Figurine et malédiction dans l’Égypte romaine
Une figurine un peu plus petite qu’un smartphone est aujourd’hui exposée au musée du Louvre, qui l’a acquise en 1975 sur le marché de l’art auprès d’un certain Alkis Dimitrios Mathéos (fig. 1)1. Son origine est incertaine et on peut seulement assurer qu’elle provient de la vallée du Nil et date de l’Antiquité tardive (IIIe-IVe siècle). Haute de 9,6 cm et large de 4,2 cm pour une épaisseur de 7,2 cm, elle figure une femme nue, les mains liées dans le dos, les jambes fléchies et les pieds joints ramenés à hauteur des fesses. La coiffure, ramassée en chignon à l’arrière du crâne, est particulièrement bien représentée et il convient de remarquer le dessin des boucles d’oreilles et du collier en série de médaillons – ornements qui constitue un détail unique sur ce type d’objet. De très petite taille, la sculpture est en argile et résulte de deux transformations : modelage et cuisson. Une autre action est particulièrement visible : elle a été « enclouée » avec treize aiguilles de bronze, fichées dans différentes parties du corps : le sommet du crâne, les yeux, la bouche et les oreilles, au centre de la poitrine, au niveau des organes génitaux et de l’anus, entre les mains liées et sur la plante de chaque pied. C’est cette action qui rappelle les « poupées vaudous », même s’il convient d’éviter d’appeler ainsi cette effigie, dans la mesure où elle n’appartient évidemment pas à la culture haïtienne. Elle n’en est pas moins l’un des exemplaires les plus connus de figurines d’envoûtement qui illustrent la pratique de la « magie » dans l’Antiquité, fréquemment reproduite dans les ouvrages qui traitent du sujet.
Présenter la figurine seule serait un non-sens, dans la mesure où elle fait partie d’un dispositif rituel : elle était en effet contenue par un pot en argile cuite dans lequel elle était accompagnée d’une lamelle de plomb gravée avec le texte d’une malédiction érotique. C’est donc l’ensemble qui fait sens et permet de reconstituer un rituel d’envoûtement. L’ensemble du dispositif est précieux car il témoigne de l’exercice réel d’une pratique connue par d’autres documents de l’Égypte romaine.
Le plus simple est de repartir des objets et de leurs caractéristiques propres, puis de les expliquer avec l’appui des textes pour comprendre le fonctionnement du rituel. La comparaison avec des pratiques similaires et quelques notions d’anthropologie des images donnent sens à une pratique que l’archéologie seule ne permet pas d’expliquer.
Éléments de contexte et matérialité
Même si on ignore leur contexte géographique et archéologique, ces objets donnent à voir quelque chose de la culture matérielle dans une Égypte qui est déjà province de l’Empire romain depuis plus de trois siècles. Ce sont les produits d’une société où l’on parle et écrit grec en particulier dans l’administration, mais où l’égyptien constitue toujours une langue régionale forte – le copte s’affirme peu à peu à cette époque. Des siècles de cohabitation, voire de mixité entre des populations d’origines diverses – Égyptiens, Grecs installés depuis la conquête d’Alexandre le Grand, mais aussi des populations issues d’immigrations du Proche-Orient, ou encore de l’Italie romaine depuis le Ier siècle avant notre ère – ont conduit à une société multiethnique et multiculturelle, dont une grande partie des habitants a, comme ailleurs, obtenu la citoyenneté romaine – étendue par l’édit de Caracalla en 212. La population est encore majoritairement polythéiste, même si le judaïsme et le christianisme sont attestés. Les cultes égyptiens assurés par la classe sacerdotale dans les sanctuaires ou les cultes grecs pratiqués dans quelques cités comme la capitale Alexandrie ne sont pas imperméables les uns aux autres : au contraire, les images et les textes témoignent d’une mixité culturelle jusque dans la représentation du divin. Pour expliquer des pratiques rituelles comme celle dont témoigne une figurine d’envoûtement, il faut donc tenir compte de cette mixité culturelle qui produit le savoir de l’opérateur du rituel comme les attentes de sa clientèle.
Plusieurs « agents » sont en effet concernés par un rituel d’envoûtement : l’opérateur ou praticien du rituel, son commanditaire ou client, et la cible de l’envoûtement. Quelques éléments permettent de les caractériser – à défaut de vraiment les identifier – en étudiant les objets et le texte. D’autres agents apparaîtront, que l’on peut appeler des « puissances surhumaines » pour englober à la fois des divinités et les morts. Il s’agit principalement de comprendre comment ces agents sont mis en interaction à travers l’image et le dispositif matériel qui l’intègre : commenter ces documents est un bon exercice pour saisir comment une image ou un objet contribue à une action rituelle précisément en connectant différents agents.
La matérialité même des objets permet de mieux comprendre quel genre de personne peut opérer un rite de cette nature. Décrire les différents objets permet en effet de reconstituer pas à pas les différentes étapes d’un rituel d’envoûtement et sa technicité. L’opérateur rituel a modelé puis cuit la figurine avant de planter les treize aiguilles dans des points précis de son anatomie. La lamelle de plomb qui l’accompagne (fig. 2)2 est un petit carré presque parfait de 11,1 cm sur 11,2 cm, fabriqué par martelage – le plomb est un métal assez souple. Sur le support ainsi obtenu, l’opérateur a gravé son texte avec un objet pointu de type stylet. L’écriture, parfois ligaturée, est celle d’une main experte qui a su faire tenir 28 lignes de texte grec en couvrant les deux faces du carré, avant de rouler la feuille dans le sens des lignes d’écriture – les marques laissées par la pliure sont visibles après le déroulage. La figurine et la lamelle de plomb ont ensuite été déposées dans un petit vase sans couvercle ni décor, réalisé en terre cuite beige-rouge, avec engobage à l’intérieur (fig. 3)3. Il a une hauteur de 14,6 cm, pour un diamètre maximum de 11,9 cm, environ 9 x 6 cm de diamètre au niveau de l’ouverture. Il est donc à peine plus grand que la figurine et paraît avoir été conçu ou du moins choisi précisément pour contenir les deux autres objets. Il faut souligner que, si aucun de ces artefacts n’est précieux, ni sans doute d’une grande technicité, ils ont été réalisés avec soin. La figurine comporte des détails comme les seins, la silhouette, la coiffure et les parures qui mettent en évidence sa féminité et un charme peu commun sur les figurines d’envoûtements connues. Le texte et son support sont proprement travaillés et trahissent également l’action d’un spécialiste qui a eu – toutes proportions gardées – une certaine conscience du travail bien fait. Quoique difficile à identifier, l’opérateur du rituel était donc doté à la fois des compétences d’un scribe et d’un relatif talent de coroplaste : une expertise rituelle est en jeu qui demande d’être versé dans l’écriture – un savoir minoritaire dans l’Égypte romaine – et un art plastique. À cet égard, il faut bien admettre que l’action « magique » ne s’improvise pas.
L’image éclairée par le texte
Le reste des opérations ne peut être déduit que de la lecture du texte et d’autres documents parallèles. À ce stade, faisons une pause sur la lamelle de plomb. Celle-ci est un exemple parmi des milliers de documents épigraphiques appelés « défixions » – d’un mot latin d’usage moderne, defixio, formé sur le verbe defigere que l’on peut traduire par « enclouer ». Ces documents sont parmi les mieux connus dans le monde savant et auprès du grand public lorsqu’il s’agit d’évoquer la « magie » dans l’Antiquité4. Il s’agit en très large majorité de lamelles de plomb inscrites avec des textes, voire des images, qui visent à maudire un ou plusieurs individus. Souvent, les lamelles sont pliées ou roulées, percées d’un clou et déposées soit dans une tombe, soit dans un point d’eau. De nombreux exemplaires proviennent de sanctuaires où ils invoquent la justice de la divinité à l’encontre d’un adversaire – certains chercheurs considèrent qu’il s’agit alors d’une catégorie différente, celle des « prières de justice ». Les textes et les objets qui témoignent de malédictions sont en réalité très divers et c’est ce qui fait le sel de ces rituels inquiétants : les multiples variations rendent compte d’une tradition qui change selon les époques, les lieux, les contextes sociaux, les objectifs poursuivis. Nos trois objets ne témoignent donc que d’une méthode particulière, attestée seulement en Égypte dans l’Antiquité tardive. Si la malédiction conservée au Louvre prolonge une tradition rituelle grecque attestée déjà par les lamelles de plomb et les figurines réalisées à Athènes au IVe siècle avant notre ère – pour évoquer certaines des plus anciennes –, près de mille ans les séparent et son formulaire est le produit de transformations religieuses et culturelles profondes :
Je vous transmets cette ligature (katadesmos), Dieux souterrains, Ploutôn et Korè Perséphone Ereshkigal, et Adonis qui est aussi nommé Barbaritha, et Hermès Souterrain Thôouth Phôkensepseu erektathou misonktaik, et Anubis Puissant Psêriphtha qui détient les clés de l’Hadès, et Daimones souterrains, dieux, ceux qui sont morts et mortes avant l’heure, garçons et filles, années après années, mois après mois, jours après jours, heures après heures, nuits après nuits.
J’adjure tous les daimones qui sont ici près du daimôn Antinoos. Toi-même, lève-toi pour moi et rends-toi en tout lieu, dans chaque quartier, dans chaque maison, et lie Ptolemais qu’a engendrée Aias la fille d’Origène, pour qu’elle n’ait de rapport sexuel avec personne d’autre, qu’elle ne soit la concubine d’aucun autre homme que moi, Sarapammon, qu’a engendré Area, et ne la laisse ni boire ni manger, ni aimer, ni sortir, ni même trouver le sommeil sans moi, Sarapammon, qu’a engendré Area.
Je t’adjure, daimôn défunt Antinoos, par le nom terrible et effrayant à l’écoute duquel s’ouvre la terre, à l’écoute duquel les daimones sont saisis d’effroi, à l’écoute duquel les cours d’eau et les rochers éclatent.
Je t’adjure, daimôn défunt Antinoos, par Barbaratham cheloumbra barouche Adônai et par Abrasax et par Iaô pakeptôth pakebraôth sabarbaphaei et par Marmaraouôth et par Marmarachtha mamazagar.
Ne manque pas de m’écouter, daimôn défunt Antinoos, et lève-toi pour moi toi-même, et va dans chaque endroit, chaque quartier, chaque maison, et apporte-moi Ptolémaïs qu’a engendrée Aias la fille d’Origène. Bloque sa faim, sa soif, jusqu’à ce qu’elle vienne à moi, Sarapammon qu’a engendré Area, et ne la laisse pas tenter d’aller vers un autre homme que moi, Sarapammon. Traîne-la par les cheveux, les entrailles, jusqu’à ce qu’elle reste avec moi, Sarapammon qu’a engendré Area, et que je possède Ptolémaïs qu’a engendrée Aias la fille d’Origène, soumise pour toute la durée de ma vie, m’aimant et me désirant, me confiant tout ce qu’elle a à l’esprit.
Le texte présente plusieurs difficultés, en particulier s’il est soumis à un public de lycéens. Le monde surhumain invoqué touche le domaine de la mort et du funéraire, tandis que la dimension érotique et contraignante du rituel révèle une face obscure de la société antique. La traduction ici ne rend pas compte du registre de langage peu châtié que présente le texte grec, mais les intentions du commanditaire restent claires : un certain Sarapammon, identifié par le nom de sa mère, demande la pleine et entière soumission d’une femme nommée Ptolémaïs – elle aussi identifiée par son matronyme, une pratique onomastique qui tire son origine de certains rituels égyptiens. L’attraction de Ptolémaïs est confiée au daimôn (c’est-à-dire la puissance surhumaine) d’un défunt, nommé Antinoos : on comprend alors que le pot contenant la lamelle et la figurine était déposé dans la tombe de cet Antinoos inconnu ou auprès d’elle. Certains commentateurs ont voulu y reconnaître l’amant de l’empereur Hadrien, divinisé après sa mort, suggérant de localiser la découverte sur le site d’Antinoopolis, cité fondée en Haute-Égypte en son honneur – mais l’hypothèse ne peut être confortée.
Une dimension érotique et la thématique du genre
La dimension érotique du rituel n’est pas un cas isolé : le rite appartient à la catégorie des philtrokatasmoi, un type d’attraction de l’être aimé qui emploie la technique des malédictions. Le terme katadesmos par lequel le rituel est désigné signifie un lien (desmos) renforcé ou dirigé vers l’en bas. C’est un enchaînement, au sens carcéral du terme, que la figurine transpose en image par la posture de la femme représentée, mains et pieds joints et liés à l’arrière. Dans la grande majorité des documents de ce type, les commanditaires sont masculins et la cible féminine – l’inverse est attesté, ainsi que quelques cas de relations homosexuelles des deux sexes. La pratique révèle donc un schéma inverse à celui des représentations littéraires de la magie, où ce sont généralement des personnages féminins qui exercent leurs pouvoirs magiques pour séduire des hommes. Les pratiques rituelles donnent au contraire à penser la domination masculine dans les sociétés antiques. Il est fort probable que de tels rites soient employés en contexte de crise matrimoniale et soient à rapprocher de l’importance que constitue le mariage dans une société méditerranéenne antique, où il garantit l’union contractuelle entre deux familles et la pérennisation des biens. C’est un enjeu d’insertion sociale qui engage les ressources et les statuts. Certaines malédictions révèlent aussi des compétitions entre individus pour les faveurs de concubines à une époque où la légitimité des unions est une question de statuts.
Les enjeux réels sont certainement effacés derrière le caractère érotique – volontairement agressif – du procédé, qui n’est aucunement improvisé : il suit un formulaire préétabli. Celui-ci est connu par quelques autres lamelles de plomb trouvées en Égypte et surtout par un papyrus qui donne précisément les instructions du rituel (PGM IV, 296-466). Ce n’est donc pas le commanditaire Sarapammon – dont on ne sait rien par ailleurs – qui a dicté les termes de la malédiction : ceux-ci sont choisis par l’expert rituel engagé qui s’inspire d’un modèle transmis par des « manuels » de rituels. Pour avoir accès à un savoir écrit et relativement standardisé, l’expert peut avoir été un prêtre, soit indépendant, soit rattaché à un sanctuaire – cela reste une hypothèse. Il faut néanmoins souligner que les codes de la domination masculine puisent dans un savoir construit, ne permettant pas d’envisager les émotions réelles qui sont en jeu dans le rituel – ce qui n’empêche pas, au départ d’une figurine d’envoûtement, d’observer une représentation de la sexualité et du genre dans une société inégalitaire. La documentation « magique » peut alors être mise en parallèle avec quantité de documents littéraires grecs et latins où cette thématique affleure.
Le monde des dieux et la sphère de la mort
La présence du nom du défunt auquel est confiée l’efficacité du rituel nous rappelle que le rite s’est déroulé dans un lieu déterminé : la nécropole – et, d’après les instructions du papyrus, au coucher du soleil. C’est le cas de nombreuses « défixions ». Il est intéressant ici de voir que le mort appartient à une collectivité, les daimones morts avant l’heure, masculins ou féminins. Cette collectivité constitue le paysage de la nécropole que l’opérateur rituel pouvait avoir devant lui, et à ce titre elle est précédée des puissances qui dominent cet espace : les « dieux souterrains » – il faut traduire le grec katachthonios littéralement par « souterrain », plutôt que par « infernal », un terme connoté par le christianisme. La liste de ces dieux est donnée : Ploutôn, Korè Perséphone, mais aussi Adonis, Hermès Katachthonios et Anubis. C’est un bon exemple de la mixité religieuse évoquée plus tôt. Les divinités de l’au-delà sont grecques, mais reçoivent des noms supplémentaires qui révèlent des rapprochements avec des divinités « barbares » (Perséphone prend le nom d’Ereshkigal, souveraine des Enfers en Mésopotamie, Hermès prend celui de Thôth, le dieu égyptien patron des scribes). Anubis est quant à lui une divinité égyptienne de la nécropole qui est intégrée à ce carré VIP de l’Hadès grec : le dieu à tête de chien en devient même le gardien des clés.
Plus « barbare » encore, l’usage de noms en langue, ou seulement à connotation étrangère, est une caractéristique de nombreux rituels de l’Antiquité tardive : on choisit de nommer les divinités par des « noms barbares » supposés conserver une certaine puissance. C’est le cas ici lorsqu’il s’agit également de mobiliser un nom capable d’ouvrir la terre et d’effrayer les démons, un nom d’une puissance telle qu’il pourrait mettre à nu le séjour souterrain et menacer l’ordre naturel. C’est là une stratégie rituelle que l’on appelle une adjuration : en menaçant le daimôn du défunt Antinoos de recourir à ce nom, l’opérateur rituel vante son expertise et rappelle au daimôn qu’il peut s’en référer à une hiérarchie divine. On voit alors comment, dans une certaine mesure, les collectivités surhumaines reflètent les structures des sociétés humaines : on y retrouve un ancrage dans l’espace – celui de la nécropole –, une pluralité d’origines culturelles – grecques, égyptiennes, sémitiques –, une polarisation des genres – le couple Ploutôn-Perséphone – et une hiérarchisation parcourue par des rapports de force.
Retour sur l’image : une analogie performative
Ce sont précisément ces rapports de force que met en image la figurine de terre cuite. Les instructions connues par papyrus commencent par la réalisation d’une figurine féminine tout à fait similaire, en ajoutant une autre effigie qui représente un personnage masculin en armes (« comme Arès ») menaçant la figurine féminine de son glaive. Il devient donc évident que la figurine d’envoûtement que l’on a retrouvée suit les instructions du rituel, mais en simplifiant : une seule figurine a paru nécessaire à l’opérateur rituel, qui privilégie la représentation de la cible de l’envoûtement. Ici, l’image représente Ptolémaïs, dont le nom mentionné par le texte qui l’accompagne permet d’assurer qu’elle soit identifiée par les puissances souterraines. La notion de re-présentation est ici très forte, puisque non seulement l’image permet de donner à voir un être absent, mais elle tient lieu de Ptolémaïs et permet d’agir à distance sur elle. Les aiguilles qui la percent – ce que préconisent bien les instructions du manuel –, ciblent des capacités d’action et des forces vitales – là non plus, rien n’est laissé au hasard, mais on suit un code très fréquent. Une telle action fonctionne par « analogie » : ce qui est appliqué à l’image désigne un effet attendu, à savoir que Ptolémaïs perde toutes capacités d’action pour être soumise à la puissance du défunt Antinoos. La figurine permet à l’opérateur rituel de mettre en acte la contrainte exercée sur sa cible, une opération que l’anthropologue Alfred Gell a mis en perspective à travers la notion d’agentivité (agency en anglais) : la figurine devient le vecteur d’une action opérée par le praticien du rituel sur un individu dont elle est un fragment de personnalité ; elle est du même coup un objet agissant, puisque porteur de l’action de celui qui le manipule. En elle se croisent différentes capacités d’action ou agentivités : celles, agissantes, de l’opérateur et celles du sujet représenté qui sont alors neutralisées par les aiguilles. Cela suppose de comprendre qu’un objet, comme une image, peut dans l’Antiquité être opératoire, actif : c’est un langage performatif pour reprendre un terme de la linguistique ; pas seulement quelque chose qui informe, mais aussi quelque chose qui fait. À ce titre, c’est un élément fondamental de l’action rituelle.
De multiples questions peuvent être abordées au départ d’une image a priori peu représentative de l’Antiquité, en tout cas peu « classique » : le corps nu d’une femme, attaché et percé d’aiguilles, convoque tout un imaginaire sur la « magie » et la « sorcellerie » que l’on peut alimenter en comparant avec des pratiques d’autres univers culturels (du vaudou haïtien à la sorcellerie des bocages). La portée de ce mot, « magie », peut être questionné : en dépassant un peu l’imaginaire du magicien manœuvrant aux marges de la société, on peut réintroduire l’objet dans son contexte sociologique et proposer une histoire des rapports de genre, questionner leurs représentations avec les enjeux sociaux qu’ils recouvrent. On peut encore dépasser la notion de « magie » pour interroger le rapport aux puissances divines, celles du monde funéraire, conçues comme une collectivité de forces qui habitent un espace proche de celui où se tissent les relations quotidiennes entre les vivants, ces quartiers et maisons où Antinoos est convoqué pour agir, sous la tutelle de divinités souveraines et multiculturelles. C’est enfin un bon exemple de la façon dont les images peuvent être des objets agissants dans une culture matérielle où les rituels sont un mode d’action répandu : à travers le rituel, l’image elle-même intervient dans les relations entre les hommes et les femmes, entre les vivants et les morts, entre les mortels et les dieux.
Pour aller plus loin
Sébastien Delmas (Lycée Jean de Prades, Castelsarrasin) propose des pistes d’utilisation pédagogique de cet article sur le site Imago : https://imago-latin.fr/questions-d-images/images-antiques/figurine-et-malediction-dans-legypte-romaine/.
FARAONE, Christopher A., Philtres d’amour et sortilèges en Grèce ancienne, traduit de l’anglais par Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2005.
GRELL, Alfred, L’art et ses agents. Une théorie anthropologique, traduit de l’anglais par Sophie et Olivier Renaut, Dijon, Les Presses du réel, 2009.
GRAF, Fritz, La magie dans l’Antiquité gréco-romaine. Idéologie et pratique, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
KAMBITSIS, Sophie, « Une nouvelle tablette magique d’Égypte. Musée du Louvre, inv. E 27145 - IIIe/IVe siècle », Bulletin de l’Institut Français d’Archéologie Orientale, 76, 1976, p. 213-223.
Notes
Une scène bien connue peut être montrée : il s’agit de la reconstitution d’un rite de defixio dans la Rome de la fin de la République, proposée par la série Rome d’HBO en 2007 (https://www.youtube.com/watch?v=jC75FdTL2DM).
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