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Résumé

L’article revient sur le réalisme du portrait romain, à commencer par ses origines. Il invite à distinguer entre l’époque républicaine, marquée par l’individualisation de traits réalistes, et l’époque impériale, qui s’en écarte. Il pointe la dimension codifiée et signifiante de ce réalisme même : il transmet en particulier l’idée de sacrifice de soi. À l’époque impériale, les portraits d’empereurs jouent un rôle de modèles pour bien d’autres portraits. Attitudes, attributs, nudité ou vêtements contribuent à l’élaboration d’images signifiantes, selon des codes qui varient néanmoins dans les différentes régions de l’Empire.

Abstract

This article reviews the realism of Roman portraiture, starting with its origins. It draws a distinction between the Republican era, marked by the individualisation of realistic features, and the Imperial era, which departs from it. He points to the codified and significant dimension of this very realism: in particular, it conveys the idea of self-sacrifice. In the imperial era, portraits of emperors served as models for many other portraits. Attitudes, attributes, nudity and clothing all contributed to the creation of meaningful images, according to codes that nevertheless varied in different regions of the Empire.

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Références de l’article

Pascal Capus, , mis en ligne le 23/06/2024, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/ressources/images-antiques/portrait-romain

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Ressources externes

La peinture de portraits, qui permettait de transmettre à travers les âges des représentations parfaitement ressemblantes, est complètement tombée en désuétude. On dédie maintenant des têtes sur boucliers, en bronze, des visages en argent, sans distinguer les traits individuels. On intervertit les têtes des statues, et il y a longtemps que courent à ce sujet des vers satiriques. À tel point tout le monde préfère attirer les regards sur le matériau utilisé plutôt que montrer une image de soi reconnaissable…la mollesse a causé la perte des arts et, puisqu’on ne peut faire le portrait des âmes, on néglige aussi le portrait physique. Il en allait autrement chez nos ancêtres […]1.

La citation de Pline l’Ancien qui nous sert ici d’incipit, outre la complainte éculée sur l’époque contemporaine, sous-tendue par un fort conservatisme qui idéalise un passé assurément meilleur, permet de souligner toute l’ambiguïté du portrait dans le monde romain (imago) et de sa définition. Car au-delà de la simple fidélité au réel, la représentation d’un individu demeure, à Rome comme ailleurs, fortement tributaire des normes et des valeurs d’une société au sein de laquelle celui-ci tend à s’intégrer, non seulement physiquement mais également, artificiellement, au moyen d’un langage artistique.

La civilisation romaine, au sein de laquelle s’imposèrent les intérêts de l’oligarchie républicaine, put compter sur les forces vives de sa structure sociale, incarnées par des individualités fortes, obsessionnellement vouées à leur propre affirmation et à la reconnaissance publique. Ainsi, au-delà d’un simple visage, le portrait romain associa-t-il plusieurs parties essentielles, susceptibles d’indiquer les valeurs morales, les actions et le rang auquel appartenait l’individu représenté. Aux traits physiques, plus ou moins fortement individualisés, s’ajoutaient d’autres composants : le corps, entier ou réduit sous forme de buste, dont le vêtement et les éventuels attributs composaient un ensemble particulièrement signifiant ; un titulus ou inscription qui permettait de connaître nom et qualités ; enfin, des couleurs, aujourd’hui majoritairement disparues, qui constituaient à leur tour un élément de langage inhérent au message transmis par l’effigie (voir l’article Polychromie et réception de l’Antiquité*, d’Adeline Grand-Clément).

Le portrait républicain

Au Ier siècle avant J.-C., effigies des généraux triomphateurs dans l’espace public comme des esclaves affranchis sur les tombeaux, représentent une véritable syntaxe de la construction sociale romaine. Durant cette phase tardive de la République, les termes « réalisme » ou « vérisme », quel que soit l’aspect éculé de ces notions, ont longtemps paru avoir fondé l’identité première du portrait romain2. Et en effet, l’effort de caractérisation accordé aux visages patriciens aujourd’hui conservés surprend par la crudité qui en découle parfois. Le portrait semble dicté par un profond désir d’individualisation au moyen de détails physiques spécifiques : calvitie, conformation du crâne, dessin de l’oreille, rides de vieillesse et d’expression, relâchement cutané, verrue. On peut donner comme exemple le Buste de Puissalicon, conservé au Musée Saint-Raymond (fig. 1).

Fig. 1. Portrait d’un inconnu, marbre, H. 0,37 m, Puissalicon (Hérault), Ier s. av. J.-C., musée Saint-Raymond, musée d’Archéologie de Toulouse, inv. 2017.1.1.

Le phénomène n’est cependant pas nouveau. L’époque hellénistique, en particulier le IIIe siècle avant J.-C., nous a légué plusieurs ensembles de portraits dépourvus d’idéalisation. Au contraire de l’époque classique, on distingue alors des personnalités, souvent liées par des liens familiaux ou bien par un courant de pensée : souverains héritiers de l’empire d’Alexandre comme Séleucos Ier (fig. 2) et philosophes, telle la tête en marbre d’Épicure, d’époque impériale3, conservée au Metropolitan Museum of Art4. Par ailleurs, dans le centre de l’Italie, la civilisation étrusque fut à l’origine d’un grand nombre d’effigies funéraires dont la radicalité descriptive de certains caractères physiques confinait à la caricature.

Fig. 2. Portrait en buste de Séleucos, bronze et inclusion d’os et pierre, Herculanum, maison des Papyri, Ier siècle av.- Ier siècle ap. J.-C., Museo Archeologico Nazionale, Naples, inv. 5590.

L’importante galerie de visages républicains légués par Rome se distingue donc à son tour par des traits sans concession et l’intensité de l’expression. Leur production remonte au crépuscule de la République et à la première période augustéenne, soit la deuxième moitié du dernier siècle avant notre ère. Mais ce sont les origines mêmes de cette typologie de portraits romains qui, davantage que pour toute autre civilisation, ne cessèrent d’interroger les historiens.

La sources de cette tendance au « réalisme » résulterait, selon une hypothèse tenace, du « droit aux images ». Apanage, au moins au début, de ceux qui endossaient une magistrature davantage que droit collectif dont ne bénéficierait que la noblesse5, le jus imaginis trouverait sa concrétisation la plus directe dans les masques funéraires en cire des ancêtres, les fameuses imagines majorum. Le principal argument retenu réside dans la manière dont furent utilisés et perçus, durant les trois derniers siècles de la République, de tels masques qui, en tant qu’exempla, formaient des arbres généalogiques (stemmata) au sein des demeures aristocratiques, où ils prenaient une importance considérable6. Pline et, avant lui, Polybe, demeurent les deux sources les plus citées quant à la fidélité de ces images au visage du défunt, à partir duquel elles auraient été fabriquées, comme la manière dont ces imagines étaient utilisées, dans et hors de la maison.

Dans le centre de l’Italie, en contexte étrusque, représenter les ancêtres de manière fidèle fut une tradition bien enracinée. Rome n’y déroge pas, aidée en cela par son inclination à la mise en scène publique du prestige et des honneurs à travers la noble contribution de l’aristocratie sénatoriale à la grandeur de l’Urbs. Une cérémonie cristallise à elle seule ce dessein : la procession funéraire (pompa funebris). Là, était prononcé l’éloge funèbre et le corps, exhibé sur le Forum, dans le secteur des Rostres (tribune aux harangues) et généralement disposé verticalement, côtoyait les images de ses plus glorieux ancêtres, assis pour leur part sur des sièges honorifiques en ivoire (sella curulis). Ces portraits se présentaient sous forme de masques (prosopa) en cire selon Pline (Histoire naturelle, 35, 6). Ils auraient été particulièrement fidèles, précise Polybe (Histoires, 6, 53-54), la polychromie appliquée sur la cire participant sans aucun doute à la fidélité recherchée. L’auteur d’origine grecque, témoin de cette tradition qui lui était étrangère, note également qu’à cette similitude des traits s’ajoutaient insignes honorifiques et toge, endossés par des mimes, engagés pour la circonstance, dont stature corporelle et gestuelle se rapprochaient du disparu. Après l’inhumation de ce dernier, son image (imago) rejoignait donc celles de ces ancêtres, au sein de l’atrium de la demeure familiale.

On ignore toujours si ces masques de cire étaient conçus directement à partir des visages mêmes ou bien à partir de tirages en plâtre, eux-mêmes réalisés sur le modèle. De plus, aucune source ne nous autorise à affirmer que les reproductions mécaniques initiales, quel que soit le matériau employé, aient été réalisés sur le vivant, à un âge établi, où bien, comme semblerait en attester un passage de Quintilien, au moins dans certain contexte, sur le visage de la personne défunte (voir l’Institution oratoire VI, 1, 40).

Par la suite, les funérailles impériales maintiendront la présence du portrait en cire dans le cadre de la cérémonie du funus imaginarium. Cependant, c’est alors le corps de l’empereur dans son entier qui est représenté, véritable double de la dépouille, longuement exposé avant d’être brûlé sur le Champs-de-Mars. Et l’on pensera également à la représentation en cire de César, que l’on peut supposer très proche du modèle, reproduisant sur le Forum, le jour des funérailles, le corps mutilé par les coups de couteau fatals ; une effigie théâtralement exhibée dans les airs grâce à une machine et dédoublant déjà, de manière inédite, le corps du prestigieux défunt7.

Déterminer les origines du portrait tardo-républicain de type « réaliste » à partir de la seule tradition du masque de cire paraît pourtant extrêmement réducteur. Il semble en effet nécessaire de prendre en compte l’importance des manières, ou, si l’on préfère, des styles, représentés par les différents ateliers de sculpteurs grecs, dont les productions, antérieures de un à deux siècles, demeuraient communes aux yeux d’une certaine catégorie de la population romaine (généraux et politiques). La prégnance des visages empreints de « pathos » des souverains hellénistiques, diadoques et successeurs (voir par exemple ce buste d’Attale de Pergame (fig. 3) ou ce portrait en bronze d’un homme de Délos8, détermine bien les ports de tête, comme les expressions, de nombreuses effigies de Romains des IIe et Ier siècle avant J.-C, comme ce buste de Pompée (fig. 4). D’autre part, le vieillard (senex) appartenant à la noblesse romaine, dont l’âge réel, lors de l’exercice de la plus haute charge, n’excédait cependant que rarement 50 ans, se porte garant de vertus (auctoritas, gravitas, severitas, dignitas…) nécessairement reflétées dans son portrait. Un portrait dans lequel le ciseau du sculpteur a su si souvent capter avec acuité les caractéristiques psychologiques de son modèle.

Fig. 3. Buste d'Attale Ier Sôter, roi de Pergame, ou d'Eumène II son fils
Fig. 4. Buste de Pompée

Il n’empêche, la trop forte caractérisation physionomique de certains visages permet de supputer que cette quête d’une réalité un peu âpre s’accorde davantage avec le désir de rendre l’image sociologiquement parlante. Ainsi la conception du portrait serait-elle avant tout dictée par le besoin d’exprimer un statut, une charge ou des actions guerrières, au moyen d’une démonstration plastique (démultiplication des rides, lourdeur des arcades sourcilières…). À travers ces visages émaciés, burinés et aux sillons profondément creusés, s’expriment un idéal physique, celui du sacrifice de soi au profit de la République et du bien de Rome.

Le modèle influença par la suite, à Rome comme dans les cités italiques, les affranchis (voir ainsi l’exemple d’un bas-relief conservé au British Museum9 et d’une stèle funéraire conservée au Musée Saint-Raymond, musée archéologique de Toulouse10). Ne bénéficiant pas du droit à l’image, ce groupe social en pleine expansion se fit représenter à l’extérieur des villes, sur leurs tombeaux. Si leurs visages retranscrivent sans concession défauts et autres aspérités physiques, le désir d’ostentation demeure identique. Ils y associent une inscription qui informe de leur nom et vante leurs mérites et leur position et mettent ainsi en avant leur élévation sociale. En fonction de leurs possibilités financières, ils font concevoir leur effigie en calcaire ou en marbre, sous forme de statue, à l’image des monuments honorifiques élevés par la classe dirigeante sur les places publiques de la cité, ou bien en simple buste. Néanmoins, c’est le vêtement, toge masculine et manteau soigneusement ajusté féminin, qui détermine alors leur intégration dans le système des valeurs romaines.

Mais un nouveau modèle apparaît pour toute une génération d’individus, entre les années 40 et 30 avant J.-C.11 : le portrait de César. Une démarche mimétique, nouveau phénomène, va caractériser toute la période impériale.

Le portrait d’époque impériale : de la tête...

À partir du début de notre ère, de nouvelles références apparaissent. Elles sont à rechercher du côté de la Maison impériale. Auguste et ses successeurs fondent un type de portrait de type classicisant qui prend désormais ses distances avec la caractérisation physique et individuelle du Ier siècle finissant.

Qu’il soit exécuté en marbre, bronze ou terre cuite, c’est le portrait de l’empereur qui devint subtilement codifié, par le prince lui-même, comme le furent de plus en plus régulièrement, à partir du dernier tiers du Ier siècle avant J.-C., ceux des membres de la famille impériale, impératrice et héritiers appelés à la succession. Ces portraits officiels, celui de l’empereur en premier lieu, furent abondamment copiés, et non dans le meilleur style, comme en témoigne le passage, dans une lettre de l’auteur antique Fronton, cité par Thomas Pekáry dans le catalogue de l’exposition Le regard de Rome, au sujet des portraits de l’empereur Marc Aurèle : « Tu sais que tes portraits sont exposés dans tous les bureaux de change, dans toutes les échoppes, toutes les boutiques du marché, sur toutes les étagères, dans les vestibules et les encadrements des fenêtres, où que ce soit et partout, la plupart mal peints, modelés et sculptés de façon grossière, vraiment misérable » (Ad M. Caes., 4, 13).

Loin de cette médiocrité, la statuaire impériale, issue des ateliers les plus compétents, conserva l’exclusivité des espaces publics telle la grande aire à ciel ouvert du forum et ses annexes (basilique, curie ou bâtiment des assemblées municipales et portiques qui y sont associés), les établissements thermaux, les théâtres voire, notamment en Orient, de grands nymphées monumentaux où elle envahit les niches. Des séries de portraits pouvaient aussi se déployer au sein des grands camps militaires romains (castra). Enfin, ce sont de riches demeures privées qui ont livré, à travers tout l’Empire, des représentations officielles, distribuées sous les portiques ou dans les salles de réception.

Ces œuvres, élaborées selon des paramètres instaurés par leurs commanditaires, dépendaient d’artisans qualifiés dont le nom n’apparaît généralement pas, à l’image du monde anonyme des artisans de la Rome antique, de quelque talent que ce soit. Le sculpteur, comme tout fabricant d’images, appartient en effet au monde des esclaves et pratique une activité qui n’est pas digne d’un homme libre. Il demeure que l’auteur du prototype d’un portrait officiel œuvrait à Rome et évoluait dans les sphères mêmes du pouvoir, obéissant donc aux sommations impériales en matière d’esthétique et de conception. Ce prototype était destiné à être reproduit en de nombreux exemplaires et diffusé à Rome même, comme dans les provinces.

C’est désormais la figure de l’empereur qui semblent régenter l’art du portrait romain et qui donne l’impulsion. Apparaît ainsi un phénomène notable et étonnant ; princes héritiers présomptifs ou directs, individus proches du pouvoir, reprennent, sur leurs représentations, les caractéristiques capillaires de l’empereur voire s’en approprient les traits (« Angleichung »). Le groupe dynastique exposé au Musée archéologique de Corinthe, qui associe l’empereur Auguste à ses petits-fils, Gaius et Lucius, princes de la jeunesse, dont les corps nus font référence à la statuaire grecque de type polyclétéen, représente en l’occurrence un exemple probant (fig. 5 et 6).

Fig. 5. Auguste en pontifex maximus (version de Corinthe)
Statue en pied de Gaius César, petit-fils de Jules César (version de Corinthe)

Par ailleurs, en imitant forme du visage, chevelure ou expression du dirigeant, ce sont des centaines de « visages d’époque » (Zeitgesicht) qui expriment désormais gravitas et dignitas autrement que par un ensemble de rides ou un regard qui pouvaient, quelques décennies auparavant encore, les distinguer les uns des autres. On pourra voir ainsi (fig. 7) comme un buste de jeune homme, trouvé à la villa de Chiragan (Haute-Garonne), se rapproche des portraits de l’empereur Hadrien au début de son règne12.

Fig. 6. Buste de jeune homme à la manière d'Hadrien

Cette recherche du mimétisme de la part de personnages qui demeurent en général anonymes pour nous, trouve un écho jusque dans les parties les plus reculées de l’Empire en raison de la diffusion à très grande échelle du portrait impérial. Aux confins de la Narbonnaise et de l’Aquitaine, ce sont les gisements de marbres découverts à Chiragan qui prouvent magistralement, et même au-delà de toute mesure, le rayonnement, dans les provinces, du portrait impérial et des images d’individus proches du pouvoir. Ce buste cuirassé d’homme en est un exemple intéressant (fig. 8)13. La moitié des bustes découverts dans l’ensemble de la Gaule provient, en effet, de ce seul site14. Ces portraits en buste, très communs dans des contextes funéraires, où ils sont déposés dans des niches, furent incontestablement privilégiés dans la sphère domestique, au même titre que les effigies sur hermès.

Fig. 8. Portrait cuirassé d’homme, marbre, H. 0,76 m, villa de Chiragan, vers 130 ap. J.-C., musée Saint-Raymond, musée archéologique de Toulouse, inv. Ra 73 e.

...aux pieds

Quelle que soit la civilisation et l’époque, le portrait ne se résume pas au visage et Rome ne fait pas exception. Les corps des statues, si répétitifs qu’ils puissent paraître à notre regard distrait, demeurent porteurs d’informations importantes. Ces dernières concernent cependant le strict registre officiel et ne révèlent en aucun cas, bien entendu, un quelconque indice sur la vie privée et intime du modèle représenté. La statue, comme nous le précisions plus avant, est majoritairement destinée à un espace urbain public et réunit un ensemble de codes supposés clairs et signifiants pour l’observateur antique : format, costume (habitus) et attributs, tels le foudre de Jupiter, le globe du pouvoir universel, le sceptre du commandement, la mappa ou tissu de l’autorité du consul, le volumen, rouleau de la fonction publique ou de l’homme de lettres, la patère du sacrifice, le lituus du prêtre...15

Les corps standardisés reprennent un nombre limité de formats qui ne font que poursuivre des formules de l’époque hellénistique : statua pedestris (debout) ; statua sedens (assise), dont la teneur découlait du type de siège, chaise curule pour les magistrats en toge ou sella castrensis (siège « de camp ») pour les statues en armure ; statua equestris (équestre) ou encore sur un char, ces deux dernières équivalant à un honneur supérieur à tout autre16. Il faut également souligner l’importante utilisation de l’hermès, support quadrangulaire, d’origine grecque, se substituant au corps, utilisé jusqu’au IIe siècle dans la partie orientale de l’Empire17.

Portrait et habitus

Le vêtement participe tout aussi amplement à la codification de l’image. Le plus commun demeure la toge, vêtement du citoyen, porté, au moins, lors des cérémonies. Les couleurs qui la composent et les chaussures avec laquelle on l’accorde révèlent le rang du modèle et la magistrature endossée. Au sommet de la hiérarchie, et complétés par un attribut, le triomphateur est ainsi revêtu d’une toge pourpre. Simple consul, il porte la prétexte, bordée de pourpre18. Lorsque le portrait montre un pan de la toge ramené sur la tête, il s’agit de souligner l’acte religieux du sacrifice et d’évoquer la charge d’augure. Ainsi en est-il pour l’un des plus célèbres portraits d’Auguste, celui de la via Labicana (fig. 9). Il marque la volonté de l’héritier de César de rompre avec la mode de la toge étroite tardo-républicaine (la toga exigua) mais également avec la tendance, critiquable, consistant à assimiler cet habitus au manteau grec (pallium). Il s’agit donc de « re-latiniser » le costume officiel du citoyen romain en lui accordant une amplitude dans le drapé et une typologie stricte basée sur des détails qui deviendront des signes identitaires immuables durant tout le Haut-Empire : balteus (« baudrier » qui entoure la taille), umbo (« bosse », pli qui retombe sur le baudrier devant l’abdomen), sinus (« courbe » formée au niveau du genou) et lacinia (les deux « bouts » de la toge qui retombent à l’avant et à l’arrière).

Fig. 9. Statue d’Auguste, Rome, via Labicana, marbre, H. 2, 05 m, dernière décennie du Ier s. av. J.-C.,Rome, Museo nazionale Romano – Palazzo Massimo, inv. 56230.

La formule ne sera véritablement révisée qu’à partir du début du IIIe siècle avec la manière si particulière des élites de replier et écraser le vêtement en diagonale, en avant du buste, afin de lui donner l’aspect d’une large bande (toga contabulata). Quant à la toge portée par la figure du consul barbu découvert à Chiragan, représentant l’empereur Maximien Hercule selon Jean-Charles Balty, celle-ci dénote la nouvelle mode des alentours de 300 qui voit le vêtement raccourcir nettement19.

Outre la toge du citoyen, les corps pouvaient endosser la cuirasse mais également se présenter dénudés, manteau roulé autour de la taille (Hüftmantel) ou bien ramené sur l’épaule gauche. Sous ces deux formes se présentent une importante série de portraits d’anonymes, prioritairement datés de la seconde moitié du IIe siècle et du siècle suivant, découverts dans la villa de Chiragan. Dénudant héroïquement leur torse ou portant la cuirasse, ces portraits masculins, parfois produits à partir d’effigies antérieures, retaillées, ou, si l’on préfère, «  réadaptées », ont été respectivement interprétés comme des militaires ou des philosophes. Léon Joulin, dès 1901, et aujourd’hui Jean-Charles Balty, préfèrent cependant voir dans ces images de présumés procurateurs20. Ces derniers, en tant qu’intendants désignés par le pouvoir central, géraient et administraient directement ce domaine impérial, composante du fisc de l’empereur. On pourra se référer ainsi au buste de jeune homme21 et au buste dit d’un intellectuel ( ?)22, trouvés à Chiragan.

Les statues-portraits cuirassées (loricata) déterminent les individus qui bénéficient de l’autorité militaire (imperium), dont le rôle et les actions militaires sont menées au nom de Rome. Empereurs et supposés gouverneurs, ayant endossé plusieurs magistratures, dont les effigies ponctuaient les grands espaces de la villa de Chiragan sont ainsi représentés avec la cuirasse.

Choisir de se faire représenter nu répond à un désir différent. Dans une société romaine qui récuse officiellement la tradition grecque consistant à se dénuder lors de l’entraînement et des activités physiques, il est commun de comprendre, à travers ce choix, l’assimilation des qualités d’un héros ou d’une divinité de la part du modèle. On qualifie, par conséquent, d’héroïsant ou divinisant (in formam deorum) ce type de représentation. Les exemples fournis par la famille impériale, dès l’époque augustéenne, connurent un écho important, en premier lieu, peut-être, chez les affranchis impériaux23.

L’art romain se souvint des attitudes et des poses utilisées pour figurer des dieux grecs, tutélaires ou fondateurs, mises en place depuis au moins le IVe siècle avant J.-C. et entre-temps reprises durant l’époque hellénistique24. Une célèbre série de tétradrachmes, par exemple, représente Démétrios Poliorcète, roi de Macédoine, intégralement nu, une image elle-même probablement inspirée d’une statue-portrait d’Alexandre le Grand (fig. 10). Dans le monde romain, une même composition, associant nudité, pied reposant sur un rocher – ou un quelconque symbole guerrier ou allégorique – et corps penché en avant, fut acclimatée au contexte politique de la fin des guerres civiles et adaptée à l’univers du portrait par l’héritier de César, Octave, figuré de la sorte afin de suggérer sa nouvelle position de maître du monde25. La posture fut également adoptée par des personnalités qui, sans bénéficier d’une telle aura militaire ou politique, recevaient cependant l’hommage sous forme d’un portrait ; ainsi en est-il pour la statue du duumvir Cartilius Poplicola, découverte au niveau de l’escalier du temple d’Hercule d’Ostie, élevée durant l’époque triumvirale, celle des années 40-30 avant J.-C26.

Fig. 10. Tétradrachme de Démétrios Poliorcète, Macédoine, argent, 289-288 av. J.-C., 16,98 gr., inv. 2000.15.96, musée Saint-Raymond, musée archéologique de Toulouse.

Avec le début du règne d’Auguste, le portrait impérial à demi-drapé, avec son manteau enroulé autour des hanches (Hüfmantel), dont on connaît surtout, pour la Gaule, le très bel exemplaire, monumental, du front de scène du théâtre d’Arles, agrège souvent modèle vivant et figure divine27.

Le portrait féminin, enfin, s’il ne peut égaler, quantitativement, le portrait masculin, présente majoritairement les modèles dans un manteau soigneusement drapé, la stola, évocateur de pudicitas, vertu attendue de la matrone la période tardo-républicaine. On pourra voir ainsi le portrait d’Etruscilla ( ?) trouvée à la villa de Chiragan28. Par conséquent, la nudité y est bien plus rare encore. Elle se développe prioritairement durant l’époque antonine et emprunte au répertoire de la statuaire idéale grecque, Aphrodite en tête29. La notoire fécondité de la déesse permet ici de justifier le dévêtement de la matrone. Celle-ci emprunte notamment à la sculpture de l’Aphrodite de Praxitèle du IVe siècle avant J.-C., et à ses multiples déclinaisons, le mouvement de la main gauche indiquant ses parties génitales, telle cette Maria Furnilla en Vénus30.

En toge, cuirassé ou nu, le portrait romain véhicule donc un message précis. Par ailleurs, le commanditaire, qu’il s’agisse du sujet lui-même ou bien de l’assemblée en charge de l’hommage, eut parfois l’occasion de choisir les trois types de représentations en fonction du lieu d’exposition de l’effigie. Un espace privé ou semi-privé, siège d’association ou lieu de résidence, accueille plus aisément un portrait nu lorsque le portrait en armure est parfaitement adapté à un emplacement public et particulièrement fréquenté (celeberrimus locus), à l’exemple d’un forum31.

Particularisme

Outre la destination préméditée et soigneusement sélectionnée d’un portrait, le système de valeurs auquel celui-ci renvoie ne peut être considéré comme parfaitement homogène d’un point à l’autre de l’empire. C’est à travers le néologisme de « glocalisation », employé dans le domaine des sciences sociales, que Matteo Cadario argumente avec pertinence les différences de perception, dans l’Antiquité, sur les différents types statuaires « en fonction des contextes historique et/ou géographique ». Prendre en considération, dans l’Empire, les échelles locales par rapport à un contexte global, permet en effet de comprendre qu’« un portrait privé en toge à Rome, où celle-ci était la norme, avait une signification différente par rapport, par exemple, à Aphrodisias, où, durant l’époque augustéenne, elle était prestigieuse et représentait une exception »32.

Ainsi, dans la partie orientale de l’Empire, c’est l’himation grec qui demeure le costume privilégié dans le portrait du citoyen. La toge y fait bien figure d’exception, malgré les charges endossées à Rome même par les figures représentées33.

Il est par conséquent important de rappeler que derrière la façade unificatrice de l’Empire et le pouvoir centralisateur de Rome, demeure la richesse ethnique et culturelle de la périphérie et le maintien des traditions locales.

Pour aller plus loin

BADEL, Christophe, La Noblesse de l’Empire romain. Les masques et la vertu, Seyssel, 2005, p. 32.

BALTY, Jean-Charles, « Le “César” d’Arles et le portrait des consuls de l’année 46 av. J.-C. » in, GAGGADIS-ROBIN, Vassiliki et PICARD, Pascale, dir., La sculpture romaine en Occident, Nouveaux regards, Actes des Rencontres autour de la sculpture romaine, Arles, Publications du Centre Camille Jullian, 2016, p. 39-48.

BALTY, Jean-Charles et CAZES, Daniel, Sculptures antiques de Chiragan (Martres-Tolosane), I. Les portraits romains I.1 Époque julio-claudienne, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2005.

BALTY, Jean-Charles et CAZES, Daniel, Sculptures antiques de Chiragan (Martres-Tolosane), I. Les portraits romains I.5 L’époque des Sévères, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2008.

BALTY, Jean-Charles Balty et CAZES, Daniel, Sculptures antiques de Chiragan (Martres-Tolosane), I. Les portraits romains I.3 L’époque des Sévères, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2020.

BALTY, Jean-Charles, CAZES, Daniel et ROSSO, Emmanuelle, Sculptures antiques de Chiragan (Martres-Tolosane), I. Les portraits romains I.2 Le siècle des Antonins, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2012.

CAPUS, Pascal, Les sculptures de la villa de Chiragan, Toulouse, 2019 - en ligne https://villachiragan.saintraymond.toulouse.fr.

ROLLEY, Claude, La sculpture grecque 2, La période classique, Paris, Picard, 1999.

ROSSO, Emmanuelle, L’image de l’empereur en Gaule romaine : portraits et inscriptions (Archéologie et histoire de l’art), Paris, CTHS, 2006.

Notes

1

Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 35, 4-6.

2

Francois Queyrel, « Réalisme et mode de représentation dans l’art du portrait hellénistique : le cas de Délos », Ktéma : civilisations de l’Orient, de la Grèce et de la Rome antiques, 34, 2009, p. 243-255.

4

Klaus Fittschen, « Zur Rekonstruktion griechischer Dichterstatuen, 2. Die Statuen des Poseidippos und des Pseudo-Menander », Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts, 107, 1992, p. 229-271 ; Paul Zanker, « Individuo e tipo, riflessioni sui ritratti individuali e realistici nella tarda Reppublica », in Eugenio La Rocca, Claudio Parisi Presicce, dir., Ritratti: le tante facce del potere, catalogue d’exposition, Musées du Capitole, Rome, 2011, p. 109-119.

5

Christophe Badel, La Noblesse de l’Empire romain. Les masques et la vertu, Seyssel, Champ-Vallon, 2005, p. 32.

6

Voir entre autres Jane Fejfer, Roman portraits in context, Berlin-New York, W. de Gruyter, 2008, p. 262-270.

7

Appien, Les Guerres civiles, II, 147.

11

Voir Jean-Claude Balty, « Le “César” » d’Arles et le portrait des consuls de l’année 46 av. J.-C. », in Gaggadis-robin, Vassiliki, Picard, Pascale, dir., La sculpture romaine en Occident, Nouveaux regards, Actes des Rencontres autour de la sculpture romaine, Publications du Centre Camille Jullian, Arles, 2016, p. 39-48.

12

Voir le cliché et le commentaire de J-M. Balty, https://villachiragan.saintraymond.toulouse.fr/partie-02-galerie-des-portraits/ra-73-b-jeune-homme. Pour toutes les sculptures de Chiragan, on gagnera à consulter le catalogue en ligue, qui permet de « tourner autour » des statues visuellement et dont les œuvres font l’objet de notices approfondies.

14

Emmanuelle Rosso, L’image de l’empereur en Gaule romaine : portraits et inscriptions (Archéologie et histoire de l’art), Paris, CTHS, 2006, p. 179.

15

Voir Cicéron, Lettres à Atticus, 115, 17.

16

Matteo Cadario, « Il linguaggio dei corpi nel ritratto romano » in La Rocca, Eugenio et Parisi Presicce, Claudio, dir., Ritratti: le tante facce del potere, catalogue d’exposition, Musées du Capitole, Rome, 2011, p. 209-221.

17

J. Fejfer, op. cit., p. 228-233.

18

M. Cadario, op. cit., p. 214.

19

https://villachiragan.saintraymond.toulouse.fr/partie-04-l-antiquite-tardive/ra-50-bis-ra-97-ra-98-maximilien-hercule-jeux ; Jean-Charles Balty et Daniel Cazes, Sculptures antiques de Chiragan (Martres-Tolosane), I. Les portraits romains 1. 5. L’époque des Sévères, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2008, p. 69-70.

20

Léon Joulin, Les établissements gallo-romains de la plaine de Martres-Tolosane, Mémoires présentés par divers savants à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1ère série, XI.I, Paris, 1901.1901, p. 187-188 ; J.-C. Balty, D. Cazes et E. Rosso, Sculptures antiques de Chiragan (Martres-Tolosane), I. Les portraits romains I.2 Le siècle des Antonins, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2012., p. 263-265.

23

23 A. Lo Monaco, « Algide e belle come dee, imagini private e apoteosi a Roma in età medio-imperiale », in La Rocca, E., Parisi Presicce, C., dir., Ritratti. Le tante facce del potere, op. cit., p. 335-349.

24

Claude Rolley, La sculpture grecque 2, La période classique, Paris, Picard, 1999., p. 333-334.

25

 Voir ainsi ce denier frappé sous Octavien, entre 30 et 27 av. J.-C., RIC 1984, 256.https://www.wildwinds.com/coins/sear5/s1553.html.

29

J. Fejfer, op. cit., p. 335-348.

31

M. Cadario, op. cit., p. 219-220.

32

M. Cadario, op. cit., p. 209.

33

J. Fejfer, op. cit, p. 196-197.

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