Enargeia (ἐνάργεια) : l'évidence descriptive
Introduction
L'enargeia, qui désigne la capacité d'un texte à faire naître des images mentales et à mettre l'action sous les yeux du lecteur, est une notion fondamentale pour les auteurs anciens. En effet, dans l'Antiquité, il était très rare que les ouvrages disposent d'illustrations. Les ouvrages illustrés étaient principalement les ouvrages scientifiques, même si certaines éditions luxueuses d'autres textes littéraires, en particulier dramatiques, pouvaient disposer de quelques illustrations. Du fait de la rareté des livres illustrés, il était fondamental, pour les auteurs anciens, de disposer de techniques stylistiques qui leur permettaient d'aider le lecteur à visualiser une scène.
La notion dans les textes rhétoriques grecs et latins
Le terme grec d’enargeia est formé sur l’adjectif argos (clair, brillant). La notion d’enargeia est bien attestée dans les traités rhétoriques anciens et eut une importance capitale dans la critique littéraire de l'époque hellénistique et impériale. Elle renvoie à la manière dont un texte littéraire peut susciter la formation d'images mentales dans l'esprit de son lecteur. Cet effet d'évidence, souvent recherché dans les descriptions d'œuvres d'art, transforme en quelque sorte l'auditeur-lecteur en spectateur. Les expressions latines qui semblent traduire la notion grecque d’enargeia sont celles d’euidentia, de perspicuitas, d’inlustratio et de sub oculis subiectio (action de placer sous les yeux du lecteur)1.
Cette notion pose une forme d’équivalence entre le texte et l’image, comme l’indique Quintilien2 : « De là (de la phantasia) procédera l’ἐνάργεια, que Cicéron appelle illustration et évidence, qui ne semble pas tant raconter que montrer : nos émotions ne suivront pas moins que si nous assistions aux événements eux-mêmes » (Insequetur ἑνάργεια, quae a Cicerone inlustratio et euidentia nominatur, quae non tam dicere uidetur quam ostendere, et adfectus non aliter quam si rebus ipsis intersimus sequentur). L’évidence repose sur la capacité imaginative (phantasia) de l’auteur et de ses lecteurs. Ayant l’impression de voir en esprit les événements ou objets décrits, les lecteurs éprouveront des émotions et des passions au cours de la lecture. Dans la mesure où la perception visuelle passait pour favoriser l’intellection (du moins chez les Stoïciens et les Épicuriens), les théoriciens anciens estimaient que les lecteurs comprendraient mieux le propos de l’auteur si celui-ci avait recours aux procédés d’enargeia3.
Les procédés stylistiques favorisant l'enargeia
L'enargeia repose sur une série de procédés narratifs et stylistiques tels que l’akribologia (précision des détails), l’évocation de deux sensations simultanées (par exemple visuelle et tactile, ou visuelle et auditive), la dilogia ou répétition d’un même terme, la répétition d’une même structure grammaticale, le suspense du récit, la sensibilité aux parepomena (autrement dit à l’enchaînement exact des actions et des événements), l’onomatopoiia ou création de mots pourvus de sonorités mimétiques, ainsi que les autres procédés d’harmonie ou de cacophonie imitatives. Ces procédés d’enargeia sont énumérés par Démétrios, dans les paragraphes 209-220 du traité Du style. Il est probable que les idées de Démétrios sur l’enargeia s’appuient sur un matériau théorique plus ancien, probablement issu des traités perdus du IIIe siècle av. J.-C. On observe en effet que Posidippe de Pella, un poète du IIIe siècle av. J.-C., emploie précisément les procédés dont Démétrios dresse la liste (harmonies imitatives, répétitions de mots, synesthésie…) dans ses descriptions d’œuvres d’art ou de visions vues en rêve4. Au Ier s. ap. J.-C., le Pseudo-Longin revient lui aussi sur la notion d’enargeia dans son traité Du Sublime. Tout comme Démétrios, le Pseudo-Longin énumère différents procédés qui la favorisent : le chapitre 15 s’attache en effet aux phantasiai et à la création d’images mentales, tout en articulant cette question à celle du sublime qui forme l’objet du traité. Dans le style sublime, les images mentales les plus efficaces seraient celles qui surprennent le lecteur et qui, en produisant un effet d’ekplèxis (surprise), contribuent à susciter des pathè (émotions ou passions).
Le couple grec enargeia / energeia
Il convient de distinguer l’enargeia de la notion connexe d’energeia (ἐνέργεια) qui désigne l’énergie ou le mouvement. Cette notion est présentée, chez Aristote, comme l'un des moyens de la mimesis. Aristote indique que l’energeia consiste notamment à donner l’impression que les objets inanimés sont animés et dotés d’une volonté propre, comme le rocher de Sisyphe qu’Homère qualifie d’anaidès, « impie, effronté », parce qu’il dévale impitoyablement la pente (voir le commentaire d’Aristote, Rhétorique, 1411 à Homère, Odyssée XI, 593-600). Chez les rhéteurs anciens, les sujets en mouvement étaient généralement perçus comme plus aptes à donner l'illusion de la vie que les objets immobiles : l'energeia était donc fréquemment rapprochée, par paronomase, de la notion d'enargeia. L'attention prêtée par l'auteur à la restitution du mouvement et de l'action passait en effet pour favoriser la formation d'images mentales dans l'esprit du lecteur5.
L'enargeia en pratique : l'exemple d'une description d'œuvre statuaire chez Posidippe de Pella
Posidippe de Pella est un poète macédonien qui composait de courts poèmes d'occasion, des épigrammes, durant le deuxième quart du IIIe siècle avant J.-C. et qui travailla notamment à la cour de Ptolémée II à Alexandrie. Son œuvre nous est connue de manière partielle, mais un papyrus publié en 2001, le papyrus de Milan Vogliano VIII, 309, nous a restitué 110 poèmes inconnus jusqu'alors. De manière intéressante, au moins un tiers de ces nouveaux poèmes sont conçus comme des descriptions d'œuvres d'art ou de monuments. Quant aux autres poèmes du recueil, ils évoquent aussi pour beaucoup des « choses vues », comme des rêves et des apparitions miraculeuses. Posidippe s'attachait donc particulièrement à restituer dans ses poèmes des impressions visuelles, ce qui fait de lui un véritable maître de l'enargeia. De manière générale, les épigrammes de Posidippe se distinguent par la récurrence des termes évoquant la vue et la vision que l'on peut relever dans environ un tiers des poèmes du recueil. On trouve même l'expression εἰκὼ ἐναργέα/eikô enargea (« image vive », avec un adjectif tiré de la famille d'enargeia) dans le poème 74 qui évoque un groupe sculpté représentant un char (un quadrige) et son aurige qu'un vainqueur reconnaissant, l'amiral Callicrate de Samos, a fait ériger pour commémorer sa victoire aux jeux de Delphes. L'expression possède certainement une dimension réflexive puisque le poème s'attache à narrer l'enchaînement précis des faits – les parepomena – qui, lors du concours, ont débouché sur la victoire de Callicrate. Le poème de Posidippe, qui a dû faire l'objet d'une commande de Callicrate de Samos, est donc lui aussi une « image vive » :
Quand cette pouliche concourait à Delphes dans la course des quadriges, elle arriva, légère, en même temps qu’un char thessalien et gagna d’une courte tête ; les auriges firent alors, ô Phébus, un grand tapage auprès du jury de l’Amphictyonie. Ces derniers jetèrent aussitôt des baguettes à terre pour que la couronne de la victoire soit attribuée par tirage au sort aux conducteurs de char. Mais notre pouliche, qui occupait la droite du quadrige, baissa la tête et, avec son caractère spontané, ramena vers elle-même une des baguettes, cette femelle vaillante au milieu de mâles. Et les milliers de spectateurs se mirent à clamer tous en même temps d’une voix unanime que c’était elle qu’il fallait proclamer victorieuse dans ce grand concours. C’est dans ce vacarme que Callicrate le Samien a obtenu les lauriers avant de dédier ici aux Dieux Adelphes, comme une image vive du concours passé, un char et un aurige de bronze.
ἐν Δελφοῖς ἡ πῶλος ὅτ' ἀντιθέουσα τεθρίπποις
ἄξονι Θεσσαλικῶι κοῦφα συνεξέπεσε
νεύματι νικήσασα, πολὺς τότε θροῦς ἐλατήρων
ἦν ἀμφικτύοσιν, Φοῖβ', ἐν ἀγωνοθέταις·
ῥάβδους δὲ βραχέες χαμάδις βάλον, ὡς διὰ κλήρου
νίκης ἡνιόχων οἰσομένων στέφανον·
ἥδε δὲ δεξιόσειρα χαμαὶ νεύσα[σ' ἀ]κεραίων
ἐ̣[κ σ]τ̣ηθ̣έ̣ω̣ν αὐτὴ ῥάβδον ἐφειλκύσα[το,
ἡ̣ δ̣ε̣ι̣ν̣ὴ̣ θ̣ή̣λεια μετ' ἄρσεσιν· αἱ δ' ἐβόησ[αν
φ̣θ̣έ̣γ̣μ̣α̣τ̣[ι] π̣α̣ν̣δήμωι σύμμιγα μυριάδ[ες
κ̣ε̣[ίν]η̣ι̣ κ̣η̣ρ̣ύ̣ξ̣αι στέφανον μέγαν· ἐν θ̣ο̣ρ̣[ύβωι δὲ
Καλ[λικ]ράτης δάφνην ἤρατ' ἀνὴρ Σάμιο[ς,
Θεοῖσι δ' Ἀδ[ε]λφεοῖς εἰκὼ ἐναργέα τῶν τότ' [ἀγώνω]ν̣
ἅρ̣[μα καὶ ἡνί]ο̣χ̣ον χάλκεον ὧδ' ἔθετο.
Dans ce poème, l’expression « image vive » (εἰκὼ ἐναργέα) possède certainement une dimension réflexive, puisque le poème s'attache à narrer l'enchaînement précis des faits – les parepomena – qui, lors du concours, ont débouché sur la victoire de Callicrate : le poème de Posidippe, qui, à l'instar du monument figuré, a certainement été commandé par Callicrate de Samos, est lui aussi une « image vive » (εἰκὼν ἐναργής) qui permet de pérenniser dans la durée un événement passé jugé mémorable. Lors de la course hippique, le jury, bien en peine de désigner un vainqueur, décide de s'en remettre au sort, mais la jeune jument de Callicrate fait preuve d'intelligence en ramassant, contre toute attente, l'une des baguettes. Posidippe restitue, en quelques vers, une séquence d'événements improbables qui, lors de l'événement sportif, ont rendu le char de Callicrate victorieux. On voit, à travers cet exemple, comment l'enargeia permettait aux textes littéraires anciens de pérenniser la mémoire d'un moment précis. Dans une société qui ne disposait pas de dessinateurs de presse, de photographies ou films documentaires, les techniques rhétoriques permettant au récit des événements de les rendre « vivants » et de leur donner une qualité « visuelle » étaient perçues comme fondamentales.
Pour aller plus loin
DROSS, Juliette, « Texte, image et imagination : le développement de la rhétorique de l’évidence à Rome », Pallas 93, 2013, p. 269-279 (http://journals.openedition.org/pallas/1513).
KLEIN, Florence et Webb, Ruth, dir., Faire voir : études sur l’enargeia de l’Antiquité à l’époque moderne, Villeneuve d’Ascq, PU du Septentrion, 2021.
LINANT DE BELLEFONDS, Pascale et PRIOUX, Évelyne, Voir les mythes : poésie hellénistique et arts figurés, Antiqua, Paris, Picard, 2017.
OTTO, Nina, Enargeia : Untersuchung zur Charakteristik alexandrinischer Dichtung, Hermes Einzelschriften, n° 102, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2009.
PRIOUX, Évelyne, « L’enargeia chez Posidippe de Pella », in KLEIN, Florence et WEBB, Ruth, dir., Faire voir : études sur l’enargeia de l’Antiquité à l’époque moderne, Villeneuve d’Ascq, PU du Septentrion, 2021, p. 129-146.
Notes
Voir Juliette Dross, « Texte, image et imagination : le développement de la rhétorique de l’évidence à Rome », Pallas 93, 2013, p. 269-279 (http://journals.openedition.org/pallas/1513).
Voir Pascale Linant de Bellefonds et Évelyne Prioux, Voir les mythes : poésie hellénistique et arts figurés, Antiqua, Paris, Picard, 2017. chap. 1 ; Florence Klein et Ruth Webb, dir., Faire voir : études sur l’enargeia de l’Antiquité à l’époque moderne, Villeneuve d’Ascq, PU du Septentrion, 2021 ; É. Prioux, « L’enargeia chez Posidippe de Pella », in Florence Klein et Ruth Webb, dir., op. cit., p. 129-146.
Nina Otto, Enargeia : Untersuchung zur Charakteristik alexandrinischer Dichtung, Hermes Einzelschriften, n° 102, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2009, p. 71-76.
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