.
La question de la vertu et du bonheur n’intéresse pas directement Ricœur. En revanche la division kantienne de l’événement est à la base de l’interrogation générale de Temps et récit. Pour maintenir une causalité vertueuse dans les déterminations de la raison pratique, Kant est obligé de diviser l’événement en phénomène et noumène, en expérience de ce qui se passe dans la nature et choix spéculatif qui se présente au sujet avant d’agir. Autrement dit l’événement est à la fois une expérience et un choix. Comme expérience, il est plongé dans l’aporie augustinienne du temps qui passe ; comme choix, il est converti en structure spéculative de la mise en intrigue.
Il n’y a plus du coup à proprement parler d’événement. Si l’on entre dans le temps, la délibération au nœud de l’intrigue s’évanouit dans le flux de l’expérience et l’événement devient méconnaissable en tant qu’événement ; si l’on sort du temps pour considérer la structure de la délibération, cette structure devient une forme logique, détachée de l’expérience du temps. Ce problème est directement lié à celui de la consistance du temps comme temps troué : il y a une compacité de l’événement, qui n’est pas ce qui passe, mais ce qui advient et se maintient comme venue, alors que l’intermittence constitue la pierre de touche de l’expérience phénoménologique du temps. Cette compacité de l’événement est la compacité même de l’intrigue, qui désigne étymologiquement non la fin qu’on vise, ni le détail d’un récit, mais l’intrication, la densité des actions et des intentions intriquées, ce que Raphaël Baroni appelle « tension narrative20 ». Or, contrairement à l’intrigue, l’événement porte cette compacité phénoménologiquement, comme expérience non théorisée, non modélisable, comme aléa de la nature : dans la perspective post-kantienne, cette densité et cet aléa, cette évidence et cet hétérogène, sont inconciliables. C’est pourquoi, dans la phénoménologie husserlienne (et du coup dans l’herméneutique et dans la narratologie qui s’en réclament), Ricœur fait remarquer que l’événement est réduit à presque rien :
« Afin de pouvoir commencer son analyse de la rétention, Husserl se donne l’appui de la perception d’un objet aussi insignifiant que possible : un son […] À cet objet minimum — le son qui dure — Husserl donne le nom étrange de Zeitobjekt, […] tempo-objet21. »
L’exemple, déjà très simple, d’Augustin est encore dépouillé, réduit à une expérience quasiment sans durée. Husserl entend saisir le temps au moment de son surgissement dans l’expérience phénoménologique, dont la métaphore sera ici l’avènement du son pur. Le son ainsi réduit à son « maintenant » constitue un tempo-objet : il a la ponctualité de l’objet et pourtant il « comporte une intentionnalité longitudinale », c’est-à-dire la virtualité d’une extension en longueur, en durée : extension vers le passé, c’est la rétention, qui est en lui la trace de ce qui a précédé ; extension vers le futur, ou protention, qui est la projection de ce qui va suivre. On reconnaît là, sous une forme très épurée et désincarnée, l’instant prégnant théorisé par Lessing et par Diderot22. Mais alors que l’esthétique classique procède par condensation d’une narration en un moment, Husserl met l’accent sur le caractère originaire du tempo-objet, sur le paradoxe de cette origine sans cesse commencée, qui est aussi une fin :
« Il commence et il cesse, et toute l’unité de sa durée, l’unité de tout le processus dans lequel il commence et finit, “tombe” après sa fin dans le passé toujours plus lointain. » [24] (37)23
On voit venir le tempo-objet comme ce qui, à peine advenu, tombera24 immédiatement dans un passé qui s’éloignera irrémédiablement : il aura été ; ce qui permet au moment de persister comme conscience du temps, c’est cet aura-été qui fait du futur antérieur la forme de l’inscription temporelle du temps. Chez Husserl cependant, la dimension narrative de l’instant prégnant tombe : il n’y a pas d’intrigue ; Ricœur la réintroduira sous la forme de l’historialité de l’être-pour-la-fin heideggérien (zum Ende sein) au chapitre suivant25. Il faudrait cependant se demander comment cette dimension narrative est tombée : pour ce faire, un retour à Diderot s’impose.
Chez Diderot, la métaphore du son réapparaît quelques années après sa lettre à Falconet, lorsqu’il écrit Le Rêve de D’Alembert. Nous sommes en 1769 : les Salons, qui sont le lieu du plein développement de l’instant prégnant diderotien, ne constituent plus alors le lieu privilégié de son activité créatrice, comme c’était le cas lors des lettres sur la postérité. Le Rêve se livre à une autre expérience de pensée que celle du moment créateur superposé à l’instant de la représentation : le dispositif, ici, consiste à superposer contradictoirement un système matérialiste fait (par Diderot, par Bordeu, tous deux supposés savoir) à un système se faisant, ou à faire (par D’Alembert, par Julie de l’Espinasse). La métalepse consiste à délibérément confondre le processus avec le système. Aussi la musique n’est-elle plus invoquée cette fois comme musique de la renommée, mais comme image matérialiste de la pensée humaine en train de se produire :
« Diderot. […] L’instrument sensible ou l’animal a éprouvé qu’en rendant tel son il s’ensuivait tel effet hors de lui, que d’autres instruments sensibles pareils à lui ou d’autres animaux semblables s’approchaient, s’éloignaient, demandaient, offraient, blessaient, caressaient, et ces effets se sont liés dans sa mémoire et dans celle des autres à la formation de ces sons26. »
Apparemment, rien ici n’évoque le temps. Diderot se situe en amont de l’émission du son, au moment de sa « formation » : une corde est pincée et, immédiatement, rend un son. Ce son ne dure pas ; il se manifeste logiquement, comme virtualité d’un son. Quant à la liaison constitutive du sens, elle ne se fait qu’après coup, dans la mémoire, par l’association de l’effet causé avec la combinaison des sons qui l’a déclenché. Autrement dit, un sens n’est produit d’abord que par hasard, le sens ne s’établit que rétrospectivement.
C’est l’effet qui fait sens et sa récurrence qui fixe la liaison sémantique : un langage se constitue à partir de l’enregistrement des événements, matérialisés ici par les verbes « s’approchaient, s’éloignaient, demandaient, offraient, blessaient, caressaient ». Mais la succession de ces verbes en parataxe ne fait pas phrase, n’ordonne pas un récit27. Il n’y a à proprement parler ni temps (au sens d’appréciation d’une durée), ni récit : les événements se manifestent comme parataxe verbale ; la juxtaposition des imparfaits ne s’articule pas syntaxiquement. S’ouvre alors un vertige de synchronie universelle :
« Et pour donner à mon système toute sa force, remarquez encore qu’il est sujet à la même difficulté insurmontable que Berkeley a proposée contre l’existence des corps. Il y a un moment de délire où le clavecin sensible a pensé qu’il était le seul clavecin qu’il y eût au monde et que toute l’harmonie de l’univers se passait en lui28. »
Le matérialisme absolu dont Diderot fait ici l’expérience est la réplique inversée de l’idéalisme absolu incarné par Berkeley : hors temps, le clavecin pensant pense se suffire à lui-même et pouvoir faire l’économie de l’interlocution ; parce qu’il peut mimer en lui tous les événements, il s’imagine les contenir. Que se passe-t-il quand le son n’est plus une voix entendue du dehors, mais une musique produite au dedans de moi ? Quand cette musique n’est pas une mélodie, qui se déploie dans le temps comme inflexion d’un chant, mais une harmonie, c’est-à-dire un accord, une création saisie à son point originaire, et d’emblée une polyphonie, un concert, c’est-à-dire un monde ?
Diderot avance ici prudemment. Il ne prétend pas ouvertement proposer un modèle théorique alternatif : il évoque une « difficulté insurmontable » et « un moment de délire ». Mais le délire est précisément, dans Le Rêve de D’Alembert, la pierre de touche par laquelle le dialogue exprime sa vérité matérialiste sous la forme d’un mi-dire29, c’est-à-dire comme affirmation par la dénégation, comme médisance pour mieux dire. C’est ce que l’intervention de D’Alembert dans le dialogue va permettre d’éclairer :
« D’Alembert. Par exemple, on ne conçoit pas trop, d’après votre système, comment nous formons des syllogismes, ni comment nous tirons des conséquences.
Diderot. C’est que nous n’en tirons point : elles sont toutes tirées par la nature. Nous ne faisons qu’énoncer des phénomènes conjoints, dont la liaison est ou nécessaire ou contingente, phénomènes qui nous sont connus par l’expérience : nécessaires en mathématiques, en physique et autres sciences rigoureuses ; contingents en morale, en politique et autres sciences conjecturales30. »
D’Alembert objecte à Diderot Aristote : non sa Poétique, mais sa logique et, avec le syllogisme, la théorie du discours qui la sous-tend31. À partir du modèle du clavecin pensant, qui est un modèle sans temps ni récit, les événements ne peuvent pas se déployer dans l’enchaînement d’un discours ni d’un raisonnement. Comment Diderot peut-il penser l’événement si son clavecin pensant ne le déduit pas logiquement, par le syllogisme, s’il ne l’inscrit pas dans une chaîne causale qui sera en même temps la chaîne du discours qu’il produira, par lequel il le configurera comme discours et comme histoire ?
Diderot refuse cette solution, dont le dégât collatéral est la scission de l’événement : dans le système de D’Alembert, hérité d’Aristote et que formalisera Kant, d’un côté l’événement s’enchaîne dans la nature, de l’autre il est configuré par le discours ; d’un côté on en fait l’expérience, de l’autre on en pourrait faire le choix. Pour Diderot, la nature seule tire les conséquences, il n’y a donc pas d’autonomie spéculative du sujet. Ce refus apparaît d’abord comme une terrible restriction : nulle initiative, nulle création pour le sujet qui ne fait « qu’énoncer des phénomènes conjoints ».
Mais cette conjonction ouvre en fait à la dimension essentielle de l’événement, qui est sa pluralité simultanée, son harmonie complexe. Or dans la polyphonie de l’événement, on n’entend pas tout : à la clarté, à l’évidence des liaisons nécessaires, Diderot oppose les liaisons contingentes, voire conjecturales de l’action, notamment dans les domaines de la morale et de la politique. Ces liaisons conjecturales, ouvertes donc au supplément de l’imagination, ne peuvent que rencontrer le scepticisme de D’Alembert :
« D’Alembert. Est-ce que la liaison des phénomènes est moins nécessaire dans un cas que dans un autre ?
Diderot. Non ; mais la cause subit trop de vicissitudes particulières qui nous échappent, pour que nous puissions compter infailliblement sur l’effet qui s’ensuivra. La certitude que nous avons qu’un homme violent s’irritera d’une injure, n’est pas la même que celle qu’un corps qui en frappe un plus petit le mettra en mouvement.
D’Alembert. Et l’analogie ?
Diderot. L’analogie, dans les cas les plus composés, n’est qu’une règle de trois qui s’exécute dans l’instrument sensible32. »
À la nécessité immédiate et pressante des phénomènes physiques s’opposent les vicissitudes de la causalité morale, c’est-à-dire la multitude des liaisons phénoménales faibles qui brouillent, perturbent et parfois modifient radicalement la production des effets. Il ne s’agit pas là simplement d’une complexification des données au sein d’un modèle logique inchangé ; ce qui est en jeu, c’est le principe même de causalité syllogistique invoqué par D’Alembert. D’Alembert propose alors une alternative au syllogisme, l’analogie, qui n’a guère plus de succès auprès de Diderot : ce sont à chaque fois des opérations logiques simples, qui ne rendent pas compte de la causalité complexe qui régit les affaires de morale et de politique.
Cette causalité complexe, Diderot la nomme vicissitude : la vicissitude est l’expression dynamique du temps troué, non pas essentiellement par l’intermittence d’une même voix qui cesse et qui reprend, mais par l’impossibilité de faire l’expérience sensible de toutes les liaisons faibles. On n’entend pas tout du concert lointain. On accède au temps par ce pas-tout de l’expérience sensible, pas-tout de jouissance33 qui est d’abord un pas-tout synchronique, harmonique, simultané. Le temps se déploie à partir de l’expérience immédiate de cette vicissitude dans la liaison des phénomènes : le système des liaisons n’est pas clair, n’est pas complet, parce que son dessin est brouillé par l’écheveau des liaisons faibles. L’épreuve du temps est l’épreuve de l’intensification de ce brouillage. Le système des liaisons entre en vicissitude, à partir du pas-tout dont nous faisons l’expérience, que nous suppléons par l’imagination, et dont nous tirons jouissance.
Ce que Diderot signifie ici à D’Alembert, à la fin du premier des trois entretiens du Rêve, préfigure en quelque sorte ce qui sera le débat de Derrida avec Ricœur. À l’issue de la conférence inaugurale de Ricœur34 au Congrès des sociétés de philosophie de langue française qui se tenait à Montréal en 1971, et après la communication de Derrida qui avait suivi35, Derrida et Ricœur eurent un échange assez vif. Ricœur reprochait à Derrida de ne pas avoir proposé de théorie du discours, et d’avoir mis au compte de l’écriture toute une série de « traits » qui en réalité relèvent du discours. Derrida lui répond que si cette théorie est nécessaire, lui se situe en amont d’elle, au niveau de ce qu’elle présuppose. Que sont ces présupposés ?
« Ces présupposés, ce sont ceux que j’ai très schématiquement dessinés ce matin, à savoir que quelque chose comme l’événement par exemple, allait de soi, que nous savons ce que c’était qu’un événement ; or une théorie du discours suppose une théorie de l’événement, théorie de l’acte, « speech act », théorie de l’acte comme événement singulier, et sur ce concept d’événement par exemple, — mais ce concept d’événement fait schème [j’avais dû dire “chaîne”] avec tout un ensemble d’autres concepts — j’ai essayé de marquer ce qui empêchait tout prétendu événement (singulier, actuel, présent, irremplaçable, irrépétable, etc.) de se constituer en événement en ce sens philosophique, c’est-à-dire ce qui en divisait la singularité par le simple fait que cet événement était un genre de discours, disons tout simplement un événement sémiologique36. »
Il faut bien sûr replacer ces échanges dans leur contexte : si Ricœur avance le discours, c’est parce qu’il vient de centrer, ce jour-là, sa conférence sur le discours, tandis que Derrida lui répond par l’événement parce que, ce jour-là encore, sa communication portait sur l’événement. Il faut également prendre garde aux dates : en 1971, Ricœur vient de publier Le Conflit des interprétations (1969), mais n’a encore écrit ni La Métaphore vive (1975), ni Temps et récit (1983-1985).
Il n’empêche : pointe ici ce que nous avons dégagé comme le point aveugle de Temps et récit, l’évidence non questionnée de l’événement, dont Derrida met en avant la dimension de singularité irréductible aux catégories génériques du discours. Le discours généralise l’événement comme structure sémantique, quand l’événement fait irruption en amont de cette structure, comme faire-sens non discursif, comme « événement sémiologique » au sens où la sémiologie rend compte des effets de sens non sémantisables par les catégories du discours. La déconstruction de l’événement permet de penser la compacité de l’événement comme singularité irréductible d’un avènement et en même temps comme ce à quoi nous n’avons accès que par les traces lacunaires de sa représentation générique dans le discours.
Schème/Chaîne. Y a-t-il vraiment eu erreur de transcription, ou bien Derrida en joue-t-il ? L’événement fait schème et fait chaîne : faisant schème, il s’efface dans les catégories génériques du discours, qu’il fonde ; mais ce n’est plus l’événement ; faisant chaîne, il demeure immergé dans un réseau de concepts qu’il motive et même conditionne, mais qui le dissolvent comme concept philosophique autonome, et empêchent de le penser. Cette double impossibilité logique préserve en quelque sorte l’événement : elle nous intime à son seuil le respect. Là se situe la limite de l’interprétation discursive et, dans la polyphonie jaillissante du clavecin philosophe, l’annonce post-moderne d’une grammatologie des dispositifs.
Notes
« Pendant » est une correction de Falconet, ajoutée au texte original de la lettre que Diderot lui a envoyée.
Diderot, lettre à Falconet du 4 décembre 1765, DPV XV 3-4, Versini V 565. Les références à Diderot sont donnée dans l’édition des Œuvres complètes, Hermann, 1975-, abrégée DPV, et dans l’édition Versini des Œuvres, Laffont, Bouquins, 1994-1997.
« Ecce puta vox corporis incipit sonare et sonat et adhuc sonat et ecce desinit, iamque silentium est, et vox illa praeterita est et non est iam vox. Futura erat, antequam sonaret, et non poterat metiri, quia nondum erat, et nunc non potest, quia iam non est. Tunc ergo poterat, cum sonabat, quia tunc erat, quae metiri posset. Sed et tunc non stabat; ibat enim et praeteribat. An ideo magis poterat ? Praeteriens enim tendebatur in aliquod spatium temporis, quo metiri posset, quoniam praesens nullum habet spatium. » (Confessionum libri XIII, XI, 27, 34, traduction française J. Trabucco, GF, 1964, p. 276.)
C’est la distentio animi. Voir Ricœur, Temps et récit, I, Seuil, 1983, Points Essais, 1991, p. 38-39 et Confessions, XI, 26, 33.
Comparer avec Temps et récit, I, p. 145-146 : « le texte en effet comporte des trous, des lacunes, des zones d’indétermination, voir, comme l’Ulysse de Joyce, met au défi la capacité du lecteur de configurer lui-même l’œuvre ».
Temps et récit, I, p. 18. De même au chapitre 2 : « C’est cette dialectique interne à la composition poétique qui fait du muthos tragique la figure inversée du paradoxe augustinien. » (p. 79-80)
« La Poétique, en effet, est, quant à elle, muette sur le rapport entre l’activité poétique et l’expérience temporelle. L’activité poétique n’a même, en tant que telle, aucun caractère temporel marqué. » (Temps et récit, I, p. 66-67)
Kant, Critique de la faculté de juger [1790], Introduction, §IX, in Œuvres philosophiques, t. 2, éd. F. Alquié, trad. R. Ladmiral, M. B. de Launay et J.-M. Vaysse, Gallimard, Pléiade, 1985, p. 952.
Georges Daniel, Le Style de Diderot, Droz, 1986, « La métalepse potentielle », p. 387 et « La métalepse du message », p. 393sq. ; Gérard Genette, Métalepse, Seuil, 2004, p. 20 (la fiction comme figure prise à la lettre et traitée comme événement effectif), 23 (la déconstruction du contrat fictionnel par la mise en évidence des potentialités de la fiction), 28 (la confusion de l’hétéro- et de l’homodiégétique).
Kant, Critique de la raison pratique, « Solution critique de l’antinomie de la raison pratique », in Œuvres philosophiques, II, op. cit., p. 747.
Raphaël Baroni, La Tension narrative. Suspense, curtiosité et surprise, Seuil, Poétique, 2007. Voir notamment le développement sur « Pronostic et diagnostic », p. 110-111, qu’il faudrait mettre en relation avec la rubrique médicale de l’article Evénement de l’Encyclopédie.
Ricœur, Temps et récit, III, p. 49-50. Ricœur commente les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins). La version incomplète de l’édition de 1928 par Heidegger a été traduite par H. Dussort, PUF, « Épiméthée », 1964, avec une préface de Gérard Granel.
Roland Barthes, « Diderot, Brecht, Eisenstein », Revue d’esthétique, 1973, repris dans L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Seuil, Tel Quel, 1982, p. 86-93.
Ricœur donne la référence à l’édition allemande de 1966 par Rudolf Boehm entre crochets, puis à la traduction française de 1964 par H. Dussort entre parenthèses.
Cette retombée permet à Husserl de maintenir la notion d’événement, qui disparaît chez Ricœur : « C’est en modifiant sa distance au présent qu’un événement prend place dans le temps. Husserl lui-même n’est pas entièrement satisfait par sa tentative de lier la situation temporelle à la retombée elle-même, c’est-à-dire à l’éloignement du point-source », écrit Ricœur (Temps et récit, 3, p. 74).
A comparer avec l’évocation de la peste dans « L’Antre de Platon », le compte rendu du Corésus et Callirhoé de Fragonard, DPV XIV 256, Versini IV 425-426. Sur la fonction essentielle de la parataxe dans la pensée de Diderot, voir Georges Daniel, Le Style de Diderot, op. cit., notamment « Rythmes d’élection », p. 147-159.
« Le but, c’est que la jouissance s’avoue, et justement en ceci qu’elle peut être inavouable. […] toute la vérité, c’est ce qui ne peut pas se dire. C’est ce qui ne peut se dire qu’à condition de ne la pas pousser jusqu’au bout, ne faire que la mi-dire » (Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore, éd. J. A. Miller, Seuil, 1975, VIII, 1, p. 85. Le dispositif du Rêve de D’Alembert consiste à faire de la jouissance de D’Alembert et du matérialisme de Diderot l’envers et l’avers de la même vérité, dont Le Rêve est le mi-dire.
Aristote, Premiers analytiques, I, 1, 8-10 (définition du syllogisme). Pour Aristote, la forme du syllogisme est la forme de toute démonstration. Selon ce modèle, la pensée est nécessairement successive et discursive.
Lacan, Encore, op. cit., VI, 3, p. 68 ; VII, 1, p. 75. Diderot se place systématiquement dans la position du sujet supposé d’avoir, ne s’offrant à la jouissance (de la musique, de D’Alembert, du lecteur) que comme pas-tout.
Jacques Derrida, « Signature, événement, contexte », communication au Congrès international des Sociétés de philosophie de langue française, Montréal, août 1971.
Cité par Derrida dans « La parole. Donner, nommer, appeler », in Paul Ricœur, Cahiers de l’Herne, 2004, p. 22-23.
Référence de l'article
Stéphane Lojkine, « Sauver l’événement : Diderot, Ricœur, Derrida », Cahiers de Narratologie, 39 | 2021.https://doi.org/10.4000/narratologie.11950
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