Initiation à la céramique grecque antique : communiquer par l’union de la forme et de l’image
Nous sommes entourés par des moyens de communication extrêmement variés et omniprésents. Les informations sur nos sociétés et beaucoup d’autres nous parviennent grâce à de multiples médiums, tels que les journaux papiers, télévisuels, numériques, voire diffusés par les réseaux sociaux. Ce flux incessant de données est parfois destiné à nous informer de la manière la plus neutre et objective possible, tandis que d’autres sont erronées par manque de recherche mais aussi volontairement, comme les fakes news ou infox. La communication offerte à une communauté est caractéristique du pouvoir politique en place, de sa politique informative ou, au contraire, de la censure qu’il exerce. Leur réception est aussi révélatrice de l’éducation et du milieu social de chaque individu.
Cette recherche d’informations et de moyens pour les diffuser n’est pas nouvelle et liée aux nouvelles technologies, bien au contraire. De tout temps, les sociétés ont cherché à diffuser des « messages », à communiquer grâce à des supports extrêmement variés. La céramique grecque antique en est un parfait exemple. Appréhender les différentes typologies très normées de vases grecs, tout en décortiquant les détails des images, aide à mieux comprendre qu’ils étaient des moyens de communication. L’analyse des représentations permet de déchiffrer les messages qu’elles visaient à transmettre, dès lors que l’on maîtrise les codes de ce langage pictural. De plus, les acheteurs appartenaient souvent aux classes les plus fortunées et les peintures montraient généralement des scènes susceptibles de leur plaire. Les différents messages diffusés par les céramiques grecques peuvent alors évoquer des thèmes sociétaux variés qui nous renseignent sur la vie de la cité, allant de la politique, à la religion, l’éducation et les mœurs.
Quelques formes de vases et leurs usages
Les céramistes et peintres de la Grèce antique ont produit un grand nombre de vases, dont la forme et le décor dépendent de l’usage du récipient et de son propriétaire. Le terme « céramique » vient du grec kéramos, qui signifie « argile ». Deux artisans participent à la création d’un vase : le potier et le peintre. Le travail est effectué à la main et les plus beaux vases sont très coûteux.
Les nombreuses céramiques retrouvées depuis le XVIIIe siècle, dans les ruines des maisons particulières, mais aussi dans les sanctuaires et nécropoles où elles furent déposées en offrandes, attestent l’importance de cette activité. Elles sont essentiellement utilitaires et produites en abondance, ce qui n’exclut pas la recherche artistique, l’effet décoratif, aussi bien dans la forme que dans l’ornementation. Certains vases peuvent servir de contenant pour des denrées alimentaires ou des boissons. D’autres, de formes différentes, sont utilisés exclusivement dans la sphère cosmétique, ou encore dans le monde du loisir ou du sport. Par ailleurs, la plupart de ces vases sont destinés à l’usage privé quotidien ou pour des cérémonies normées, comme des noces, des banquets ou encore des funérailles ; quelques-uns, seulement, répondent à des commandes officielles. Ce qui réunit ces vases aux multiples formes, c’est le fait que beaucoup sont remarquables par la subtilité de leurs décors et que les images peintes dévoilent une approche originale des pratiques sociales et de l’idéal de la Grèce antique. Ils permettent de pénétrer au cœur même de la civilisation grecque, au même titre que les textes d’auteurs anciens, dès lors que nous savons les « lire ».
Les vases pour la conservation
Les vases grecs comptent donc un grand nombre de variétés, et plusieurs types présentent des sous-types1. Ces différences dépendent essentiellement des formes de ces vases et des utilisations auxquelles ils sont destinés, mais aussi, de manière moindre, des régions dans lesquelles ils sont fabriqués et des potiers.
Certains vases sont, par exemple, utilisés pour la conservation. On peut notamment conserver des denrées non périssables, comme les céréales, les graines ou les viandes salées ou des liquides dans un pithos, une très grosse jarre ovoïde. D’autres céramiques sont davantage privilégiées pour le transport de liquides. C’est le cas notamment de l’amphore. Ce mot signifie « l’action de porter des deux côtés ». En effet, cette poterie est pourvue de deux anses verticales afin de permettre son transport. Elle permet de stocker du vin, de l’huile et d’autres liquides. Elle est surtout utilisée pour contenir l’eau et la transporter dans le cadre d’un usage quotidien. Cette céramique se ferme avec un bouchon de bois ou de liège recouvert de mastic. Parmi les multiples formes d’amphores2, l’un d’elle se démarque. Il s’agit de l’amphore panathénaïque. Les amphores de ce type sont offertes, emplies d’huile des oliviers sacrés, comme prix aux gagnants des Jeux Panathénaïques. Ces derniers sont organisés tous les quatre ans à Athènes en l’honneur de la déesse Athéna. Ce vase est fabriqué exclusivement dans cet objectif. La cité les commande aux peintres et potiers du Céramique, le quartier artisanal d’Athènes. Une face du vase représente une scène en rapport avec l’épreuve qu’a remportée l’athlète, telles que des images de pugilat, ancêtre de la boxe, de course à pied ou avec des chars, ou encore des discoboles. L’autre face du vase montre la déesse Athéna, généralement dite Promachos, caractérisée par ses armes et la grande enjambée qu’elle exécute3.
En dehors de l’amphore pour transporter le liquide, d’autres types de vases sont utilisés. Entre autres, l’hydrie, dont le nom dérive du mot hudôr qui signifie « eau », est destinée à recueillir, transporter, conserver et verser ce liquide. Elle est facilement identifiable car elle est munie de trois anses, deux latérales pour le transport et une verticale pour verser. Les femmes vont chercher l’eau à la fontaine avec ce récipient. Ces scènes sont souvent peintes sur ce support montrant ainsi l’association usage du support/scène peinte.
D’autres vases très répandus sont employés pour mélanger l’eau et le vin. Le cratère, un grand vase ouvert doté d’un pied épais et de deux anses horizontales, permet de réaliser la mixtion. Cet acte a lieu lors des sumposia, les banquets. Les Grecs ne boivent pas le vin pur mais coupé d’eau, notamment à cause de son épaisseur due aux techniques de vinification et de conservation utilisées. Certains peuvent atteindre des tailles colossales. Là encore, comme l’amphore, le cratère a différentes formes en fonction du milieu social, du lieu de création ou encore de la date d’apparition.
En lien avec le cratère, deux autres formes sont utilisées durant le banquet pour le rituel de la consommation du vin. Le dinos, un grand vase ouvert sans anse, est posé sur un support dans la salle du banquet ; il contient du vin. Le psykter est un vase que l’on emplit de vin pour le faire flotter dans le cratère empli d’eau glacée ou de neige, pour rafraîchir la boisson qu’il contient. Il apparaît à la fin du VIe siècle et disparaît dans la première moitié du Ve siècle.
Verser et boire
Deux vases sont principalement utilisés pour recueillir et verser des liquides. Il s’agit de l’œnochoé et de l’olpè, variante du précédent mais moins répandue. L’œnochoé, un vase de petite taille en forme de cruche, à anse unique et à panse arrondie, est utilisée pour puiser le vin dans un cratère ou un stamnos. On peut ensuite servir dans les coupes des convives. Souvent son embouchure est trilobée et son anse verticale.
La coupe ou kylix, utilisée pour boire le vin, est pourvue d’un pied, de deux anses horizontales et d’une vasque peu profonde et évasée. Le décor intérieur étais mis en évidence lorsqu’on la pendait au mur par une des anses. Au cours des banquets, les coupes sont utilisées lors d’un jeu appelé cottabe. On tient alors la coupe par l’index passé dans l’une des anses et on la fait tournoyer afin de projeter quelques gouttes de liquide restant sur une cible, pendant que les autres convives font des paris. C’est ce jeu que nous retrouvons sur un cratère à colonnettes conservé au Louvre (fig. 1). Cette scène montre d’ailleurs un aspect important de la relation des jeunes avec les adultes. Un éromène, un adolescent avec une petite barbe naissante ou imberbe, est allongé auprès d’érastes, des hommes plus âgés, donc plus barbus. Le jeu du cottabe est associé à la consommation du vin, à la musique ou encore aux discussions traditionnelles lors des banquets. Ce geste, répandu en Grèce entre les VIe et IVe siècles av. J.-C. environ, est un jeu érotique avant tout. L’action de dextérité est dédiée à une personne présente, homme ou femme, par la désignation de son nom lors du lancer. Atteindre la cible revient ainsi à déclarer sa flamme et à manifester ouvertement son désir. Le cratère du Louvre, vase caractéristique du banquet, est orné d’une scène liée à ce qui s’y passe. Participer à un banquet est un signe d’appartenance à une élite aristocratique. Tout doit être maîtrisé, de sa consommation d’alcool à son adresse, jusqu’à l’art de séduire par ses bons mots et la maîtrise d’arts variés. Le vase met ainsi en scène son propre emploi.
Enfin, le canthare, utilisé aussi pour boire4, a une vasque profonde et il est pourvu de deux hautes anses verticales et d’un pied élevé. Il est souvent représenté sur des vases grecs5, comme attribut de Dionysos, le dieu de la vigne, du vin, de la fête et de ses excès.
Les vases de la toilette
Quittons le monde de la sociabilité pour un milieu plus intime, mais non moins fait de rituels et de coutumes. Ces gestes du quotidien, pour lesquels, à nouveau, plusieurs formes de vases sont employées, sont aussi représentés par les peintres. Hommes et femmes sont concernés, qu’il s’agisse de se laver, se peigner, se parfumer, voire se maquiller pour les femmes, en blanchissant leur teint, rehaussé de rose, et en soulignant leurs yeux de noir.
L’aryballe est un petit flacon, parfois de quelques centimètres. Il contient généralement des onguents, en particulier l’huile d’olive dont s’enduisent les athlètes à la palestre et en compétition. Il peut aussi conserver des parfums, à base d’huile. Le col étroit permet de verser de petites quantités de liquide tandis que l’embouchure large permet de la remplir facilement. Elle peut être flanquée d’une anse qui permet de suspendre le flacon, notamment dans le contexte de la palestre ou au bain. L’aryballe MacMillan (fig. 2) est un parfait exemple de ce type de contenant par sa taille et son iconographie. En effet, l’objet mesure à peine 6,90 cm et il est présenté derrière une loupe au British Museum. Son embouchure en forme de tête de lion mesure à peine 2 cm et, pourtant, les détails léonins sont très précis ; des dents acérées, au museau, jusqu’aux oreilles, nous sommes dans un art au millimètre. La préciosité et la précision sont de mises jusqu’à la peinture. La bande du milieu mesure 2 cm de haut et elle accueille pourtant dix-huit guerriers engagés dans un combat. La scène étant liée à la guerre, l’objet devait être lié à un homme.
Le lécythe est un vase à col long et avec un corps généralement allongé et cylindrique. Cette céramique a connu deux emplois. Elle peut être destinée à la toilette comme les précédentes pour contenir des parfums ou des huiles de toilette. On peut ainsi trouver peintes dessus des scènes du gynécée. Dans un autre emploi, lorsque son fond est recouvert de blanc, elle joue un rôle dans les rites funéraires que nous découvrirons plus bas.
Enfin, la pyxis ou pyxide est une boîte, de forme souvent cylindrique et munie d’un couvercle. Elle est utilisée pour la toilette ou pour entreposer des objets féminins, tels que des onguents, des fards ou encore des médicaments. On pouvait aussi y déposer des bijoux. L’iconographie peinte sur ses vases est, d’ailleurs, dans une large majorité féminine.
Les vases liés aux rituels
Comme dernière catégorie de vases, nous pouvons nous concentrer sur le monde des rituels. En effet, détournés de leur usage quotidien, les vases deviennent également des objets votifs, des offrandes que les Grecs font aussi bien aux dieux qu’aux morts. Aussi retrouve-t-on tous les types de vase dans les sanctuaires ou dans les nécropoles. Ainsi l’œnochoé et la coupe, par exemple, sont-elles utilisées pour les libations, et les petits vases à parfum pour les rituels funéraires. De plus, le défunt emporte avec lui dans la tombe les vases qui lui seront nécessaires dans la vie après la mort, à l’image de la vie terrestre. Néanmoins, certains vases ont une destination exclusivement rituelle.
La loutrophore, dont le nom renvoie à l’action de « porter l’eau du bain », est une sorte d’amphore à col très allongé et évasé, flanquée de deux anses verticales. Elle contient l’eau pour les bains rituels liés aux cérémonies, nuptiales et funéraires. Cette céramique est un cadeau luxueux, manifestant l’appartenance à une classe sociale élevée. Pour la noce, la veille du jour au cours duquel la mariée quitte le domicile paternel, un rite de purification doit être exécuté. La jeune femme prend un bain dans l’eau apportée à l’intérieur d’une loutrophore. Les scènes sur ce vase sont couramment liées aux différentes étapes de ce rituel. Par exemple, nous pouvons observer un homme se tournant vers son épouse. S’il la tient par la main ou le poignet, c’est aussi un geste rituel, celui de cheir épi karpo, signifiant la prise de possession par le mari6. La femme, elle, baisse généralement la tête vers le sol, afin de ne pas rencontrer le regard de son époux, marquant ainsi l’inégalité attendue de la relation. Elle se conforme aux normes de comportements de son sexe, en passant d’une tutelle masculine à une autre, celle de son père à celle de son mari. Durant le rite funéraire, ce type de vase est placé sur la tombe des célibataires. Le bain du mort est une partie importante du cérémonial funèbre et pour les jeunes gens non mariés, l’usage de la loutrophore rappelle inévitablement le bain de la fiancée, un acte dont le défunt est éternellement privé.
Le lébès gamikos est un vase nuptial offert à la jeune mariée et représente des scènes de mariage. Il s’agit d’une céramique à panse arrondie, fermée par un couvercle à bouton et flanqué de deux anses. Il remplit une fonction exclusivement rituelle. L’adjectif gamikos dérive du nom gamos, qui signifie « mariage ». Il sert en outre à apporter l’eau du bain rituel, comme la loutrophore. La décoration d’un grand nombre de ces vases est en rapport direct avec les noces7, même mythiques, comme le mariage de Pélée et Thétis.
Enfin, je terminerai sur les rituels en soulignant que les amphores géantes ou les lécythes à fond blanc peuvent aussi avoir une fonction purement funéraire. En Attique, on les place sur les tombes en tant que sèma, c’est-à-dire comme marqueur d’une tombe. Certains lécythes, comme les loutrophores, sont aussi offerts aux morts, qui les reçoivent sur leur tombe. Les scènes peintes sont inévitablement liées au deuil et au rituel. Nous trouvons des scènes d’adieux ou de déploration, mais aussi des représentations du défunt près de sa tombe, comme s’il était encore vivant8. À nouveau, le vase représenté sur le support similaire est une sorte de mise en abyme. L’image de l’offrande sur l’objet offrande lui-même. Le défunt est doublement honoré.
La communication par le vase
Tout au long de cette typologie, nous avons pu constater que les formes des vases ne sont pas utilisées au hasard. Il y a des règles dans leurs usages, des rites, des coutumes. Certaines céramiques sont très répandues, tandis que d’autres sont davantage liées à des classes sociales élevées ou à des commandes exceptionnelles. Les images peintes sur ces différents supports sont porteuses de sens, de messages, et elles doivent être étudiées avec minutie et prudence, pour ne pas lire les éléments avec notre prisme contemporain. De très nombreuses études9 ont déjà été faites à ce sujet et il est tout à fait fascinant de comprendre le message de ces scènes, dès lors que le mécanisme complexe de lecture est éclairci10.
Se pose ici une question qui résume bien notre propos : les objets communiquent-ils ? Bernard Darras, spécialiste de la sémiotique et des théories systémiques des cultures visuelles, numériques et matérielles, s’est longuement interrogé à ce sujet. Sa thèse centrale est que les produits de la culture matérielle ne sont pas des objets passifs, mais « des médiateurs de croyances, de représentations, d’habitudes et d’agences »11. Or, l’iconographie des vases grecs est pour nous désormais comme une langue étrangère. Par exemple, il nous est difficile de comprendre que même des objets représentés à l’arrière-plan peuvent avoir un sens qui complète la scène principale. En outre, l’image peut être une ouverture directe sur la vie dans l’Antiquité, quand on maîtrise ces mécanismes de « lecture ». Elle peut donc bien devenir le « médiateur » évoqué par Bernard Darras. Elle devient à la fois le miroir du quotidien antique, mais aussi le témoignage de ce que les hommes de ces sociétés aspirent à être et ce en quoi ils croient. De plus, dans une civilisation dans laquelle l’univers entier est peuplé de dieux, les deux plans, humain et divin, interfèrent inévitablement. Lorsqu’un Grec observait une représentation d’un acte sportif ou guerrier d’un héros mythologique, il pouvait la voir comme le reflet divin d’une action réelle qu’un bon citoyen devait maîtriser. L’idéal héroïque que les Athéniens, comme tous les Grecs, connaissent dès leur plus jeune âge, constitue la base de leur éducation d’homme et de citoyen. Des héros de l’époque homérique aux citoyens grecs, il n’y a pas de barrière mythologie/réalité, mais un simple transfert.
Le champ des thèmes représentés est immense et capital pour connaître cette société grecque. Une fois déchiffré, du moins en grand partie12, ce langage de l’image s’avère être une mine de connaissances sur les croyances, les rites, les loisirs, les guerres, jusqu’à la vie quotidienne, politique et économique. Il est toujours essentiel de rappeler sans cesse que la lecture de toutes ces images nécessite un apprentissage pour en déceler les codes et passer outre l’aspect simplement esthétique.
Le vase, outre sa fonction de contenant, est bien un support pour exposer la scène historiée qui permet la communication pour les Grecs anciens. C’est un socle de transmission pour faire circuler un message, dans un cercle restreint, intime ou, au contraire, dans une large aire géographique via les échanges commerciaux. La culture hellénique peut ainsi être diffusée dans tout le monde antique grâce à ces créations argileuses. Il ne faut pas oublier non plus que ces images sont un outil de propagande au service de la puissance politique d’Athènes et de sa culture. Cette donnée est parfaitement exprimée par Marie-Christine Villanueva Puig :
[Alors] à Athènes se développe une rhétorique de la communication avec sa logique ses techniques. […] Ces images sur les vases ne constituent pas des reportages sur la vie quotidienne mais résultent de choix opérés dans la réalité dictée par les contraintes de la forme du support et les impératifs techniques. En outre ces constructions volontaires sont révélatrices de l’image que la Cité se doit de donner d’elle-même par la représentation de moments ou de situations où se sont laissés voir ses propres valeurs, son idéal13.
Le dessein de divulguer la supériorité grecque est évidente et évidemment légitime pour le monde politique grec. Quelle force dirigeante ne le voudrait pas ? Néanmoins, l’iconographie ne se limite pas à ce projet propagandiste. La variété des thèmes soulignés dans la typologie proposée ci-dessus, s’adresse avant tout aux Grecs eux-mêmes et les commandes sont plus privées qu’officielles. Les images les éduquent sur leurs mœurs et leurs bons comportements à adopter dans tous les aspects de la vie. Elles s’adaptent au contexte et la bonne utilisation des supports accroît la portée du message à comprendre.
Pour revenir à l’exemple cité plus haut des vases utilisés pendant les banquets, et images se complètent pour servir ce monde majoritairement masculin. Ce sont principalement les hommes qui boivent, discutent, en utilisant ces céramiques. Les peintures qu’ils observent, même mythologiques, les représentent, en quelques sorte, ou les mettent en garde parfois contre un mauvais usage de l’alcool. Dans le contexte rituel, certaines formes de céramiques, comme le lébès gamikos, sont spécifiques à un usage et les images peintes représentent les bonnes actions à réaliser durant la cérémonie14. Par exemple, pour le rituel funéraire au VIIIe siècle av. J.-C., siècle de la naissance des images peintes grecques, la dépendance support/image est indéniable. Il ne faut pas les dissocier. Les grands vases monumentaux géométriques15, sont en effet placés dans les cimetières comme un marqueur de tombe, un sêma. Le vase est l’équivalent de la stèle. Le décor géométrique, dont il est orné, est quasiment toujours lié au rituel funéraire. Il peut s’agir de l’exposition du mort entouré de pleureuses, la prothesis, ou du convoi funèbre, nommé ekphora (fig. 3). L’image montre donc, dès les prémices de cette création picturale, la mise en scène du traitement rituel du corps du défunt. Elle cherche également à exposer la richesse de la famille du défunt qui peut acheter un tel vase et dépenser de grands moyens pour l’exposition et le cortège. Par l’objet et l’image associés nous avons, réunies, la commémoration du défunt et la mise en valeur de sa famille, par sa fortune et le respect des coutumes. Le vase met ainsi en scène sa propre finalité.
Tout est code, l’emploi du support et l’image que l’on choisit de créer dessus. Le langage est un code. Une phrase n’est compréhensible que si les bons mots sont employés. La syntaxe est soutenue et complexe en fonction du degré d’érudition de l’écrivain et, surtout, du lecteur visé16. Ce mécanisme du texte est semblable pour l’image. Pour bien transmettre un message, le peintre doit choisir et montrer les bons objets et les bons moments de l’action. Cet instantané peint doit donc être le reflet du peuple « qui veut s’y mirer ». Produites en grand nombre et abondamment conservées, ces céramiques, au contraire des sculptures ou des textes, permettent d’établir des séries17. Ces dernières sont précieuses pour démontrer que certaines images deviennent de véritables témoignages et des documents. Dès lors que l’on passe l’aspect esthétique, qui n’est pas à ignorer, l’objet en argile est un fondement précieux de données incommensurables pour nous aujourd’hui, sur cette culture complexe.
Pour aller plus loin
DARRAS, Bernard, et BELKHAMSA, Sarah, dir., Objets et communication, Paris, L’Harmattan/MEI, 2010.
FRONTISI-DUCROUX, Françoise, Le dieu-masque : une figure du Dionysos d’Athènes, Paris-Rome, Éditions La découverte, 1991.
LISSARRAGUE, François, Vases grecs. Les Athéniens et leurs Images, Paris, Hazan, 1999.
SAGEAUX, Laura, dir., L’image et sa sémantique. Regards sur les stratégies figuratives dans l’Antiquité, dossier publié dans Pallas, n°120, 2022.
VILLANUEVA-PUIG, Marie-Christine, Des vases pour les Athéniens (VIe-IVe siècles avant notre ère), dossier réuni et préfacé dans Mètis, n. s. 12 (2014).
ZANKER, Paul. 2022. Afterlives : Ancient Greek Funerary Monuments in the Metropolitan Museum of Art. pp. 15–17, fig. 1, New York: Scala Publishers.
Notes
Voir notamment le document pédagogique établis par Maryvonne Cassan, professeur détaché de l’Éducation Nationale en collaboration avec Géraldine Vendé-Lobert, pour le musée national Adrien Dubouche de Limoges : la céramique grecque (ac-normandie.fr)
Par exemple, nous pouvons citer l’amphore à panse ; l’amphore à col ; l’amphore de Nola, dont le nom vient de la ville de Campanie (en Italie) où un grand nombre de ce type d'amphores a été trouvé ; l’amphore de transport, utilisée principalement pour transporter le vin et facile à faire tenir debout grâce à son pied pointu, en la plantant dans le sol (on pouvait aussi la placer sur un support).
3 Voir par exemple : Amphore panathénaïque, Louvre inv. n°F278, peintre du Michigan, v.510-500, face a : Athéna Promachos, face b : Scène de pugilat : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010269689 ; Amphore panathénaïque, Louvre inv. n°M2, série de Nicomachos, v. 4e quart IVe s. av. J.-C., face a : Athéna Promachos, face b : Hoplitodrome, course en armes : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010279835
Nous pouvons également citer ici le skyphos, dont la forme rappelle un gobelet, ou encore le rhyton, un vase à boire en forme de corne façonné en métal ou en terre cuite. Ce dernier peut être de formes très variées et un certain nombre d'entre eux sont faits d'une tête d'animal, le liquide s'écoulant ainsi par leur gueule.
Voir par exemple : Pyxis attique, Louvre inv. n° L 55.1, peintre du mariage, 2e quart Ve s. av. J.-C., noces de Thétis et Pélée. Pélée saisit le poignet de Thétis, sous les yeux d’Apollon et Artémis : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010250657.
Lébès gamikos attique, Louvre inv. n° MNB 2108, peintre d'Amphitrite, 2e quart Ve s. av. J.-C., scène de préparatifs à un mariage, où la future épouse est assise avec un lébès gamikos entre les mains : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010280146
Voir notamment ici l’article de Noémie Hosoi, consacré au Lécythe à fond blanc : HOSOI, N., « Objets de l’offrande : représentations funéraires sur les lécythes attiques du ve siècle avant J.‑C. », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 4 | 2014, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 11 juillet 2024. URL : http://journals.openedition.org/rhr/8320 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.8320.
Je renvoie ici par exemple à toutes les études menées par François Lissarrague, qui démontrent à quel point le vase doit être appréhender comme une construction intellectuelle, révélatrice d’un imaginaire. Ses travaux sont étroitement liés à ceux de Jean-Pierre Vernant et Françoise Frontisi-Ducroux.
Voire notamment l’article récent d’Agnès Bernard, « Vase media/mass media : les fonctions communicationnelles des vases grecs hier et aujourd’hui », K@iros [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 11 octobre 2022, consulté le 04 juillet 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=774.
Certains éléments iconographiques sont inévitablement incompris de nos yeux contemporains et certaines ne seront peut-être jamais décryptées.
Marie-Christine Villanueva-Puig, Des vases pour les Athéniens (VIe-IVe siècles avant notre ère), dossier réuni et préfacé dans Mètis, n. s. 12 (2014), p 8.
Je renvoie ici notamment au dossier L’image et sa sémantique. Regards sur les stratégies figuratives dans l’Antiquité, publié par Laura Sageaux dans la revue Pallas en 2022. Plusieurs articles démontrent que l’image est un langage figuratif fait d’un système de signes.
Françoise Frontisi-Ducroux souligne, notamment, l’importance de prendre en compte la logique herméneutique des différentes études sur la céramique et de se prémunir de certaines invraisemblances interprétatives, voire des préjugés propres à chaque époque. Pour l’auteure, l’analyse de l’art grec, et plus précisément de la céramique, ne peut être approximative. C’est pour éviter cela que ses résultats sont obtenus par un travail rigoureux, systématique et avec des compositions de séries d’éléments récurrents. Son étude des images se fait donc en croisant les approches : voir notamment la première partie de son ouvrage Le Dieu-masque. Une figure du Dionysos d’Athènes : Frontisi-Ducroux, 1991.
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