Le portrait dans le monde grec
Qu’est-ce qu’un portrait ?
Dès son origine, le portrait, en fixant les traits d’un individu, a un pouvoir mnémonique. L’anecdote célèbre de Pline l’Ancien sur l’invention à Corinthe du portrait en argile à partir d’un profil dessiné sur un mur le montre clairement1 :
En utilisant lui aussi la terre, le potier Butadès de Sicyone découvrit le premier l’art de modeler des portraits en argile ; cela se passait à Corinthe et il dut son invention à sa fille, qui était amoureuse d’un jeune homme ; celui-ci partant pour l’étranger, elle entoura d’une ligne l’ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière d’une lanterne ; son père appliqua de l’argile sur l’esquisse, en un relief qu’il mit à durcir au feu avec le reste de ses poteries, après l’avoir fait sécher ; cette œuvre, dit-on, fut conservée au Nymphaeum jusqu’à l’époque du sac de Corinthe par Mummius.
Pour autant, le portrait ne saurait se résumer à une simple affaire de ressemblance du modèle, car plusieurs facteurs entrent en jeu dans sa conception : le matériau, le format, le style de l’artiste, l’air du temps et le souci d’idéalisation pour donner à la personne représentée une image harmonieuse. C’est bien cette image harmonieuse que cherche à retranscrire le peintre Apelle lorsqu’il peint de trois quarts Antigone le Borgne (382-301 avant J.-C.), le fondateur de la dynastie des Antigonides, « de telle sorte que ce qui manquait réellement à l’original semblait plutôt manquer dans le tableau et qu’il ne montra du visage que le côté susceptible d’être montré en entier »2.
La naissance du portrait grec
Le portrait, en tant qu’image ressemblante du modèle, fait son apparition dans le monde grec au début du Ve s. avant J.-C. À l’époque archaïque, en effet, c’est moins l’apparence individuelle qui retient l’attention des sculpteurs que le souci de montrer la classe d’âge ou encore le statut social du personnage représenté. On peut penser par exemple à la stèle d’Aristion mettant en scène un soldat barbu, un hoplite, armé d’armes défensives lourdes 3.
Les premiers portraits reproduisent les traits de stratèges ou de poètes. On note sur ces statues-portraits une volonté manifeste de donner au modèle une physionomie individuelle tout en inscrivant ces effigies dans une typologie bien définie. Prenons par exemple le portrait du stratège grec Périclès (vers 495-429 avant J.-C.). Crésilas le représente barbu, portant un casque corinthien sur la tête, qui ne qualifie pas uniquement le statut de stratège du modèle4. En effet, Plutarque, dans la Vie de Périclès (III. 3-4), nous apprend que celui-ci :
Bien conformé quant au reste du corps, il avait cependant une tête très allongée, d’une grosseur disproportionnée. C’est pourquoi les artistes qui l’ont représenté le montrent presque tous avec un casque, par désir, semble-t-il de ne pas souligner ce défaut. Mais les poètes attiques l’appellent schinocéphale (« tête d’oignon »).
Cette malformation crânienne était source de raillerie pour les poètes, comme l’indique encore Plutarque dans le portrait qu’il dresse de l’homme fort d’Athènes. Le sculpteur ne pouvant donner une image risible de Périclès, il a dissimulé la forme atypique du crâne sous un casque corinthien.
C’est aussi à cette époque que l’on assiste à l’essor de portraits imaginaires. Le portrait d’Homère du type « Épiménide » en est un très bon exemple : le Poète, aveugle, est figuré les yeux fermés5. Mentionnons enfin le portrait de Pindare, mort peu après 446 avant J.-C6. Le poète thébain est immortalisé de manière fort réaliste avec un visage maigre marqué par le temps, comme l’indiquent les nombreuses rides sillonnant son visage, ainsi que les poches sous ses yeux7.
L’essor du portrait honorifique
Au cours du IVe s. avant J.-C., les stratèges, les philosophes et les athlètes sont de plus en plus souvent représentés dans l’espace public. Conon (vers 444-388) fut ainsi le premier stratège à être honoré de son vivant d’une statue ; celle-ci fut érigée sur l’agora en 394-393 avant J.-C. à côté de celle de son allié Évagoras, roi de Chypre, dont la victoire décisive sur Sparte a permis de restaurer l’indépendance d’Athènes. Le IVe s. avant J.-C. connaît un développement de la culture honorifique qui a pour conséquence la multiplication des statues dans la cité. L’octroi d’une statue fait partie des megistai timai, c’est-à-dire des « très grands honneurs » au même titre que les privilèges de la nourriture au prytanée8 et de la proédrie9. C’est ainsi que trois portraits de l’orateur Isocrate (436-388) furent érigés en son honneur à l’initiative d’amis, de disciples ou de membres de sa famille, à Athènes et Éleusis (Attique). Plusieurs effigies d’un même individu pouvaient se dresser dans une cité, voire dans un même lieu, comme l’agora, un des endroits les plus fréquentés de l’espace civique. Cette prolifération de statues-portraits, pour l’essentiel perdues, s’explique également par l’essor de la statuaire commémorative mettant à l’honneur les héros du passé. Ainsi, Miltiade, resté célèbre pour avoir mené les Grecs à la victoire dans la plaine de Marathon en 490 avant J.-C., se voit-il honoré d’une première statue destinée à être placée dans le sanctuaire d’Apollon à Delphes au Ve s. avant J.-C. Une nouvelle statue de lui fut dressée à Athènes au IVe s. avant J.-C (voir Pausanias, X, 10, 1).
Les effigies de Démétrios de Phalère offrent une nouvelle dimensions aux statues-portraits honorifiques. Nommé gouverneur d'Athènes (ou épimélète) par le roi macédonien Cassandre en 317 avant J.-C., il fut en effet gratifié d’innombrables portraits. On peut lire sous la plume de Diogène Laërce que « [Démétrios de Phalère] fut jugé digne de trois cent soixante effigies en bronze, dont la plupart étaient à cheval, sur des chars et des attelages à deux chevaux, qui furent achevées en moins de trois cents jours : à tel point il suscitait l’empressement. »10. Bien que ces chiffres ne doivent pas être pris pour argent comptant, ils mettent en évidence le caractère tout à fait inédit du phénomène de prolifération de l’image du législateur athénien qui saturait l’espace civique. En 307 avant J.-C., lorsque le roi Démétrios Poliorcète « libéra » Athènes de la domination de Cassandre, Démétrios de Phalère fut contraint de fuir la cité pour sauver sa vie. Les Athéniens, faute de pouvoir lyncher le législateur déchu, s’en prirent violemment à ses statues, objets de différents outrages : elles furent jetées dans la mer, fondues ou transformées en pots de chambre. Après cet épisode d’une violence inouïe, l’octroi de statues honorifiques fut davantage régulé.
Les portraits d’Alexandre le Grand et des souverains hellénistiques
Au côté des statues-portraits honorant les hommes illustres des cités grecques, les portraits d’Alexandre le Grand et des rois hellénistiques forment une autre catégorie d’effigies bien présente dans le paysage visuel des Anciens. Le genre du portrait royal prend naissance à la cour macédonienne de Philippe II (382-336) qui accueille peintres et sculpteurs de renom. La commande d’un groupe familial sculpté exposé dans une rotonde, connue sous le nom de Philippeion, à Olympie, a fait date. Ce groupe généalogique royal, le premier du genre, fut conçu par le sculpteur Léocharès à la demande de Philippe II. Il comprenait les statues chryséléphantines, c’est-à-dire faites d’or et d’ivoire, de Philippe, d’Amyntas et d’Eurydice (les parents de Philippe), d’Olympias (épouse de Philippe et mère d’Alexandre) et d’Alexandre.
Le règne d’Alexandre III, dit le Grand, marque un tournant dans la diffusion des statues-portraits. Les sculptures du jeune conquérant macédonien et les effigies sur d’autres médias (peinture, mosaïque, pierres gravées) se multiplient et sont disséminées à l’échelle d’un très vaste royaume s’étendant de la Cyrénaïque (Lybie) aux confins de l’Inde. Les sources écrites et les rares statues-portraits conservées révèlent que le souverain était représenté en cavalier, cuirassé ou avec une lance fichée en terre (voir l’étude d’une statue-portrait : « Alexandre à la lance de Lysippe », dans ce même dossier sur l’image antique sur Utpictura 18). S’il n’y a pas de « normalisation » des portraits du Macédonien, on observe néanmoins des tendances iconographiques de fond – juvénilité, chevelure mi-longue aux mèches souples, double boucle au-dessus du front (anastolè). Les portraits des successeurs d’Alexandre, aussi bien les diadoques que les épigones, ne semblent pas non plus avoir respecté de façon rigide les modèles élaborés dans les ateliers officiels. Dans la première moitié du IIe s. avant J.-C., on constate néanmoins dans le royaume d’Égypte l’existence d’images se référant à un modèle identique.
Peu de portraits sculptés de souverains hellénistiques nous sont finalement parvenus. Et de ces portraits sculptés, il ne reste malheureusement trop souvent que des corps sans tête ou des têtes sans corps. Les statues royales en bronze ont pour ainsi dire complètement disparu. Nous savons toutefois, grâce aux sources textuelles et aux portraits fragmentaires, que le roi pouvait être figuré nu, armé ou à cheval. Sur ses images, le souverain arbore généralement le diadème, fine bandelette aux extrémités parfois frangées qualifiant sa fonction royale, et porte la chlamyde macédonienne, une courte cape fixée sur l’épaule droite par une fibule, de couleur pourpre. En outre, il était muni d’attributs divins, détruits sur les portraits en marbre, mais conservés sur des statuettes en bronze, et bien présents dans les images miniatures (portraits gravés ou bustes décorant des pièces de vaisselle, de mobilier). Les reines étaient diadémées, couronnées de la stéphanè (couronne métallique en arc-de-cercle pouvant être agrémentée de pierres précieuses) et, souvent voilées, ce qui indiquait leur statut d’épouse. Elles étaient, comme les rois, munies d’attributs divins. Les portraits miniatures offrent une plus large diversité iconographique que les représentations de la grande plastique. Ainsi, le couple royal était-il assimilé à de nombreuses divinités du panthéon grec : Apollon, Dionysos, Hermès pour les rois, Aphrodite, Athéna, Déméter, Tychè pour les reines. Dans le royaume d’Égypte, les souverains reprennent les codes de représentation et les insignes du pouvoir de tradition pharaonique – tout particulièrement la couronne de Haute et de Basse Égypte, appelée pschent, et le cache-perruque (némès).
Fonctions du portrait grec
Les statues-portraits des hommes illustres dans le monde grec ont le plus souvent une fonction honorifique (eîkon). Elles sont en bronze et sont érigées dans l’espace public, à l’air libre. En revanche, les statues-portraits des rois et des reines hellénistiques sont soit honorifiques, soit cultuelles (agalma). Exposées dans les temples, elles sont alors en marbre polychrome. Enfin, les portraits miniatures ont été employés dans différents contextes. Ils pouvaient être utilisés dans les bureaux de la chancellerie pour sceller les documents administratifs, dans le cadre de relations diplomatiques où ils étaient donnés en cadeaux, ainsi que dans le cadre du culte royal – les portraits apparaissent sur des objets du matériel cultuel (coupes à libation et œnochoés), ainsi que sur des couronnes de prêtresses. On en a également retrouvé dans des tombes de particuliers.
Conclusion
Le portrait grec s’inscrit donc dans un processus long et complexe, fondé sur la ressemblance ou l’ « effet de réel » dans le cas des portraits imaginaires, puisque ces images matérialisent la manière dont les Anciens se représentaient les hommes du passé. Le portrait résulte aussi d’un mélange de réalisme et de formes génériques, dans la mesure où il s’inscrit dans une époque particulière. Dès lors, il apparaît comme une image construite. De ce point de vue, l’imagerie royale véhicule des messages conformes à l’idéologie royale en vigueur. Le portrait royal montre un individu, qui cherche à donner de lui une image nécessairement positive. Le souverain s’affiche, en effet, comme un chef militaire victorieux, garant de la paix et de la prospérité du royaume et de ses sujets, pour ne citer que deux thèmes centraux de l’idéologie royale à l’époque hellénistique.
Pour aller plus loin
Lucie Brochet (Collège Jean Moulin, Toulouse) et Marie-Hélène Charbonnier-Lentin (Lycée Saint-Sernin, Toulouse) proposent des pistes d'exploitation de cet article sur le site pédagogique Imago : https://imago-latin.fr/questions-d-images/images-antiques/une-statue-portrait-dalexandre/
GALBOIS, Estelle, Images du pouvoir et pouvoir de l’image. Les « médaillons-portraits » miniatures des Lagides, Scripta Antiqua 113, Bordeaux, 2018.
QUEYREL, François et von den Hoff, Ralf, dir., La vie des portraits grecs. Statues-portraits du Ve au Ier siècle av. J.-C. Usages et re-contextualisations, Hermann, Paris, 2017.
ROLLEY, Claude, La sculpture grecque 1. Des origines au milieu du Ve siècle, Paris, Picard, 1994 ; La sculpture grecque. 2. La période classique, Paris, Picard, 1999.
VON DEN HOFF, Ralf, QUEYREL, François et PERRIN-SAMINADAYAR, Éric, dir., Eikones. Portraits en contexte. Recherches nouvelles sur les portraits grecs du Ve au Ier siècle av. J.-C., Osanna, Venosa, 2016.
Notes
Athènes, musée archéologique national, vers 520-510 avant J.-C. https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020503822.
Glyptothèque de Munich, inv. 273. Copie romaine d’un original grec que Ve s. avant J.-C. https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Homeros_Glyptothek_Munich_273.jpg.
Naples, musée archéologique national. Copie romaine d’un original grec du ve s. avant J.-C. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pindare.
Chaque cité grecque possédait un prytanée, édifice à la fois civil et religieux, qui comportait un autel dédié à la déesse Hestia. Les citoyens qui avaient mis la cité à l’honneur, comme les athlètes victorieux aux concours panhelléniques ou les bienfaiteurs (évergètes), étaient nourris aux frais de la cité.
La proédrie est le privilège d’être assis au premier rang lors des concours organisés par la cité. Le droit de proédrie concerne certains prêtres et magistrats, et peut être attribué à titre honorifique aux bienfaiteurs de la cité.
Diogène Laërce, 5. 75. Trad. M. Narcy, in M.-O. Goulet-Cazé (dir.), Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, La Pochothèque, Le Livre de poche, Paris, 1999.
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