La statue funéraire de Phrasikleia est conservée au Musée national d’Athènes et datée d’environ 540 avant notre ère. Ce monument en marbre mesure au total environ 2,10 m de haut (fig. 1). Il a été retrouvé en deux temps : la statue elle-même a été découverte en 1972 à Merenda, non loin de la ville d’Athènes, sur le territoire de l’ancien dème attique de Myrrhinous. Les archéologues ont pu la mettre en relation avec une découverte archéologique plus ancienne, datant de 1828 : la base inscrite, qui servait en remploi au mur d’une église non loin de la nécropole antique. Nous disposons donc désormais du monument complet, qui servait à marquer une tombe – qui, elle, n’a malheureusement pas été repérée et fouillée. L’image et le texte qui l’accompagne sont donc les seuls vestiges de la sépulture qui avait été soigneusement préparée pour une jeune Athénienne de la fin de l’époque archaïque. Ils nous renseignent sur les raisons qui ont conduit sa famille à lui rendre ainsi hommage.
Une riche parure colorée
La statue représente une jeune fille debout, vêtue d'un long peplos (une robe féminine en laine tissée), parée de bijoux et la tête ceinte d'une couronne de perles surmontée de boutons et fleurs de lotus. Elle tient également dans sa main droite un bouton de lotus, une fleur qui évoque le cycle de la vie et de la mort. Jusqu’ici, rien d’exceptionnel : nous avons affaire à une korè funéraire comme on en pourrait en trouver ailleurs dans le monde grec. Mais la statue est surtout remarquable par les conditions d’enfouissement qui ont permis de préserver une bonne part de son décor polychrome originel, ce qui a suscité l’admiration des archéologues au moment de la découverte. C’est une couleur rouge qui prédomine, sur la surface de la robe de la jeune fille, mais d’autres traces de pigments et même des métaux ont également été mis en évidence.
Les analyses réalisées pour repérer et identifier l’ensemble des matériaux utilisés ont permis à une équipe d’archéologues menée par l’allemand Vinzenz Brinkmann de proposer un essai de restitution de son apparence d’origine1 (fig. 2). Aucun pigment n’a été retrouvé sur la couronne de lotus (excepté l’intérieur des corolles) : il est possible que le peintre ait laissé les pétales de la couleur naturelle du marbre. En revanche, l’artisan a enduit la peau d’un mélange de pigments, pour produire une teinte brun clair. C’est le vêtement qui a fait l’objet du traitement chromatique le plus riche. La robe rouge brique était constellée d’étoiles, de svastikas et de rosettes, initialement bleues ou rehaussées d’étain et d’or. Un soin particulier a aussi été porté au décor de la ceinture, incisée de dessins assez complexes, vraisemblablement peints. Sur les bordures de l’encolure et des manches, tout comme sur la bande centrale du vêtement, court une frise de méandres finement travaillés. L’effet visuel produit par la vision de cette statue, exposée au sein d’une nécropole, devait être notable : la statue brillait d’une riche polychromie.
L’apport de l’inscription : un décès prématuré
La base fournit des informations précieuses pour interpréter la parure colorée de la statue. Le bloc de pierre comporte deux inscriptions : l’une sur sa face principale, l’autre sur le côté (il s’agit de la signature du sculpteur, Aristion de Paros). Intéressons-nous à la première, car c’est là qu’apparaît le nom de la défunte :
« Moi, monument funéraire (sêma) de Phrasikleia, je serai pour toujours appelée jeune fille (korè), ayant reçu ce nom de la part de la divinité à la place du mariage » (IG I³ 1261)
Cette inscription versifiée obéit aux codes habituels du genre funéraire, avec une dimension laudative très nette. Conformément à la tradition archaïque, c’est le monument qui parle au début2 ; l’énonciation change ensuite puisque la défunte prend la parole pour expliquer aux passants qu’elle est morte avant d’avoir pu être mariée et restera donc éternellement une korè. Son âge exact n’est pas précisé, mais on peut supposer qu’elle avait une douzaine d’années. Le nom que lui ont donné ses parents est lui-même évocateur : Phrasikleia signifie littéralement « celle qui attire l’attention sur le kleos (la gloire, la renommée). » Cela signifie que la jeune fille était la fierté de sa famille et aurait dû en perpétuer le prestige et la mémoire en se mariant pour assurer une filiation légitime. Le décès prématuré a donc privé ses parents d’une voie de transmission de tout un patrimoine culturel, social et économique : triste perte. Voilà pourquoi ils ont tenu à lui offrir des funérailles somptueuses : le monument funéraire, combinant texte et image, remplit cette fonction mémorielle et se substitue au mariage avorté. Placé au sein de la nécropole, il devait attirer tous les regards ; la famille, commanditaire de la statue, souhaitait ainsi honorer la jeune fille. La robe et les parures évoquaient avec ostentation le costume de la mariée qu'elle n'avait finalement pu porter de son vivant, le fixant pour l’éternité. Il est possible d’aller plus loin dans l’interprétation de la polychromie du monument : la couleur rouge choisie pour peindre la robe visait sans doute à suggérer une teinture prestigieuse comme l’écarlate ou la pourpre ; les motifs chatoyants émaillant la surface de l’étoffe avaient peut-être une fonction apotropaïque, comme autant d’ornements visant à garantir le succès du rituel de passage – les noces et les funérailles en venant ici à se confondre.
Une jeune Athénienne appartenant à l’élite de la cité
Même si le nom figure seul, sans mention d’aucun patronyme ou matronyme, il est clair que la défunte appartenait à une grande famille aristocratique athénienne : la qualité d'exécution et le coût de l’œuvre (le marbre, la peinture et le recours aux feuilles d'étain et d'or) en témoignent. Le contexte archéologique de découverte fournit aussi des informations complémentaires. La statue a été retrouvée avec un kouros funéraire qui, selon la convention propre au type statuaire masculin, représente le jeune défunt entièrement nu, avec une peau colorée d’ocre rouge. Ce monument funéraire semble avoir été exécuté une dizaine d’années après celui de Phrasikleia. Il serait tentant de dire qu’ils appartenaient à la même famille (un frère et une sœur ?), mais on n’est sûr de rien, car malheureusement la base du kouros n’a pas été conservée : on ignore le nom du défunt. Les deux statues n’ont pas été découvertes en place dans la nécropole antique, mais dans une fosse où elles ont été enfouies sans doute peu de temps après leur érection, protégées par une plaque de plomb – ce qui explique la qualité de la polychromie conservée. La volonté de cacher les monuments pour les préserver de dommages éventuels pourrait s’expliquer par un épisode politique de lutte entre aristocrates, intervenu à la fin du VIe siècle avant notre ère : on songe à l’exil des Alcméonides en 514 avant notre ère, en raison de leur opposition à la tyrannie des Pisistratides, ou au contraire à la chute de ce régime et à l’expulsion d’Hippias, en 510 avant notre ère. Dans l’un ou l’autre cas, les jeunes défunts pourraient avoir appartenu à l’une de ces deux grandes familles qui ont compté dans l’histoire politique d’Athènes (rappelons que Clisthène et Périclès appartiennent au clan des Alcméonides).
Conclusion
Cet exemple montre bien comment l’image fonctionne avec le texte : la statue de Phrasikleia visait à donner de l’importance et de la visibilité au nom d’une jeune Athénienne qui a vécu au VIe siècle avant notre ère, à faire résonner son kleos et celui de sa famille par-delà les siècles. Malheureusement, l’histoire en a décidé autrement, puisque le monument est resté peu de temps visible dans l’Antiquité. En revanche, la brièveté de l’exposition à l’air libre est une chance pour les archéologues. Sans cela, la riche parure de couleurs, qui constitue un élément important dans la lecture du monument, aurait été perdue. De plus, ce témoignage iconographique est précieux en ce qu’il souligne l’importance des stratégies matrimoniales au sein des grandes familles athéniennes et le rôle joué par les jeunes filles dans la transmission d’un patrimoine à la fois matériel et symbolique en Grèce ancienne.
Pour aller plus loin
BRINKMANN, Vinzenz, KOCH-BRINMANN, Ulrike, PIENING, Heinrich, « The Funerary Monument to Phrasikleia », in BRINKMANN, Vinzenz, PRIMAVESI, Oliver, HOLLEIN, Max, éd., Circumlitio. The Polychromy of Antique and Mediaeval Sculpture, Munich, Hirmer Verlag, 2010, p. 188-217.
BRUIT-ZAIDMAN, Louise, « Le temps des jeunes filles dans la cité grecque : Nausicaa, Phrasikleia, Timareta et les autres », Clio, 4, 1996, p. 30-52. http://journals.openedition.org/clio/431
SVENBRO, Jesper, Phrasikleia : anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1988, p. 13-32.
Notes
Vinzenz Brinkmann, Ulrike Koch-Brinkmann, Heinrich Piening, “The Funerary Monument to Phrasikleia”, in: Circumlitio. The Polychromy of Antique and Mediaeval Sculpture, ed. V. Brinkmann, O. Primavesi, M. Hollein, Munich, Hirmer Verlag, 2010, p. 188-217.
Voir Jesper Svenbro, Phrasikleia : anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1988.
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