Le décor en stuc de la villa antique sous la Farnésine
Un contexte exceptionnel d’époque augustéenne
Considérée comme un chef-d’œuvre de l’époque augustéenne, la villa d’époque romaine1 située sous le jardin de la Farnésine, une riche demeure construite au XVIe s., a été découverte en 1879 dans le quartier du Trastevere à Rome, lors des travaux de construction des berges du Tibre. Les premiers vestiges exhumés de la villa antique furent des enduits peints d’une telle qualité que les archéologues décidèrent de mettre en place une opération de sauvetage et de prélever l’ensemble des décors (fresques, mosaïques et stucs2) dont la préservation in situ était menacée par les inondations du fleuve. Malheureusement, un grand nombre de ces éléments décoratifs ont été fragmentés durant le transport, d’autres ont été détournés sur le marché antiquaire. De même, une grande partie de la documentation archéologique a été égarée, et, comme le complexe n’a pas été fouillé entièrement, il n’est pas possible de reconstruire son aspect avec exactitude. On peut cependant dire que cette résidence de luxe, aux nombreux jardins, présentait un plan symétrique et qu’elle n’a pas connu une longue période d’occupation, à cause de la promiscuité du fleuve qui entraînait de fréquents problèmes d’inondation.
La villa est peut-être celle d’Agrippa et de Julie la fille d’Auguste, édifiée après le mariage du général en 21 av. n. è. Cette hypothèse correspond à la datation relative de la demeure fournie essentiellement par les techniques de construction et les décors. Ces derniers font aujourd’hui partie de la collection du Musée national romain situé à Rome, exposés dans le palazzo Massimo alle Terme.
Un jalon dans l’histoire de l’art
Les décors antiques de la villa de la Farnésine sont très importants dans l’histoire de l’art car ils correspondent à l’invention d’un nouveau système décoratif et à l’émergence de ce qu’on nomme, par convention, le IIIe style pompéien3. Les caractéristiques de ce nouveau système décoratif ont été définies par l’archéologue A. Mau dans sa classification des peintures de Pompéi : on y relève la présence de trompe-l’œil qui représentent des tableaux de chevalet mythologiques au centre de murs présentant une teinte de fond assez homogène (noir, rouge ou jaune principalement) ; les colonnades et éléments architecturaux présents dans le IIe style pompéien sont remplacées par des structures beaucoup plus fines, candélabres et rinceaux végétaux, qui, dans la réalité, ne pourraient pas supporter une architecture. Ces candélabres et rinceaux forment de fins édicules qui structurent néanmoins la paroi, mais l’attention du spectateur est orientée vers les scènes mythologiques et « tableaux » qui occupent le centre de la paroi (fig. 1). Avec la villa sous la Farnésine, nous nous situons aux origines de l’invention de ce nouveau système décoratif : l’atelier qui a travaillé dans cette villa propose un décor d’avant-garde, qui préfigure cette nouvelle tendance décorative, également appelée « style ornemental », qui connaîtra un grand succès à Pompéi et aura une influence directe dans toutes les productions décoratives de l’Empire à cette époque. La naissance de ce nouveau style décoratif peut être rattachée à la volonté d’Agrippa et d’Auguste d’inciter les riches particuliers à confier au domaine public et aux collections artistiques exposées dans la ville de Rome les tableaux de maître qu’ils pouvaient avoir chez eux. Agrippa est même l’auteur d’un discours « sur l’avantage de rendre publics tous les tableaux et toutes les statues » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 26). Avec la villa sous la Farnésine, la famille de l’Empereur montre en quelque sorte le « bon exemple » en ornant ses murs non de tableaux de chevalet qu’on y aurait accrochés mais de « tableaux » feints, en trompe-l’œil, représentations de tableaux de chevalets peintes dans la fresque. Plusieurs pièces de la villa sous la Farnésine sont ainsi ornées de décors complexes intégrant plusieurs images de « tableaux » à la fresque, avec une alternance entre des tableaux peu colorés, évoquant le style calligraphique de la peinture attique de l’époque classique, et d’autres, richement colorées, qui rappellent les œuvres de la peinture hellénistique.
Pour l’histoire du stuc aussi, ce contexte constitue une étape importante. Dans le courant du Ier s. avant notre ère, en Italie, le stuc n’est plus seulement utilisé pour imiter des éléments d’architecture : la technique prend une autonomie nouvelle et propose désormais dans son répertoire iconographique toujours plus d’éléments figurés, ce qui permet l’élaboration d’une décoration variée. La principale nouveauté que l’on observe au début de l’époque impériale concerne le répertoire décoratif qui s’enrichit d’éléments narratifs et mythologiques, jusqu’alors réservés aux décors peints des parois.
Dans la villa, l’élément narratif en relief est généralement placé en zone basse de la voûte, occupant ainsi une place importante, car situé à une hauteur qui permet à l’observateur d’en apprécier les détails. Les paysages constituent un autre élément important du répertoire de la Farnésine et il s’agit là encore de l’amorce d’un répertoire pictural qui est repris dans les décennies suivantes, notamment à Pompéi, souvent au prix d’une certaine simplification des schémas décoratifs. D’autres éléments de décors tels que les candélabres fleuris, les oiseaux fantastiques et les motifs égyptisants ont une grande fortune dans la peinture dite de IIIe style.
Dans ce contexte, il est intéressant de noter que les différents décors de la villa affichent une unité stylistique (entre le stuc et la peinture notamment), ce qui reflète le travail d’équipe effectué par les différents artisans décorateurs du chantier et le fait qu’ils opèrent dans le cadre d’une commande dont les attendus ont vraisemblablement été précisément définis en amont (fig. 2).
Les décorations des voûtes en stuc
La décoration en stuc se concentre sur les voûtes en berceau4 de trois cubicula de la villa5 : les pièces B, D et E, dont les parois sont décorées de peintures murales (à fond blanc ou à fond rouge) et les sols revêtus de mosaïque.
Les compositions des plafonds sont symétriques et s’organisent en compartiments carrés ou rectangulaires dans lesquels se développe le décor. Ce dernier a été retrouvé en fragments et il a été remonté à la manière d’un puzzle géant dont il manquerait des pièces.
Bien qu’incomplet, l’assemblage permet malgré tout de voir que les décors des plafonds sont composés d’éléments ornementaux, de frises florales, de motifs figurés avec des personnages parfois ailés, d’animaux fantastiques, de scènes narratives et de représentations de paysages sacro-idylliques6, c’est-à-dire des tableaux champêtres mettant en scène des rituels (fig. 3).
Zoom sur une scène mythologique
Les décors stuqués des plafonds des cubicula B et D ont pour sujet les cycles d’initiation aux cultes à Mystères, des religions en vogue aux premiers siècles de l’Empire, et le décor de plafond du cubiculum E porte des représentations de scènes mythologiques. On y relève des scènes liées au dieu du Soleil et ces scènes s’inscrivent dans une logique d’ensemble, à l’œuvre dans le programme décoratif du cubiculum E : Hélios-Sol, le dieu Soleil, et Sélènè-Luna, la Lune, sont représentés sur les fresques des parois de la pièce et le décor stuqué du plafond renvoie également au mythe du dieu Hélios, comme l’a relevé Gilles Sauron7. Ce choix de représentation n’a rien d’anodin dans une demeure appartenant à la famille impériale et peut renvoyer à l’idéologie augustéenne, avec l’horizon d’un retour de l’Âge d’Or.
Pour notre part, nous nous arrêterons sur le détail d’une scène mythologique du plafond, où l’on peut voir notamment deux épisodes de la vie de Phaëthon, le fils du dieu du Soleil et de Clymène, une Océanide. Ces scènes se déroulent dans des compartiments rectangulaires, qui se trouvent chacun à une extrémité de la composition symétrique et qui sont encadrés par des représentations de paysages sacro-idylliques.
Dans le premier compartiment, la scène est composée de trois personnages (fig. 4 et 5). De gauche à droite, on peut voir un vieil homme voûté, vêtu d’un chiton8, appuyé sur son bâton, regardant en direction d’un jeune homme au centre, debout, portant une tunique courte, qui fait face à un personnage de taille imposante, couvert d’un vêtement long, assis sur un trône. On peut reconnaître ici la figure du vieux pédagogue qui signale, par son regard, la direction de la scène principale et apporte de l’équilibre à la composition, en même temps qu’il indique, par sa simple présence, la jeunesse et le probable manque d’expérience du jeune homme qu’il accompagne. Ce dernier tend le bras droit en direction du personnage trônant, qui porte une couronne radiée et qui pointe un doigt vers le haut, autrement dit vers la voûte céleste non représentée. Sa stature indique qu’il s’agit d’un dieu. On comprend dès lors qu’il s’agit de l’épisode où Phaëthon demande la permission de conduire le char du soleil à son père, le Soleil, qui tente de l’en dissuader.
De l’autre côté de la voûte de la même pièce, un deuxième compartiment moins bien conservé présente la suite de l’histoire : la scène de préparation du char par les Heures (Hôrai). Ces deux scènes précèdent la fin tragique du personnage : coupable d’une ambition démesurée et n’ayant pas la force et l’expérience qui permet de contrôler le char du Soleil, le jeune Phaëthon perd le contrôle des chevaux et, brûlant tout sur son passage, il est foudroyé par Zeus qui empêche ainsi la destruction du monde. Peu après la création de ces stucs, Ovide livre dans ses Métamorphoses un récit de ce même épisode mythologique. La présence de ce mythe dans deux chefs-d’œuvre, l’un figuré, l’autre poétique, de la période augustéenne suggère la possibilité d’une interprétation politique du mythe. Avec les stucs de la Farnésine, nous sommes en effet dans l’entourage immédiat d’Auguste : le Soleil, volontiers assimilé à Apollon, pourrait représenter la bonne marche de l’ordre monde garantie par le prince et par son autorité. Selon nous, représenter les événements qui conduisent à la fin tragique de l’ambitieux et impudent Phaëthon pourrait en ce sens être interprété comme un signe d’allégeance à l’autorité du princeps. Nul ne peut, comme lui, garantir l’ordre et la sécurité du monde, ainsi que la bonne marche des Heures. La cuirasse de l’Auguste de Prima Porta, qui représente les divinités du jour naissant, peut corroborer cette interprétation. Le positionnement du récit ovidien dans ce contexte politique pose question : doit-on lire le livre II des Métamorphoses comme une reformulation du même discours idéologique ou au contraire comme une réinterprétation irrévérencieuse du mythe qui mettrait en évidence la violence du pouvoir divin et la destruction du jeune ambitieux auquel le poète pouvait s’identifier ?
Technique du stuc
La composition du stuc de la villa, comme celle de la peinture, ne peut malheureusement pas être examinée à cause des restaurations du XIX e s. qui ont contaminé les matières antiques. En revanche, des observations techniques peuvent être faites. Les décors de plafond illustrent plusieurs techniques d’application du stuc : le moulage, le modelage et l’utilisation du gabarit9. Les décors de paysage et de personnage sont exécutés avec de petits instruments qui permettent de modeler les éléments en détail, le cadre du compartiment est tiré au gabarit et la frise est moulée. Sur l’exemple choisi, le cadre de la scène avec les personnages se compose d’une bande bordée par des listels en relief tirés au gabarit*, et d’une frise de postes moulée qui dessine les contours du compartiment. La taille des moules, certainement en bois, est parfois connue quand ces derniers ont laissé des traces sur le mortier frais10 au moment de l’application.
Les reliefs des stucs modelés ne sont pas très prononcés, ils sont donc légers et pour qu’ils tiennent sur l’enduit préalablement étalé dessous, des stries, visibles là où le stuc est tombé, étaient faites sur le mortier frais pour consolider la prise. D’ailleurs aucun clou ou cheville en bois n’a été retrouvé comme c’est le cas parfois dans d’autres contextes antiques, où les reliefs plus prononcés, donc plus lourd, ont besoin d’un maintien davantage solide.
Conclusion
Les productions en stuc de la villa sous la Farnésine sont d’une finesse exceptionnelle. Ces réalisations ont été faites par des artisans hautement qualifiés et faisant preuve d’innovation car ils font de la voûte un espace privilégié pour accueillir des scènes figurées narratives, jusqu’ici représentées surtout en peinture sur les parois. Les productions stuquées de cette villa antique sont un exemple de l’apogée de l’artisanat du stuc romain, et elles affirment ses caractéristiques qui sont résultat d’une longue évolution de la technique entreprise dès la période hellénistique.
Pour aller plus loin
BRAGANTINI, Irene, DE VOS, Mariette, éd., Museo Nazionale romano. Le Pitture II, 1. Le decorazioni della villa romana della Farnesina, Rome, De Luca Editore, 1982.
WADSWORTH, Emily L., « Stucco Reliefs of the First and Second Centuries Still Extant in Rome », Memoirs of the American Academy in Rome, vol. 4, 1924, p. 9-102, https://doi.org/10.2307/4238518.
Notes
Villa ou villa urbana : riche demeure cossue bâtie aux marges de la ville, et disposant de vastes jardins d’agrément et/ou productifs, à la différence d’une domus qui, implantée au cœur du maillage urbain, ne dispose que d’un jardin réduit. La villa urbana se différencie également de la villa rustica qui, située en milieu rural, est avant tout un vaste domaine productif.
Le lecteur pourra se reporter à l’article du présent dossier qui porte sur « Le stuc dans l’Antiquité » de manière générale.
Les quatre styles pompéiens sont présentés dans l’article sur « La fresque antique » du présent dossier.
Gilles Sauron, Quis deum ? L’expression plastique des idéologies politiques et religieuses à Rome, Paris, 1994, p. 575.
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