Un dieu trônant à Thinissut : comment décoder cette image ?
Être dieu parmi les hommes
Cette représentation d’un dieu en trône (fig. 1) est réalisée en terre-cuite et mesure à peine 38,5 cm de hauteur. Ce n’est donc probablement pas la statue principale du sanctuaire de Thinissut où elle a été découverte, mais elle n’en est pas moins très intéressante pour tenter de comprendre ce qui se joue à travers cet objet et l’iconographie dont il témoigne. Car, comme on l’a précisé (voir l’article du présent dossier Représenter les dieux*), dans l’imaginaire des Anciens, les dieux sont fondamentalement des puissances qui habitent le monde selon des modalités différentes de celles des hommes. Les dieux sont partout – dans l’immensité du ciel, dans et sous la terre, dans et sous la mer, sur les hauteurs des montagnes sacrées, dans une multitude de paysages – et ils sont ubiquitaires, c’est-à-dire capable de résider dans plusieurs sanctuaires, de se manifester en différents endroits, d’être proches et distants à la fois. Ce que l’on appelle généralement la statue de culte est donc l’image de la divinité que l’on place au cœur de son sanctuaire pour concrétiser sa présence, présentifier sa puissance. Ce n’est pas le dieu à proprement parler, mais sa représentation, donc un medium forgé par les hommes, qui recourent volontiers à des matériaux nobles et précieux, puisqu’il doit exprimer l’aura des dieux. Ce medium vise aussi à faciliter la communication entre les hommes et les dieux : on habille et pare la statue, on la décore et on la parfume, on la promène en procession et on lui destine des offrandes. C’est donc, au sein des sanctuaires, un dispositif fondamental, souvent en lien avec l’autel sur lequel les offrandes carnées sont brûlées.
Le sanctuaire de Thinissut
Une image comme celle du dieu en trône n’est pas seulement un objet, un artefact qu’il faut analyser selon des critères stylistiques ; c’est en quelque sorte un élément du paysage cultuel dans lequel il s’inscrit et prend son sens. C’est dans le cadre des fouilles du site punique de Thinissut en latin, en punique Tnsmt1, localisé dans la ville moderne de Bir Bou Regba (ou Rekba), en Tunisie, dans la région du Cap Bon, à quelques kilomètres au nord-ouest de Hammamet et à une soixantaine de kilomètres au sud de Tunis, que la statue a été découverte. C’est pourquoi elle est actuellement conservée au musée national du Bardo. Le sanctuaire a été en usage durant l’époque punique, probablement dès le Ve siècle av. n.è., et a continué d’être actif à l’époque romaine impériale, à partir du Ier siècle de n.è., à un moment où les dieux ancestraux étaient probablement remplacés ou côtoyés par des dieux romains, là comme ailleurs. Le sanctuaire de Thinissut s’élevait sur une petite éminence, au-dessus d’un oued, non loin d’une agglomération urbaine dirigée par deux suffètes, dont la localisation précise n’a cependant pas encore été établie.
On a retrouvé quelques inscriptions puniques désignant les divinités principales du lieu : Baal Hammon et Tanit. Ensemble, ils sont très présents à Carthage, en particulier au tophet, ce sanctuaire à ciel ouvert où l’on a mis au jour des urnes contenant les restes incinérés de petits enfants. Baal Hammon et Tanit sont attestés en maints endroits du monde punique, mais il est rare de les voir représentés, ou du moins avons-nous conservé relativement peu d’images divines. Le sanctuaire qui abritait la statue de terre-cuite du dieu trônant se structure autour d’une cour munie de portiques et entourée de divers édifices dont la destination est malaisée à fixer, d’autant que l’espace de culte connaît plusieurs réaménagements dans le temps.
Des dons pour les dieux
Pour honorer les dieux, les hommes et les femmes offraient divers objets : des stèles, inscrites ou pas, décorées ou pas, des autels, des figurines, des statuettes, en fonction de leurs moyens et besoins aussi. Il faut donc imaginer le sanctuaire comme un lieu encombré d’offrandes qui traduisaient le prestige et l’efficacité des divinités qu’il abritait, certaines étant les divinités « principales », d’autres des « hôtes » qui pouvaient trouver place dans des chapelles latérales. La communauté tout entière prêtait grande attention à ses protecteurs divins comme en témoigne une inscription du IIe siècle av. n.è. émanant des citoyens de Tnsmt. La statuette de terre-cuite rentre donc dans un « paysage votif », riche et diversifié, entre images et textes, culture punique et développements romains. Ainsi a-t-on exhumé plusieurs inscriptions latines qui mentionnent le dieu Saturne, l’équivalent romain usuel du dieu punique Baal Hammon.
Dans deux édicules du sanctuaire, on a retrouvé du matériel votif ; dans l’un, des lampes à huile et d’intéressantes statues léontocéphales fragmentaires, dans l’autre, la statue qui nous intéresse mais aussi une statue féminine et un sphinx. À l'extérieur de ces pièces, on a également découvert une statue féminine allaitant. Différentes images cohabitaient donc en ce lieu, en écho à la présence de plusieurs divinités et à la co-existence de plusieurs codes permettant d’exprimer la puissance et l’altérité des dieux. Un dieu souverain et protecteur, une déesse nourricière, une autre dotée d’une tête de lion mais d’un corps humain (fig. 22) pour traduire l’étrangeté et la force de celle qui est ainsi mise en images. En l’absence d’inscriptions, il est difficile de les identifier, car une même divinité, dans les religions polythéistes, peut présenter plusieurs aspects et exercer diverses fonctions. La divinité allaitant et la déesse léontocéphale pourrait tout à fait être la même figure dont on donne à voir la variété des compétences au service des hommes. La présence d’une représentation d’Athéna montre la capacité des habitants de cette région d’Afrique du Nord à manier les codes de la culture grecque, à moins qu’il ne s’agisse d’un voyageur grec de passage. Athéna est probablement une autre option pour mettre en avant la puissance de la déesse locale que les inscriptions puniques appellent Tanit.
Décoder l’image
Pour tenter d’identifier la figure divine représentée, il faut d’abord soigneusement l’observer. Elle n’est pas associée à une inscription, de sorte qu’on peut penser que, pour les personnes fréquentant le sanctuaire, elle était aisément identifiable, sur la base d’une série de codes iconographiques partagés. Notons en premier lieu l’aspect anthropomorphique du dieu. Son corps, couvert par une longue tunique, ne présente aucune particularité divine. Son visage est même particulièrement soigné : c’est celui d’un homme barbu, d’un certain âge, les traits marqués. Ce sont les attributs* et la posture qui orientent vers un personnage divin ; il porte une couronne ou tiare haute, formée de plumes ou d’éléments végétaux ; il est assis sur un trône flanqué de sphinges ailées ; le bras droit, bien que fragmentaire, est levé pour accomplir le geste de bénédiction, alors que le bras gauche est posé horizontalement et tenait un objet aujourd’hui disparu, très probablement un sceptre. Représenté frontalement, le dieu fait face au fidèle qui se tourne vers lui. La bénédiction exprime sa bienveillance et sa protection, tandis que le sceptre le qualifie comme dieu puissant, souverain. L’interprétation de ce langage iconographique passe par la mise en série ; or, on possède d’autres images de divinités qui recourent aux mêmes éléments : le trône, le sceptre, la main levée. Ce schéma est largement répandu dès l’Âge du Bronze en Mésopotamie. On pourra comparer, par exemple, avec l’image du dieu solaire Shamash représenté en face du roi de Babylone Hammurabi, au XVIIIe siècle av. n.è., et occupé à lui transmettre les insignes du pouvoir, tandis que le roi accomplit le geste de la prière, qui ressemble beaucoup à celui de la bénédiction (fig. 3a3 et 3b4). On comprend ainsi que la relation entre les dieux et les hommes est faite de communication, qui passe par des mots, des gestes, des actes…
Le sanctuaire de Thinissut, avec sa variété exceptionnelle d’objets votifs, indique que les habitants d’un lieu utilisaient les ressources à disposition pour honorer les dieux. Dans ce coin de Tunisie, on n’utilise pas le marbre, mais la terre-cuite. Nombreuses sont les statues et statuettes que les fouilles ont exhumées, parfois fragmentaires, certaines atteignant même 1,40 m. Celle du dieu trônant, qui est très probablement Baal Hammon, a été réalisée au IIIe ou IIe siècle av. n.è. Au siècle précédent, à Sousse-Hadrumète, une stèle du tophet montre un dieu très semblable (avec une coiffe différente, mais un trône semblable et un sceptre) en train de bénir le fidèle qui accomplit le geste de la prière (fig. 4)5. Ce n’est pas vraiment un « instantané » du culte, mais une composition qui, de profil cette fois, montre à celui qui observe la stèle que l’interaction entre le fidèle (plus petit) et le dieu (plus grand, même assis) a été fructueuse et harmonieuse.
Les représentations des dieux, quel que soit le support, sont donc déposées dans les lieux de culte pour porter témoignage de l’issue favorable de la communication. Elles contribuent aussi à prolonger les effets bénéfiques de l’interaction à travers ces objets votifs et commémoratifs qui, même sans texte, parlent du rôle bénéfique des puissances divines pour la société des hommes. Les stratégies et les codes mobilisés peuvent varier pour exprimer ce message, mais, dans le contexte d’un sanctuaire, au sein d’une architecture donnée et d’un paysage d’objets diversifiés, les représentations des dieux ne sont pas de simples images conventionnelles ou esthétisantes. Ce sont des éléments d’un langage qui rend compte de la religion comme d’une activité sociale inscrite dans l’espace et dans le temps.
Pour aller plus loin
ESTIENNE, Sylvia, dir., et al. Image et religion. Nouvelle édition [en ligne]. Naples, Publications du Centre Jean Bérard, 2008 (généré le 10 juin 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pcjb/4401>. ISBN : 9782918887935. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pcjb.4401.
DRIDI, Hédi, SEBAÏ, Meriem, « De Tanesmat à Thinissut : nouvelles observations sur l'aménagement d'un lieu de culte africain », dans Lieux de cultes : aires votives, temples, églises, mosquées : IXe colloque international sur l'histoire et l'archéologie de l'Afrique du Nord antique et médiévale, Tripoli, 19-25 février 2005, Paris, CNRS, 2008, p. 101-117.
Notes
L’alphabet punique ne note pas les voyelles, mais on peut songer à une vocalisation comme Tanesmat.
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