Les couleurs dans l'Antiquité
L’Antiquité gréco-romaine n’était nullement un monde aseptisé, en noir et blanc, comme les ruines des temples lessivés par le temps, ou encore les galeries de musées avec leurs œuvres en marbre soigneusement nettoyées, pourraient le laisser penser. Les édifices, les statues, les tombes étaient décorés de couleurs parfois vives, de façon à souligner les formes plastiques mais aussi à attirer le regard, démontrer la puissance des commanditaires, véhiculer un message, et réjouir les dieux. Les vêtements les plus prisés étaient également ornés de motifs polychromes, produits par l’art expert de la teinture et du tissage. Les artisans connaissaient très bien les matériaux (pigments et colorants) disponibles dans leur environnement naturel, et ils en usaient habilement. Les couleurs, indissociables de leur matérialité, étaient alors considérées comme des substances actives : les Anciens attribuaient aux pigments et colorants une efficacité symbolique, une charge émotionnelle et une capacité à transmettre des valeurs culturelles. Nous avons aujourd’hui perdu ces références implicites, évidentes pour les Grecs et les Romains ; il nous faut donc tenter de retrouver la signification de codes chromatiques dont nous ne sommes plus familiers quand on analyse des images. On doit néanmoins se méfier des évidences ou raccourcis simplistes et ne pas verser dans la surinterprétation : les couleurs ne possèdent pas une valeur universelle et univoque, qui serait restée fixe au cours de l’histoire. Chacune d’entre elles est polysémique et n’acquiert un sens précis que dans un contexte et une société donnés. De plus, toutes les couleurs ne se valent pas : certaines possédaient une signification culturelle plus saillante que d’autres, aux yeux des Grecs et des Romains. Ainsi la teinture pourpre et l’éclat solaire de l’or occupaient-ils le sommet de la hiérarchie chromatique, car ils présentaient à leurs yeux des affinités avec la sphère du pouvoir, de la royauté, et du monde divin.
La matérialité des couleurs : une large palette de couleurs naturelles et artificielles
Sur beaucoup d’images antiques, les éléments de couleur, quand ils étaient peints, ont disparu. Parfois seules des traces fugaces perdurent, comme sur les statues ou les édifices. Mais grâce au développement de campagnes d’analyse de la polychromie menées dans les musées et sur les sites archéologiques, on connaît mieux la richesse de la palette utilisée sur les œuvres grecques et romaines. Il s’agissait de matériaux d’origine minérale, végétale ou animale. Citons, parmi les plus communs, les ocres jaunes et rouges (goethite, hématite), les terres vertes (surtout chez les Romains), le cinabre, la malachite et l’azurite, le noir de carbone… Les artisans étaient aussi parvenus à fabriquer d’autres pigments pour enrichir la palette, avec l’aide des métallurgistes et des teinturiers : bleu égyptien, blanc de plomb, laque de garance ou de pourpre... En recourant à des mélanges, les peintres disposaient d’une gamme étendue, mais ils devaient l’adapter aux contraintes des supports.
La technique la plus courante consistait à appliquer les pigments à la détrempe, avec un liant organique (œuf, caséine), directement sur la surface de l’objet ou sur un engobe blanc servant de couverture préalable. La peinture à l’encaustique (avec application de cire chaude), documentée par les textes, est plus difficile à repérer dans la documentation archéologique. Les analyses ont aussi révélé que la pratique de la dorure était beaucoup plus fréquente que l’on ne le croyait jusque-là, même s’il en reste rarement des traces visibles à l’œil nu sur les objets conservés. On sait également que les bronzes grecs n’avaient pas cette teinte vert ou brun foncé que l’on observe aujourd’hui : la surface de l’alliage avait un éclat mordoré, qui conférait aux statues et aux objets un aspect flamboyant. Des insertions d’autres métaux produisaient un effet polychrome. Par exemple, les yeux étaient généralement faits d’une matière blanche (os, ivoire) et de pierres de couleur pour figurer l’iris, afin de rendre le regard pénétrant. C’est le cas sur le célèbre aurige de Delphes (qui date des environs de 470 avant notre ère), offrande réalisée par un tyran de Sicile après une victoire à la course de quadriges, lors des concours pythiques (fig. 1) : non seulement le bandeau ceignant sa tête était incrusté de méandres en cuivre rouge, mais les globes oculaires sertis d’émail et d’onyx, qui devait trancher avec la peau dorée de l’athlète1.
Pour la fabrication et la décoration peinte des vases grecs en terre cuite (rappelons que ces récipients étaient largement utilisés comme vaisselle quotidienne, mais aussi pour le service du banquet ou la pratique de certains rituels), une technique spécifique était mise en œuvre. Les peintres potiers grecs appliquaient au pinceau sur la surface du vase tout juste tourné et encore humide une solution d’argile, qui ne prenait une teinte d’un noir luisant qu’au terme de la cuisson dans un four (jusqu’à 950 degrés), tandis que le reste du vase virait, en cuisant, au rouge orangé. Parfois, les artisans grecs ajoutaient des pigments blanc et rouge foncé, capables de résister aux très hautes températures sans s’altérer. Le rendu final était bichrome, trichrome ou quadrichrome : la technique de production des vases explique donc une certaine uniformité et une relative pauvreté en matière de couleurs. Les peintres sur vases ne pouvaient reproduire de façon fidèle les couleurs du vivant et devaient recourir à des conventions (par exemple, des aplats de blanc sur la chevelure des personnes âgées). Si l’artisan ajoutait davantage de couleurs, par exemple du bleu, du vert ou de la dorure, il lui fallait les appliquer après cuisson et ces aplats, dont l’adhérence n’était pas bonne, risquaient de s’estomper très rapidement.
On retiendra que les Anciens pouvaient produire des images richement colorées, mais que la gamme chromatique n’était pas infinie et surtout qu’elle était soumise à des considérations techniques et matérielles : l’application d’un décor peint engageait toujours un surcoût et impliquait donc une intention particulière, que les historiennes et historiens doivent essayer de saisir.
Différentes formes de polychromies au cours du temps
Les usages des couleurs sur les œuvres d’art ont varié au cours de l’Antiquité. Les raisons de ces évolutions sont à chercher du côté de changements techniques, mais aussi de modification des sensibilités, des préférences esthétiques et des valeurs culturelles au sein des sociétés.
Par exemple, l’époque grecque archaïque se caractérise par un goût prononcé pour les combinaisons de différentes matières colorées (pierres, bois, ivoire et os, …) et les contrastes chromatiques, dans lesquels le rouge et le bleu jouent un rôle prédominant. Sur les statues et les édifices, les couleurs sont généralement appliquées sous la forme d’un enduit couvrant, uniforme et, dans beaucoup de cas sans doute, opaque. Par la suite, les techniques et les préférences esthétiques évoluent. L’époque classique se caractérise par davantage de modelé et le recours à des jeux d’ombre et de lumière, par exemple pour le drapé des vêtements ou le rendu des chevelures sur les peintures. Le rendu devient donc plus naturaliste. L’époque hellénistique prolonge une telle évolution, avec un enrichissement de la palette chromatique, à la faveur du dynamisme des circuits commerciaux qui fournissent de nouveaux matériaux.
Si l’on examine plus en détails le cas des vases en terre cuite portant des décors peints, une évolution est notable entre l’époque géométrique et l’époque classique. Il faut au préalable préciser que les styles de décoration et les couleurs différaient suivant les régions et la qualité des argiles disponibles localement (Athènes, Corinthe, Sparte, les îles, l’Ionie…). Les deux modèles les plus connus sont la technique des figures noires qui se développe à l’époque archaïque (Corinthe a joué un rôle moteur), puis celle des figures rouges, inventée à Athènes, qui finit par supplanter la précédente au début de l’époque classique. Le schéma des couleurs s’inverse alors : désormais, les figures ne sont plus exécutées au vernis noir mais sont réservées sur le fond orangé de l’argile. À la fin de l’époque classique, dans différentes parties du monde grec (notamment l’Italie du sud et la Sicile, mais aussi les bords de la mer noire), le style de décoration évolue et la palette chromatique s’élargit un peu (voir par exemple le style de Kertch).
Les Romains, déjà influencés par les pratiques étrusques appréciant les vifs contrastes de couleurs, reprennent certains usages grecs (par exemple la peinture des statues en marbre), mais introduisent aussi des évolutions, surtout à partir de la fin de la République. On connaît le riche développement de la peinture murale, avec les différents styles pompéiens, mais aussi l’essor des techniques de mosaïque (usage de tesselles), désormais employée non seulement pour le pavement mais aussi pour le décor des parois. Le recours à une polychromie raffinée pour orner les demeures privées manifeste avec ostentation la richesse de leurs propriétaires appartenant à l’élite. Les portraits des empereurs, diffusés tout autour de la Méditerranée, sont également peints pour attirer l’œil et rendre manifeste et sensible leur présence dans les provinces. Enfin, la volonté de faire de Rome le centre de l’oikoumène, suite aux conquêtes, se manifeste par un goût pour les compositions bigarrées, générées par l’assemblage de marbres colorés venus de tous les coins de l’empire.
Comment décrypter le sens des couleurs ?
Le goût des Anciens pour la bigarrure – ce que les Grecs nommaient poikilia – s’explique par des préoccupations d’ordre pratique, esthétique ou symbolique. Les couleurs n’étaient ni un simple artifice destiné à masquer l’imperfection de certains matériaux, ni un ornement accessoire. La polychromie constituait une étape indispensable dans l’achèvement d’une œuvre ou d’un édifice, y compris les plus prestigieux. Les couleurs venaient en effet prolonger et compléter le travail plastique. C’était le cas par exemple sur la célèbre frise dite des Panathénées, qui ornait le haut de la colonnade intérieure du Parthénon, sur l’Acropole d’Athènes : le sculpteur Phidias avait fait appel à des peintres pour rendre lisibles les figures composant la procession. Donc quand on commente des fragments de cette frise, qui était placée au-dessus de la colonnade du bâtiment, il faut veiller à rappeler que les reliefs étaient peints – tout comme les statues du fronton et une bonne part des éléments architectoniques de l’édifice2. Malheureusement, les nettoyages et moulages effectués au XIXe siècle nous empêchent aujourd’hui de connaître avec précision l’état de polychromie d’origine du Parthénon ; des campagnes d’analyse ont cependant été entreprises. Sur les statues et les reliefs, certains éléments de l’image n’étaient rendus que par le pinceau du peintre : ainsi un buste qui pourrait paraître nu était en fait cuirassé, ou un pied, en apparence déchaussé, pourvu d’une sandale.
La parure de couleurs visait à capter le regard, à accroître la visibilité d’un objet ou d’un édifice dans l’espace, à le faire rayonner. Le jeu des couleurs animait les œuvres plastiques, conférant aux statues une présence sensible. Cela explique le soin porté au rendu chromatique des yeux : le regard faisait passer les émotions et l’illusion de la vie. Le terme de « statue », qui implique en français une certaine fixité, est donc mal venu pour désigner les productions plastiques des Grecs et des Romains, conçues comme des œuvres colorées, radieuses et réjouissantes (en grec, l’un des termes est agalma, qui vient du verbe « réjouir »).
Les couleurs facilitaient l’identification des figures et donnaient du sens à l’image. Par exemple, les différences de carnation (plus foncée pour les hommes, plus claire pour les femmes) permettaient de distinguer les sexes (voir plus bas). La couleur des cheveux ou des yeux servait parfois de marqueur identitaire : des yeux bleus pour les Thraces ou les Perses. Le décor du vêtement renseignait aussi sur le statut social ou l’origine ethnique de la personne représentée : pantalons bigarrés pour les Asiatiques. Enfin, la couleur pouvait marquer l’écart existant entre les mortels et les dieux, au corps brillant et splendide. Ces derniers avaient droit à une polychromie particulièrement vive, mobilisant l’éclat incorruptible de l’or. La mise en scène de la statue de culte dans le temple, aperçue à l’occasion des fêtes, lorsque la porte de l’édifice était ouverte, créait chez les dévots une impression vive, en jouant sur les effets de lumière et de chatoiement.
Les enjeux politiques de la couleur se sont affirmés à Rome à partir de l’instauration du principat, au tournant de notre ère. Auguste, qui utilise le « pouvoir des images » (Paul Zanker), met l’art au service de sa propre glorification. Il se vante d’avoir couvert Rome de marbres – colorés – et envoie dans les provinces de nombreux portraits peints destinés à assoir son autorité à le magnifier. Les empereurs suivants l’imitent. Deux œuvres en marbre polychrome, étudiées par les archéologues, témoignent de l’existence de différents choix chromatiques, reposant sur une tension entre naturalisme et idéalisme.
La statue d’Auguste, dite de Prima Porta, est la plus connue ; elle est conservée au Musée du Vatican. Elle a été commanditée par Livie après la mort de son époux, en 14 de notre ère, et a été réalisée en marbre de Paros ; c’est en fait une copie d’un original en bronze. Auguste est figuré en chef d’armée, en train de faire une allocution à ses troupes. Il porte, enroulé autour de sa taille, le paludamentum, manteau associé au commandement militaire. Lors de sa découverte en 1863, la polychromie était encore visible, mais elle a largement disparu aujourd’hui. Néanmoins, des analyses3 ont révélé que les figures en relief ornant la cuirasse étaient peintes en rouge vif (cinabre) et en bleu égyptien. La teinture pourpre du paludamentum était rendue par une laque d’origine organique, peut-être de la garance, qui peut fournir une teinte rose violacée. En revanche, nulle trace de pigment sur la peau, ce qui suggère que le peintre avait laissé à la carnation une blancheur marmoréenne, afin de marquer une distance avec le réalisme et d’héroïser le princeps défunt (voir la reconstitution proposée : fig. 2). Le second exemple, réalisé quelques décennies plus tard, est conservé à Copenhague : il s’agit de la tête de l’empereur Caligula (37-41de notre ère). Les recherches de pigments ont révélé que toute la surface de marbre avait été enduite de couleurs, y compris la peau. Les boucles foncées de la chevelure étaient peintes de façon à moduler les teintes et créer des effets d’ombre et de lumière, pour en accentuer le volume. La volonté de créer un portrait réaliste, dans la tradition du vérisme républicain, révèle sans doute que l’effigie avait été réalisée du vivant de l’empereur.
L’ajout de couleurs ne relevait donc pas seulement d’une technique artisanale, mais de choix délibérés : il possédait des implications culturelles fortes et contribuait à l’efficacité visuelle des images. Son étude nous invite à réfléchir au rôle des couleurs dans la sensibilité des Anciens, pour mieux interpréter la signification des œuvres et des monuments qu’ils ont réalisés et les intentions (sociales, religieuses, politiques) qui ont présidé à leur exécution.
Un exemple du lien entre couleurs et normes sociales : la peau des femmes
Les Grecs ont adopté le principe d’une distinction des sexes par la couleur de l’incarnat, qui s’observe sur les images dès l’époque archaïque : les femmes se distinguent des hommes par une peau claire ou blanche. Une telle tradition existe chez d’autres civilisations antiques du bassin méditerranéen, notamment en Égypte, d’où elle est peut-être originaire, ainsi que chez les Minoens, les Mycéniens et les Étrusques. Dans la peinture murale romaine, la norme semble également répandue.
Prenons l’exemple de la petite tablette votive de Pitsa (vers 520 avant notre ère), qui donne à voir une procession sacrificielle qui se dirige vers un autel (fig. 3) : c’est un des rares exemples de peinture sur bois qui ait été conservé en Grèce. On y voit un groupe de personnes, peut-être les membres d’une même famille, formant un cortège pour offrir une brebis en sacrifice aux Nymphes. On note que la peau des trois jeunes garçons est recouverte d’une couche brun clair, tandis que la peau des femmes (y compris le personnage devant, aux cheveux courts, qui est bien une jeune fille), est délimitée par une ligne de contour rouge, la surface étant réservée sur le fond plus clair qui a servi à blanchir la tablette de bois. De même, sur l’une des dalles de la Tombe du plongeur datée de 470 avant notre ère (fig. 4), c’est la couleur qui permet d’identifier la seule figure féminine de cet univers majoritairement (mais non exclusivement !) masculin que constitue le monde du symposion : le premier membre du cortège qui se dirige vers les convives est « une petite joueuse de flûte », non un flûtiste. En effet, le peintre a simplement dessiné au trait son visage, ses bras et ses jambes, tandis qu’il a appliqué une teinte brun-rouge sur la peau des deux musiciens qui la suivent.
Dans la peinture sur vase, deux techniques permettent de différencier la peau des figures féminines sur les vases : le système de la « réserve », associé au dessin au trait, utilisé principalement quand le fond est clair ; de l’autre, un rehaut de couleur blanche, quand le fond est foncé. On pourrait ainsi distinguer deux types de lectures grecques du corps féminin : dans le premier, il se perçoit « en creux », par défaut, tandis que, dans le second, il se conçoit « en relief », en « surimposition ». Quoi qu’il en soit, dans l’un et l’autre cas, la peau des femmes constitue toujours le « négatif » de celle des hommes.
C’est sur les vases à figures noires que le contraste chromatique est le plus marqué entre hommes et femmes, puisque la blancheur de la peau féminine s’oppose au vernis noir brillant qui sert généralement à figurer la chair masculine. Signalons que la couche blanche apposée sur les parties carnées des femmes a tendance à s’écailler un peu. Parfois, elle a totalement disparu, ce qui fait que l’on ne distingue plus les deux sexes : on risque alors de ne plus repérer correctement les personnages féminins. Le développement des vases à figures rouges à partir de la fin de l’époque archaïque marque une profonde rupture : contrairement à ce que l’on a pu observer pour la chevelure et la barbe des vieillards, les peintres ne se sont pas essayés à ajouter des rehauts blancs sur les chairs féminines. Les Grecs n’accordent sans doute plus la même importance à cette distinction ou du moins choisissent de la mettre en valeur d’une façon nouvelle, qui ne fait plus appel aux couleurs. Une telle mutation va de pair avec l’éclosion d’une nouvelle sensibilité, marquée par un goût moins prononcé pour les oppositions fondées sur les contrastes chromatiques.
Il s’avère difficile de déterminer si une évolution similaire se produit dans le domaine de la sculpture sur pierre, en particulier sur marbre. Les artisans grecs ont-ils exploité la blancheur naturelle du matériau ou cherché à reproduire de façon un peu plus fidèle l’incarnat des femmes grecques ? Les vestiges de polychromie sont trop rares et fragiles pour permettre d’en tirer des conclusions fiables et généralisables. On ignore donc s’il existait une norme chromatique largement diffusée pour les sculptures en marbre, ou si chaque peintre produisait une couleur d’incarnat différente. On connaît quelques cas parmi les korai (statues représentant des jeunes filles ; korè au singulier) votives de l’Acropole d’Athènes (exécutées entre 530 et 480 avant notre ère) pour lesquelles ont été décelées des traces d’un enduit appliqué sur la peau, mais leur nature exacte et l’effet visuel recherché restent difficiles à préciser. Des analyses ont montré que sur la peau de la statue funéraire de Phrasikleia (voir notre étude*), découverte plus récemment à Merenda, en Attique, la couleur de l’incarnat était rendue à l’aide d’un mélange de pigments produisant une sorte de brun clair. On peut comparer avec les statues de jeunes hommes (kouroi, kouros au singulier), dont la peau est généralement rendue dans des tons ocre rouge.
Le choix d’une couleur plus claire pour représenter la peau des femmes sur un grand nombre d’images grecques rejoint les témoignages des textes. En effet, dans les poèmes homériques (et le reste de la poésie grecque), le teint des femmes est qualifié de « blanc » (leukos). Quel sens donner à cette « blancheur » féminine ? Pourquoi les femmes seraient-elles plus « blanches » que les hommes ? Les théories médicales qui se développent au cours du Ve siècle avant notre ère proposent des explications qui visent à renforcer l’opposition entre les deux sexes. Un traité hippocratique rapporte ainsi : « les hommes sont noirs car l’embryon mâle se situe dans la partie la plus chaude et forte de l’utérus » (Épidémies, VI, 2, 25). Dans la pensée médicale, le corps féminin est du côté de l’humide et du mou, tandis que le corps viril a des qualités sèches et dures : les deux sexes sont pensés en termes de polarités. La blancheur de l’épiderme des femmes est aussi associée à l’absence de pilosité, par opposition avec la peau masculine.
Mais au-delà des théories médicales, l’imaginaire grec relatif à la différence de carnation entre les sexes relève surtout d’un certain modèle de société : elle reflète le partage genré des fonctions qui prévaut au sein des cités. Les femmes sont censées demeurer au sein de l’oikos (la maisonnée) pour s’occuper des travaux domestiques ; les citoyens doivent se consacrer à des activités en lien avec le dehors, l’espace public. Une telle dichotomie opposant l’intérieur et l’extérieur a fait l’objet d’une belle analyse par Jean-Pierre Vernant, qui s’appuie sur deux figures divines antithétiques et complémentaires : Hermès et Hestia4. Le teint clair signalerait alors l’appartenance à l’univers clos et préservé de la sphère domestique, tandis que la peau masculine apparaîtrait au contraire plus brune car hâlée par le soleil, en lien avec les activités gymniques, la guerre et les pratiques d’assemblée. Cette norme culturelle correspond bien sûr à une frange bien déterminée de la société, à savoir, à l’intérieur de la communauté des citoyens (qui est minoritaire dans une cité), les personnes qui forment l’élite. En effet, dans le monde plus populaire de l’artisanat et de la paysannerie, hommes et femmes peuvent en effet exercer des métiers analogues.
L’association entre la blancheur et la féminité est donc enracinée dans l’imaginaire grec. Sur les images, cette couleur fonctionne donc souvent (mais pas toujours !) comme un marqueur de la condition féminine, y compris quand elle ne correspond pas aux tâches effectivement exercées par les femmes. Ainsi, les mythiques Amazones, ces farouches cavalières que les peintres se plaisent à représenter sur les décors vasculaires, sont identifiables à leur peau blanche (du moins sur les vases à figures noires), alors qu’elles affrontent les hommes sur le champ de bataille, en plein air. La différence de couleur permet alors clairement d’opposer les sexes, comme sur la scène qui figure le duel entre Achille et Penthésilée : moment dramatique, puisqu’au moment où le héros tue la reine des Amazones, il en tombe amoureux (fig. 5).
On retiendra que l’interprétation des couleurs sur les images est nécessaire, car elle enrichit l’analyse, mais qu’elle exige aussi une bonne connaissance des procédés techniques propres à la réalisation des supports. Il est alors possible de formuler des hypothèses quant à la sélection des couleurs et à leur distribution dans l’image, car elles sont souvent signifiantes – par exemple la blancheur qui distingue les femmes sur les vases grecs à figures noires. Pour autant, les codes chromatiques sont susceptibles de varier et les couleurs sont souvent polysémiques. Chez les Grecs, la blancheur de la peau des femmes ne signifie pas la même chose que celle des chevelures de personnes âgées (dans ce cas, le blanc indique la décoloration et la perte de vigueur) ; la noirceur de l’incarnat masculin signale la vigueur des corps virils, mais elle peut aussi renvoyer au sombre royaume des morts, au deuil et à des émotions négatives. Prudence, donc, pour ne pas surinterpréter ! Parfois, l’artisan a utilisé une couleur simplement parce que c’était celle qu’il avait facilement à disposition… Seule la mise en série des images permet d’exercer son regard pour apprendre peu à peu à décrypter les images antiques.
Pour aller plus loin
DESCAMPS-LEQUIME, Sophie, dir., Peinture et couleur dans le monde grec antique, Paris, Musée du Louvre, 2007.
GRAND-CLÉMENT, Adeline, « L'éloquence de l'épiderme dans le monde grec antique », in JACQUESSON, François et PASTOUREAU, Michel, éd., Les couleurs. Mots Images Symboles Sociétés, Paris, Le Léopard d’or, 2013, p. 15-66.
GRAND-CLÉMENT, Adeline, « Couleurs et polychromie dans l’Antiquité », Perspective, 1, 2018, 87-108. En ligne : https://journals.openedition.org/perspective/9377.
JOCKEY, Philippe Jockey, dir., Les arts de la couleur en Grèce ancienne… et ailleurs, Athènes, École française d’Athènes, 2018. En ligne : http://books.openedition.org/efa/8362.
Notes
Voir la reconstitution proposée par une équipe d’Archéovision (CNRS, Bordeaux) : https://archeovision.cnrs.fr/2022/12/09/laurige-de-delphes-la-suite/.
Voir une séquence vidéo de l’émission Des racines et des ailes : « Le Parthénon retrouve ses couleurs ! » https://www.youtube.com/watch?v=7GGa4ZEvtA0.
Paolo Liverani, « La polychromie de la statue d’Auguste Prima Porta », Revue Archéologique, Nouvelle Série, Fasc. 1, 2005, p. 193-197.
J.-P. Vernant, « L’organisation de l’espace », in Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Paris, La découverte, 1996, p. 162-163.
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